" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 27 avril 2019

Saint Bellarmin, un défenseur de l’Église et de l’autorité du pape - Une forme modérée de la théorie du pouvoir indirect


Saint Robert Bellarmin (1542-1621), théologien jésuite, cardinal en 1599, archevêque de Capoue en 1602, est un des grands représentants de la réforme catholique entreprise après le concile de Trente. Fort de son érudition et de la clarté de sa pensée, il est le défenseur de la doctrine catholique contre les hérésies et contre toutes les théories qui remettent en cause l’Église catholique et les pouvoirs du pape. Reconnu comme un excellent controversiste, il écrit de nombreux ouvrages pour réfuter les doctrines protestantes. Dès 1586, il commence la publication des Controverses dont le premier volume traite du souverain pontife. Bellarmin est si important que « l’Église ne peut se passer de lui », selon Paul V. Finalement, « il n’y a point d’auteur qui ait soutenu mieux que lui la cause de l’Église en général et celle du pape en particulier »[1].

Saint Bellarmin est donc naturellement impliqué dans les affaires qui remettent en cause l'autorité du pape, notamment dans celles qui opposent la papauté et les gallicans. En 1599, craignant la mise en place d’une Église indépendante dans le royaume de France, il publie un traité de l’exemption des clercs sur les immunités ecclésiastiques puis le De Romano Pontifice. En 1604, comme réponse au Basilikon Doron, il fait envoyer au roi anglais le Hieratikon Doron. En 1606, quand de nombreux traités sont publiés contre des condamnations pontificales, il résume les doctrines sur le pouvoir pontifical et les immunités ecclésiastiques. En 1610, il écrit le traité De la puissance du pape dans les choses temporelles pour réfuter le livre de William Barclay intitulé De potestae pape. Il est naturellement la cible de tous les gallicans. Nombreux sont les ouvrages qui ont été condamnés par le parlement de Paris. Pourtant, ces traités ont permis de définir avec précision et clarté l’enseignement de l’Église sur les relations entre l’Église et l’État, entre le pape et les princes. La question concerne surtout le pouvoir pontifical en matière temporelle.

Rappel sur la théorie des deux glaives

Rappelons d’abord que depuis au moins le XIVe siècle, une doctrine domine dans l’Église concernant le pouvoir du pape en matière temporelle. Elle est notamment connue sous le nom de « théorie des deux glaives »[2]. De Dieu, le pape a reçu la plénitude des pouvoirs spirituel et temporel. Le pouvoir spirituel, il les exerce directement pour le bien des âmes ; le pouvoir temporel, il le transmet aux princes afin qu’ils les exercent dans l’intérêt de l’Église et sous son contrôle. Chacun ne doit pas empiéter sur le périmètre de responsabilité de l’autre.

Cependant, à l’origine, la « théorie des deux glaives », que nous devons sans-doute à Saint Bernard, ne prend pas en compte les pouvoirs religieux et temporel[3]. Le saint docteur ne veut en effet traiter que du pouvoir de juger et de sanctionner les hérétiques et les schismatiques, comme l’entend le sens propre de « glaive ». Sa doctrine a donc été progressivement étendue à tout pouvoir, sans-doute sous le pontificat d’Innocent IV (1243-1254). Elle est formellement définie dans la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII[4]. Elle est encore enseignée et diffusée au XVIIe siècle. En 1625, le jésuite Antoine Santarelli expose la doctrine de Boniface VIII sans la contester, ce qui lui vaut par ailleurs une condamnation de la part des parlementaires parisiens.

La « théorie des deux glaives » au sens de Boniface VIII est vivement contestée par les empereurs et les rois. Elle leur représente un abus de pouvoir. Elle fragilise leur autorité et la rend dépendante de Rome. En effet, puisque leur pouvoir est considéré comme une délégation accordée par le pape, ce dernier peut aussi la reprendre, c’est-à-dire les déposer au profit d’un autre.

Les gallicans combattent cette doctrine. Ils prônent fortement l’indépendance du roi en matière temporelle, laissant toute autorité au pape dans le domaine spirituel au moins dans les discours. Nous avons néanmoins vu dans nos précédents articles que fatalement, ils interviennent dans le domaine religieux. Mieux encore, c’est le roi qui doit décider si le pape agit selon ses droits ou en abuse. Dans les « libertés gallicanes », ils récusent absolument tout pouvoir de déposer le roi et ses officiers. Des radicaux n’hésitent pas à aller encore plus loin, prônant l’autonomie de l’Église de France, voire une Église véritablement nationale 

La théorie du pouvoir indirect de Bellarmin

Bellarmin enseigne que « le pape, en tant que tel, n’a directement et immédiatement aucun pouvoir dans les matières temporelles, mais seulement dans les spirituelles, que cependant, à raison même de son pouvoir spirituel, il a, dans certains cas, indirectement, un pouvoir suprême dans les matières temporelles. »[5] Ainsi, l’autorité du pape peut être occasionnellement supérieure à celle du prince dans le domaine temporel.

