" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 25 février 2013

L'Islam et les non-musulmans


« La nature de la tolérance islamique — sa portée et ses limites — sont souvent mal comprises. Deux mythes courants, deux stéréotypes, s'opposent à ce propos : d'un côté, la vision d'un islam bigot, intolérant, tyrannique, symbolisé par l'image légendaire du guerrier fanatique déferlant du désert, le Coran dans une main et l'épée dans l'autre, et offrant à ses victimes le choix entre les deux ; de l'autre, celui de l'égalité des droits, de l'utopie interreligieuse et interraciale dans laquelle musulmans, chrétiens et juifs auraient collaboré dans un âge d'or de libre effort intellectuel » [1]. 


Nous sommes en effet régulièrement confrontés à deux réalités que nous ne pouvons ignorer : des atrocités sont commises au nom de l'islam alors que des discours le présentent comme une religion tolérante, voire pacifique. Au delà de la peur ou de la colère, que génère la violence islamique à l'égard des chrétiens ou d'autres non-musulmans, au delà aussi de la démagogie et de la volonté de dédramatiser les passions, nous souhaitons étudier de plus près les relations entre l'Islam et les non-musulmans. Pour cela, nous vous proposons encore de revenir aux origines de l’Islam... 

Revenons d'abord à la conquête islamique, en particulier sur le rôle économique des non-musulmans dans la société arabe et dans l’État naissant. Dans la mentalité tribale, d'où émane l'Islam, le vaincu doit se soumettre à son vainqueur. Or, le vaincu est le non-musulman (chrétien, juif, zoroastrien, païen), le vainqueur, le musulman. Or, l’Islam est la religion du vainqueur. Cette soumission du vaincu se manifeste par le paiement d'un tribut si le vaincu ne devient pas esclave ou s'il ne meurt pas. Elle se concrétise au moyen d'un contrat parfois précaire, dépendant de la bonne volonté du vainqueur. Le non-musulman est donc source de profit et de richesse. Il doit être préservé. C'est pourquoi l’État tente de le protéger contre la cupidité et l'esprit belliqueux des tribus arabes. C'est pourquoi également il refusera toute conversion des vaincus lorsqu'elle conduira à une diminution inquiétante des recettes. Ils n'hésiteront pas, non plus, à quitter une région conquise, même stratégique, au prix d'une rançon si cette dernière est plus rentable... 

Revenons aussi à la situation difficile des musulmans au lendemain de la conquête arabe. En dépit de leurs victoires incontestées et de leur domination, les musulmans sont en position de faiblesse. De vastes régions civilisées au passé prestigieux et dotées d'une culture supérieure sont tombées rapidement entre leurs mains. Ils sont minoritaires et ignorent l'art de gouverner. Ils méprisent même les travaux de la ville et de la terre. Ils dépendent donc entièrement des peuples vaincus, de leur savoir et de leurs labeurs, et de leur soumission. Ils sont ainsi dans l'obligation de recourir aux services des juifs et des chrétiens pour administrer leurs territoires. Les Grecs chalcédoniens, fidèles à Byzance, ont généralement rejoint les terres byzantines, les autres continuent leur travail et les remplacent, s'adaptant au changement de régime. Des collaborations se mettent en place entre les vaincus et les conquérants. Mais l'intérêt de l’État est évidemment de renforcer sa mainmise sur les populations et de diminuer l'inégalité démographique, culturelle et politique. Ainsi pratique-t-il une forte politique migratoire, accompagnées de mesures d'arabisation pratiques. Les langues indigènes, l'araméen (Irak, Mésopotamie, Syrie, Palestine), le copte (Égypte), le pehlvi (Perse), sont ainsi interdites dans l'administration. Une autre culture tente de s'affirmer et de se substituer aux autres... 

Enfin, les conflits pour des questions de pouvoirs ne sont pas rares dans l'histoire de l'Islam. L'autorité est disputée entre des tribus puis entre des peuples. Damas supplante La Mecque après que celle-ci se soit imposée devant Médine. Les omeyades (arabes) écrasent Ali et sa tribu avant que les abbassides (perses) ne remplacent les arabes à la tête de l'empire. Des considérations sociales entrent aussi en jeu dans cette quête du pouvoir. Les premiers califes représentent plutôt la classe des notables alors que leurs adversaires semblent plutôt porter les classes les moins aisées. Les relations entre l'Islam et les non-musulmans s'intègrent également dans ces perpétuels rapports de force. 

Les non-musulmans sont donc traités selon des considérations économiques, politiques et sociales. Nous pourrions alors croire que les considérations religieuses sont alors secondaires et que l'Islam n'intervient guère dans leur persécution ou leur tolérance. Pour y voir encore plus clair, revenons au tout début de l'Islam, au moment où l’Islam rencontre pour la première fois des non-musulmans... 

Avant que Mahomet et ses disciples ne convertissent la péninsule arabique, cette dernière était essentiellement païenne. Elle abritait aussi certains courants spirituels provenant de ses puissants voisins. Le judaïsme puis le christianisme, surtout nestorien et monophysite, s'y étaient répandus. Des tribus arabes s'établissent sur la lisière des déserts syriens et mésopotamiens ou se sont infiltrées dans l'empire byzantin. Elles se sont converties au christianisme. Elles ont maintenu leur contact avec leurs tribus sœurs ou alliées, restées païennes. 

Selon la tradition islamique, en l'an 10 de l'hégire, soit en 632, Mahomet rencontre des chrétiens nestoriens de Najran, conduits par leur évêque. A cette occasion, un pacte est conclu aux termes duquel les chrétiens obtiennent l'autorisation de conserver leur culte en contrepartie du paiement d'un tribut. « Au fur et à mesure que le pouvoir musulman s'établit dans la péninsule arabe, il semble que la pratique se soit répandue de doter les chrétiens d'un régime politique discriminatoire mêlant les marques d'infériorité et les garanties de protection (ex.: fiscales), la sécurité et le droit de vivre selon leurs us et coutumes leur sont assurés » [2]. 


Mahomet conclut aussi un accord avec les Juifs cultivant l'oasis de Khaybar, à 150 kilomètres de Médine. Le prophète confirme aux Juifs la possession de leurs terres mais la propriété comme les fruits reviennent aux musulmans. Pour conserver leur religion et leurs biens, ils doivent leur remettre la moitié de leurs récoltes. « Cet accord devient un locus classicus de la jurisprudence ultérieure portant sur le statut des sujets conquis non musulmans dans l'État musulman » [1]. Mais, ce statut n'est pas définitif. Mahomet et ses successeurs se réservent le droit de l'abroger quand il le veut. Ainsi, en 640, le calif Umar rompt le pacte et chasse du Hijâr les tributaires juifs et chrétiens pour respecter cet adage : « deux religions ne doivent pas coexister dans la péninsule arabique ». En absence de contrat ou de soumission, la mort est inéluctable. Elle peut cependant être commuée en réduction à l'esclavage. Progressivement, un statut s'établit donc pour les non-musulmans. Ce statut s'appuie sur un rapport de force et sur l'appartenance religieuse. Il légitime des mesures de discrimination. 

Les zoroastriens subissent aussi cette politique, mais leur situation est plus dramatique. « A la différence de l'Empire chrétien, l'Empire perse a été vaincu et entièrement détruit ; son territoire et sa population sont passés sous la domination du califat islamique. Le clergé zoroastrien était étroitement associé à la structure du pouvoir. Privé de cette association, manquant de la stimulation de puissants partisans à l'étranger, dont bénéficiaient les chrétiens, ou de l'habileté à survivre amèrement acquise qui animait les juifs, les zoroastriens tombent dans le découragement et déclinent. Leur nombre diminue rapidement.»[1]. 





Pour légitimer la politique des califes, notamment fiscale, les juristes musulmans s'appuient en particulier sur « le pacte d'Umar », attribué par les chroniqueurs arabes tantôt à Umar Ier (634-644), tantôt à Umar II (717-720). Ce contrat est intéressant non seulement parce qu'il conditionne les relations pratiques entre l'Islam et les non-musulmans, mais aussi parce qu'il donne l'esprit qui les régit. Umar a négocié les conditions de redditions en fonction de tribut versé par les indigènes. Conscient que les vaincus représentent la source de la puissance arabe, il a limité l'esclavage et le partage des populations. Pour imposer ses décisions, il a invoqué celles prises par Mahomet lors de ses guerres contre les juifs Médinois. Par un contrat, le calife garantit la sécurité de leur vie, de leurs biens et de leur foi, et s'abstient d'intervenir dans leurs affaires, moyennant tribut. Ces populations sont finalement sous sa protection. Ce sont des « dhimmis », des protégés. Ceux qui ne sont pas sous cette protection appartiennent au butin à partager individuellement selon les modalités de la conquête. Ainsi, les vaincus sont partagés entre la protection assurée par les califes et les prédations des nomades. 

