" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 28 octobre 2017

Le monachisme, la cible des humanistes et des protestants au XVIe siècle

Pris dans un violent orage d’été, Martin Luther voit tomber la foudre à quelques pas de lui. Déjà torturé par de fréquentes crises d’angoisses, il sent son âme en péril. Le feu du ciel lui apparaît alors comme un véritable signe divin. La voie qu’il suit n’est-elle pas dangereuse ? Il décide alors de tout quitter et de rejoindre l’existence rude et austère des moines augustins d’Erfurt. Il consacre ainsi sa vie à Dieu afin de garantir à son âme le bonheur éternel auprès de Dieu. Son père est alors furieux. « Le maître des Arts va devenir un fainéant »[1].

La réaction paternelle ne nous étonne guère. L’époque n’est en effet guère favorable à la vie religieuse. Depuis au moins le XVe siècle, les religieux sont la cible de rudes critiques, notamment de la part des humanistes. Quelques années plus tard, la vie religieuse fera l’objet des attaques de Luther et du protestantisme. Les critiques s’accentueront au cours des siècles. Au XVIIIe siècle, le moine et la moniale seront considérés comme des êtres décadents et corrompus. La Révolution viendra à supprimer l’état religieux, les jugeant comme des êtres inhumains.

Certes les critiques contre les religieux ne datent pas du XVIe siècle. Dès le XIe siècle, l’image du moine ripaillant est déjà un classique dans la littérature. Mais les critiques ont changé. Avec les humanistes et les protestants, c'est le monachisme en soi qui est condamné. Les attaques contre la vie religieuse portent aussi des coups au christianisme et à l’Église tant il semble en être un de ses principaux éléments constitutifs. Nous allons donc désormais nous pencher sur l’antimonachisme. Comme nous avons l’habitude, nous commencerons par entendre les critiques de ses adversaires…

Le combat contre le monachisme

Les premières attaques sérieuses contre le monachisme datent probablement du XIVe siècle. Le Décaméron de Jean Boccace (1313-1375) est un recueil de cent contes, pleins de verves et de railleries à l’adresse des clercs et des moines. « Le Décaméron s'inscrit dans une tradition antimonastique dans laquelle les religieux sont tournés en dérision pour leur comportement scandaleux »[2]. Il dénonce leur avarice, leur hypocrisie et leur charlatanisme. Un religieux s’emploie à duper un homme pour ravir sa femme. « Dieu veuille remédier à ces abus, en ouvrant enfin les yeux aux imbéciles qui les nourrissent et les engraissent de leurs charités »[3]. Boccace dépeint une société monastique corrompue qu’il abhorre.

Le Décaméron est un des nombreux ouvrages qui s’opposent à l’ascétisme et montrent un réel dégoût pour la vie monastique. De nombreux auteurs poussent les religieux à rejeter la pratique de la pénitence et à enfreindre leurs vœux, notamment celui de la chasteté. Une véritable littérature païenne défend en fait une sorte d’épicurisme, voire une véritable immoralité. Elle défend l’idée selon laquelle le bonheur et le plaisir doivent être les seuls principes des actes humains. « Je déclare et j’affirme que la volupté est le vrai bien, et je l’affirme au point de soutenir qu’il n’y a pas d’autre bien qu’elle. »[4] Les adeptes d'un tel épicurisme ne peuvent donc guère appréciés la vie dure et aride des moines. Parmi les livres, nous pouvons citer Des Facéties de Pogge Bracciolini (mort en 1459), De la Volupté de Laurent Valla (mort en 1457), ou encore Panormite d’Antonio Beccadelli. Laurent Valla s’attaque directement contre l’institution monastique avec De professione religiosorum. La vie religieuse lui apparaît comme une vie monstrueuse.

Au XVIe siècle, les critiques envers les religieux proviennent aussi des humanistes chrétiens. Érasme (1467-1536) est sans-doute l’auteur le plus acerbe à leur égard, notamment dans le Manuel du soldat chrétien (1504) et surtout dans l’Éloge de la folie (1511). L’antimonachisme est l’un des thèmes favoris d’Érasme. Rabelais est encore plus ironique avec Pantagruel (1532) et Gargantua (1535). 