La doctrine de Bellarmin est souvent appelée « pouvoir indirect ». La « théorie des deux glaives » est aussi parfois intitulée « théorie des pouvoirs indirects » pour bien la distinguer de la « théorie des deux glaives » de Saint Bernard. Dans ce cas, la doctrine de Bellarmin est considérée comme une forme spéciale de cette théorie, une forme plus modérée. Ces théories s’opposent à celle que défendent certains partisans zélés du pape qui prônent l’idée d’une souveraineté directe sur toute chose en matière spirituelle et temporelle. Leur doctrine porte alors le nom de « théorie de pouvoir direct ».

Quand des théologiens soutiennent les doctrines de Boniface VIII ou de Bellarmin, ils veulent signifier que le pape dispose d’une juridiction sur le temporel, de manière absolue ou occasionnelle. Pour distinguer la doctrine de Bellarmin, Charles Journet préfère employer l’expression de « juridiction spirituelle sur les choses régulièrement temporelles » en vertu d’« une subordination accidentelle »[6] de l’État à l’Église. Mais comme le remarque Mgr d’Hulst, « l'Église peut atteindre le temporel à travers le spirituel : c'est ce qui justifie le mot indirect »[7]. Selon Henri de Lubac, « c'est bien plutôt à travers le temporel qu'on cherche à atteindre le spirituel. »[8] Les deux points de vue ne sont pas incompatibles. L’Église peut exercer son autorité dans le domaine temporel pour des raisons spirituelles ou pour agir sur le spirituel.

Le pape n’est pas un souverain temporel

Revenons d’abord sur les pouvoirs que détient le pape, selon Bellarmin. Le pape a été institué pour instruire et régir l’Église. À lui revient tout jugement sur la foi et les mœurs et, à cette fin, il exerce la plénitude de la juridiction ecclésiastique qu’il tient immédiatement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Sur tous les chrétiens, dans le domaine spirituel, il a donc tout pouvoir, comme les princes sur leurs sujets dans le domaine temporel. Bellarmin distingue donc les deux pouvoirs et les responsabilités de chacun dans leur périmètre. Il défend aussi l’idée du pouvoir direct du pape sur tous les chrétiens, sans distinction.

Le pape n’est ni le maître de l’univers, ni le maître des terres chrétiennes. Bellarmin rejette toute idée de pouvoir direct du pape sur les rois, ce qui reviendrait à dire que le pape est un souverain temporel. En effet, en étant vicaire du Christ, il ne peut avoir plus de pouvoirs que Notre Seigneur Jésus-Christ, qui n’a jamais possédé de royaume ici-bas et n’a jamais exercé une royauté temporelle. « Le gouvernement du Christ est ordonné au salut des âmes, et aux biens spirituels, même s’il n’est pas exclu des choses temporelles, dans la mesure où elles servent aux spirituelles. »[9] Il est vrai que le pape est chef des États de l’Église mais à ce titre, il n’est qu’un chef d’état comme un autre. Et comme il ne possède pas de pouvoirs temporels, il ne peut pas le transmettre à qui que ce soit. Il s’oppose alors à la doctrine de Boniface VIII. Si c’est le cas, comment un pape aurait-il pu remettre un pouvoir temporel à Néron ?

En vertu de la distinction des  finalités

Le pape a reçu un pouvoir suprême pour accomplir sa mission en vue du bien des âmes. Il agit donc au nom de la finalité et non au nom de la causalité. Or il peut y avoir nécessité d’agir quand le salut des âmes est en danger ou qu’un grave dommage menace l’Église. Le pouvoir dans les matières temporelles se justifie donc que s’il y a nécessité de salut. Leibniz ne peut guère contester la cohérence de sa pensée. « Effectivement, il est certain que celui qui a reçu une pleine puissance de Dieu pour procurer le salut des âmes a le pouvoir de réprimer la tyrannie et l'ambition des grands, qui font périr un si grand nombre d'âmes. »[10] C’est bien en raison de la finalité, une finalité surnaturelle, que le pape doit intervenir en matière temporelle. L’autorité pontificale se justifie donc pour atteindre un bien surnaturel…

Or « le pouvoir temporel n’est pas fondé sur la grâce ou la foi, mais sur le libre arbitre et la raison. »[11] Un homme n’est pas prince en se convertissant. Un païen peut aussi être un prince légitime. « Le Christ n’a pas enlevé et n’enlève pas les royaumes, car le Christ n’est pas venu pour détruire ce qui était, mais bien pour le parfaire. Lors donc qu’un roi se fait chrétien, il ne perd pas le royaume terrestre qu’il avait acquis à juste titre, mais il acquiert un nouveau droit au Royaume éternel ; sinon le bienfait du Christ s’opposerait aux rois et la grâce détruirait la nature. » Le pouvoir des princes se fonde donc sur une causalité, sur le droit, celui du pape sur une finalité.

C’est par cette différence que la théorie de Bellarmin est différente de la « théorie du pouvoir direct ». Car en dépit de l’expression employée pour la définir, qu’il soit direct ou indirect, le pouvoir ne change pas de nature et atteint directement le temporel. Certes, « le pape n'acquiert sans doute qu'indirectement la compétence sur les rois, à savoir lorsque le bien spirituel est en jeu ; mais, cette compétence une fois acquise, le pape agit directement sur le temporel ; c'est lui qui dépose le roi, sans aucun intermédiaire. »[12] Un prince pourrait aussi exercer son pouvoir pour le bien des âmes. La différence entre les deux théories se fonde en fait sur l’intention. Dans le cas du « pouvoir direct », le pape agit volontairement dans le domaine temporel. Dans le cas du « pouvoir indirect » de Bellarmin, il veut agir directement dans le domaine spirituel mais doit nécessairement passer par le domaine temporel. C’est une voie inévitable, prise par défaut si nous pouvons l’exprimer ainsi.