Nous pourrions constater qu'il n'existe pas de volonté de conversion de la part des musulmans. La situation n'est pas en fait aussi simple. A Médine, Mahomet entre en conflit avec les trois tribus juives qui y vivent. Toutes sont vaincues et, selon la tradition musulmane, deux d'entre elles eurent à choisir entre la conversion et l'exil ; la troisième, la tribu Banu Qurayza, entre la conversion et la mort. Cette opposition juive laissera de la rancœur notamment dans le Coran. Elle expliquerait aussi le changement de l'orientation de la prière musulmane. A l'origine orientée vers Jérusalem, elle sera désormais tournée vers La Mecque. 

Si au début de leur expansion, les musulmans rencontrent des populations plus propres à se soumettre qu'à combattre, la situation change au fur et à mesure de leur progression. Mahomet entre en conflit avec des tribus chrétiennes. Une attitude moins favorable aux chrétiens apparaît alors dans les textes saints de l'Islam. 

Enfin, les massacres et la mort touchent les populations non pour des raisons religieuses mais probablement par « plaisir », selon des « coutumes de guerre », comme il était souvent pratiqué à cette époque par les autres conquérants, néanmoins avec beaucoup plus de mesures. L'esprit des tribus arabes, et non des considérations purement religieuses, peut en partie expliquer la sauvagerie constatée. Attardons-nous sur un fait en apparence anodin. Selon la tradition arabe, les tribus peuvent attaquer une caravane mais il leur est strictement interdit de faire répandre le sang. Un tel crime est systématiquement suivi d'une véritable vendetta. Or, la troupe de Mahomet rompt brutalement cet usage. Le sang coule lorsqu'elle attaque les convois de La Mecque. Le scandale et l'indignation sont énormes. Mais, heureusement, le Coran vient divinement justifier son action et apaiser les mauvaises consciences… 


Que constatons-nous finalement ? D'une part, l'histoire a un rôle essentiel dans les relations entre l'Islam et les non-musulmans. Des faits historiques précis justifient des attitudes décrites par le Coran et les autres textes saints, attitudes désormais couvertes par l'autorité de Dieu. D'autre part, le pouvoir recherche dans le passé une jurisprudence qui lui permet de gérer les relations avec les non-musulmans, faute de réponses dans ses textes fondateurs. L'histoire a donc laissé une forte empreinte dans l'Islam. Le Coran y est en effet fortement imprégné... Il en devient incompréhensible sans cette lumière historique… 

Au delà de ses considérations historiques, les relations entre l'Islam et le non-musulman se fondent sur un usage, un esprit, probablement d’origine tribale. Le non-musulman apparaît avant tout comme un vaincu qui doit se soumettre au conquérant. Sa défaite légitime sa domination. Cette soumission se réalise pratiquement, sous des signes visibles, et même elle est statuée juridiquement. Le vaincu est véritablement une rançon et un butin que Dieu livre aux musulmans. Les vainqueurs peuvent donc en abuser comme tout autre bien ici-bas. L'Islam ne fait que réconforter et accentuer ce sentiment de supériorité. Il lui donne une légitimité spirituelle incontestable. Ou plutôt la victoire réconforte l’Islam. Car Dieu seul peut apporter la victoire. Le non-musulman est donc avant tout un soumis ... 

L’Islam a profondément modifié ces relations en y instaurant un nouvel esprit. La mort n'y est pas exclue. C'est probablement une rupture par rapport aux antiques traditions arabes. Et la mort y est présentée comme l'expression de la volonté divine. 

En conclusion, les relations entre l'Islam et les non-musulmans se définissent plus par opportunisme que par conviction religieuse. Elles sous-entendent une relation de supériorité et une forte discrimination qui écrasent et annihilent le non-musulman, relations qu’aggrave l’Islam. Cela peut justifier toutes les atrocités. L'Islam a surtout figé une attitude historique, devenue désormais une référence pour les générations suivantes. Il apparaît de plus en plus comme une œuvre purement humaine, bien éloignée de Dieu qui dépasse toute génération... 



Références
[1] Bernard Lewis, L'islam et les non-musulmans, dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n°3-4. 1980,http://www.persee.fr/web/revues.
[2] Jean-Pierre Valognes, Vie et Mort des chrétientés d'orient, Des origines à nos jours, Fayard, 1994, 1ère partie, chap. 2.

jeudi 21 février 2013

L'eugénisme : Darwin, coupable ou non-coupable ?




Notre étude sur l'évolutionnisme nous a conduits à aborder le douloureux sujet de l'eugénisme moderne. Nous avons perçu les atrocités commises en son nom dans les démocraties occidentales et sous le nazisme. L'histoire de l'eugénisme nous a fait comprendre qu'il ne pouvait qu'être le fruit amer de l'évolutionnisme [1]. Certes, des critères économiques sont intervenus et interviennent encore dans la mise en place de mesures eugénistes, mais son fondement théorique et moral repose essentiellement sur la théorie de l'évolution. Or, des voix s'élèvent pour dénoncer toute sorte de filiation ou d'amalgame entre le darwinisme et l'eugénisme. Ce ne serait que mensonge et erreur. L'eugénisme ne serait en fait qu'une déviation de la théorie. Par conséquent, Darwin n'en serait pas responsable. Il n'est pas rare en effet de voir des crimes revêtus de la notabilité d’une personnalité reconnue et estimable, ou encore d’une science ou d’une philosophie. Est-ce le cas pour l'eugénisme? 

« Plutôt qu'attaquer directement l'évolution, certains essayent de la démonter par association. Souvent, ils déclarent que la théorie de l'évolution conduit inévitablement à l'eugénisme et aux atrocités comme celle perpétrées par Hitler. Ces affirmations n'ont aucun rapport avec la réalité de l'évolution, elles sont en outre complètement fausses » [2]. 

Tenons à préciser que nous n'attaquons pas l'évolutionnisme par l'eugénisme et par ses avatars. Notre étude suit une démarche qui nous semble pertinente et objective. Nous avons cherché à comprendre la théorie de l'évolution sous tous ses aspects scientifiques, philosophiques, idéologiques afin de la juger et de présenter ses limites, ses erreurs et ses faussetés. Aujourd'hui, nous sommes plus à même de la juger et nous l'avons déjà rejetée. Nous sommes désormais conduits à étudier son influence dans notre société puisque les évolutionnistes eux-mêmes nous y poussent. Ne nous proposent-ils pas une nouvelle vision du monde, plus exacte de la réalité ? Le teilhardisme est un exemple de ces courants d'influence qui puisent sa force dans l'évolutionnisme. Inévitablement, nous avons du aborder l'eugénisme tel qu'il a été pratiqué depuis le XIXème siècle puisque les eugénistes eux-mêmes se référent à la théorie de l'évolution. Nous allons toutefois écouter ceux qui rejettent cette filiation ou toute forme d'association... 

Darwin n'aurait jamais voulu prôner ou justifier l'eugénisme ; au contraire, il aurait combattu toute forme de racisme et de discrimination. On tente donc de le réhabiliter en nous montrant qu'il s'était opposé à tout sentiment contraire à l'humanisme. 

Darwin constate que la sélection naturelle ne joue plus son rôle dans les civilisations modernes et par conséquent, il en déduit l'irrésistible décadence du genre humain. « Chez les sauvages, les individus faibles de corps ou d’esprit sont promptement éliminés, et les survivants se font ordinairement remarquer par leur vigoureux état de santé. [...] Or, quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine. On est tout surpris de voir combien le manque de soins, ou même des soins mal dirigés, amènent rapidement la dégénérescence d’une race domestique ; en conséquence, à l’exception de l’homme lui-même, personne n’est assez ignorant ni assez maladroit pour permettre aux animaux débiles de reproduire » [3]. 

Cette citation, souvent reprise, et nous l'avons aussi utilisée dernièrement [4], aurait conduit à un malentendu. Car en effet, détachée de son contexte, elle montrerait la nécessité de l'eugénisme. On nous cite alors la suite, souvent oubliée :  « […] mais si nous devions intentionnellement négliger ceux qui sont faibles et sans défense, ce ne pourrait être qu'en vue d'un bénéfice imprévisible, lié à un mal présent qui nous submerge. Nous devons par conséquent supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des faibles et de la propagation de leur nature ». 

Darwin précise donc que faute de science, nous devons tolérer le mal, c’est-à-dire la survie des faibles et leur génération. L'homme n'a donc pas le choix, compte tenu de son ignorance sur le « bénéfice imprévisible » de son éradication. Il s'agit bien d'une tolérance, faute de connaissances ! Si on veut réhabiliter Darwin, nous pensons qu'il y a assurément un autre chemin à prendre. Mais, suivons le toutefois puisque on nous y invite. 