Marguerite de Navarre (1492-1549)
L’attaque provient aussi d’humanistes proches des protestants ou convertis au protestantisme, comme Marguerite de Navarre, sœur du roi de France François 1er,  avec L’Héptameron[5] (1559), ou Clément Marot avec Les Épigrammes  (1544). Dans ces ouvrages, les moines sont accablés de critiques acerbes et d’une vive satire, souvent grossières. Certes, ils peuvent témoigner des vices qui sévissent dans des monastères et des cloîtres, montrant ainsi leur décadence, mais leurs propos sont tels que ces scandales qu’ils dénoncent paraissent comme inhérents à l’état religieux. Derrière leurs moqueries et leur sarcasme, mortellement ironiques, se trouvent surtout des idées qui vont à l’encontre du monachisme…

La vie religieuse est aussi la cible de traités plus sérieux. Dans son livre De votis monasticis, publié en latin, en 1522, Luther remet en cause les vœux monastiques et donc le fondement du monachisme. Ce traité connaît un succès important. Il influencera notamment Marguerite de Navarre. La doctrine du salut par la foi seule s’oppose aussi bien à l’ascétisme qu’aux principes des vœux sur lesquels repose l’état monacal. L’état religieux est donc inconcevable dans la conception chrétienne du protestantisme. Avec la doctrine de la double prédestination, Calvin rend encore plus vaine toute vie religieuse.

Ainsi, les critiques contre le monachisme du XVIe siècle proviennent des humanistes païens ou chrétiens, et des protestants. Elles portent aussi bien sur des faits témoignant une décadence monastique que sur le principe même de l’état religieux. Le combat est donc moral et doctrinal.

Les moines, de nouveaux pharisiens
Érasme (1467-1536)

Une des premières critiques que nous pouvons noter porte sur l’orgueil des moines. Érasme les accuse de se vouloir « plus saints que le Christ »[6]. Selon le père de l’humanisme, les moines considèrent l’état religieux comme le modèle par excellence de la vertu chrétienne, voire le seul chemin du salut possible sur cette terre. Ainsi, ils s’enorgueillissent d’avoir fait le bon choix allant jusqu’à mépriser les autres. Finalement, le salut ne sera pas possible en dehors des monastères et des couvents. Luther dénonce aussi vivement cette folle prétention. Les moines sont alors accusés de sectarisme et de vouloir s’approprier du Christ. Toujours selon Érasme, leur prétention est en effet tellement grande que les moines mettent leur Ordre sur le même plan que la religion fondée par Notre Seigneur Jésus-Christ.

Les critiques vont alors montrer toute la folie de cette prétention. Laurent Vala tente même de démontrer que l’état monastique est moins parfaits que celui des laïcs puisque ces derniers demeurent dans le siècle et sont exposés à toutes les tentations. Ceux qui se dirigent selon leur conscience ont donc plus de mérites que ceux qui suivent une règle.

Érasme montre surtout que les moines ne sont guère à la hauteur de leurs prétentions. « Beaucoup de prennent pour des Antoines et des Pauls […] alors qu’intérieurement, ils sont tout suants de haine et d’envie, […] gonflés d’orgueil, d’humeur sombre et intraitable, et s’aiment eux-mêmes. » Ils ne pratiquent donc pas les vertus chrétiennes, et ne demeurent guère fidèles aux commandements et aux conseils de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui finalement les a déjà condamnés. « La plupart d’entre eux attachent une telle importance à leur cérémonie et aux traditions humaines qu’ils s’imaginent que le ciel n’est pas un trop haute récompense pour tant de mérites. Ils ne songent pas que le Christ, dédaignant tout cela, leur demandera s’ils ont été fidèles à son précepte de charité. »[7]