Cependant, la question essentielle demeure, que la voie soit directe ou non. En matière temporelle, que l’intervention soit normale ou exceptionnelle, quelle autorité prime sur l’autre, notamment en cas de confrontation ?

Et quel pouvoir est supérieur à l’autre dans le temporel ?

Bellarmin ne traite pas en effet uniquement l’exercice du pouvoir pontifical en matière temporelle. Il définit aussi la primauté des pouvoirs. « Nous soutenons donc que même si  le pontife, en tant que  pontife, n’a aucun pouvoir temporel, il possède, quand même, dans l’ordre du bien spirituel, le pouvoir suprême de disposer des biens temporels de tous les chrétiens. […] Le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil sont deux pouvoirs différents ; mais l’un est subordonné à l’autre, parce que la fin de l’un, de par sa nature, se rapporte à la fin de l’autre.»[13] Mais comme le pouvoir politique peut exister sans religion ni culte, il n’est pas dépendant du pouvoir spirituel. En cas de confrontation, c’est bien en vertu de la finalité de l’action qui justifie sa légitimité et donc la primauté.

Bellarmin prend l’exemple de la constitution de l’homme, exemple devenu classique. « Comme sont dans l’homme l’esprit et la chair, sont dans l’Église le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.  Car le corps et l’esprit sont comme deux républiques auxquelles correspondent des actes et des objets propres » Chacun a sa propre finalité. Pour le corps, « la fin immédiate est la santé et la bonne constitution du corps.  L’esprit a l’intelligence et la volonté, des actes et des objets proportionnels, et ont, pour fin, la santé et la perfection de l’âme.  On trouve, dans les bêtes, une chair sans un esprit ; et dans les anges, un esprit sans chair.  Ce qui nous montre qu’aucun des deux n’existe proprement à cause de l’autre. Or, dans l’homme, l’esprit est uni à une chair ; et puisqu’ils ne forment qu’une seule personne, il est nécessaire qu’il y ait une connexion et une subordination.  L’esprit, en effet, préside au composé, et la chair est soumise à l’esprit.  Et même si l’esprit ne se mêle pas des actions de la chair, mais lui permet de les exercer, - comme elle le fait dans les animaux -,  cependant, quand elles font obstacle à la fin de l’esprit, il lui impose sa volonté, la châtie, et, si la chose est nécessaire, lui inflige des jeûnes et des macérations, même au détriment du corps.  Il contraint la langue au silence, les yeux à ne rien voir.  Pour une raison semblable, si, pour obtenir la fin de l’esprit, la mort devient nécessaire, il peut commander à la chair de se sacrifier, comme nous le voyons dans les martyrs. Il en va de même dans les deux pouvoirs. Le pouvoir politique a ses princes, ses lois, ses jugements, et l’église a ses évêques, ses canons, ses jugements.  L’un  a, pour fin, la paix temporelle, et l’autre le salut éternel.  Ils existent séparément, comme au temps des apôtres, ou réunis, comme de nos jours. Quand ils sont réunis, ils forment un seul corps. Ils doivent donc être associés de façon à ce que l’inférieur soit subordonné et soumis au supérieur. Ainsi donc, le pouvoir spirituel ne s’immisce  pas dans les affaires temporelles, mais leur permet de fonctionner comme avant que les pouvoirs soient unis, pourvu qu’elles ne fassent pas obstacle à la fin surnaturelle, ou ne soient pas nécessaires à son obtention. »[14] 

Quand les deux pouvoirs spirituel et temporel sont réunis, par exemple dans un État officiellement chrétien, ils ne forment qu’un seul corps comme le corps et l’âme ne forment qu’un seul et unique homme. Il faut donc bien qu’ils coexistent dans la paix, chacun laissant l’autre agir selon sa finalité dans le respect des prérogatives de chacun, ce qui nécessite un travail en commun, même plus une association, l’un étant au service de l’autre pour le bien de tous. Cependant, en raison de leur finalité, le pouvoir temporel est subordonné au pouvoir spirituel lorsque la fin surnaturelle est en jeu. « Dans un cas pareil, le pouvoir spirituel peut et doit contraindre le pouvoir politique, par tous les moyens qui paraitront nécessaires. »[15] 

En cas d’absence d’union ?

Mais Bellarmin parle aussi d’une autre situation, celle qu’ont connue les premiers chrétiens, lorsque l’État était païen. Non seulement l’État n’étaient pas unis à l’Église, mais il la persécutait. Il existe aussi une autre situation quand il devient infidèle ou hérétique. Il est alors difficile d’appliquer la même règle.