Reprenons plus en détail les propos de Darwin. Il précise bien que la société est submergée par un mal, celle de sa décadence, car la sélection naturelle ne joue plus son rôle. Ce mal provient en partie de la survie des « faibles » que favorisent nos protections sociales. Par leur présence et leur multiplication, les « faibles » sont des facteurs de décadence aux effets « indubitablement mauvais ». Darwin n'émet aucun doute à ce sujet : « cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine ». On ne traite pas de la misère, de la maladie ou de la corruption nées des hommes et de leurs vices, mais des êtres humains dont l'existence est considérée comme un mal. 

Darwin classe donc les personnes en deux catégories : les « indésirables » ou « tolérables », et les « désirables » ou « à propager ». Il y a bien discrimination. Mais sur quels critères ? Sur leur faiblesse naturelle ou plutôt sur ce qui peut apparaître comme signe de décadence. Les « indésirables » sont ceux qui auraient du être supprimés par la sélection naturelle. Rappelons que selon la théorie de l'évolution, la sélection naturelle agit sur un environnement donnée. Par conséquent, la notion de faiblesse ou de débilité est toute relative... 

Propagande nazie...
"60000 Reichsmark, c'est ce que cette personne 

souffrant de maladie congénitale
coûte à la communauté durant toute sa vie"


Darwin explique pourquoi nous devons tolérer les « faibles » et les « sans-défense ». Théoriquement, si nous voulions imiter la sélection naturelle et accomplir son œuvre pour le bien du genre humain, nous devrions en effet supprimer les sources de débilité. Il est en effet plus facile de supprimer le malade que la maladie. Mais selon Darwin,  nous ignorons les impacts de cette mesure dans la société. La suppression des faibles, améliorerait-elle la race humaine ou aggraverait-elle la situation ? Car on ne peut agir que pour le mieux. Tel est le principe moral de Darwin, nous semble-t-il. Soyons donc pragmatiques. Or les bénéfices de telles mesures d'éradication sont « imprévisibles ». Donc il faut s'y abstenir. Ainsi, ce n'est pas pour des considérations humaines, encore moins par humanisme, que nous devons tolérer les « faibles » et les « sans-défenses » mais par ignorance. Par conséquent, il suffirait d'approfondir nos connaissances pour ne plus tolérer l'inacceptable. Donc la science ne peut qu'être un secours pour aider le genre humain à poursuivre son évolution en éradiquant les sources de décadence. Le darwinisme implique le progrès de la science en vue de maîtriser et d'améliorer l'évolution du genre humain. Or, qu'est-ce que l'eugénisme ? « L'eugénisme est la direction par les humains de leur évolution » [5]. 

Comment défendre Darwin après un tel discours tant il est dépourvu d'humanité et de moral ? Il porte en lui tout le germe des atrocités commises en son nom. Car lorsque certains jugeront que leur niveau de connaissance sera suffisant pour voir les bénéfices de l'éradication des faibles, la porte sera ouverte pour la suppression d'hommes et de femmes jugés indésirables. Tout repose donc sur un jugement basé sur des résultats scientifiques, c'est-à-dire sur des interprétations, des modèles, des hypothèses, des théories ! L'évolutionnisme est bien porteur des atrocités que l'histoire récente porte en elle. Encore aujourd'hui, la suppression d'un être jugé indésirable est rendue légalement possible. L'eugénisme poursuit encore ses ravages. Ne l'oublions jamais en dépit du silence des « indésirables ». Ainsi, comme le suggère Darwin, l'homme doit agir pour le bien du genre humain en jouant le rôle de la sélection naturelle, aujourd'hui jugée inefficace. 

Écoutons un autre défenseur de Darwin, beaucoup plus sérieux et pertinent. Selon le théoricien de l'évolution, la sélection naturelle est certes inefficace dans notre société moderne mais elle a laissé sa place à un autre moteur de sélection, l’éducation. Cette dernière a développé des principes et des notions qui s'opposent aux effets éliminatoires de la sélection naturelle pour s'orienter vers la protection et la sauvegarde des faibles de corps et d'esprit. « Ce faisant, la sélection naturelle a travaillé à son propre déclin [...], en suivant le modèle même de l’évolution sélective – le dépérissement de l’ancienne forme et le développement substitué d’une forme nouvelle : en l’occurrence, une compétition dont les fins sont de plus en plus la moralité, l’altruisme et les valeurs de l’intelligence et de l’éducation » [6]. En clair, selon Darwin, l'évolution de l'homme a connu une rupture : le passage de la sélection à la morale comme moteur de l'évolution. Désormais, l'homme progresse par l'éducation. Ainsi, s'oppose-t-il au racisme et à l'eugénisme comme freins au nouveau moteur d'évolution. « Il s’oppose ainsi expressément au racisme, au malthusianisme et à l’eugénisme, contrairement à l’erreur courante qui lui attribue la justification de ces trois systèmes de prescriptions éliminatoires ». 

Nous sommes au cœur du problème : le « matérialisme éthique ». « Elle autorise et même requiert le matérialisme éthique déductible d’une généalogie scientifique de la morale ». Comment une morale peut-elle se construire à partir de la science ? Car l'évolutionnisme prétend en délivrer une. Si la morale naît de la science, si elle est déduite d'interprétations scientifiques, de théories éphémères comme l'homme en a connues, elle deviendrait relative, instable, douteuse. Comment pouvons-nous juger si notre jugement repose sur l'incertitude ? N'oublions pas la théorie d'incomplétude de Gödel ou encore la notion de réfutabilité de Popper [7]... 

Plus grave encore, la morale devient objet de science. La théorie tente d'expliquer la morale, l'humanisme, la solidarité comme elle explique l'évolution des espèces. On parle souvent de « biologisation » de l'homme. Ce terme est assez approprié. On étudie l'homme et ses actions sous le seul regard de la biologie ou plus largement de la science. L'homme est vu comme animal et objet d'étude. Souvenons-nous d'une des bases de réflexion de Darwin : la sélection artificielle pratiquée dans l'élevage. L'évolutionnisme traite les hommes comme des bovins ou comme des rats de laboratoire. Nous ne sommes que des bêtes d'un troupeau dont il faut améliorer la qualité ou des objets qu'on peut manipuler comme une molécule. Qui juge de la qualité du troupeau ou de la finalité du traitement ? ... Le scientifique ?... 

Nous voyons ainsi toute la nocivité de l'évolutionnisme qui se trouve en germe dans la théorie de l'évolution. Il ne s'agit pas de condamner Darwin. Laissons-le à la justice de Dieu. Il s'agit surtout de comprendre en quoi la théorie est perverse et perfide. Et plus nous étudions ses conséquences, ses influences, plus nous saisissons le poison qu'il diffuse dans notre société... 

Néanmoins, pour se défendre, certains darwinistes exposent une autre argumentation encore plus irrecevable. Ils dénigrent aux chrétiens le droit de juger l'évolutionnisme sous prétexte que notre religion serait responsable de plus grandes atrocités, de l'antisémitisme et des persécutions religieuses. « Comme pour l'holocauste, le meurtre de personnes valides et sensées uniquement à cause de leur religion peut difficilement être appelé « eugénisme ». Il est incroyable de blâmer Darwin, tout en passant sur le rôle du christianisme dans l'encouragement de l'antisémitisme à travers les siècles » [8]. Devons-nous nous taire car nous sommes catholiques ? La raison est-elle propre aux non-chrétiens ? Nous n'oublions pas ce genre d'accusation si facile à prononcer mais est-ce le sujet de la discussion ? Nous savons en effet que des chrétiens ont mis en œuvre l'eugénisme comme d'autres l'ont combattu. 

Croire que le chrétien doit se taire car certains ont fauté n'est pas acceptable. Autant refuser à l'homme le droit de réfléchir, autant lui enlever sa nature même, ce que fait allègrement l'évolutionnisme. D'autres discours viendront pour réfuter de telles allégations. Nous savons où se trouvent la culture de vie et la culture de mort. C'est pour cela que nous ne pouvons pas nous taire... 



Références
[1] Émeraude, janvier 2013, article « L’Eugénisme moderne ». 
[2] Mythe 13 La théorie d'évolution conduit au racisme et au génocide, charlatan.info. 
[3] Charles Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, 1871, éd. C.Reinwald et Cie, 1891, p. 144. 
[4] Émeraude, janvier 2013, article « L’Eugénisme moderne ». 
[5] Devise du second congrès international d'eugénisme en 1921. 
[6] Charles Darwin, une théorie matérialiste de la nature et de la civilisation, http://acl.ac-creteil.fr/domaines/Dossiers-Pedagogiques/Darwin.pdf
[7] Émeraude, mars 2012, article « Incomplétude des théories » et Émeraude, avril 2012, article « Que serait la science si … ? » 
[8] Mythe 13 La théorie d'évolution conduit au racisme et au génocide, charlatan.info.

lundi 18 février 2013

Teilhard et le point Omega

Selon le Père Teilhard de Chardin, l'univers est composé de matière et d'esprit, non plus considérés comme deux états opposés mais comme deux faces intimement unies. Depuis ses origines, il évolue vers un approfondissement de la conscience au fur et à mesure de sa complexification. Être réfléchi par excellence, l'homme est l'axe de cette évolution qui se poursuit avec l'avènement de l'Humanité, où toutes les consciences doivent s'associer en un tout organique. L'évolution, et donc le monde, s'achèveront avec la fusion de toutes les consciences en une seule conscience, le point Omega. Quel est ce point vers lequel tout converge ?... 