Comme des pharisiens, ils veulent être tellement des modèles de piété et de saints parfaits qu’ils deviennent prisonnier de leur Règle, c’est-à-dire de rites et de coutumes purement humains au détriment de la charité. Et lorsque la Règle est pratiquée, elle est suivie sans esprit intérieur. En clair, Érasme dénonce leur hypocrisie. « L’un étalera sa bedaine, farcie de toutes sortes de poissons, l’autre videra cent boisseaux de psaumes ; un troisième comptera des myriades de jeûnes et ajoutera qu’il a faut autant de fois un seul repas où il a failli crever » [8]. En fait, ce ne sont pas de vrais chrétiens. « La religion se rencontre rarement chez eux » [9], dit-il. Et le monde n’en est pas dupe. « Le genre humain tout entier les abhorre si bien que leur rencontre est d’un funeste présage. Ce qui n’empêche pas qu’ils aient la meilleure opinion d’eux-mêmes. » [10]

Le moteur, fauteur de divisions

L’écart entre leur vocation et la réalité se manifeste aussi dans les querelles qui divisent les ordres et les congrégations. Érasme dénonce la profonde division du monde religieux et les incessantes disputes qui divisent les différentes familles religieuses. Dans leurs différents, elles ne sont guère fidèles à l’esprit de charité et d’unité qui devraient les guider. Les moines, dit-il, « se méprisent d’un ordre à l’autre […] ce qu’ils ambitionnent n’est pas de rassembler au Christ mais de se différencier entre eux. »[11] Érasme compare leurs divisions à celles que dénoncent Saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens. Les religieux se disputent au nom de leur fondateur, ce dernier prenant la place à Notre Seigneur Jésus-Christ.

Le retour du moine paillard et lascif

Erhard Schön, gravure (1491-1542)
ou l’image terrible du moine dévoyé
L’opposition entre la vocation des moines et la réalité est encore plus criante quand les auteurs peignent les vices qui sévissent dans les monastères et couvents. Ils reprennent, toujours avec exagération, les images traditionnelles du moine paillard et gourmand que le Moyen-âge véhiculait déjà.

Le moine corrompu est en effet un des types de personnage bien codifiés dans une certaine littérature. De nombreux contes, fabliaux et autres écrits du XIe siècle dénonçaient déjà les religieux comme porteurs de tous les maux : richesse,  avarice, cupidité, couardise, gourmandise, paresse, oisiveté, jalousie, esprit de discorde, etc. La Bible du moine et poète Guiot ou la Carmen ad Robertum d’Adalbéron en sont des exemples de récits particulièrement défavorables à la vie religieuse. Aux XIIIe et XIVe siècle, des fabliaux mettent aussi en scène des moines débauchés, lubriques ou rusés pour amuser leurs lecteurs. C’est le cas du Roman de Renard ou de quelques œuvres de Rutebeuf comme Rêve de Moine ou Frère Denis. Le moine apparaît ainsi comme un être plein de dérision et donc comique. Il est finalement décrit comme un perturbateur et un transgresseur de l’ordre social. Le moine inquiète en dépit du rire qu’il inspire. Mais le monachisme en soi n’est pas l’objet de critiques. C’est sa dérive qui est souligné. Les ermites ou les Chartreux font ainsi l’objet d’éloge et de vénération.

Au XVIe siècle, l’image du moine dépravé ne sert plus à amuser les lecteurs ou à montrer les manquements à la Règle. Elle porte le discrédit sur toute vie religieuse. Dans son Heptaméron, Marguerite de Navarre raconte des scènes très grivoises sur des religieux, montrant surtout leur appétit sexuel. Elle semble insinuer que cette licence est inhérente à la vie monastique. Par conséquent, toute réforme serait inutile.

Le moine ignorant

Les humanistes s’attachent à dénoncer l’ignorance des moines et leur abêtissement. Selon Érasme, les moines refusent de s’ouvrir à la connaissance. Les moines « considèrent comme le comble de la piété de pousser l’ignorance jusqu’à ne pas savoir lire. […] Ils braillent comme des ânes dans les églises en chantant leurs psaumes, dont ils savent l’air mais dont ils ne comprennent pas un mot »[12]. Cette critique est mêlée aux attaques qu’ils mènent contre les scolastiques.

