" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 29 avril 2013

L'Islam et les non-musulmans dans le Coran (2ème partie) :un dualisme offensif

En lisant le Coran, nous pouvons être impressionnés par la multiplication et la répétition de versets colériques, intransigeants et agressifs portés contre les non-musulmans. Certes, le niveau d’agressivité varie en fonction de leur incroyance et de leur infidélité, mais nul n’échappe aux propos outranciers. 

Ces condamnations virulentes s’appuient sur une description peu flatteuse des incroyants et des infidèles. Leurs vices sont violemment décriés. Par opposition, le Coran définit les qualités attendues des musulmans. Par ce contraste frappant, il cherche à éloigner « les bons musulmans » des vices et des mensonges que personnifient les non-musulmans. Il leur montre ainsi de manière bien concrète les vertus à acquérir et les vérités à croire. Ces paroles sont adaptées à des hommes charnels, peu spirituels. 


De manière aussi brutale, le Coran décrit les châtiments effroyables réservés aux non-musulmans après la mort à cause de leur infidélité et de leur incroyance. Ils ont « pour lot commun d'être insultés, tourmentés, maudits, brûlés et tués par tous moyens inimaginables » [1]. Certains incroyants sont voués à la perdition et ne peuvent pas être sauvés. Ils sont définitivement perdus. Le châtiment est terrible, sans issue. Aucune espérance attendue… 

Le Coran ne présente pas simplement une image de l’incroyant et de l’infidèle pour modéliser le profil du bon musulman. Cette description sert aussi à identifier un ennemi. Il demande en effet de combattre les non-musulmans : « ceux qui ne croient point en Allah ni au Dernier Jour [qui] ne déclarent pas illicite ce qu'Allah et Son Apôtre ont déclaré illicite, [qui] ne pratiquent point la religion de Vérité parmi ceux ayant reçu l'Écriture ! [Combattez-les] jusqu'à ce qu'ils payent la jizya directement et alors qu'ils sont humiliés » (Coran, IX, 29) [2]. Ces appels au combat n’est pas d’ordre spirituel. Le paiement d’un tribut ("jizya") est bien réel et concret. 

La colère qui transparaît dans les versets et les promesses de terribles châtiments qui affligeront les non-musulmans conduisent inévitablement vers le combat et l’affrontement. Certes, par des mots forts et violents, le Coran veut écarter les musulmans de toute contamination et les unir dans une même religion, mais cette cohésion passe par une violente dénonciation et par la lutte. L’adversaire est identifié, vilipendé, outragé comme à la veille d’un combat, où le chef harangue ses soldats en rabaissant et en humiliant l’ennemi. Pourtant, dans le verset IX, 29, le Coran semble appeler à une certaine « clémence ». La mort n’est pas une issue systématique… Mais à quel prix ?


Dans certaines traductions, le verset IX, 29 est adressé aux « aux Gens du livre qui ne pratiquent pas la vraie Religion » [3] et non aux idolâtres. Ce serait en effet plus conforme à l'idée de « tolérance » envers les Gens du Livre puisque les païens n'ont pas d'autres issues que la mort. Retenons que l'humiliation et l'impôt sont des conditions préalables nécessaires à toute « mansuétude ». La soumission de l'esprit et du corps envers les musulmans en est une condition indispensable. 



Prenons la traduction d'Hamidallah, qui ressemble à celle de Denis Masson : « combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n'interdisent pas ce qu'Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu'à ce qu'ils versent la capitation par leurs propres mains, en état d'humiliation ». La traduction de Kasimirsky confirme nos propos tout en atténuant les conditions de tolérance : « Faites la guerre… et à ceux d’entre les hommes des Écritures qui ne professent pas la vraie religion. Faites leur la guerre jusqu’à ce qu’ils payent le tribut de leurs propres mains et qu’ils soient soumis ». 

Le Coran invite donc les musulmans à humilier les non-musulmans et à leur faire payer un tribut, s'ils veulent garder vivants les non-musulmans [4]. Le paiement du tribut est la manifestation visible de la soumission. Les infidèles et les incroyants doivent être rabaissés devant les musulmans. L’Islam instaure une hiérarchie sociale, une discrimination sociale, visible et concrète. Il est alors possible d’identifier le musulman du non-musulman. La « clémence » n’est possible qu’à cette condition de soumission physique et morale. 

Les versets portés contre les non-musulmans cherchent donc à unifier les musulmans contre des adversaires en leur donnant une image repoussante et condamnable. Nous sommes loin de l’esprit évangélique qui condamne le péché et veut sauver le pécheur. Il est particulièrement frappant de constater que le Coran appelle à la soumission et à l’humiliation des non-musulmans. Ils doivent non seulement se rabaisser devant Dieu mais également devant les musulmans. Nous sommes loin de l’esprit contrit et de la soumission intérieure… 

Nous pourrions peut-être penser que le Coran est néanmoins fidèle à l’Ancien Testament. En effet, certains extraits de la Sainte Écriture peuvent être considérés comme particulièrement violents et terribles. L’appel à la mort et à la destruction n’y est pas absent. Une telle lecture est cependant partielle et erronée. 

Il faut d’abord la considérer dans l’ensemble de la Bible et la replacer dans le plan de Dieu. Cette « virulence » est ponctuelle et répond à un besoin : préserver le peuple de Dieu de la contamination païenne. Elle est en quelque sorte une attitude défensive. Elle se manifeste par des départs et des abandons volontaires sur ordre de Dieu : Abraham quitte sa tribu, Moïse conduit le peuple Hébreu vers la Terre sainte. Elle implique également des affrontements armés pour se défendre contre des envahisseurs. « L’appel à la violence » est enfin local et temporaire. L’appropriation d’un territoire et sa défense appellent nécessairement au combat. La lutte est bien identifiée à un objectif territorial et momentané. Il n’y a pas d’appel à un combat généralisé contre le non Juif. 


Le véritable combat qu’exhorte sans cesse la Sainte Écriture est bien porté contre le Juif lui-même pour ses infidélités et ses impiétés. Les mots ne sont pas tendres contre ses ingratitudes et ses trahisons. Si le Coran peut lancer des versets terribles contre le peuple juif, c’est bien en s’appuyant sur la Sainte Écriture qui ne cache pas ses misères et ses fautes. Elle porte en outre toute son attention, et de manière progressive, sur les vertus à acquérir, sur les erreurs à ne pas commettre, sur le comportement attendu des fidèles. Les livres prophétiques sont emplis d’exigences. Ils vilipendent certes les païens mais ce sont les vices qui sont réellement attaqués, surtout lors de la période d’exil à Babylone. 

Enfin, dans la Sainte Écriture, nous constatons clairement une évolution progressive et continue de la pensée religieuse. Peu à peu, se dessine le nouvel esprit tant promis. Le plan de Dieu est fortement « pédagogique ». Il conduit lentement le peuple de Dieu vers des horizons élevés. 

Or, le Coran est tout autre. La violence est générale, "intégrale". Elle imprègne toute la lecture et donc le lecteur. Seuls les non-musulmans sont la proie de colères redoutables. Le bon musulman est décrit de manière idéale ou par opposition aux non-musulmans. Ce dualisme très fort est la clé de lecture du Coran. Il régit la coexistence des musulmans et non-musulmans. Il n’y a pas d’exil ou de fuite des musulmans, ces derniers devant soumettre ceux qui vivent avec eux. L’attitude que le Coran réclame de ses fidèles est donc offensive et agressive… Contre l’autre, le non-musulman, celui qui ne croit pas ou croit mal, celui qui est infidèle ou incroyant… Le Coran définit le musulman par opposition d’où le recours naturel à des propos violents et virulents... 

Si nous tentons maintenant de situer le Coran par rapport au plan de Dieu qui se révèle dans la Sainte Écriture, nous pouvons le situer au début de l’histoire du peuple Hébreu quand ce dernier doit affronter les païens. Nous sommes loin des pages hautement spirituelles et profondes des Prophètes. Et le Coran reste sur cette posture tout le long des versets. Il n’y aucune évolution, aucune élévation. Il reste profondément figé, attaché à un peuple « charnel »… 

Une lecture authentique et complète de la Sainte Écriture dévoile de profondes divergences avec le Coran et souligne son indéniable régression religieuse. 