La conscience ne peut que monter, c'est-à-dire déployer toute son énergie au fur et à mesure du temps pour parvenir au seuil critique, à un nouveau saut qualitatif. Le développement de la conscience de l'homme ne se manifestera pas sous la forme d'une modification organique, c'est-à-dire d'un accroissement de son cerveau, qui a déjà atteint ses limites, mais par l'affranchissement de la conscience des conditions matérielles. La montée de conscience se manifestera d'abord par l'union des consciences. « Pas d’avenir évolutif à attendre pour l’homme en dehors de son association avec tous les autres hommes » [1]. Les centres individuels de pensées, que sont les hommes, vont s'associer entre eux dans une synthèse physique et sociale. Ils suivent le même chemin que celui des atomes, qui, en se regroupant, ont donné naissance à des molécules, qui, à leur tour, ont produit des corps organiques... 

Tous les hommes sont appelés à ce regroupement universel de l'Humanité. « L’Issue du Monde, les portes de l’Avenir, l’entrée dans le Super-humain, elles ne s’ouvrent en avant ni à quelques privilégiés, ni à un seul peuple élu entre tous les peuples ! Elles ne céderont qu’à une poussée de tous ensemble, dans une direction où tous ensemble ils peuvent se rejoindre et s’achever dans une rénovation spirituelle de la Terre ». Cela n'est possible qu'au prix d'un effort collectif de tous les hommes et donc au préalable d'une prise de conscience collective. L'Humanité, nouvel être en devenir, est en fait cette conscience collective, une conscience désincarnée. Nous sommes dans une réalité pensante. « Une collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de super-conscience. La Terre non seulement se couvrant de grains de pensée par myriades, mais s’enveloppant d’une seule enveloppe pensante, jusqu’à ne plus former fonctionnellement qu’un seul vaste Grain de Pensée, à l’échelle sidérale. La pluralité des réflexions individuelles se groupant et se renforçant dans l’acte d’une seule Réflexion unanime ». L'homme reste cependant libre d'accepter ou de refuser cette « association ». 

L'union des consciences se réalise de deux façons : soit par l'association individuelle de chaque esprit personnel, association qui s'accomplit pour chaque homme au moment de sa mort, soit dans l'histoire du monde au sens de l'humanité en évolution. 

Les centres de conscience convergent donc vers un centre absolu de ralliement, centre de convergence naturelle de tous les esprits, que Teilhard appelle le point Omega, « ce Pôle supérieur de l’Évolution ». Il attire vers lui ce vaste et profond mouvement qui depuis l'origine ne cesse de mener le monde et la vie. Ce point Omega n'est pas un principe, encore moins le moteur de l'évolution, mais bien un point d'attraction. Il attire mais ne crée pas... 

Au-delà (Marc Bloch)
Cette union des consciences n'est pas confusion ou anéantissement de soi. Au contraire, « ce qu’il faut bien comprendre, chacune devenant d’autant plus soi, et donc plus distincte des autres, qu’elle s’en rapproche davantage en Oméga ». Plus la conscience se personnalise, c'est-à-dire devient consciente d'elle-même, se replie sur elle-même, plus elle converge vers ce point. Plus on est proche de soi, plus on est. « Plus ils deviennent tous ensemble, l’Autre, plus ils se trouvent soi ». Le point Omega n'est pas un centre de fusion des consciences qui s'anéantissent et disparaissent en lui, mais « un Centre distinct rayonnant au cœur d’un système de centres. Un groupement où personnalisation du Tout et personnalisations élémentaires atteignent leur maximum, sans mélange et simultanément, sous l’influence d’un foyer d’union suprêmement autonome ». Il est un centre absolu qui groupera les esprits dans une personnalité supérieure sans leur faire perdre leur personnalité propre. Mais quel est finalement ce point Omega ?... 

Teilhard définit le point Omega comme un esprit personnel, toujours actuel, aimable et aimant, incorruptible et transcendant. Il est antérieur et au-dessus de l'évolution. Finalement, il est ce qu'on appelle communément Dieu. « La fin du Monde : renversement d’équilibre, détachant l’Esprit, enfin achevé, de sa matrice matérielle pour le faire reposer désormais, de tout son poids, sur Dieu-Oméga ». 

Ainsi, Teilhard arrive à son objectif : joindre la foi et la science... « La Vie réfléchie ne peut continuer à fonctionner et à progresser à moins que ne brille au-dessus d’elle un pôle suprême d’attrait et de consistance. Ni individuellement, ni socialement, la Noosphère [2], de par sa structure, ne saurait se fermer autrement que sous l’influence d’un Centre Oméga. Tel est le postulat où nous a logiquement conduits l’application intégrale à l’Homme des lois expérimentales de l’Évolution ». Dans Le Milieu Divin [3], Teilhard voit plus précisément le point Omega comme le Christ qui attire tout à Lui

Au terme d'une investigation, semble-t-il scientifique ou du moins présentée ainsi, Teilhard a montré l'existence de Dieu sans faire appel à la métaphysique, « non pas en vertu des principes de causalité efficiente ou finale, mais en simple conséquence du fait de l'évolution scientifiquement constatée » [4]. 

Teilhard veut montrer que l'Évolution souligne plus clairement l'action de Dieu et sa finalité. Il en définit le terme : « par une action pérenne de communion et de sublimation, il s’agrège le psychisme total de la Terre. Et quand il aura ainsi tout assemblé et tout transformé, rejoignant dans un geste final le foyer divin dont il n’est jamais sorti, il se refermera sur soi et sur sa conquête ». 

Se révélant soudainement apologiste, il veut aussi montrer que seul le christianisme est capable non seulement de faire comprendre le sens de l'évolution mais aussi de l'accomplir, voire de s'y substituer. C'est pourquoi l'évolution peut lui donner un nouveau souffle de vie et d'apostolat. « L'Évolution vient infuser en quelque sorte un sang nouveau aux perspectives et aux aspirations chrétiennes. Mais en retour la foi chrétienne n’est-elle pas destinée, ne s’apprête-t-elle pas, à sauver, ou même à relayer l’Évolution ? ». Car le christianisme est la seule force capable d'unir les hommes, quel que soit leur rang, leur origine, leur race, .... Il le présente donc comme la religion d'avenir. « Par lui désormais passe vraiment, comme il l’affirme, l’axe principal de l’Évolution ». 

Reste encore à montrer que le Point Omega correspond bien au Christ du christianisme et non à une chimère, ce qui implique nécessairement une nouvelle théologie comme il en est parfaitement conscient. Car sa théorie n'est pas conforme à la doctrine et à l'enseignement de l’Église. Elle soulève des contradictions qui demandent de nouvelles solutions théologiques, en claire de l'innovation. La doctrine sur la Rédemption, et donc sur le péché originel, est probablement le lieu extrême de l'affrontement. 

« Pris matériellement dans leur nature de « Centres universels », le Point Oméga de la Science et le Christ révélé coïncident, - je viens de le dire. Mais, considérés formellement, dans leur mode d'action, sont-ils vraiment l'un à l'autre assimilables? D'une part, la fonction spécifique de Oméga est de faire converger sur soi, pour les ultra-synthétiser, les parcelles conscientes de l'Univers. D'autre part, la fonction christique (sous sa forme traditionnelle) consiste essentiellement à relever, à réparer, à sauver l'Homme d'un abîme. Ici, un salut, par le pardon obtenu. Là un achèvement, par le succès d'une œuvre réalisée. Ici un rachat. Là une genèse. Les deux points de vue sont-ils transposables, pour la Pensée et pour l'Action ? - Autrement dit, peut-on passer, sans déformation pour l'attitude chrétienne, de la notion d'« Humanisation par Rédemption » à celle d'« Humanisation par Évolution » ? » [5]. 

Finalement, réfléchissons bien, l'opposition qui sépare radicalement l'évolutionnisme, religieux ou non, du christianisme ne se résume-t-elle pas à cela ?... 