Selon Érasme, cette  ignorance n’est pas seulement un fait constaté. Elle est surtout prescrite par les règlements des religieux. « Ils estiment que le comble de la piété est d’avoir si peu de teinture des lettres qu’ils ne sachent même pas lire. »[13] Il s’attaque alors aux fondateurs des ordres qu’il considère comme « des ennemis tout à fait acharnés des lettres. » Saint Benoît et Saint François, ce ne sont que des incultes, nous dit-il.

Rabelais dénonce aussi cet abêtissement. « Bien plus vrai est qu’ils molestent tout leur voisinage à fore de trinqueballer leurs cloches […]. Ils marmonnent grand renfort de légendes et psaumes nullement par eux entendus [= compris]. Ils content force patenôtres entralrdées de longs Ave Maria, sans y penser ni entendre. Et ce[la] j’appelle moque-Dieu et non oraison. »[14]

Par conséquent, ignorants et abêtis, les religieux se ferment finalement à l’esprit des Temps modernes.

Le monachisme, dépassé et déconnecté des Temps modernes

En fait, les humanistes tentent de démontrer l’inadaptation du monachisme au monde moderne, à celui de la Renaissance. Le moine apparaît comme un modèle dépassé et sclérosé, celui d’une époque médiévale qu’il faut certes considérer avec respect mais ne pas prolonger. Dans le Pantegruel, Rabelais décrit une bibliothèque monastique et énumère toute une série de livres en latin, aux noms ridicules et abscons. L’ignorance du moine est mise en exergue alors qu’en pleine Renaissance, les langues nationales se développent et le grec est mis en honneur.

On critique aussi le communautarisme et la passivité du moine en une époque où l’individu est valorisé, la mortification du corps et les exercices ascétiques qui abîment le corps ou encore le froc et le voile qui le cachent alors qu’il est sublimé. « Pour l’humanisme, d’une part, la pauvreté et la mendicité constituaient une dévalorisation de la personne humaine. Pour la Réforme, d’autre part, avec sa relecture assidue de l’Ancien Testament, la richesse et l’opulence étaient signes de la bénédiction divine. »[15]

Le moine est finalement décrit comme le contraire de l’idéal de son temps, un être dépassé et obsolète. Il est l’antithèse du condottiere, de l’aventurier ou encore du conquistador. Le moine n’apporte rien à la société. Il est inutile, pire encore, c'est un parasite. Le moine est « beau despescheur d’heures, beau desbrideur de messes, beau descroteur de vigiles »[16]. On rie de ses « moyneries ». Les vœux religieux « statufient » les hommes.

Une force oppressive

L'oppression est d’abord individuelle. Un personnage d’un ouvrage d’Érasme décrit l’état religieux comme « un nouveau genre d’esclavage inventé sous le couvert de la religion ». Au lieu de renier ses propos, un autre personnage les précise. « Si on regarde la plupart des couvents, ce que dit le jeune homme n’est que trop vrai. Là où l’on consacre pas à l’étude des lettres sacrées, là où n’est pas la vigueur de l’Esprit, là où l’on ne trouve pas la charité adoucissant tout, là où les chefs n’encouragent pas par l’exemple de leur vie, ne repaissent pas les cœurs de la parole de Dieu et n’exhortent pas amicalement, mais se contentent, avec un orgueil plus que tyrannique, de commander et de sévir, qu’y a-t-il d’autre qu’un misérable esclavage sous le couvert de la religion ? Ailleurs, on peut assurément vivre pieusement ; là, ce n’est pas possible. Et des monastères comme ceux-là, il n’y en que trop un peu partout. »[17]


L’oppression individuelle s’explique, selon Érasme, par la volonté d’appliquer une règle à tous les moines, sans distinction. « Rien n’est plus inique, dit-il dans son Éloge de la folieque l’égalité entre êtres si inégaux. » La règle efface la personnalité du religieux et ne tient nul compte de la variété des hommes. « Les uns ont telle qualité, les autres telle autre ; les uns sont séduits par une chose, les autres par une autre ; et il y a mille manière d’amener les hommes à la piété. »[18] Rabelais inventera la célèbre abbaye de Thélème qui a la particularité d’être libre « en leur règle n’était que cette clause : Fay ce que voudras. ». En outre, les religieux appliquent davantage la règle, c’est-à-dire des prescriptions humaines, au lieu de suivre la règle du Christ.