Selon Bellarmin, il est du devoir des chrétiens de déposer le prince si cela est possible et si cela convient. Car s’ils le laissent agir, il peut nuire à leur fin surnaturelle. S’ils ne peuvent pas le faire, faute de pouvoir, ou s’ils jugent qu’une tentative de déposition serait encore plus néfaste, ils doivent le supporter avec patience. « Si les chrétiens ne déposèrent pas autrefois Néron, Dioclétien et Julien l’apostat, ou l’arien Valence, c’est parce qu’ils n’avaient pas de pouvoir temporel. »[16] Bellarmin revient longuement sur le cas d’un prince devenu infidèle. Il le compare au privilège paulin qui permet à un chrétien de se séparer de son conjoint quand ce dernier n’est pas chrétien. Il n’y a plus d’union. Il rappelle aussi le devoir du prince chrétien. « Quand les rois et les princes viennent à l’Église pour devenir chrétiens, ils sont reçus à la condition explicite ou tacite de soumettre leurs sceptres au Christ, de promettre qu’ils conserveront la foi du Christ et la défendront, même sous peine de perte du royaume. Donc, quand ils deviennent hérétiques ou s’élèvent contre l’Église, ils peuvent être jugés par l’Église, et même déposés de leur principauté, sans qu’on leur cause aucune injustice. »[17] Comme le rappelle notamment Saint Ambroise, un prince est un chrétien et comme tout chrétien, il doit vivre en chrétien. Or « le pontife peut et doit donc commander à tous les chrétiens et les forcer à accomplir tout ce que chacun est tenu de faire et de servir Dieu selon son état. »[18] Le prince n’échappe non plus à cette règle.

La primauté du pouvoir pontifical en matière temporelle

Contrairement à la théorie de Boniface VIII, Bellarmin ne fonde pas sa doctrine sur l’origine du pouvoir mais bien sur l’objet. C’est par voie de conséquence et non par causalité que le pouvoir pontifical peut s’étendre sur le domaine temporel. Ainsi, en soi, le pape ne peut pas déposer un roi ni rédiger une loi civile, annuler celle prise par une autorité compétente ou encore juger des choses temporelles. Mais il peut le faire de manière extraordinaire quand le salut de l’âme l’exige et dans la mesure même où il l’exige. « La règle la meilleure est celle qui est donnée par la Glose […] : ‘’Quand, sur une même chose, les lois de l’empereur et du pontife sont contradictoires, si la matière de la loi comporte un péril pour les âmes, la loi impériale est abrogée par la loi pontificale. ‘’ […] Quand la matière d’une loi est une chose temporelle qui ne comporte pas de péril pour le salut de l’âme, le pape ne peut pas abroger une loi impériale, et les deux lois doivent être conservées, l’une sur le plan ecclésiastique, l’autre sur le plan civil. »[19] 

Le pape peut aussi intervenir en matière temporelle quand l’autorité temporelle n’exerce pas ses prérogatives et par son abandon met en péril le salut des âmes. « Quand la chose est nécessaire au salut de l’âme, le pontife peut porter même des jugements temporels, quand personne d’autre ne peut juger, ou quand deux rois sont en contestation, ou quand ceux qui peuvent et le doivent ne le veulent pas. »[20] Tel a été le cas lors des invasions barbares...

C’est donc malgré lui et en toute dernière extrémité que le pape peut intervenir dans le domaine temporel. « L'usage des souverains pontifes est d'employer d'abord la correction paternelle, ensuite de les priver de la participation aux sacrements par les censures ecclésiastiques, et enfin de délier leurs sujets du serment de fidélité et de les dépouiller eux-mêmes de toute dignité et de toute autorité royale, si le cas l'exige. L'exécution appartient à d'autres. »[21]

L’origine divine du pouvoir temporel et de la monarchie pontificale

Francisco Suarez (1548-1617)
Bellarmin revient néanmoins sur l’origine du pouvoir temporel. Il est de droit naturel et vient immédiatement de Dieu, et, par conséquent, toute autorité compétente est légitime pour faire des lois, et des lois qui, comme des lois divines, obligent en conscience. Cette puissance est non seulement légitime mais bonne.

Néanmoins, les formes de gouvernement ne sont pas de droit naturel. Elles se réfèrent au droit des gens. Le pouvoir temporel réside dans la multitude, et dans ses formes particulières, il n’est pas de droit divin contrairement au pouvoir spirituel qui réside en un seul homme et qui est simplement de droit divin. Si les gens peuvent modifier la forme de gouvernement, pour des motifs suffisants, ils ne le peuvent pas en ce qui concerne la monarchie pontificale.

Cette doctrine est aussi défendue par le théologien Suarez. « Considéré formellement, ce pouvoir procède, sans aucun doute, de Dieu. Mais celui qui est donné dans une personne concrète est accordé par le peuple lui-même. […] La preuve en est que son pouvoir sera plus ou moins grand selon le pacte ou la convention qui aura été établie entre le royaume et le roi. Aussi, en termes absolus, on dira que le pouvoir provient des hommes. »[22] Il y a donc une différence entre le pouvoir et la forme dans lequel il est exercé. L’un est d’origine divine, l’autre humaine. 