Références
[1] Teilhard, Le Phénomène Humain, IV, La Survie, chapitre 1. 
[2] « Noosphère » : du grec « noos » (psyché, esprit) et de « sphère ». Espace composé de l’ensemble des consciences humaines et des pensées qu’elles ont. Elle définit la sphère pensante par opposition à la biosphère ou sphère vivante. « Couche réfléchie (humaine) de la terre, constituant un règne nouveau, un tout spécifique et organique, en voie d’unanimisation, et distinct de la biosphère (couche vivant non réfléchie), bien que nourrie et supportée par celle-ci. A la fois réalité déjà donnée, et valeur à réaliser librement » (C Cuénot, Lexique Teilhard de Chardin, Seuil, Paris, 1963). 
[3] Ne connaissant cet ouvrage qu'indirectement par des commentaires, nous ne présentons pas la conception chrétienne de Teilhard. 
[4] Dom Georges Frenaud, moine de Solesmes, Pensée philosophique et religieuse du Père Teilhard de Chardin, collection Octobre. 
[5] Teilhard, Le Christ évoluteur ou développement logique de la Rédemption, chap.II.

jeudi 14 février 2013

L’évolution de l’homme selon Teilhard



Évolutionniste convaincu, le Père Pierre Teilhard de Chardin tente d'associer sa foi à ses convictions scientifiques et philosophiques. A partir de principes où se mêlent science et croyances, il élabore une nouvelle théorie de la Nature depuis les origines de l'univers jusqu'à la fin du monde. L'homme n'en est pas exclu. Élément du monde, il en est le sujet privilégié. Nous allons présenter la conception teilhardienne de l'homme à partir des œuvres elles-mêmes, ce qui nous permettra de saisir ses limites et ses erreurs ... 




Dans Phénomène Humain, Teilhard présente la genèse et le devenir de la race humaine à partir de ses plus anciennes origines cosmiques. Le titre n'est pas anodin. Dans son livre, il ne se préoccupe que de l'homme en tant que phénomène, c'est-à-dire sous le seul regard de la science et plus précisément de l'expérience. Il refuse donc toute métaphysique. « Pour être correctement compris, le livre que je présente ici demande à être lu, non pas comme un ouvrage métaphysique, encore moins comme une sorte d’essai théologique, mais uniquement et exclusivement comme un mémoire scientifique. Le choix même du titre l’indique. Rien que le Phénomène. Mais aussi tout le Phénomène » [1]. Il est donc vain, en théorie, d'y chercher la moindre pensée religieuse. Ainsi refuse-t-il notamment de traiter de la création de l'âme... 

Teilhard présente l'homme comme le fruit de l'évolution des espèces. Il admet sans réserve que toute vie émane d'une souche commune, et que l'être humain provient d'un être monocellulaire. « Aujourd'hui, l'origine de l'Homme par voie évolutive [...], cette origine évolutive, dis-je, ne fait plus aucun doute pour la Science. Qu'on se le dise bien : la question est déjà réglée, - si bien réglée, que continuer à la discuter dans les Écoles est juste autant du temps perdu que si l'on délibérait encore sur l'impossibilité pour la Terre de tourner » [2]. 

Revenons aux principes fondateurs de la pensée de Teilhard [3]. Il faut en effet souvent y revenir pour bien la comprendre. L'évolution est un processus continu, qui passe par des phases successives constituées d'abord d'un déploiement d'énergie jusqu'à un point critique puis d'un saut qualitatif qui conduit à un nouvel ordre de niveau plus élevé de complexité. « L'Univers dérive, simultanément et identiquement, vers le super-complexe, le super-centré, le super-conscient » [4]. Par ailleurs, il voit en toute chose deux faces interdépendantes, une face matérielle, le dehors, et une face psychique, le dedans. Sous ses deux aspects, l'homme est l'assemblage d'une multitude d’éléments qui s'unissent selon une complexité donnée. Cette complexité apparaît comme étant la plus élevée dans la chaîne de l'évolution. Or, plus l'être s'élève dans la voie de l'évolution, plus il se complexifie. L'homme est donc considéré comme l'être le plus évolué de la planète. 

Sous l'aspect matériel ou physique, le progrès de la vie dans le monde animal s'est surtout manifesté par une amélioration qualitative et quantitative du cerveau. Or ce dernier a atteint sa limite critique. L'énergie ne peut guère se déployer davantage. Selon le processus theilhardien de l'évolution, la vie a du faire un saut, une métamorphose pour poursuivre son avancée. Ainsi est née la pensée. L'apparition de l'homme manifeste un nouveau point de rupture de l'évolution. La capacité de réflexion donne à l'homme une supériorité d'un point de vue biologique. Contrairement aux primates d'où il est issu, il est en effet capable de se replier sur lui-même, de savoir qu'il sait. Il devient un centre de pensée. Une vie intérieure peut naître en lui et s'y développer. Par là, il est différent des autres êtres. L'homme apparaît comme la « flèche montante de la grande synthèse biologique » [5]. 

Avec l'apparition de l'homme, la vie a donc atteint un nouveau seuil. Il n'y a aucune continuité mais bien au contraire discontinuité, nullement progression mais bien changement brutal. « Que la naissance de l’intelligence corresponde à un retournement sur lui-même, non seulement du système nerveux, mais de l’être tout entier, nous sommes heureux de l’admettre. Ce qui nous effraie par contre, à première vue, c’est d’avoir à constater que ce pas, pour s’exécuter, a dû se faire d’un seul coup ». L'homme est le résultat d'un changement brusque d'état. « Retenons donc seulement, sans essayer de nous représenter l’inimaginable, que l’accès à la Pensée représente un seuil, — lequel doit être franchi d’un pas. — Intervalle « trans-expérimental » sur lequel nous ne pouvons scientifiquement rien dire ; mais au-delà duquel nous nous trouvons transportés sur un palier biologique entièrement nouveau » [7]. 

Toujours selon Teilhard, la pensée est la dernière étape de la vie. Car, la réflexion étant le pouvoir de se concentrer sur soi-même, elle représente une autonomie à l'égard de la matière. La vie entre dans le domaine de l'esprit. C'est le début de « l'hominisation de la vie ». 


Le processus de l'évolution ne s'arrête pas à l'homme. Au contraire, emportée par un mouvement inéluctable, la vie s'élance vers toujours plus de complexité selon la loi désormais connue. D'abord, déploiement de l'énergie... « Une vue ... plus chrétienne nous montre la Terre marchant vers un état où l'Homme, ayant pris entière possession de son domaine d'action, de sa force, de sa maturité, de son unité, constituera une créature enfin adulte » [8]. La conscience se déploie par un double mouvement de réflexion : l'homme se centre sur lui-même pour aboutir à une personnalisation de plus en plus grande et il centre le monde autour de lui « par établissement d’une perspective sans cesse plus cohérente et mieux organisée dans les réalités qui l’environnent » [9].



L'homme se perfectionne notamment par une meilleure compréhension du monde. En effet, par le progrès scientifique, nous sommes capables désormais « de nous mieux connaître, de nous mieux situer dans l'espace et dans la durée, au point de devenir conscients de notre liaison et de notre responsabilité universelles ». Ainsi, l'homme découvre de plus en plus la grandeur de sa vocation. L’évolution avance donc par la montée de conscience, et cette montée passe par « savoir plus ». L'homme ne cesse de progresser dans la science. Par là-même, l'homme est davantage homme. « Source de vie », la science est même innée en nous. « Plus fort que tous les échecs et tous les raisonnements, nous portons en nous l'instinct que, pour être fidèles à l'existence, il faut savoir, savoir toujours plus, et pour cela chercher, chercher toujours davantage, nous ne savons pas exactement quoi, mais Quelque Chose qui sûrement, un jour ou l'autre, pour ceux qui auront sondé le Réel jusqu'au bout, apparaîtra » [10].


Par le fait social, Teilhard voit aussi les hommes plus conscients de leur unité. Ils sont en effet « … portés par un mouvement d'ensemble inexplicable, les hommes les plus opposés d'éducation et de croyance se sentent aujourd'hui rapprochés, confondus, dans une passion commune pour cette double vérité qu'il existe une Unité physique des êtres, et qu'ils en sont les vivantes et actives parcelles ». Ils se considèrent comme des éléments d'un tout. Cette conscience d'unité se manifeste par un mouvement irréversible vers l'unité que tout semble promouvoir. Cet effort humain « tend vers une sorte de personnalisation collective, par où s'achève dans les individus une certaine conscience de l'Humanité ». 



Ce mouvement passe par l'hérédité et l'éducation. Les progrès s'ajoutent les uns aux autres. « Sous l’effort libre et ingénieux des intelligences qui se succèdent, quelque chose (même en l’absence de toute variation mesurable du crâne et du cerveau) s’accumule irréversiblement de toute évidence, et se transmet, au moins collectivement, par éducation, au fil des âges » [11]. Teilhard attribue à l'éducation le rôle de transmettre les avancées de l'esprit de génération en génération, c'est-à-dire d'approfondissement et de transmissions de la conscience. C'est même par l'éducation que se construit une collectivité pensante. Il parle de « courant héréditaire et collectif de réflexion ». Ainsi, de génération en génération, tout évolue en l'homme : « évolution de l’amour », « de la guerre », « de la recherche », « du sens social », « de la religion »... 