Références
[1] Laurent Lagartempe, Petit Guide du Coran
[2] Cité par Evariste Lefeuvre, Le statut des non-musulmans en Islam
[3] Traduction de Denis Masson
[4] Il est dans l'intérêt des tribus arabes de laisser vivants les non-musulmans pour en faire des esclaves notamment. Voir Émeraude,  février 2013, article "Relation entre l'Islam et les non-musulmans".

vendredi 26 avril 2013

Vers l'eugénisme moderne

« L'idée d'améliorer la reproduction humaine est une vieille histoire. Elle remonte à l'antiquité » [1]. Dans un précédent article, nous avons décrit des pratiques et des théories eugéniques de l’antiquité. Elles consistaient en l'élimination des enfants qui ne correspondaient pas à un modèle ou en un contrôle de l’« accouplement des citoyens ». On voulait appliquer ce qui se pratiquait dans les élevages. « Depuis déjà longtemps, les hommes maîtrisent la technique de l'hybridation appliquée aux animaux domestiqués, particulièrement aux chevaux. Pourquoi n'en serait-il pas de même chez les êtres humains ? » [2]. Cet eugénisme disparaît avec la christianisation de la société. Certaines pratiques eugéniques ont pu encore subsister mais elles ne sont plus désormais considérées comme une norme. Elles sont devenues exceptionnelles et condamnables. Mais cette politique de sélection artificielle sera de nouveau préconisée au XVIIème siècle et surtout théorisée au XVIIIème siècle. De nouvelles théories eugéniques apparaissent en effet et se développent. 

Au temps des Lumières et de la Révolution, des « humanistes » vantent « un projet révolutionnaire, innovant, par lequel les hommes tendent à retrouver leur authenticité, celle qui sied le mieux au rythme de la nature, loin de l'artifice et de la dépravation » [2]. Leur objectif est de corriger l'Homme à partir de sa génération et de son développement et dans ses mœurs. « C'est ainsi qu'on pourrait, à la longue, et pour des collections d'hommes prises en masse, produire une espèce d'égalité de moyens qui n'est point dans l'organisation primitive, et qui, semblable à l'égalité des droits, serait alors une création des Lumières et de la raison perfectionnée » [3]. Ce que par la raison, nous savons faire sur l’animal, n'est-il pas possible de l'appliquer sur l'homme ? Quelle différence en effet entre l'homme et l'animal ? Entre la bête et nous ? … 

L’eugénisme, de simples pratiques hygiénistes ? 

Certains eugénistes semblent s’appuyer sur la callipédie [4], une pensée hygiéniste qui définit des règles à observer pour concevoir et élever de beaux enfants : choix des procréateurs, conditions favorables à une bonne procréation, soins attentifs durant la grossesse, etc. Par la callipédie, on cherche donc à faire de « beaux enfants ». 

Dans les théories eugénistes, on dépasse cet objectif. On préconise de « perfectionner les races ». On n’est plus dans le domaine privé, personnel, familial, mais dans celui du politique. L’eugénisme n’est donc pas du même ordre et ampleur que l’hygiénisme… On passe de l'individu à la race, d'un problème familial à une question politique, étatique ... 

Par croisement ou par cloisonnement ? 

Deux moyens contradictoires sont alors préconisés : soit le croisement des races qui garantit leur enrichissement, soit le cloisonnement pour préserver leur pureté. 

Dans sa réponse à la question de l'académie de Dijon, en 1755 - « quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? » - Rousseau recommande « de renouveler les races, en les croisant à chaque génération ; c'est le meilleur moyen de perfectionner les ouvrages de la nature ». Le perfectionnement reposerait sur le mélange, sur le « croisement ». 


Pour définir le terme « race », un encyclopédiste du XVIIIème siècle présente le croisement  des races et dans l'espèce humain comme « Une des causes de la dégénération des races humaines » [5]. Attribuant la pureté de l'espèce humaine à celle du sang, il préconise le « cloisonnement ». « Les princes ont des haras de chevaux : ils devraient en avoir des sujets. Quand on empêchera le mélange des races, on sera sûr d'avoir de l'excellent et en chevaux et en hommes […]. Tous les membres de la société qui seraient infirmes, malsains, laids, sots, méchants seraient retranchés de la société […]. En cent ans, il s'y formerait un sang si pur et si beau qu'il serait le réparateur de la nation » [6]. La pureté de la race passerait par le « cloisonnement ». 

Un exemple d’anthropogénisme par croisement 

Le médecin Charles-Augustin Vandermonde (1727-1762) revient sur la question des races et de leur dégénérescence, notamment sur les techniques de sélection des animaux domestiques qu'il veut appliquer aux hommes. « Puisque l'on est parvenu à perfectionner la race des chevaux, des chiens, des chats, des poules, des pigeons, des serins, pourquoi ne ferait-on aucune tentative sur l'espèce humaine ? » [7]. « L'exemple de toutes les nations n'est que trop suffisant pour prouver la nécessité où l'on est de croiser les races humaines, pour les empêcher de dégénérer ». Il s'agit bien de perfectionner la race et de l'empêcher de se dégénérer. Il reprend l'idée de Rousseau selon laquelle l'espèce humaine est la seule qui soit exposée au risque de dégénérescence.

Dans la nature, la reproduction des animaux se fait au hasard, favorisant le renouvellement du sang et donc la diversité. Dans l'élevage, les espèces ne se dégénèrent pas puisque se reproduisent les individus ayant les caractères communs recherchés par l'homme selon l'usage qu'il veut faire de l'animal. La procréation est donc organisée. Or la situation de l'espèce humaine est différente. En effet, la génération des hommes est plutôt fortement guidée par la société sans aucune raison d'utilité pour le perfectionnement. Vandermonde recommande de favoriser la diversité dans les accouplements humains … 


Selon Vandermonde, « dégénérescence et régénération sont autant de question de physique que de moral » [8]. C’est pourquoi il propose de maîtriser et de transformer les passions humaines. « Les passions sont donc une suite mécanique de notre être. Il ne tient qu'à notre âme d'en faire le bien ou le mal : c'est à la raison de nous guider, à l'âme, à nous conduire, au corps à obéir » [9]. Les critères de croisement se fondent donc sur des critères tant physiques que morale. Vandermonde y intègre aussi les qualités intellectuelles. La dégénérescence est alors perçue comme un affaiblissement de l'esprit et du corps par des passions injustifiées. Il veut lutter contre cette dégénérescence d’ordre physique, moral et intellectuel par des pratiques eugénistes… 


Du perfectionnement des hommes à leur hiérarchisation… 

Les propositions de Vandermonde ne sont pas isolées. D’autres médecins « progressistes » du XVIIIème siècle les recommandent. Dans ce modèle, nous avons toujours l'idée de perfectionnement de l'espèce et de la race, mais également la hiérarchisation morale. Un autre médecin qualifie par exemple « les nègres albinos » comme « rebut de la nature quant à leurs facultés morales et à leur dégradation » [10]. Les qualités physiques, morales et intellectuelles sont aussi considérées comme dépendantes des conditions environnementales. « C'est dans les zones tempérées que l'on trouve les plus beaux hommes et les plus charmantes femmes. Plus on s'approche de l'équateur et des pôles, moins la nature est prodigue de ses faveurs ; on y rencontre une multitude d'être informes et hideux » [11]. L'occidentaux apparaît comme l'homme modèle par excellence.

Dans sa recherche de perfectionnement, Vandermonde justifie la supériorité des races sur des critères physiques, morales et intellectuelles. Si les hommes sont de valeurs différentes, n'est-il pas juste de favoriser les « supérieurs » au détriment des « inférieurs » ? A partir de cette évaluation, les « régénérateurs » veulent alors organiser le croisement des races. Il s'agit maintenant « d'oser recevoir et corriger l’œuvre de la nature » [12]… 

La mégalanthropogénésie 

En 1801, le médecin Robert le Jeune invente le terme savant de « mégalanthropogénèse », l'art de reconnaître les grands hommes à partir de tous les éléments de leur apparence. Si ce terme a été vite oublié, son discours inspirera probablement les futurs théoriciens de l'eugénisme moderne. 

Il énonce un principe général selon lequel les talents et les déficiences se transforment par hérédité. « Il existe un point de contact dans les familles, une filiation intellectuelle, physique et morales dans les individus ; et quoique nous ignorions la route que suivent l'idiotisme et le génie pour se transmettre de père en fils, nous n'en sommes pas moins assurés de leur constante hérédité » [13]. Il propose alors au gouvernement de fonder deux grands collèges nationaux, destinés à l'instruction et à la formation des élites à partir des garçons et des filles des grands hommes, qui devront ensuite s'unir pour procréer. 

Vers l’utilitarisme… 

Selon une étude du CNRS, des questions d'utilité collective imprègnent la période de 1760-1780. « Ne peut-on pas essayer de multiplier le nombre des citoyens les plus productifs, et de limiter celui des citoyens moins utiles à la collectivité ? Et ces hommes nouveaux, dont on favoriserait l'accroissement numérique, ne pourraient-ils pas produire un monde meilleur ? ». L'eugénisme ne peut-il pas contribuer à une société meilleure ? Ils veulent donc améliorer de manière biologique la qualité de l'homme en société et non pas améliorer la société dans sa structure. Les eugénistes se transforment en quelques sortes en « médecin de société ». Ils n'agissent pas sur l'éducation ou l'instruction mais directement sur la génération. 