La distinction entre l’origine du pouvoir, qui vient directement de Dieu, et les formes, qu’il peut revêtir, qui résident dans le choix des hommes, s’oppose alors à toute doctrine qui tend à sacrer un détenteur de pouvoir temporel et par là à confondre les pouvoirs. Nous pensons ainsi à toute forme de césaropapisme, à l’idée d’une monarchie de droit divin mais aussi à l’idée d’une république qui prétend être compétente en tout.

Une doctrine finalement traditionnelle ?

Cajetan (1469-1534)
Saint Thomas d’Aquin s’est clairement exprimé sur les rapports entre les pouvoirs religieux et temporel. Chaque pouvoir se distingue par sa finalité, le pouvoir temporel pour le bien commun temporel, le pouvoir spirituel pour le bien commun spirituel. L’État est donc souverain dans son ordre mais demeure subordonné partiellement à l’Église pour tout ce qui a trait au salut de l’âme. La « théorie du pouvoir direct » de Bellarmin est donc fidèle à la doctrine thomiste.

Comme nous le rappelle Bellarmin, sa théorie est aussi fidèle à différents témoignages du passé. Nous avons déjà longuement évoqué les paroles du pape Saint Gélase qui, au Ve siècle, distingue les pouvoirs tout en définissant leur rapport. Ses paroles sont reprises par d’autres. « Le même médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Jésus-Christ, a défini les tâches de chacun des deux pouvoirs, en leur donnant des activités propres et des propriétés distinctes, de façon à ce que les empereurs chrétiens aient besoin des pontifes pour la vie éternelle, et que les pontifes n’aient recours, dans les choses temporelles, qu’aux lois impériales ».

Néanmoins, remarquons que rien n’est dit sur l’exercice du pouvoir pontifical en matière temporelle. Il semble même que ce pouvoir ne soit que directif. Il est en effet demandé au pouvoir temporel d’apporter son concours à la puissance spirituelle. C’est même un devoir du prince de secourir l’Église. Telle est la signification du serment originel que prêtait le roi de France avant son couronnement.

Sur le pouvoir pontificale en matière temporelle, Bellarmin évoque aussi le théologien et cardinal Cajetan (1469-1534). « La puissance papale est en rapport direct avec les  choses spirituelles, en raison de la fin suprême de l’humanité. C’est pourquoi deux choses décrivent son pouvoir : il ne porte pas directement sur les choses temporelles ; et c’est seulement selon leur relation aux choses spirituelles, qu’il porte sur les temporelles. »[23]  C’est bien le spirituel qui est recherché en agissant sur le temporel.

Conclusion

Pour répondre aux différents ouvrages opposés aux prétentions du pape sur le domaine temporel, Bellarmin développe une doctrine subtile de « pouvoir indirect » plus modérée que celle autrefois défendue par Boniface VIII. Il n’évoque ni juridiction temporelle ni subordination de l’État à l’Église. Il défend les droits sacrés de l’Église d’intervenir en matière temporelle pour sauver des âmes en cas de nécessité.

Mais plus simplement, Bellarmin défend l’autorité universelle de l’Église. Léon XIII (1878-1903) ne le dit pas autrement. « Dans les affaires humaines, tout ce qui est sacré à quelque titre, tout ce qui appartient au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit qu'il doive être considéré comme tel par son rapport au spirituel, tout cela ressortit à la puissance et au jugement de l'Église. »[24] L’Église défend sa mission en toutes affaires humaines que le spirituel se trouve engagé. Nul ne peut donc s’y opposer, qu’il soit empereur ou roi. Et toutes les oppositions contre le pouvoir pontifical tentent finalement de réduire cette autorité, notamment pour accroître le pouvoir temporel sur les hommes.

Comme le religieux et le temporel sont fortement mêlés, l’autorité universelle de l’Église ne serait guère réelle ni efficace sans véritable action en matière temporelle. Elle a besoin d’une véritable autorité libre d’action dans le domaine temporel. Il est aussi inévitable que ces décisions et ces interventions peuvent occasionner de graves dommages pour le pouvoir temporel. Certains veulent alors restreindre l’action des autorités spirituelles uniquement dans la conscience, y compris dans celle de l’empereur ou du roi, mais cela suffit-il ? D’autres ne parlent que d’un pouvoir directif au sens où l’Église ne pourrait émettre que des avis ou des conseils auprès des princes, libres à eux ensuite de les suivre ou de les rejeter, mais que deviendrait alors une telle autorité si elle n’impose rien, si elle ne sanctionne pas ? Que deviendrait alors la mission de l’Église que Dieu lui a pourtant donnée ?