Telle est, au sens de Teilhard, l'hominisation. Toutes les puissances se déploient en lui. « C’est à ce grand processus de sublimation qu’il convient d’appliquer, avec toute sa force, le terme d’Hominisation ». 

Mais, l'apparition de l'homme « affecte la Vie elle-même dans sa totalité organique, — et par conséquent il marque une transformation affectant l’état de la planète entière ». Car l'hominisation progressive de l'homme conduit au déploiement de l'homme sur toute la terre. Teilhard parle alors de « planétisation de l'homme ». « La Pensée se faisant Nombre pour conquérir tout espace habitable par-dessus toute autre l’orme de la Vie [...] En cet effort de multiplication et d’expansion organisée se résument et s’expriment finalement, pour qui sait voir, toute la Préhistoire et toute l’Histoire humaines, depuis les origines jusqu’à nos jours» [12]. 

Selon Teilhard, l'hominisation a atteint son apogée à partir du XVIIème siècle. Elle a été marquée par d'innombrables changements scientifiques, économiques, industriels, sociaux. Ce siècle marque la fin de l'homme Néolithique. « Ce qui compte, en revanche, c’est le fait de pouvoir nous dire qu’au prix de ce que nous endurons, un pas de plus, un pas décisif de la Vie, est en train de se faire en nous et autour de nous. Après la longue maturation poursuivie sous la fixité apparente des siècles agricoles, l’heure a fini par arriver, marquée pour les affres inévitables d’un autre changement d’état ». 

Grâce aux progrès, nous sommes entrés dans un nouvel âge marqué par la compréhension de l'évolution. « L’un après l’autre, tous les domaines de la connaissance humaine s’ébranlent, entraînés ensemble, par un même courant de fond, vers l’étude de quelque développement. Une théorie, un système, une hypothèse, l’Évolution ?... Non point : mais, bien plus que cela, une condition générale à laquelle doivent se plier et satisfaire désormais, pour être pensables et vrais, toutes les théories, toutes les hypothèses, tous les systèmes. Une lumière éclairant tous les faits, une courbure que doivent épouser tous les traits : voilà ce qu’est l’Évolution ». Incroyable ! L'idée même de l'évolution entre dans le cadre du processus... 

Grâce à cette découverte, l'homme appréhende l'Univers d'une autre manière. Il accède même à un nouvel univers. « En nos esprits, depuis un siècle et demi, le plus prodigieux événement peut-être jamais enregistré par l’Histoire depuis le pas de la Réflexion est en train de se réaliser : l’accès, pour toujours, de la Conscience à un cadre de dimensions nouvelles ; et, par suite, la naissance d’un Univers entièrement renouvelé, sans changement de lignes ni de plis par simple transformation de son étoffe intime ». L'homme se découvre finalement lui-même. « L’Homme découvrant, suivant la forte expression de Julian Huxley, qu’il n’est pas autre chose que l’Évolution devenue consciente d’elle-même ». Il y a bien une « illumination ». Et quelle illumination !... 

Les hommes se répandent donc sur toute la planète, avec une compréhension de plus en plus profonde de ce qu'ils sont et une conscience raffermie de leur unité. Une nouvelle notion finit par apparaître, celle de l''Humanité. Plus qu'une notion, cela devient une réalité, un tout organique. Car au fur et à mesure de leur déploiement, de plus en plus nombreux dans un espace de plus en plus restreints, les hommes tendent naturellement et biologiquement à se rapprocher et à se socialiser, c'est-à-dire à devenir une réflexion collective unique, dont le terme idéal serait une parfaite communauté de pensée et d'amour. A mesure que les hommes s'unissent, cette pensée collective se fait plus intense et plus riche. Un jour, viendra, où ce déploiement atteindra son point critique, exigeant une nouvelle transformation, c'est-à-dire plus exactement une évasion collective de toute l'Humanité hors de la matière vers le point Omega. Ce sera la fin du monde



Références
[1] Le Phénomène Humain, Avertissement. 
[2] Le Christ évoluteur ou développement logique de la Rédemption, chapitre I. 
[3] Émeraude, janvier 2013, Les grands principes de Teilhard. 
[4] Le Christ évoluteur ou développement logique de la Rédemption, chapitre I. 
[5] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 3. 
[6] Le Phénomène Humain, I, La naissance de la Pensée, chapitre 1. 
[7] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 1. 
[8] L'Avenir de l'Homme, Note sur le Progrès. 
[9] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 1. 
[10] L'Avenir de l'Homme, Note sur le Progrès. 
[11] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 1. 
[12] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 2.

lundi 11 février 2013

Le Monde, second ennemi spirituel

Nous sommes engagés dans un combat, non pas physique, où se mêleraient armes et sueur, mais spirituel. Nous sommes en lutte contre les « recteurs des ténèbres et les esprits des malices qui sont dans les espaces célestes » (1). L'ennemi est clairement désigné : « nous combattons contre le diable et les anges, qui se réjouissent de nos désordres ». L’Église nous enseigne que nous devons lutter contre un autre ennemi : le Monde. Or, depuis plus de cinquante ans, il semblerait que cette lutte serait dépassée et qu'au contraire, l’Église devrait se rapprocher du monde. Aujourd'hui, il n'est pas rare d'entendre, y compris de la part de prêtres inconséquents, la nécessité d'une réadaptation de la vie chrétienne à la vie du monde. 
Ainsi, le monde ne serait plus un ennemi à redouter mais un partenaire à concilier. Ce changement de posture imposerait naturellement une modification de l'enseignement de l’Église. Or, ce qui était hier ennemi est-il devenu aujourd'hui ami, voire neutre ? La Révélation nous a-t-elle trompées depuis tant de siècles ? Ou avons-nous mal interprété ce que Dieu n'a cessé de nous dire ? ... 

Joseph, vendu par ses frères, Overbeck
Avant tout, revenons au sens des mots (2). Cela évitera bien des malentendus et des confusions. Qu'est-ce que le monde au sens de la Sainte Écriture ? Il signifie plusieurs choses. A l'origine, il désigne le ciel et la terre, c'est-à-dire tout ce qui existe, tout ce que Dieu a créé. Il peut avoir un sens plus restreint et ne comprendre que la terre habitable. Les prophètes emploient surtout ce terme pour rattacher le monde à sa fin, qui est la gloire de Dieu. Ils s'attaquent donc à tout ce qui peut attenter à sa gloire. Dans un sens plus restreint, il peut représenter l'ensemble des biens, des richesses et des grandeurs de la Terre. 
Dans l’Évangile selon Saint Jean, le mot « monde » traduit deux termes grecques: « aïôn » et « cosmos ». 

  • « aïôn » désigne la durée, ce qui se traduit par : les générations s'il s'agit des hommes, ou des siècles s'il s'agit du temps. L'ensemble des générations ou des siècles peuvent constituer le monde. Il peut désigner l'Histoire. Il prend aussi un sens plus retreint pour désigner l'époque à laquelle les apôtres vivaient. Il est aussi utilisé pour opposer le monde actuel et le monde à venir ;
  • « cosmos », plus souvent employé, représente la demeure de l'homme avec ses richesses matérielles et ses pouvoirs constitués. Il présente aussi une manière de vivre, une culture (3). Le monde désigne alors la société organisée avec tout ce qui en émane, ou encore l'organisme social animé d'un esprit. Saint Paul présente ainsi Dieu et le monde comme deux esprits opposés. Saint Jean emploie enfin ce mot dans le sens de l'Humanité prise dans son ensemble, objet de compassion de la part de Dieu qui lui offre son salut. Le plus souvent, le terme de « monde » recouvre une conception morale. Il est alors synonyme de ténèbres et de mal. 
Quand nous parlons de l'esprit du Monde, nous ne considérons pas l'ensemble des personnes qui vivent dans le monde, ni leurs œuvres en soi, mais de tout ce qui s'oppose ici-bas à la fin de l'homme et donc à son bien, hors de l'homme et des démons. Extérieur à l'homme et différent des esprits mauvais, le Monde ainsi compris apparaît donc comme une entrave au bonheur de l'homme auquel Dieu le destine. Il s'oppose donc à la Volonté de Dieu... 


Nous sommes bien engagés dans un combat d'ordre spirituel. Notre bien est avant tout spirituel. Par conséquent, le Monde représente plus un état d'esprit qu'une personne ou un fait, état d'esprit qui se manifeste néanmoins dans les hommes et dans leurs œuvres. Ainsi, le Monde se définit par « ses esclaves » au sens où il est rendu visible par ceux qui vivent selon son esprit. Il englobe les incrédules, ceux qui sont hostiles à Dieu, les indifférents, qui ne s'en soucient guère, les pécheurs impénitents, qui aiment leurs péchés, et les mondains, qui croient et même pratiquent la religion mais en l'alliant à l'amour du Monde. Il ne s'agit pas de condamner ces personnes en tant que telles, mais de dénoncer les erreurs et les vices, et finalement, cet état d'esprit qui détourne l'homme de son bien et de son bonheur. Entendu en ce sens, le Monde est condamnable. 