Vandermonde propose la diversité des accouplements quand d'autres préconisent l'exclusion et l'éradication. Ils ont cependant un point commun : une conception de la race hiérarchisée. Le perfectionnement de l'espèce humaine passe donc par une discrimination et par conséquent par un modèle d'homme. Nous retrouvons « l’eugénisme de Sparte ». Si les moyens de perfectionnement changent, l'idée est la même. « Toute sorte d'humeur, toute qualité de sang, tout assortiment de caractères ne seraient pas propres à faire un citoyen de la ville […] Si j'avais un royaume à moi, j'ordonnerai dès demain l'essai de cette police et je ne doute pas que je n'eusse en vingt-cinq ans ou trente ans une race d'hommes dans les veines desquels circuleraient le bon sens et la vertu » [14]. Un changement radical néanmoins : si à Sparte, ce sont les magistrats de la Cité qui détermine l'homme apte à vivre ou non dans la Cité, le rôle déterminant est désormais dévolu au médecin. 

Nous notons aussi deux tendances dans l'eugénisme : les facteurs de perfectionnement physique et morale de l'homme sont pour certains liés à l'environnement, pour d'autres à l'hérédité.   L'importance respective de l'environnement et de l'hérédité dans l'évolution de l'homme sera l'objet de vifs débats au XIXème débat. 

Les jardiniers de l’espèce humaine… 

Les eugénistes sont « d'enthousiasme candide pour une humanité sans défaut, d'une beauté lumineuse, dont les médecins seraient des sculpteurs» [15]. Ils deviennent des jardiniers de l'espèce humaine, qui redressent, émondent, sarclent, taillent, sélectionnent... 


Un médecin nazi supervise une expérience
au camp de Dachau



Les eugénistes s'appuient sur l’État et sur la médecine. Comme la vie est présentée comme un « don conditionnel de l’État » [16], ce dernier en finit par être le maître, capable de définir ce qui est bien et mal. Cabanis [17] préconise l’intervention des politiques et des médecins pour « bonifier la race humaine », notamment par la « sélection des reproducteurs ». « Si notre espèce, comme on ne peut plus, je pense, en douter maintenant, est susceptible d'un grand perfectionnement physique, c'est encore la médecine qu'il appartient d'en chercher les moyens directs, de s'emparer à l'avance des races futures et de tracer le régime du genre humain : d'où il suit que des progrès de cette science, dépendent peut-être les destinées étonnantes d'une époque à venir, que nous n'osons pas même imaginer » [18]. Médecins et législateurs, réunis pour sélectionner le meilleur de la race humaine, telle est donc la philosophie qui règne au XVIIIème siècle avant que ne se développe l'eugénisme moderne. 

Si le terme d'eugénisme a seulement été introduit en 1883, des pratiques et des discours eugéniques, visant à l'amélioration de l'homme et de la Cité, se sont développés dans l'Antiquité. Une pensée eugénique plus centrée sur le progrès des races et de l'espèce humaine réapparaît de nouveau à partir du XVIIème siècle. Elles ont abouti à des théories « médico-social-bio-politique » [19].
A partir d’une hiérarchisation des hommes et des races sur des critères tant physiques que moraux, elles proposent de perfectionner l’espèce humaine par sélection. Les médecins et les politiques sont alors appelés à jouer ce rôle de sélection et de normalisation. Sans chercher une continuité dans ces pensées eugéniques, peut-être inexistante, nous pouvons cependant remarquer une idée permanente, celle de vouloir manipuler l'homme comme on élève du bétail. Il est surtout vu comme un objet d'étude, un concept manipulable par l’esprit et le bistouri...


Références
[1] François Jacob, La souris, la mouche et l'homme, éditions Odile Jacob, 1997. 
[2] Gilles Barroux, Philosophie de la régénération : médecine, biologie, mythologie, édition L'Haramattan, 2009. 
[3] Cabanis (1757-1808), Rapports du physique et du moral de l'homme, sixième mémoire, De l'influence des tempéraments sur la formation des idées et des affections morales, cité par Gilles Barroux, in Philosophie de la régénération : médecine, biologie,mythologie
[4] Tiré d'un poème en latin de Charles Quillet (1655), la Callipaedia. "Art de bien faire des enfants". 
[5] Panckoucke, Encyclopédie, « Race », vol. XIII. 
[6] Le Beaumelle cité dans l'article « L'eugénisme dans la Révolution » de Godeline Lafargue, Cahier Saint Raphaël, Eugénisme : trier les hommes, n°91, Juin 2008. 
[7] Charles-Augustin Vaudermonde, Essai sur la manière de perfectionner l'espèce humaine, 1756, cité par Bruno Garnier, Figures de l'égalité : deux siècles de rhétoriques politiques en éducation (1750-1950), CNRS. 
[8] Gilles Barroux, Philosophie de la régénération : médecine, biologie, mythologie.
[9] Vandermont, Essai sur la manière de perfectionner l'espèce humaine, seconde partie. 
[10] Tourtelle, Éléments d'hygiène, chapitre VIII. 
[11] Tourtelle, Éléments d'hygiène, chapitre VIII. 
[12] Cabanis, Rapports du physique et du moral de l'homme
[13] Robert le Jeune, 1803 cité dans Bruno Garnier, Figures de l'égalité : deux siècles de rhétoriques politiques en éducation
[14] Le Beaumelle cité dans l'article « L'eugénisme dans la Révolution » de Godeline Lafargue. 
[15] Perot Michèle, Libération du 30 novembre 1995, critique sur le livre d'Anne Carol, Histoire de l'eugénisme en France.Les médecins et la procréation, XIXème -XXème siècle, Le Seuil. 
[16] Rousseau, Le Contrat social.
[17] Médecin et philosophe, élu au Conseil des Cinq Cents en 1798. 
[18] Cité par Xavier Martin, Régénérer l'espèce humaine, dans l'article « L'eugénisme dans la Révolution » de Godeline Lafargue.
[19] François-Xavier Ajavon, Trois exemples historiques d'eugénismes avant Galton (1883) : Platon, Soranos et Vandermonde (1ère partie).

mercredi 24 avril 2013

Notre Seigneur Jésus-Christ est l'Alpha et l’Oméga (partie 2)

« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu. Il était au commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites en lui, et rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes » (Jean, I, 1-4). 

Les premiers mots de l’Évangile de Saint Jean nous ramènent aux premiers versets de la Sainte Écriture. « Au commencement »… Ce retour aux origines de la Révélation dans le Prologue n’est pas un hasard. Les premiers chapitres de la Genèse nous racontent le récit de la Création et de la Chute des premiers hommes avant leur exclusion du Paradis, conduisant l’humanité dans l’exil. C’est ainsi que commence l’Histoire. Et cette Histoire obtient sa conclusion dans la dernière révélation…. 

La préexistence du Christ y est clairement affirmée. A plusieurs reprises, Notre Seigneur Jésus-Christ affirme formellement qu’Il est avant le temps. « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham eût été fait, je suis » (Jean VIII, 58). Il révèle aussi qu’il est au-dessus de l’espace « Personne n’est monté du ciel que celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est dans le ciel » (Jean, III, 13). Notre Seigneur est donc hors de la Création tout en ayant participé à la Création. 

Notre Seigneur est lumière… 

Saint Jean emploie le terme de lumière. Notre Seigneur se désigne aussi comme lumière. Comme Dieu lui-même, il est lumière en soi. Qu’est-ce que la lumière ? Nous pouvons la considérer selon deux aspects. Par elle-même, elle brille et éclaire. Sans elle, tout est obscurité, insaisissable, inatteignable. Par la lumière, tout prend sens et réalité. Mais elle donne sens que pour celui qui peut voir. La lumière nous renvoie donc à l’homme qui seul peut atteindre la Vérité. 

Saint Jean nous dit plus. La lumière naît d’une source à partir de laquelle elle se diffuse et se communique. Il donne pour origine de la lumière la vie qui se trouve dans le Verbe. Notre Seigneur nous le dit aussi formellement dans une de ses formules inoubliables : il est la vie, la lumière, la voie. Accueillir la Vérité par la lumière du Christ, c’est recevoir la vie qu’Il communique. C’est par cette vie que l’homme devient enfant de Dieu, non pas par la chair, mais par la volonté de Dieu. Nous ne parlons pas en effet de la vie naturelle que Dieu a communiquée par la Création, mais de la vie surnaturelle, de la vie divine. Le Christ est aussi bien l’Alpha que l’Omega… 

Jésus et ses disciples (Rembrandt)
Face à la lumière, les ténèbres… 

La lumière nous renvoie aussi aux ténèbres. Il est possible de fermer les yeux ou de la voiler pour demeurer dans l’obscurité. Face à la vie d’où émane la lumière, le Christ oppose les ténèbres, là où sa vie ne peut être atteinte, là où demeure la mort spirituelle. Face à la vie, il y a la mort. « Le Verbe était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a point connu » (Jean, I, 9-10). Comme certains anges ne sont pas maintenus dans la lumière, ils sont devenus ténèbres et mensonges. Adam a aussi refusé la lumière, entraînant la perte de son état privilégié pour connaître l’état que nous connaissons à notre naissance. Il y a bien un dualisme très marqué selon la réception ou le refus de la lumière. 