Notes et références
[1] Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique par M. Pierre Bayle, 5ème édition, tome Ier, 1734.
[2] Voir Émeraude, juin 2018, article « Saint Bernard et la Théorie des deux glaives » et juillet 2018, « Canonistes et légistes, XIIe-XIVe siècle, l'autorité pontificale vs l'autorité des princes ».
[3] Voir Émeraude, juin 2018, article « Saint Bernard et la Théorie des deux glaives ».
[4] Voir Émeraude, juillet 2018, article « Boniface VIII et Philippe le Bel, des démêlés révélateurs ».
[5] Bellarmin, Du pontife romain, V, 1.
[6] Charles Journet, La juridiction de l'Église sur la Cité, Paris, 1931, dans Le pouvoir de l'Église en matière temporelle, Henri de Lubac dans Revue des Sciences Religieuses, tome 12, fascicule 3, 1932, www.persee.fr.
[7] Mgr d’Hulst, Conférence de Carême, 1893.
[8] Henri de Lubac, Le pouvoir de l'Église en matière temporelle, Henri de Lubac.
[9] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.5.
[10] Leibniz, Opera omnia, Genève, 1708, t. IV dans Le pouvoir de l'Église en matière temporelle, Henri de Lubac.
[11] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.2,
[12] Mgr Victor Martin, Le gallicanisme politique et le clergé de France, Paris, 1929.
[13] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.6.
[14] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.6.
[15] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.6.
[16] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.7.
[17] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.7.
[18] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.7.
[19] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.6.
[20] Bellarmin, Les Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps, livre 5, chap.6.
[21] Opera Omnia, T. 12, De potestate summi pontificis in temporalibus, c. 7.
[22] F. Suarez, Tractatus de legibus et legislatore Deo, L. 3, c. 19, n. 7.
[23] Cajetan, Apologie, part 2, chap. 13, 8.
[24] Léon XIII, Immortale Dei, 1er novembre 1885.

samedi 20 avril 2019

Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église


Les relations entre l’État et la religion sont parfois au centre de certains faits d’actualité. Elles soulèvent des questions auxquelles, aujourd’hui, seul le laïcisme tente de répondre. Rares sont en effet les autres voix. Il est vrai qu’elles sont rapidement muselées quand elles tentent d’apporter une autre réponse. Le laïcisme est si intimement lié à notre régime politique que sa remise en cause pourrait être une menace à l’ordre établi. Pourtant, dans notre histoire, il y a eu d’autres solutions.

Pendant des siècles, le « gallicanisme », sous différentes formes, a régi les relations entre le royaume et les autorités religieuses, principalement le pape. Il est un mouvement ou encore un esprit qui a imprégné les différents rouages de l’État et la vie politique de notre pays. Dans son traité des « libertés gallicanes », Pierre Pithou a exprimé les maximes du « gallicanisme » telles qu’elles étaient perçues au XVIe siècle. Son ouvrage défend l’idée de la souveraineté toute-puissante du roi et la limitation du pouvoir pontifical au point de rendre le roi de France maître de l’Église dans son royaume. Cependant, le « gallicanisme » est toujours animé d’une fidélité à l’égard du pape qu’il reconnaît comme le chef de l’Église. Il ne cherche pas la rupture avec Rome qui pourrait conduire à un schisme.

Le « gallicanisme » qu’exprime ce juriste et que défendront les parlementaires soutient et affermit donc la souveraineté du roi. Il ne se borne pas au domaine temporel. Il empiète aussi le domaine religieux. Il défend en effet l’indépendance du roi dans son royaume. Il est vrai qu’il ne s’inquiète guère des questions doctrinales, fondant essentiellement ses maximes sur le droit coutumier et sur une histoire sans-doute idéalisée. Il demeure en fait très pragmatique. Mais d’autres gallicans perçoivent la fragilité de cet édifice. Edmond Richer est un de ceux qui veulent fournir au « gallicanisme » un fondement plus solide en y associant une doctrine. Mais par-là, ne s’éloigne-t-il pas justement du « gallicanisme » ?

Edmond Richer (1559-1631), un personnage influent de l’Université de Paris

Edmond Richer est le second fils d’une famille nombreuse et pauvre de Champagne. Domestique au collège du Cardinal Lemoine à Paris, il assiste à certains cours avant qu’un docteur ne le remarque et lui permette de les suivre plus assidument. Plus tard, il devient professeur de logique puis de philosophie avant d’achever ses études de théologie à la Sorbonne. Il est alors un ligueur zélé.

Nous sommes en effet en pleine de guerre de religion. Pour s’opposer aux protestants et à leurs avancées, des associations de catholiques s’unissent dans différentes régions et à Paris. En 1585, après la mort du duc d’Alençon, qui laisse Henri, roi de Navarre et protestant, seul héritier du trône, un mouvement national catholique, intitulé la Ligue, se crée sous la direction du duc Henri de Guise. Toute puissante, elle devient maîtresse de Paris. Elle domine aussi les états généraux. Après l’assassinat du duc de Guise par Henri III, des provinces tenues par Ligue se soulèvent contre le roi. Ce dernier finit par être assassiné en 1589. La Ligue oppose alors une vive résistance contre Henri de Navarre, devenu roi sous le nom d’Henri IV, le 27 février 1594 après son abjuration à la foi protestante et sa conversion au catholicisme. Par ses excès et ses défaites, soutenu par un roi étranger, le roi d’Espagne, la Ligue devient impopulaire, recule et finit par se rallier au roi de France en 1595. L’année précédente, Richer a abandonné la Ligue pour se rallier à la cause d’Henri IV.