Or, vivant dans le monde, les chrétiens côtoient inévitablement cet état d'esprit. Ces erreurs et ces vices peuvent les imprégner et infecter leur vie chrétienne par l'exemple, la parole ou la lecture. Compte tenu de l'informatisation continue de notre société, l'influence du Monde ne cesse de grandir autour de nous et dans nos foyers. Par la radio, la télévision et le réseau Internet, et par tous les moyens mobiles de communication, nous nous immergeons de plus en plus dans le Monde. Nous pouvons même dire que nous y sommes continuellement « connectés » … 

Essayons de définir l'esprit du Monde. Pour cela, il suffit de l'écouter. : il vante ses richesses matérielles, exalte la jouissance de la vie et prône la recherche du plaisir sous toutes ses formes. Les affiches et les écrans sont couverts de ses maximes. Son action ne se réduit pas à diffuser ses valeurs. Il cherche aussi à convertir les hommes à ces valeurs. Ainsi flatte-t-il sa curiosité, sa sensualité, sa volupté. Il rend le vice attrayant, relativise ses dangers, les expose de manière subtile. Le but est bien d'encourager les hommes à tomber dans ces dangers donc à contribuer à les répandre. Les mauvais exemples qu'il propose ne font qu'augmenter leur attractivité. Il est plus difficile d'y résister quand une majorité d'hommes et de femmes y succombent. Nous sommes fortement tentés de nous laisser entraîner à des plaisirs communs, si partagés que nous en oublions la nocivité. Ils peuvent ainsi paraître naturels, humains, et finalement sans danger. Combien se sentent ainsi encouragés aux vices par l'habitude, le mauvais exemple ou par les attraits du monde ? Le danger réside dans son pouvoir de séduction. 

Cette séduction n'est pas juste passive. Le Monde n'agit pas uniquement en exposant ses charmes ou en diffusant ses principes, il peut aussi, et plus souvent que nous ne le croyons, nous obliger à les embrasser, par une persécution sournoise. Il est beaucoup plus subtil que les persécuteurs sanglants du passé. On se moque de ceux qui sont à contre-courant du Monde et de ses modes, on les ridiculise, on les marque d'une étiquette d’infamie, on les prive de toute expression, etc. Le Monde dispose aujourd'hui de nombreux moyens au pouvoir de nuisance considérable. Un homme peut être si facilement détruit en quelques secondes par une image, un twit, une phrase. On prend aussi soin de légaliser la persécution. On dicte ce que vous ne devez plus croire sous peine de sanctions. Il faut alors beaucoup de courage et de force spirituelle pour s'opposer à tant d’acrimonie et de violences. 

Cranach



Le Monde veut séduire puis enchaîner les hommes pour en faire ses esclaves. Aujourd'hui, sûr de lui-même, avec des pouvoirs plus importants, il apparaît triomphateur et ne se cache plus guère. Il s'exprime plus facilement. Il suffit de se promener dans la rue ou d'écouter la radio pour saisir l'esprit du Monde. Nous sommes harcelés sans cesse par ses attraits. Certes, l'esprit du Monde existe depuis que l'homme s'est écarté de Dieu. Et Dieu n'a cessé de nous prévenir du danger par ses prophètes et ses apôtres. Il fait partie de notre monde déchu. Nous ne pouvons l'éviter quel que soit le degré de christianisation de notre société. Écoutons par exemple un prédicateur du XVIIIème siècle. « L'esprit du Monde est si contagieux et si dominant dans notre Siècle [qu’on] ne peut en dire assez pour le combattre. Cependant, ce n'est pas tant pour convertir les mondains que j'écris [… , mais] pour prémunir les vrais chrétiens. Car, hélas ! dès qu'on est une fois infatué de cet esprit du siècle il est bien difficile de s'en dépouiller pour se remplir de l'esprit de Dieu » (4). 

Que veut finalement le Monde ? Que propose-t-il, qu'impose-t-il ? Seulement la satisfaction de l'orgueil et du corps. Tout se cache derrière des intérêts purement temporels, matériels. Tout doit tendre vers le plaisir de la chair ou de l'esprit. Et par là, le Monde enchaîne l'homme. Il crée en lui non seulement un besoin : la cupidité, mais également la crainte, celle de perdre ses biens. Le regard s'abaisse au lieu de se tendre vers la céleste patrie. C'est ainsi que l'âme est atteinte par l'esprit du Monde et s'écarte de Dieu. Elle s'éloigne de la lumière, l'homme devient ténèbres. Or, « nous n'avons point reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui est de Dieu » (I Cor. II, 12). Les deux esprits sont radicalement opposés. « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu. Goûtez les choses d'en-haut et non les choses de la terre [...] » (Col. III, 2). L'image de Notre Seigneur dans la crèche et le discours sur la montagne suffisent pour comprendre cette opposition radicale. Nous sommes ainsi fermés aux maximes du Monde : « Eux sont du monde ; c'est pourquoi ils parlent du monde, et le monde les écoute. Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît Dieu nous écoute ; qui n'est pas de Dieu ne nous écoute pas ; et c'est à cela que nous connaissons l'esprit de vérité et l'esprit d'erreur » (I Jean IV, 5-6)... 



Le Bon Samaritain, Delacroix
Dieu nous apprend à mépriser les choses terrestres, bien vaines et illusoires. Il oppose l'orgueil à l'humilité, l'avarice à la pauvreté, la colère à la patience, l'impiété à la charité, la crainte à l'espérance. « Le Fils de Dieu s'est offert à nous en exemple de vie » (5). Le Monde apparaît donc radicalement opposé à l'enseignement et à l'exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ. Sa sagesse n'est que folie, ses joies, tristesse, sa liberté, esclavage. Notre Seigneur est bien signe de contradiction pour le Monde. 
« La charité parfaite est étrangère à la cupidité du siècle et à la crainte du siècle, c'est-à-dire à la cupidité avide des choses temporelles et à la crainte qui tremble de perdre les choses temporelles » (6). 
Notre Seigneur Jésus-Christ est très clair : « le monde ne peut recevoir l'esprit de vérité parce qu'il ne le voit pas et ne le connaît pas » (Jean XIV, 17). Il est irrémédiablement condamné. Il ne prie donc pas pour le Monde. « Malheur au monde ! » (Matth., XVIII, 7 ). Ainsi l’Église n'a cessé de prôner le mépris du Monde... 

Sermon on the Mount, Bloch

« Ne vous conformez pas à ce siècle » (Rom., XII, 2). Certes, nous vivons dans le monde mais non du monde, mais « que ceux qui usent de ce monde soient comme s'ils n'en usant pas car elle passe, la figure de ce monde » (I Cor., VII, 31). Notre Seigneur nous demande de nous détacher des biens de ce monde comme des étrangers sur cette terre qui ne ne font que passer. Ne nous attachons pas non plus au jugement du Monde. Car seul le Seigneur est notre juge. Le Monde est un aveugle qui conduit d'autres aveugles. L'enfant de Dieu est finalement mort au Monde. « Ne savez–vous point que l’amitié de ce monde est ennemi de Dieu ? Quiconque donc veut être ami de ce monde se fait ennemi de Dieu ». (Jacq., IV, 4). 



Ainsi le diable est « le prince de ce monde », un monde où se manifeste le mal, où se déploie sa puissance funeste et où meuvent ses esclaves. Mais, seul, il ne peut rien faire contre nous. Il a besoin de notre consentement. Or, l'esprit du Monde fragilise notre résistance et installe lentement une porte dérobée par laquelle il s'engouffre pour agir avec plus d'efficacité. Par la convoitise de la chair et des yeux, par l'orgueil de la vie, qu'excite l'esprit du Monde, le mal pénètre l'homme. Ainsi avons-nous deux ennemis extérieurs à combattre, deux ennemis qui unissent leurs forces avec ce seul but : notre perte. 

Mais « le prince de ce monde a été jeté dehors » (Jean, XII, 31). Il a été vaincu, mais comprenons bien la parole de Dieu. Il a été jeté « non hors du monde, mais hors des âmes de ceux qui adhèrent à la parole de Dieu, et qu'ils n'aiment pas le monde dont il est le prince » (7). Il s'agit pour nous d'éviter qu'il nous rattache à son empire.