Or ce dualisme n’est pas physique mais bien moral. Il n’est pas non plus irréversible comme l’est l’Évolution. Car nous pouvons passer d’un monde à un autre. Nous pouvons voir ou refuser de voir à tout moment. Le juste peut tout perdre par un péché, le pécheur peut tout gagner par la rémission. Le chemin est toujours ouvert… La foi ou l’incroyance… 


La plénitude de grâces… 

L’œuvre de la Création, c’est-à-dire l’Univers, a donc pour fin la communication de la vie divine par Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle est née de la volonté de Dieu par la Création et se maintient par la Providence. Elle réalisera sa fin quand cette vie atteindra sa plénitude. Et seul Dieu connaît le moment où elle se réalisera… Ce n’est pas la Création elle-même qui définit ce point ultime où tout reviendra à Dieu, mais Dieu Lui-seul… 

Cette plénitude doit être accessible à l’homme. Elle était déjà atteignable par Adam. Or le péché originel est devenu un obstacle. L’Histoire débute par ce drame. Et toute la Création y est depuis abîmée. 

La fin de la Création n’est donc possible que si l’homme peut de nouveau vivre pleinement de la présence de Dieu. La Rédemption est donc essentiel, inévitable (relativement à l’intention divine, parfaitement libre). Quand Dieu condamne Adam, il annonce aussitôt sa Rédemption. Nos premiers ancêtres emportent dans leur exil la promesse d’un retour. Elle se réalise par le Christ. Par Lui, les hommes et la Création pourront atteindre leur plénitude. 



Saint Paul insiste particulièrement sur cette plénitude des temps réalisée en Lui. « Lui-même est le chef de l’Église ; il est le principe, le premier-né d’entre les morts, afin qu’en toutes choses il garde la primauté. Parce qu’il a plu au Père que toute plénitude habitât en lui ; et par lui de se réconcilier toutes choses, pacifiant par le sang de sa croix, soit ce qui est sur la terre, soit ce qui est dans les cieux » (Col., I, 15-20). Car Notre Seigneur réconcilie, pacifie, restaure… 





Dieu nous a fait « connaître le mystère de sa volonté, selon sa bienveillance, par laquelle il avait résolu en lui-même, dans la dispensation de la plénitude des temps, de restaurer dans le Christ tous ce qui est dans le ciel, et tout ce qui est sur la terre : en lui-même » (Eph., I, 9-10). La plénitude des temps consiste bien en une restauration de l’œuvre de la Création. Par Notre Seigneur Jésus-Christ, elle retrouve son intégrité. Quand tout sera restauré au jour dernier, toute la Création sera alors associée à la glorification finale. « Nous attendons, selon sa promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre dans laquelle la justice habite » (II. Pierre III, 13). « Il n’y aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni douleur, parce que les premières choses ont passées » (Ap. XXI, 1-5). Naîtra alors la Jérusalem céleste, préparée de toute éternité, où seront rassemblés les enfants de Dieu, vivant de la vie de Dieu, avec l’œuvre de la Création rétablie. Tout sera réuni en Notre Seigneur Jésus-Christ

La Création et la Rédemption se rejoignent. La Rédemption révèle même davantage la profondeur de l’amour de Dieu qui dépasse tout entendement, et cela de manière bien concrète. Il n’y a pas qu’un simple retour en arrière. Il y a véritablement élévation. « Dieu qui d’une manière admirable avez créé la nature humaine dans sa noblesse, et l’avez restaurée d’une manière plus admirables encore […] » [1]. 

Le Jugement dernier (Fra Angelico)
Commencement et fin de toute sanctification 

Notre Seigneur Jésus-Christ est d’abord l’Alpha, c’est-à-dire le commencement de la vie éternelle, de la vie de la grâce. Il est la source d’eau vive. Il est le distributeur de l’eau vive de toute plénitude, celle qui étanche la soif à jamais : « celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle » (Jean, IV, 13-14). « C’est fait ! Je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin. A celui qui a soif, je donnerai gratuitement de la source de l’eau de la vie » (Apocalypse, XXI, 6). Ainsi « si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive » (Jean, VII, 37). 
L’eau vive est l’image des dons du Saint Esprit qui procède du Père et du Fils. Avant son Ascension, Notre Seigneur rappelle à ses Apôtres rassemblés qu’Il va leur envoyer le don promis par Dieu le Père et qu’ils seront revêtus d’une force d’en haut (Luc, XXIV, 49). « Je prierai le Père, et il vous donnera un autre Consolateur, pour qu’il demeure toujours avec vous ; c’est l’Esprit de vérité » (Jean, XIV, 16-17). 

Nouvel ordre de grâces 

La plénitude se trouve en Notre Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme. Il est aussi l’Oméga. Notre Seigneur est l’auteur et le modèle de nouvelles relations de l’homme avec Dieu depuis la faute d’Adam. Il s’est fait chair pour apporter le salut. Que nous importe concrètement si l’Incarnation avait eu lieu ou non sans le péché originel ? Ce n’est que pur verbiage, sans intérêt car cette hypothèse ne répond à aucune réalité. Ce qui compte, c’est le nouvel ordre de grâce que Notre Seigneur a institué par sa Passion. Car nous vivons désormais dans ce nouvel ordre… 

Tout prend sens par l’œuvre de la Rédemption. Si nous l’écartons de nos pensées, tout devient hypothèse, suggestion, spéculations, vaines et inutiles. Nous vivons dans un monde réel qui a été bouleversé et continue à connaître le désordre par le péché originel. A cet état, Dieu a répondu par la Rédemption. L’Église ne commet donc pas d’erreur ou de négligence en centrant sa pensée sur cette œuvre puisqu’elle est au cœur de notre existence. C’est pour mieux la comprendre et combattre les mensonges qu’elle a approfondi la doctrine sans que cet approfondissement ne fasse oublier l’essentiel, c’est-à-dire la fin de l’homme, son salut. 

Conclusion 

La doctrine du Point Oméga de Teilhard, assimilé au Christ, comme point attractif et définitif de l’Évolution, répond à une intention : celle de porter un autre regard sur Dieu et sur la Révélation. Il juge que l’enseignement de l’Église a trop accentué l’importance de l’œuvre de la Rédemption au point de refuser le monde et les progrès scientifiques accomplis. Il veut donc changer les « priorités » et réorienter l’enseignement vers le Christ cosmique. 

Ce « changement de portage » n’a pas de sens. Il est même hors sujet. Le monde et notre vie y perdraient tout sens. Certes il faut être conscient des dimensions réelles du monde mais elles sont inhumaines et insaisissables, hors d’une portée pratique. Le référentiel dans lequel se pose Teilhard n’est pas le nôtre. Quelles que soient nos connaissances, notre monde correspond à celui de notre réalité, à ce que nous percevons [2]. La présence improbable d’extraterrestres dans une galaxie inatteignable ou un nombre gigantesques d’étoiles dans un Univers en extension ne changent pas notre Histoire, atteinte par le péché. 
Les dimensions de l’Univers ne peuvent être atteintes que par la science et ne peuvent que l’intéresser. Elle fait connaître l’état actuel de la Création et peut suggérer un processus réaliste qui aurait conduit à cet état. Si la science peut concevoir les conditions nécessaires pour l’apparition de la vie, elle ne peut cependant pas affirmer si effectivement elles ont été réalisées. Elles apparaissent même irréalisables. L’apparition de la vie est peut-être un non-sens pour la science tant elle est inconcevable. En outre, elle ne peut pas révéler l’histoire et encore moins le drame du péché. Aucune science ne pourra justifier la décision et l’acte d’un personnage historique faisant changer le cours du monde. Aucune science n’est capable de saisir tout le drame de l’histoire humaine ... 

Il est frappant que Teilhard centre sa pensée sur le point Oméga et ne parle que très rarement, et seulement dans un de ses premiers livres, de l’autre dimension du Christ : le point Alpha. Or, comment comprendre la fin sans le rapporter au commencement ? Comment l’Évolution devient-elle même concevable avec un point Alpha ? L’erreur de Teilhard est peut-être de ne considérer Notre Seigneur Jésus-Christ que sous un seul aspect au point de déformer la vérité et de ne plus comprendre l’amour de Dieu qui se communique par la Création puis de manière plus admirable encore par la Rédemption… 








[1] Missel, 1961, Partie II Sacrifice, Dom Gaspar Lefebvre et chanoine Emile Osty. 
[2] Le cyberespace est un parfait exemple de cette « formation » de l’homme par sa réalité perceptible. Il est « modelé » non pas parce que l’Univers se mesure dans des dimensions inaccessibles mais parce que l’homme d’aujourd’hui ne cesse d’entendre qu’il est seul, relatif, faible, sans intérêt… 

lundi 22 avril 2013

Notre Seigneur Jésus-Christ est l'Alpha et l’Oméga (partie 1)

L’attitude de Teilhard serait « la plus authentique et la plus vénérable de la tradition biblique et chrétienne formulée par Saint Paul lui-même » [1]. Le Père Henri de Lubac le présente comme un « authentique croyant, fidèle à la tradition et à son Église » [2]. Sa christologie, c’est-à-dire sa pensée sur le Christ cosmique, serait-elle vraiment fidèle à la Révélation et plus particulièrement à la doctrine de Saint Paul ? Nous allons donc présenter, à la lumière de l’enseignement de l’Église, ce point particulier de notre Foi. 