Docteur de théologie en 1592, Richer est un prédicateur reconnu. Sa réputation est grande dans les milieux universitaires. En 1597, il devient grand maître du collège du cardinal Lemoine, une sorte de directeur avant d’en devenir aussi principal. L’accumulation de ces deux charges lui confère ainsi une forte autorité au sein du collège. Il y accomplit une « œuvre remarquable au point de vue matériel, intellectuel et moral. »[1] Richer participe aussi à la réforme de l’Université de Paris, voulue par Henri IV, et en devient en 1601 censeur pour la Faculté de Théologie. Il est muni de tous les pouvoirs.

Richer, le Graccus des libertés gallicanes

En 1605, Richer souhaite faire publier les œuvres de Gerson, du cardinal d’Ailly, de Jacques Almain et Jean Major dont il est disciple enthousiaste. Ils sont reconnus comme étant des partisans de doctrines conciliaristes attachés aux « libertés gallicanes ». Mais le nonce apostolique refuse leur publication. Une Apologie de Gerson, publiée à Venise, le fait alors connaitre comme un fervent gallican.

En 1608, Richer est choisi syndic de la Faculté de théologie de Paris, c’est-à-dire son directeur et son guide spirituel. Armé de ses pouvoirs, il rétablit la discipline et tente d’affermir le gallicanisme au sein de l’école.

Après l’assassinat d’Henri IV, Richer fait censurer les ouvrages favorables au régicide et à la déposition des souverains par le pape. Il s’oppose à toute thèse exaltant l’autorité du pape au détriment de celle du roi et des conciles. Dans deux incidents, il s’oppose aussi aux Jésuite et aux Dominicains, favorables à la supériorité du pape sur le concile. En juin 1611, soutenu par des arrêts parlementaires, Richer remet au Premier Président du Parlement un ouvrage anonyme intitulé Libellus de Ecclesiastica et Politica Potestate puis le publie à trois cents exemplaires. Il est approuvé par le roi Jacques Ier d’Angleterre, qui y voit une confirmation de sa souveraineté sur l’Église.

L’ouvrage soulève une forte opposition au sein du clergé. Le cardinal du Perron, archevêque de Sens et métropolitain du diocèse de Paris, attaque l’ouvrage et présente les menaces qu’il présente sur la royauté et sur l’Église. Une commission d’ecclésiastiques propose au pape Paul V une censure contre son ouvrage, condamnations qu’il approuve. En 1612, un concile tenu à Sens officialise la censure et la publie dans toutes les paroisses de Paris. Sont excommuniés les propagateurs du Libellus que l’Index inscrit au catalogue des livres défendus l’année suivante.

Mais Richer n’accepte pas la censure et fait un appel comme d’abus de la sentence du concile de Sens. C’est un échec. Il est aussi évincé du syndicat en dépit de l’appui du Parlement. Cependant, Richer reste un chef de parti gallican écouté et redouté. Dans sa retraite, il rédige De Potestate Ecclesiae in rebus lemporalibus, qu’il ne peut publier de son vivant…

Le richerisme, une nouvelle répartition des pouvoirs dans l’Église

Synthétisons les idées d’Edmond Richer. Il défend d’abord la souveraineté de l’évêque dans son diocèse, étant de droit divin. Il est complètement autonome au point que l’Église du royaume de France est une sorte de confédération de diocèses. Tous les évêques sont égaux et réunis. Toutefois, l’évêque n’est pas un maître absolu. Il dépend des décisions du concile auquel il doit rendre compte de son mandat. Il ne peut rien faire dans son diocèse sans l’assentiment et le concours de ses prêtres qui prennent part au gouvernement du diocèse. L’union des évêques et des prêtres se réalise dans les conciles régionaux et nationaux.

Edmond Richer demande que l’évêque et les prêtres soient choisis par élection à laquelle participent aussi les laïcs. Ces derniers interviennent dans les élections ecclésiastiques par approbation de la nomination des candidats. Il est donc impossible de leur imposer un pasteur qui ne leur convient pas. Néanmoins, les laïcs ne sont pas à l’origine des évêques et des prêtres. Le fondement demeure l’ordination qui reste de droit divin.

Edmond Richer ne définit pas seulement la hiérarchie ecclésiastique dans le royaume de France. Il va au-delà, considérant l’Église comme un ensemble d’Églises nationales autonomes. Le concile œcuménique est alors la réunion des représentants des Églises nationaux. Tout individu, y compris laïc, peut aussi y intervenir. À l’image des États généraux, il est convoqué par le pape d’une manière intermittente en cas de nécessité ou de manière régulière, tous les dix ans. Le pape est certes à la tête des évêques mais uniquement de manière honorifique, c’est-à-dire sans pouvoir ni autorité sur eux. Il n’a que des pouvoirs symboliques.

L’origine du pouvoir conciliaire étant divine, son autorité est supérieure à celle du pape. Edmond Richer confère au concile œcuménique l’infaillibilité en matière de foi et le pouvoir suprême dans l’Église puisque l’ordre hiérarchique est comme rassemblé dans sa totalité. Par conséquent, toute décision en matière de foi fait force de loi. Elle est définitive et inattaquable. En matière disciplinaire, tous doivent se conformer aux décisions du concile. Mais ces dernières peuvent être modifiées si le bien de la communauté l’oblige. Néanmoins, toute décision ne peut aller à l’encontre d’un décret conciliaire.