« Sachez que j'ai vaincu le monde » (Jean, XVI, 33). La Parole de Dieu, si réconfortante, nous renforce dans le combat. Nous aussi, en Le servant et en utilisant ses armes spirituelles, nous pouvons vaincre. Les Saints en sont de vivants exemples. Or nous sommes tous appelés à la sainteté... 

« N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, la charité du Père n'est pas en lui. Parce que tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux, orgueil de la vie ; or cela ne vient pas du Père, mais du monde. Or le monde passe, et sa concupiscence aussi : mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » (I Jean, II,13-17). 


Références
1. Saint Augustin, Le Combat chrétien, V, 5. 
2. M. Simon, prêtre docteur en théologie, Le grand dictionnaire de la Bible ou explication littérale et historique de tous les mots propres du Vieux et Nouveau Testament, gallica, tome second, 1703 ; Dictionnaire de la Bible, article « Monde », http://456-bible.123-bible.com/westphal/3583.htm. 
3. Benoît XVI, le 11 juin 2012, allocution au Congrès du Diocèse de Rome. 
4. Bienheureux Jean-Martin Moye (1730-1793), Traité sur l'esprit du monde. 
5. Saint Augustin, Le Combat chrétien, XI.12. 
6. Saint Augustin, Le Combat chrétien, XXXIII.35. 
7. Saint Augustin, Le Combat chrétien, I.1.

jeudi 7 février 2013

Péché d'origine, péché originel

Par sa désobéissance, Adam s'est dressé contre Dieu et a été frappé par la justice divine. Alors qu'il était né à l'origine dans un état de sainteté et d'innocence, il doit désormais vivre en enfant de colère. Sa faute personnelle a de plus atteint toute sa descendance. Nous en portons encore le poids... 

Péché d'origine...



« Adam, après avoir transgressé le commandement de Dieu dans le paradis, a immédiatement perdu la sainteté » (1). Il ne perd pas sa nature entière mais son état de grâce seulement. Il perd son impassibilité et l’harmonie parfaite qu’il connaissait. Le désordre s'installe en lui. « Quand la nature humaine, au commencement, fut précipitée, dans sa folie, des biens divins, elle fut en butte à une vie assaillie par les passions, et pour finir, à la mort spirituelle » (2). C’est le début du combat entre l’esprit et la chair, dont parle Saint Paul : « car la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair : en effet, ils sont opposés l’un à l’autre, de sorte que vous n'en faites pas tout ce que vous voulez » (Gal.V.17). 


« Aussitôt après la transgression du commandement, la grâce divine se retire, et ils demeurent confondus de la nudité de leurs corps… Ils sentent donc en leur chair désobéissante un mouvement inconnu, représailles vengeresses de la justice contre leur propre désobéissance. L’âme enivrée de l’abus de sa propre liberté, dédaigne le service de Dieu, et le corps son premier serviteur, la dédaigne. Elle abandonne volontairement son Seigneur, et elle ne dispose plus à sa volonté de son esclave ; elle n’a plus sur sa chair cet empire absolu qu’elle eût conservé toujours, si elle-même fût demeurée soumise à Dieu. Dès ce moment commence cette convoitise de la chair contre l’esprit, cette guerre intérieure avec laquelle nous naissons… » (3). 

Éloigné de l'amitié de Dieu, source de toute vie, Adam connaît désormais la mort spirituelle. Il perd aussi l’immortalité pour devenir ce qu’il était naturellement, un être mortel. Il « … a encouru… la mort dont il avait été auparavant menacé par Dieu » (4). La mort est « une conséquence du péché » (5). 

Le péché originel, Jules Jollivet
Ainsi, en proie à la mort spirituelle et naturelle, Adam est tombé dans l’esclavage du péché, sous la domination du diable, lui-même pécheur éternel. Il « … a encouru… la mort…, et avec la mort la captivité sous le pouvoir de celui qui ensuite a eu l’empire de la mort, c’est-à-dire le diable » (6). Le libre arbitre est donc blessé dans le premier homme (7), mais il existe encore. Il n’est point anéanti. « Le libre arbitre n’est aucunement éteint, bien qu’affaibli et dévié en sa force » (8). 


De fait, par sa faute, Adam perd la noblesse de l’état originel. Il quitte le jardin de délices pour connaître peine, souffrance et misère que nous connaissons actuellement. Il est changé en plus mal en son âme et en son corps. « Par rapport à l’état dans lequel Dieu l’avait formé, Adam a été changé, mais en pire, par son iniquité » (9). 

Péché originel

Or, Adam est le premier homme, c'est notre premier ancêtre, le chef de la race. Par son péché personnel, il a entraîné sa descendance dans les peines du péché comme dans l’inimitié de Dieu. C’est ainsi que nous naissons enfants rebelles de Dieu (10). « Selon la foi catholique, il faut tenir que le premier péché du premier homme passe à la postérité par voie d’origine » (11). Selon Saint Augustin, nous retrouvons dans le pire la solidarité du genre humain, c’est à dire l’unité de notre nature, en ce sens que, virtuellement et matériellement, nous étions présents en la personne d’Adam. « Car nous étions tous en lui, quand nous étions lui seul » (12). Cette unité s’actualise dans la génération.


L’homme tout entier, dans son corps et son âme, a donc « changé dans un état pire » par l’offense résultant de la prévarication d’Adam (13). C’est pourquoi nous subissons la mort, la souffrance et les peines, une intelligence et une volonté affaiblies, le combat de la chair et de l'esprit. Si Adam n’avait point péché, nous aurions connu le jardin de délices. « Par la prévarication d’Adam, tous les hommes ont perdu leur pouvoir naturel et leur innocence » (14)...


La chute et la mise au tombeau, Hugo Van der Goes (1440)
Ainsi par sa désobéissance, Adam a été emmené en captivité et a engendré des fils dans cette captivité. Tout homme naît enfant de colère. Mais en Dieu, aucune colère ne se manifeste. Dans la Sainte Écriture, Il apparaît même comme un père qui se préoccupe de ses enfants. « Le Seigneur Dieu fit aussi à Adam et à sa femme des tuniques de peau, et les en revêtit » (Gen., III, 21). Et surtout, Dieu n’a point voulu punir définitivement l’homme. Dès la vindicte de la punition, Il annonce en effet notre salut. Il enverra un Sauveur pour délivrer l’Humanité. Un nouveau chef, un nouvel Adam, lui sera donné… « Car c’est Adam qui a commencé à contracter la dette ; nous, nous en avons augmenté les charges par toutes les fautes postérieures. Et elle portait malédiction, péché, mort, condamnation par la loi. Le Christ a supprimé tout cela, et il nous a pardonné » (15)... 

Entendons bien. Le péché originel n'implique aucun acte coupable de notre part, mais cet état de déchéance qui empêche l'homme d'atteindre la fin à laquelle il était destiné. Il laisse aussi une empreinte, une tache, une souillure morale qui l'écartent du royaume des cieux. « Par la déchéance originelle, l'homme a perdu ce bel équilibre que Dieu lui avait donné, qu'il est, par rapport à l'état primitif, un blessé et un déséquilibré, ainsi que le montre l'état présent de nos facultés » (16). 
Seuls Adam et Ève ont été personnellement coupables de leur désobéissance, et leur responsabilité s'est aggravée des répercussions incalculables de leur conduite sur leur progéniture : « les hommes ont perdu en leur père ce que leur père avait reçu pour lui et pour eux sa descendance. Privé de ce grand don de la justice originelle, la nature humaine devient malheureuse et maudite dans ses rejetons parce qu'elle l'est dans sa racine » (17). 


Références
1. Concile de Trente, 5ème session, 17 juin 1546, Denz.1511.
2. Pseudo-Denys. Eccl. hier., 3.11.
3. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Tome 2, Livre XIII, XIII. 
4. Concile de Trente, 5ème session, 17 juin 1546, Denz.1511
5. 15ème Concile de Carthage (418), Denz.222
6. Concile de Trente, 5ème session, 17 juin 1546, Denz.1511
7. 2ème Concile d’Orange (529), can.15, Denz. 385
8. Concile de Trente, Décret sur la justification, Chap. I, Denz. 1521
9. 2ème Concile d’Orange (529), can.15, Denz. 385
10. Précisons que seule la sainte Vierge, par son Immaculée Conception, a été exempte du péché originel…
11. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia. IIae, q.81, a.1, Cerf, Tome II. 
12. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Tome 2, Livre XIII, Chap. XIV. 
13. Saint Augustin, De nuptiis et concupiscentia, II, 34, n°57, dans 2ème Concile d’Orange, can.1, Denz.371
14. Concile d’Arles (473), Lettre de soumission du prêtre Lucidus, Denz. 341
15. Saint Jean Chrysostome, Huit catéchèses, III, 21. 
16. Ad. Tanquerey, Précis de théologie ascétique et mystique, n°71, Desclée et cie, 1923. 
17. Bossuet, Élévations sur les mystères, 7ème semaine, 2ème jour.