Avant toute chose, rappelons la profession de Foi définie par le Concile de Chalcédoine (451) : « nous confessons un seul et même Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout semblable à nous sauf le péché, […] un seule et même Christ, Fils, seigneur, l’unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation » [3]. 

Teilhard rajoute au Christ une troisième nature : une nature cosmique. Notre « philosophe » tente de lui donner au Christ une dimension ou des attributs cosmiques. Son regard porte vers les relations qui peuvent exister entre le Christ et la cosmogénèse, et plus précisément sur le rôle du Christ par rapport à l’Univers et à sa formation. Nous allons donc étudier précisément ce point précis.



Selon l’Apocalypse de Saint Jean, Notre Seigneur est l’Alpha et l’Omega : « Je suis l’Alpha et l’Omega », dit le Seigneur, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant » (Apocalypse, I, 8). Dieu nous l’avait déjà révélé par Isaïe : « Je suis le premier et je suis dernier ; en dehors de moi, il n’est pas de Dieu » (Is. XLIV, 6). Notre Seigneur est le principe et la fin de toute chose, l’origine et la fin de tout, « celui par qui tout commence et par qui tout se termine » (Bossuet). 




Notre Seigneur et la Création 

La Sainte Écriture nous enseigne que le Christ est « le premier-né de toute créature ; car c’est en lui que toutes choses ont été créées […] Et lui-même est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui » (Col., I, 15). La Création est une œuvre commune aux Trois Personnes de la Sainte Trinité, selon leur ordre intime les unes avec les autres. Il y a unité d’action dans la Création sans pourtant confusion. Le Père a opéré par sa Parole, qui est son Fils, et par son Amour, qui est le Saint Esprit. 



Origine absolue, Dieu le Père est par excellence le Créateur, ne cessant pas d’agir dans sa Création par la Providence. Dieu le Fils est étroitement associé au Père dans son œuvre. Il est à la fois la pensée intime, l’expression et l’action de Dieu le Père. Il est donc l’artisan, le modèle et la fin de toutes choses. Ainsi, « de lui, par lui et pour lui sont toutes choses » (Rom, XI, 36).



Or, entre le Créateur et ses créatures, il existe une distance infinie qui les sépare. L’Incarnation rompt en quelque sorte ce fossé en apparence infranchissable et établit une relation intime entre Dieu et la Création. Par l'Incarnation, nous entrons en fait dans l’intimité de Dieu. 

La fin de la Création : la participation à la perfection de Dieu en vue de sa gloire...

Dieu est. En dehors de Lui, il n’y a aucun motif, aucune cause, aucune nécessité justifiant la Création. Dieu ne peut rien vouloir chercher dans la Création qu’Il n’ait déjà. La fin du monde se trouve donc en Dieu. Elle naît d’une décision libre de Dieu. Or Dieu n’agit pas en aveugle, encore moins comme un enfant capricieux. Quel est donc son intention dans la Création ? 

Comme Dieu est l’infinie perfection même, Il ne cherche pas à satisfaire un besoin ou à accroître sa perfection. Il ne peut que la communiquer. La fin dernière de la Création est donc que les choses, chacune dans son espèce et à des degrés différents, reproduisent et représentent la perfection divine, ce qui se réalise par la participation à cette perfection. Quand tout sera achevé, toute chose sera en Lui. 

Parallèlement à cette perfection, se reflète la gloire de Dieu. La Sainte Ecriture nous rappelle que la Création a été faite pour la gloire de Dieu. 

De même que tout procède de Dieu, tout doit finalement retourner à Lui. Nous comprenons donc que Dieu est à l’origine et à la fin de tout… 

Mais notre vocabulaire et notre intelligence sont limités devant un tel mystère qu’est celui de la Création. Soyons assurés que la Création révèle l’amour de Dieu, un amour purement désintéressé. La vie est un don de Dieu. Et chaque jour, Il montre combien Il la chérit. Chaque être lui est précieux. 

L’homme, une créature à la gloire de Dieu… 

Cette communication de ses perfections et ce reflet de la gloire divine se manifestent plus particulièrement en l’homme. Il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est pourquoi nous pouvons affirmer qu’il est la créature privilégiée de son œuvre. Fruit d'une intention particulière, l'homme manifeste la gloire divine d’une manière encore plus particulière. Cette gloire se réalise dans sa béatitude

Cette fin est cependant conditionnelle. Créature libre, l’homme répond librement à l'amour de Dieu ou plus exactement l'homme participe librement au plan de Dieu. Il peut donc ne pas atteindre sa béatitude. Il peut la faire échouer sans cependant faire échouer le plan de Dieu. « De même, la fin du maître est de communiquer la science, mais celle de l’élève est de la recevoir » [4]. En cas d’échec, la gloire de Dieu est toujours réalisée. Elle se manifeste alors dans un juste châtiment. L’échec ne revient pas à Dieu mais à l’homme. La liberté est en effet inévitablement liée à un risque. Être libre ne signifie pas être hors de danger. En extrapolant Pascal, on pourrait dire que la vie est un pari que nous pouvons jouer grâce à notre liberté.


Le fait de servir à la gloire de Dieu ne va pas à l’encontre de la dignité de l’homme. Dieu ne le sert pas comme chose ou moyen mais comme personnalité libre. C’est justement par ce service que l’homme reçoit sa dignité. Ainsi a-t-il été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu non pour lui-même mais pour la plus grande gloire de Dieu. Le point culminant de ce service est la participation éternelle à la vie divine. Par cette participation, il atteint en effet véritablement son image et ressemble pleinement à son modèle. Il devient ce pour quoi il a été créé. Il répond alors parfaitement à l’intention divine. Ainsi, Notre Seigneur est l’Alpha et l’Omega. 


Nous sommes donc prédestinés à la vie de Dieu. « C’est en lui que Dieu nous a élus dès avant la création du monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant lui, nous ayant, dans son amour, prédestinés à être ses fils adoptifs par Jésus-Christ, selon le bon plaisir de sa volonté, à la louange de la magnificence de sa grâce, par laquelle il nous a faits agréables à ses yeux en son Fils bien-aimé » (Eph. I, 4-6). A nous donc de répondre positivement à cette prédestination… 

Ce n’est pas l’Humanité qui atteindra la plénitude et manifestera la gloire de Dieu mais bien chaque homme individuellement dont le destin est de réfléchir sa gloire de manière unique, spécifique, singulière. La vie de Dieu est communiquée à chaque homme et non dans l’espèce humaine. Notre Seigneur prend en effet soin de chaque personne… 


Notre vie n’a de sens que si nous grandissons et mûrissons dans la vie surnaturelle par les grâces divines et par nos œuvres, mystérieuses et insondables collaborations entre Dieu et nous-mêmes, où interagissent l’amour de Dieu et notre liberté. Ainsi, par cette action conjuguée, nous pourrons atteindre une perfection surnaturelle jusqu’au jour où Dieu nous appellera à Lui. Cette maturité passe par la participation à la vie divine de Notre Seigneur Jésus-Christ et s’achève par sa ressemblance. Nous naissons en Lui, nous mourrons en Lui pour ressusciter en Lui. Il est notre salut, notre vie, notre résurrection.



« Nous sommes tous appelés à vivre de la vie du Christ ; mais c’est de lui que tous nous devons la recevoir »[5]. Notre Seigneur Jésus-Christ est donc, par la volonté de Dieu le Père, la source de la vie, le modèle unique de notre sainteté, la fin que nous devons atteindre. C’est de lui que toute vie divine découle en nos âmes. Ainsi, est-il l’Alpha et l’Omega… 

Teilhard pourrait encore nous reprocher de focaliser la vie chrétienne sur nous-mêmes, de l’intérioriser, de le retreindre à notre sphère privée au point de mépriser le monde. Certes nous devons mépriser le monde comme nous le demande le Bon Pasteur en prenant soin de bien identifier ce que nous appelons « monde »[6], mais si Dieu désire ardemment notre salut et si nous voulons répondre à cette douce volonté, cela signifie pas que nous devons vivre pour nous-mêmes et en nous-mêmes. 
Si notre sainteté concerne chaque homme, pris individuellement, elle s’inscrit dans un chef d’œuvre plus vaste par lequel Notre Seigneur doit procurer la gloire de son Père. Ce chef d’œuvre est l’Église, l’épouse sans tâche et immaculée. « Dieu a mis toute choses sous les pieds du Christ, et il l’a donné pour chef à toute l’Église, qui est son corps et sa consommation » (Eph., I, 22-23). Nous arrivons ainsi progressivement au Corps mystique du Christ. Car ce n’est pas l’espèce humaine qui doit atteindre sa perfection mais bien le Corps mystique du Christ… 

En outre, notre salut passe par la soumission à Dieu, c’est-à-dire par l’accomplissement de sa volonté, notamment dans nos devoirs d’état. Chacun est placé à un « poste » qu’il doit remplir au mieux pour le bien de tous. Chacun est en effet doté de dons qui contribuent à sa propre perfection spirituelle comme à celle de son prochain. La solidarité entre les hommes n’existe pas simplement en Adam. La solidarité trouve sa vocation dans le bien. Par elle, nous faisons diffuser le bien, nous « sanctifions » en quelque sorte la société. Notre Seigneur Jésus-Christ nous appelle même à une solidarité encore plus élevée, celle de la charité. Aider notre prochain non seulement par obéissance mais par amour de Dieu au point d’aider celui qui nous a offensés. Ainsi, Dieu sera-t-il glorifié dans les œuvres sorties des mains des hommes… 

Notre rôle dépasse enfin le cadre de la société humaine. Intendant de la nature par ordre de Dieu, nous devons prendre soin de ce dépôt si cher afin qu’elle continue à glorifier Dieu. Comme un bon intendant, nous devons protéger et faire fructifier l’œuvre divine. Ce rôle « écologique » fait aussi partie de notre vocation. 