Le pape peut aussi accorder des dispenses et modérer leur rigueur mais il agit au nom du concile. Il semble que cela soit son seul véritable pouvoir. Soumis au concile, le pape exerce une autorité dans l’Église mais non sur l’Église. Il peut aussi excommunier mais selon des limites. Ses effets ne peuvent qu’être spirituels. Cela revient à lui déposséder de toute action dans le temporel.

Le richerisme : l’affermissement de l’autorité du roi dans l’Église

Au niveau temporel, Richer défend l’idée de l’origine divine des gouvernements. Parmi les trois régimes classiques, que sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, il donne à la société le droit de choisir son régime, un régime voulu et créé par Dieu. Dans le cas d’une royauté, le peuple choisit son roi et, ensemble, ils concluent un pacte. Ainsi la société est l’intermédiaire entre Dieu et le roi. L’autorité civile est ainsi transmise par Dieu à la société qui la communique à son tour au roi. Il n’y a pas de délégation de pouvoir mais plutôt une communication. Après avoir communiqué le pouvoir, le peuple s’efface. C’est pourquoi le roi ne dépend que de Dieu. Personne ne peut le contraindre alors qu’il peut tout sur ses sujets. Il n’est pas non plus responsable devant le peuple, y compris en cas de violation du contrat. Il est finalement inviolable.

Selon Richer, le roi est indépendant dans le temporel alors que l’autorité dans le spirituel réside dans le clergé. Au spirituel, le roi est donc soumis au clergé. Mais dans les affaires temporelles, y compris aussi tout ce qui touche à la vie sociale de l’Église et à sa discipline, le pape, qui peut conduire des affaires spirituelles, n’exerce aucune action coercitive contre le roi. Il ne peut le déposer. ni porter atteinte à aucun bien matériel. Finalement, Richer affermit la souveraineté du Roi dans l’Église.

Le richerisme : le roi, maître de l’Église gallicane

Finalement, Richer organise une Église gallicane en un ensemble de diocèses pratiquement indépendants du pape, l’autorité de l’évêque étant elle-même limitée par celle des prêtres. Chaque diocèse dispose d’un concile pour le gouvernement interne. Un concile national dirige et coordonne aussi l’ensemble. Le pouvoir du pape est très limité, voir symbolique. Seule compte l’autorité du concile œcuménique. Mais, dispersée, l’Église de France semble bien affaiblie. Son unité et sa cohérence demeurent fragile. Or, le roi est souverain, seulement responsable devant Dieu, sans limitation dans l’exercice du pouvoir, y compris dans la vie de l’Église. Il est donc tout désigné pour garantir cette unité et remplir la tâche de protecteur et de défenseur de l’Église de France.

Selon Richer, le roi est le représentant de Dieu sur terre et exécute sa volonté sur ses sujets, y compris sur les clercs. Il a notamment un rôle dans le gouvernement de l’Église par le contrôle qu’il exerce sur la discipline et sur la vie sociale. Son autorité s’exerce aussi en matière juridique notamment par le droit d’appel.

Richer soutient donc que toute l’autorité de l’Église réside dans l’épiscopat, associé à ses prêtres, bornant l’autorité pontificale à un rôle presque honorifique, dénie à l’Église toute autorité dans le domaine temporel, et affermit l’autorité du roi dans l’Église. Ainsi, il conçoit une nouvelle hiérarchie dans l’Église et finalement une nouvelle conception de l’Église, une sorte de confédération d’Églises particulières soumises aux décrets conciliaires, sans primauté pontificale. Le pape n’a guère de pouvoir. Son existence n’est pas essentielle pour l’Église. Or l’Église, encore plus dispersée, a un fort besoin d’une autorité suprême pour la protéger, bref d’un pape au niveau national, rôle finalement tenu par le roi.

Conclusions

Nous pouvons alors comprendre la joie des parlementaires lors de la publication des ouvrages de Richer. Sa doctrine vigoureuse justifie amplement la défense des « libertés gallicanes » et les pouvoirs du roi dans l’Église gallicane, même s’il remet en cause l’ordre ecclésiastique et la doctrine sur l’Église. Sa conception est en fait bien proche des protestants, et par là, bien éloigné de l’esprit gallican. Mais les gallicans le perçoivent-ils ?

Richer reste influent à la Faculté de théologie. Il est considéré comme un esprit puissant et un organisateur de premier ordre, ranimant le Collège du cardinal Lemoine, tombé dans un triste état au cours de la guerre de religion. Sa ténacité et sa volonté de fer sont unanimement reconnues. Fortement opposé à toute idée contraire au gallicanisme, il a forgé un véritable parti à la Faculté. Il a aussi réussi à rapprocher la Faculté du Parlement.
Ses idées ont donné naissance à un système de pensées, le richerisme. Il a notamment influencé le jansénisme et une partie du bas clergé, que séduit l’idée d’une participation des prêtres et des curés au gouvernement du diocèse. Par la nature démocratisant de son système, le richerisme a très probablement influencé les rédacteurs de la constitution civile du clergé…




Note et référence
[1] Edmond Préclin, Edmond Richer (15559-1631). Sa vie. Son œuvre. Le richerisme (I,II), dans Revue d’Histoire moderne et contemporaine, année 1930, www.persee.fr.