[à suivre]

Références
[1] Claude Tresmontant, Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin, 2ème partie, Teilhard, penseur chrétien. 
[2] Marc Pelchat, « Pierre Teilhard de Chardin et Henri de Lubac. Pour une nouvelle synthèse théologique à l’âge scientifique », in Laval théologique et philosophique, vol. 45, 1989, htt://id.erudit.org/iderudit/400459ar.
[3] Concile de Chalcédoine, 5ème session, 22 octobre 451, Denzinger 301
[4] Mgr B. Bertmann, Précis de Théologie dogmatique, Livre II, chapitre 2. 
[5] Bienheureux Don Columba Marmion , Le Christ, vie de l’âme, V, les éditions de Maredsous, 1944. 
[6] Émeraude, mars 2013, article "Le monde, second ennemi spirituel".

jeudi 18 avril 2013

Teilhard, innovation ou fidélité ?

Teilhard se défend d’être un innovateur. Ses disciples insistent également sur sa fidélité à une authentique tradition biblique et chrétienne. Pourtant, il demande aux théologiens d’élaborer une nouvelle théologie et sa doctrine est différente de celle que l’Église a toujours enseignée. Ils nous expliquent en fait que tout paraît nouveau mais en apparence seulement. Ce caractère innovant proviendrait en fait de l’enseignement traditionnel de l’Église. Il aurait en effet été élaboré à partir d’une seule lecture de la Sainte Écriture et de la Tradition. Teilhard propose simplement une autre lecture toute aussi fidèle. Son regard est donc certes innovant mais non sa pensée. En clair, selon Teilhard et ses disciples, tout semble être innovant car l’enseignement traditionnel est figé dans une seule lecture, devenue erronée… 

Fidélité affirmée à l’Évangile 

Theilard présente le Milieu Divin comme un « petit livre, où l'on ne trouvera que l'éternelle leçon de l'Église, répétée seulement par un homme qui croit sentir passionnément avec son temps » [1]. Il ne propose qu’« un nouveau regard », qu’« une nouvelle éducation des yeux » sur le christianisme sans que ce dernier ne change. « On m'a reproché d'être un novateur. En vérité, plus j'ai médité les magnifiques attributs cosmiques prodigués par saint Paul au Jésus ressuscité, plus j'ai réfléchi au sens conquérant des vertus chrétiennes, plus je me suis aperçu que le Christianisme ne prenait sa pleine valeur que porté […] à des dimensions universelles » [2]. Telle est l’origine de sa doctrine sur le Christ cosmique …
eilhard présente son ouvrage

Teilhard semble en effet retrouver ses pensées dans les épîtres de Saint Paul et de Saint Jean. Sa théorie de convergence de toutes les consciences en un point ultime, le Point Omega, serait conforme à l’enseignement des Apôtres : « Saint Paul, avec saint Jean, nous l'a révélé....; c'est le mystérieux Plérôme, où l'Un substantiel et le Multiple créé se rejoignent sans confusion dans une Totalité qui, sans rien ajouter d'essentiel à Dieu, sera néanmoins une sorte de triomphe et de généralisation de l'être » [3]. La Sainte Écriture nous révélerait donc ce que Teilhard nous annonce aujourd’hui : « Un jour, nous annonce l'Évangile, la tension lentement accumulée entre l'Humanité et Dieu atteindra les limites fixées par les possibilités du Monde. Alors ce sera la fin. Comme un éclair jaillissant d'un pôle à l'autre, la Présence silencieusement accrue du Christ dans les choses se révélera brusquement » [4]. 

Le Christ cosmique se forme par notre intermédiaire 

Sa doctrine correspondrait à la formation du Corps mystique du Christ, doctrine si chère à Saint Paul. Ce que la science fait apparaître par ses découvertes, la « cosmogénèse », c’est-à-dire la convergence du Monde vers un Point personnel et absolu que serait le Point Omega, l’Apôtre des Gentils nous révèlerait comme une « christogénèse », la formation du Monde physiquement uni au Christ. Toute l’évolution serait donc « christique ». 

Le Corps mystique du Christ deviendrait un tout naturel, biologique, en lequel se concentrerait naturellement l’Univers entier par l’intermédiaire de l’Homme. « Par notre collaboration qu'il suscite, le Christ se consomme, atteint sa plénitude, à partir de toute créature » [5]. Le Corps mystique se formerait par nos activités naturelles. Par nos efforts, nous contribuerons à achever le Christ. « Par chacune de nos œuvres, nous travaillons, atomiquement, réellement, à construire le Plérôme, c'est-à-dire à apporter au Christ un peu d'achèvement » [5]. Il rajoute : « chacune de nos Œuvres, par la répercussion plus ou moins lointaine et directe qu'elle a sur le Monde spirituel, concourt à parfaire le Christ dans sa totalité mystique » [5]. Par notre volonté et les progrès que nous accomplissons sur nous-mêmes ou sur le Monde, nous nous unissons au Christ dans son amour d’accomplir l’œuvre désirée. Nous participons ainsi à l’élaboration et au perfectionnement du Corps mystique du Christ. « Tout accroissement que je me donne, ou que je donne aux choses se chiffre par quelque augmentation de mon pouvoir d'aimer, et quelque progrès dans la bienheureuse mainmise du Christ sur l'Univers » [5]. 

Ainsi par l’intermédiaire des hommes émergés dans le Cosmos, toutes les énergies physiques du Monde convergent vers le Christ et subissent son attraction pour tout ramener en Lui. Toute chose, toute activité subissent l’influence du Christ, le Verbe incarné. Il est l’Omega. Pour cela, le Christ doit être « coextensif aux immensités physiques de la durée et de l’espace » [9]. Ce serait par l’Union hypostatique que Dieu le Verbe se serait constitué centre physique et biologique de toute l’évolution du Monde. L’Incarnation serait-elle inhérente à l’Évolution ?... 

Teilhard en vient à définir une triple nature au Christ : divine, humaine et cosmique. Il veut donner toute sa plénitude à la fonction universalisante du Christ par une représentation physique et naturelle. 


De cette synthèse rapide de sa pensée, nous pouvons en conclure que Teilhard donne au mystère de l’Incarnation une finalité indépendante de la Rédemption. Elle est entièrement et uniquement liée à la Création. Elle a pour but notre « christification » ou plutôt la « christification » du Monde qui se met à l’œuvre dans l’Évolution. « L'omniprésence divine, devons-nous reconnaître en un éclair de joie, se traduit, dans notre Univers, par le réseau des forces organisatrices du Christ total ..... ramenant l'Univers à Dieu à travers son Humanité... C'est finalement tout imprégné de ses énergies organiques que nous parviennent les nappes de l'action divine. […] Le Milieu Divin, dès lors, … nous y reconnaissons une omniprésence qui agit sur nous en nous assimilant à soi, in unitate Corporis Christi. L'immensité divine, par suite de l'Incarnation, s'est transformée pour nous en omniprésence de christification. Tout ce que je puis faire de bon... est recueilli physiquement .... dans la réalité du Christ consommé » [10]. 

L’Incarnation se poursuit-elle dans notre Monde ? Elle est en effet en voie « de continuelle et universelle consommation » [11] tout en étant simultanée à l’œuvre de la Création. « L'incarnation du Verbe […] n'est que le dernier terme d'une Création qui se poursuit encore et partout à travers nos imperfections ». Néanmoins, Teilhard ne semble pas affirmer que l’Incarnation est le produit de l’Évolution. 


Nous sommes immergés dans le Milieu Divin par « notre industrieuse activité »… 

Nous devons donc nous émerger dans le Milieu divin, s’unir au Christ, c’est-à-dire selon Teilhard, devenir un, se personnaliser tout en devenant l’autre. Se différencier à l’extrême en se convergeant vers le point Omega. Mais, comment s’unir ? « Le sein de Dieu est immense...Et cependant, dans cette immensité, il n'y a pour chacun de nous, à chaque instant qu'une seule place possible, celle où nous établit la fidélité continuée aux devoirs naturels et surnaturels de la vie. En ce point, auquel nous ne nous trouverons au moment voulu que si nous déployons, sur tous les terrains, notre plus industrieuse activité, Dieu se communiquera à nous dans sa plénitude. En dehors de ce point, et malgré qu'il continue à nous envelopper, le Milieu Divin n'existe qu'incomplètement, ou plus du tout pour nous ..... Le monde ne s'illumine de Dieu qu'en réagissant à notre élan ». Nous retrouvons encore la valeur de l’action, de « l’industrieuse activité », suffisante par elle-même. 

Teilhard nous demande donc de participer à cette « christification », à l’accroissement autour de nous du Milieu divin, en accueillant et en nourrissant « jalousement toutes les forces d'union, de désir, d'oraison, que la grâce nous présente » jusqu’au jour où « la Présence du Christ dans les choses se révélera brusquement » [4]. 


La Rédemption consisterait à participer à cet effort de création et d’union des hommes autour du Point Omega. « La voie royale de la Croix, c’est tout justement le chemin de l’effort humain, surnaturellement rectifié et prolongé » [13]. Teilhard met donc l’accent sur l’effort humain impliqué dans l’Évolution au détriment du caractère rédempteur du mystère de la Croix. « En somme, Jésus, sur la Croix, est le symbole et la réalité tout ensemble de l’immense labeur séculaire qui, peu à peu, élève l’esprit créé pour le ramener dans les profondeurs du Milieu divin. Il représente (en ce sens vrai il est) la création qui, soutenue par Dieu par ses peines physiques, le recul amené par les chutes morales » [13]. 

Voilà donc de manière brève la doctrine de Teilhard que nous espérons de ne pas avoir dénaturée tant elle paraît confuse dans les détails mais si claire dans sa totalité. Est-elle vraiment fidèle à l’enseignement de Saint Paul comme il le prétend ? ... Non...



Références
[1] Teilhard, Le Milieu divin, Introduction. 
[2] Teilhard, Ce que je crois
[3] Teilhard, Le Milieu divin, 3ème partie. 
[4] Teilhard, Le Milieu divin, Épilogue. 
[5] Teilhard, Le Milieu divin, chapitre I. 
[9] Teilhard, Esquisse d’un Univers personnel.
[10] Teilhard, Le Milieu divin, chapitre III. 
[11] Teilhard, Représentation du péché originel.
[13] Teilhard, Le Milieu divin.

lundi 15 avril 2013

Le péché selon Teilhard

« C’est toute la physionomie nouvelle de l’Univers, telle qu’elle s’est manifestée à nous depuis quelques siècles, qui introduit, au cœur même du dogme, un déséquilibre intrinsèque, dont nous ne pouvons sortir que par une sérieuse métamorphose de la notion du Péché originel » [1]. 

Comment le Père Teilhard du Chardin perçoit-il le péché originel. Cette question est fondamentale dans ses pensées. Il se rend compte en effet d’un constat inéluctable : l’opposition de deux pensées radicalement différentes. L’évolutionnisme revient à croire à l’inachèvement originel de l’homme et à sa plénitude dans son devenir, « l’être plus » quand la doctrine sur le péché originel enseigne un état achevé de l’homme dès sa création, puis sa déchéance et enfin sa restauration dans un état encore plus sublime. Conscient de cette opposition radicale, Teilhard propose une autre vision du péché et finalement du mal. Notre article s’appuiera particulièrement sur les notes qu’il a écrites sur le péché originel, notes qui lui ont valut notamment sa « condamnation ». 

Le péché originel couvre l’immensité de l’Univers… 

Teilhard englobe le péché originel dans une vision cosmique. Pour être une réalité présente, il doit couvrir l’Univers dans toutes ses dimensions. Il ne se réduit pas à notre existence humaine. Il s’étend bien à toute l’immensité de l’Univers comme la figure du Christ doit aussi s’étendre sur tout le Cosmos. « Il faut que nous élargissions tellement nos vues sur le péché originel que nous ne puissions plus situer celui-ci, ni ici, ni là, autour de nous, mais que nous sachions seulement qu'il est partout, aussi mêlé à l'être du Monde que Dieu qui nous crée et le Verbe Incarné qui nous rachète ». Il étend à l’Univers tout entier la chute et donc la portée de la faute d’Adam.

Or « universaliser le premier Adam est impossible sans faire éclater son individualité » [2]. Il conçoit que les hommes aient pu croire, dans leur conception restreinte du monde, qu’un homme ait pu gâter toute la Création. Il ne le conçoit plus avec les nouvelles dimensions de l’Univers. 

La compréhension du péché originel dépend-il vraiment des dimensions de l’Univers ? Le mystère du péché ne réside pas dans la multitude. Imaginer une Terre « gâtée » par le péché est aussi surprenant, « irrationnel », que le concevoir avec des milliers d’étoiles perdues dans un cosmos en expansion. Le mystère ne porte pas sur le nombre mais sur la nature des objets affectés. 

La découverte de nouvelles frontières est en fait un prétexte pour rejeter une conception de la Rédemption. « L’idée d’une Terre choisie entre mille ou arbitrairement pour foyer de la Rédemption me répugne ». Teilhard s’oppose même à l’idée d’une Révélation : « et d’autre part, l’hypothèse d’une Révélation spéciale apprenant, dans quelques millions de siècle, aux habitants du système d‘Andromède, que le Verbe s’est incarnée sur la Terre, est risible » [3].
Pourquoi l’homme ferait-il l’objet d’un si grand privilège ? Pourquoi un si grand amour de la part de Dieu ? Telle est probablement la racine de l’incompréhension de Teilhard. Cet amour lui paraît impossible, impensable, scandaleux. Peut-être le signe de l’arrogance humaine ? Il préfère attribuer à l’homme le rôle de « flèche de l’évolution »... 

Teilhard montre aussi la dimension cosmique du péché originel par la notion du mal, ou de la Mort, entendue comme « désagrégation ». Comme nous allons le voir, le mal consiste pour lui en une désunion. Il se manifeste dès l’atome. Comme la Mort ainsi comprise est présente en toute chose, le Péché originel couvre l’Univers dans sa totalité. « Repéré et suivi à la trace dans la Nature par son effet spécifique, la Mort, le Péché originel n’est donc pas localisable en un lieu ni en un moment particulier. Mais il infecte et infecte bien […] la totalité du Temps et de l’Espace »[4]. Ce n’est donc pas un fait historique, individualisé en Adam. 


Le péché originel est vu comme un symbole… 

Pour quitter « une représentation caduque » tout en sauvegardant « la foi fondamentale de l’Apôtre », Teilhard propose une solution : considérer le récit de la chute comme un symbole. Ce n’est guère original… 

« Le péché originel est l’essentielle réaction du fini à l’acte créateur » [5]. Il est originel au sens où le péché est inévitable à l’acte de la Création. « La Chute proprement humaine n’est que l’actuation (plus ou moins collective et pérenne), dans notre race, de cette « fomes peccati » qui était infuse, bien avant nous, dans tout l’Univers, depuis les zones les plus inférieures jusqu’aux sphères angéliques ». Finalement, sous le nom d’Adam, « est cachée une loi universelle et infrangible de réversion ou de perversion, - la rançon du progrès ». Nous en concluons peut-être naïvement que la cause du péché résiderait alors dans la Création et donc que la responsabilité reviendrait au moins indirectement à son Créateur. Dieu doit par conséquent lutter contre un mal qu’engendre son œuvre ! « Par le fait même que Dieu crée, il s’engage à lutter contre ce mal » [2]. 


« Le drame de l'Éden dans cette conception, ce serait le drame même de toute l'histoire humaine ramassée en un symbole profondément expressif de la réalité. Adam et Ève, ce sont les images de l'Humanité en marche vers Dieu. La béatitude du Paradis terrestre, c'est le salut constamment offert à tous, mais refusé par beaucoup, et organisé de telle sorte que personne n'arrive en sa possession que par unification de son être en Notre Seigneur ». Il propose donc de renier l’origine historique du péché originel et de le considérer plutôt comme une réalité actuelle qui se retrouve dans l’Homme et dans l’Humanité. Teilhard conçoit en effet les mystères de la Création et de la Rédemption comme des faits simultanés toujours d’actualité [6]. La Chute et le relèvement se poursuit individuellement et simultanément en chacun de nous et dans toute la Création. L’Incarnation se poursuit donc. Elle est « en voie de continuelle et universelle consommation ». Est-elle encore un fait historique ? Ou « le dernier terme d’une Création qui se poursuit encore et partout à travers nos imperfections »[7] ? 

Or, l’idée de péché originel ne peut être dissociée de l’idée même du péché. Avant d’être « à l’origine », il est surtout péché. 

Qu’est-ce que le péché selon Teilhard ? 

Dans son ouvrage Le Monde Divin, Teilhard expose sa compréhension du péché. Il parle notamment d’« acte mauvais, c'est-à-dire geste positif de désunion ». « Le péché, pour lui, n’est pas d’abord une offense faite à Dieu en raison de laquelle le pécheur ne pourrait retrouver la grâce que moyennant une satisfaction due en justice. C’est surtout une déficience, un déchet, une désunion » [8]. Si notre « philosophe » veut en effet interpréter le péché dans un sens scientifique, il doit en effet utiliser une « notion » manipulable par des concepts, une démarche, des outils scientifiques. Le péché n’a donc de sens pour lui que s’il est « physique ». 

Dans son ouvrage, il vient à traiter de la mort comme mal physique mais aussi comme mal moral. « Dans la mort, comme dans un océan, viennent confluer nos brusques ou graduels amoindrissements. La mort est le résumé et la consommation de toutes nos diminutions : elle est le mal - mal simplement physique, dans la mesure où elle résulte organiquement de la pluralité matérielle où nous sommes immergés, - mais mal moral aussi, pour autant que cette pluralité désordonnée, source de tout heurt et de toute corruption, est engendrée, dans la société ou en nous-mêmes, par le mauvais usage de notre liberté ». Le « geste positif de désunion » crée du désordre physique par le mauvais usage de notre liberté

Soulignons encore que Teilhard voit tout selon une réalité physique. Quand il parle de désunion ou de désordre, il parle concrètement de multiplicité et d’unité physiques. Il y a donc mal, aussi bien physique que moral, quand le multiple l’emporte sur l’un. Il y a donc péché quand nous contribuons à la multiplicité au détriment de l’unité. 

Existence d’un pôle négatif ? 

Selon Teilhard, le mal n’est pas seulement réduit à la pluralité. Il existe des « éléments conscients » mauvais en soi. « […] au cours de l'évolution spirituelle du Monde [ils] se sont librement détachés de la masse » qu’attire Dieu. « Le Mal s'est comme incarné en eux, "substantialisé" en eux. Et maintenant, il y a [...] mêlés à votre lumineuse Présence, des présences obscures, des êtres mauvais, des choses malignes. Et cet ensemble séparé représente un déchet définitif et immortel de la genèse du Monde ». Sont-ils causes du péché ? Que font-ils ?... Nous l’ignorons… 

Teilhard ne croit à l’existence de l’enfer que par obéissance tant l’idée le scandalise. Il présente l’enfer comme le pôle négatif du Monde. 

L’Univers est dont en cours de déploiement selon deux pôles, un pôle mauvais et le Point Omega. Teilhard précise que ce ne sont pas « deux forces différentes, mais les manifestations contraires de la même énergie ». Deux forces signifient deux principes. Deux manifestations d’une même énergie, cela revient à identifier un seul principe. Il existerait donc un seul principe du mal… Lequel ? Qui serait responsable de cette double attractivité opposée ? L’auteur de la Création ?... 



Dieu responsable du mal ? … 

Revenons à la notion de mal selon Teilhard. Par sa constitution physique, l’Homme est condamné à la diminution, c’est-à-dire à la victoire du multiple sur le un, c’est-à-dire à la mort. Il ne peut donc échapper par nature au mal. Il ne pourra s’en libérer qu’à la fin du processus de l’Évolution quand le Monde sera totalement organisé, l’œuvre pleinement achevé. Le Bien sera définitivement victorieux du Mal à la fin du Monde. Le mal, y compris moral, résulte nécessairement de l’inachèvement de l’homme et ne sera résorbé qu’à la fin d’un Monde totalement achevé


Si le mal est inhérent à la nature même de la Création, comment peut-il naître d’un « mauvais usage de la liberté ? ». L’homme en est en effet déresponsabilisé. La compréhension du péché originel au sens juridique devient donc effectivement un non-sens. 

L’origine du mal n’est donc pas, selon Teilhard, dans un péché mais dans l'acte même de la Création. Le Créateur en est-il finalement responsable. L’idée est évidemment inadmissible pour Teilhard. Il propose donc une théorie pour écarter cette conclusion… 

Un nouveau scandale : l'impuissance de Dieu...

Dieu serait en fait impuissant face au processus et donc au mal. « Dieu ne peut pas, en vertu même de ses perfections, faire que les éléments d'un Monde en voie de croissance, - ou tout au moins d'un Monde tombé en voie de remontée, échappent aux heurts et aux diminutions, même Morales : necesse est enim ut veniant scandala ». Dieu n’a pas d’emprise sur le processus qu'il a mis en oeuvre. Teilhard nous décrit un Dieu alors dépendant de l’Évolution. Il ne peut agir qu’en se conformant à ce mouvement irréversible. 

Soyons cependant rassurés. Impuissance ne signifie pas inefficacité. Dieu est subtil, rusé. Comme Il ne peut arrêter le courant d’un fleuve, il en détourne le lit. « Eh bien, il se rattrapera, - il se vengera, si l'on peut dire, - en faisant servir à un bien supérieur de ses fidèles le mal même que l'état actuel de la Création ne lui permet pas de supprimer immédiatement ». Il semble reprendre un argument apologétique traditionnel mais dans un sens entièrement nouveau… 

En outre, comme ils sont inévitables, le mal et les fautes nous sont admis, « même les plus volontaires, si nous les pleurons ». S’ils sont vraiment inévitables, ce ne sont plus alors des fautes. Pourquoi devons-nous pleurer comme des coupables si finalement nous sommes plutôt des victimes ? Nous devrions plutôt protester contre une injustice si criante et un Dieu emprisonné par son ouvrage ! Est-ce avec un tel discours que nous pouvons convertir des âmes et leur apporter du soulagement ? 


La mort, ruse de Dieu ?... 

La mort correspond à cette solution subtile d’un Dieu qui tente de reprendre possession de son œuvre. « Le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c'est d'avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d'amoindrissement et de disparition ». Par la mort physique, Dieu nous dissout physiquement pour qu’Il agisse et nous recrée dans un état où l’union sera possible. Le multiple deviendra un. « Il lui faut, pour nous assimiler en lui, nous remanier, nous refondre, briser les molécules de notre être. La Mort est chargée de pratiquer, jusqu'au fond de nous-mêmes, l'ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l'état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. Et ainsi son néfaste pouvoir de décomposer et de dissoudre se trouvera capté pour la plus sublime des opérations de la Vie. Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu ». La mort marque le triomphe de Dieu. Ce n’est donc plus une peine dû au péché originel mais au contraire une voie de salut. Elle ne se transmet pas par filiation mais elle est inhérente à la nature de la créature. Sommes-nous encore dans le christianisme ? 

Le dogme du péché originele, « un simple défaut de perspective » … 

« Sans exagération, on peut dire que le Péché originel est, sous sa formulation courante aujourd’hui, un des principaux obstacles où se heurtent en ce moment les progrès intensifs et extensifs de la pensée chrétienne »[9]. Il fait obstacle aux « hommes de bonne volonté hésitante » et ne peut plaire qu’aux « esprits étroits ». 

Nous rencontrons de nouveau le procédé "apologétique" de Teilhard. D’une part, il présente le dogme sous un aspect répulsif (conséquences graves, satisfaisant les "esprits étroits") tout en montrant l’aspect positif de sa proposition. D’autre part, il minimise la cause de l'erreur, « simple défaut de perspective ». Compte tenu d'un tel déséquilibre entre la cause et la conséquence, les modifications doctrinales qu’il réclame apparaissent nécessaires et sans difficultés. Or, changer les priorités, c’est changer de religion… 

Teilhard tente donc de concilier la foi et l’évolutionnisme en proposant une nouvelle conception du péché et du mal. Selon sa théorie, l’œuvre de la Création porte finalement la cause du mal. Le péché originel, décrit de manière symbolique dans la Sainte Écriture, n'est qu’une loi inhérente à l’Évolution, la « rançon du progrès ». Pour éviter de concevoir un Dieu véritablement responsable du mal, il Le décrit comme un stratège habile qui parviendrait à détourner pour le bien le processus dont Il est l'auteur. L'homme demeure la victime de la Création... 

Nous pouvons être effarés et scandalisés par une telle conception. Mais que peut-il faire d’autre que d’inventer une solution boiteuse lorsqu’il veut concilier l’inconciliable ?... 



Reférences
[1] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie, 20 juillet 1920, dans Comment je crois.
[2] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie dans Comment je crois
[3] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie dans Comment je crois
[4] Teilhard, Réflexions sur le péché originel, 15 novembre 1947. 
[5] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie dans Comment je crois. 
[6] Émeraude, mars 2013, article « Le Chrétien moyen selon Teilhard ». 
[7] Teilhard, Notes sur quelques représentations historiques possibles du péché originel, dans Comment je crois
[8] Dom Georges Frenaud, moine de Solesmes, Pensée philosophique et religieuse du Père Teilhard de Chardin, collection Octobre. 
[9] Teilhard, Réflexions sur le péché originel.