Toujours selon Érasme, tout moine devrait pouvoir quitter son monastère sans craindre d’être condamné comme apostat. Dans Hieronymi Stridonensis vita, publié en 1517, il montre qu’aupavarant, notamment au Ve siècle, chaque religieux était libre et pouvait quitter son monastère. Il condamne donc un des principe du monachisme qu'est la stabilité.

Cette oppression individuelle s’exerce aussi, nous dit-il encore, pour recruter de nouveaux adhérents. Dans son Éloge de la folie, il décrit ainsi un maître cherchant à entraîner un adolescent dans la vie religieuse en le terrorisant par la menace de la damnation « comme s’il dressait un poulain ».

L’oppression est aussi d’ordre social. Sont alors dénoncés l’intolérance et le fanatisme des moines qui entretiennent la guerre et la violence. Les ordres mendiants sont surtout les cibles privilégiés. Ce n’est guère étonnant. Ce sont les inquisiteurs par excellence. Érasme accuse même les religieux d’oppresser la société, chaque ordre essayant d’exercer son emprise sur la société entière.

L’opposition doctrinale au monachisme

Le monachisme n’est pas seulement la cible de la verve des humanismes. Il est aussi au cœur des controverses théologiques. Deux thèses sont au centre des contestations. La doctrine de la justification par la foi seule de Luther s’oppose radicalement à l’ascétisme pratiquée dans les monastères. Luther s’oppose aussi naturellement aux vœux religieux. « Les apostats sont religieux et les religieux sont apostats. »[19] La doctrine de Calvin, celle de la double prédestination, s’oppose encore plus radicalement à la vie religieuse. Le protestantisme devient ainsi un ardent adversaire du monachisme.

Très influencé par Luther, Marguerite de Navarre accuse aussi ses contemporains de se fier à des moines, c’est-à-dire à des créatures, qui abusent de leur autorité. « Ceux qui devraient avoir pour seule mission de favoriser l'élan vers Dieu (…) se complaisent à faire figure d'intercesseurs tout-puissants »[20]. Elle remet surtout en cause le modèle que les moines proposent et une doctrine qui trompe la naïveté des croyants. Elle dénonce certes le mal-vivre des moines mais ses attaques portent sur le mal-croire.

La seconde thèse protestante qui remet en cause le monachisme est le refus de distinguer le religieux du laïc. « Ceux qui entrent en un cloître pour se faire moines, se séparent et aliènent de l'Église. C'est un fait qu'ils font un gouvernement à part et une administration des sacrements séparée des autres. Si cela n'est dissiper la communion de l'Église, je ne sais quelle plus grande dissipation il peut y avoir ! »[21] Les protestants, Luther le premier, ne peuvent admettre une séparation entre les laïcs et les moines dans la quête de l’ascétisme ou de la sanctification. L’état religieux leur est une aberration. Leur antimonachisme résulte alors d’une ecclésiologie particulière.

De votis monasticis, la condamnation des vœux monastiques


Le veau-moine de Freiberg
d 'après Lucas Cranach l'Ancien
Le De votis monasticis est « un écrit de Martin Luther, où tout ce qui peut le servir à dévoiler la folie des vœux monastiques est  amplement exposé »[22] Il repose sur une idée simple. L’homme ne peut être sauvé que par la foi seule, toute action provenant de lui n’étant que péché. La confiance qu’il met dans ses œuvres est donc fausse. Elle ne manifeste qu’une folle prétention, que de l’orgueil. Or l’ascétisme monastique repose sur la valeur salvatrice des actions. Ainsi ceux qui aspirent à la sainteté s’égarent dans le mensonge et la perfidie

Luther considère les vœux monastiques comme le crime le plus odieux. Il les résume souvent en celui de la chasteté. Comme seule la foi assure le salut, les efforts que réclament les vœux sont inutiles. Ils impliquent un orgueil qui, encore plus odieux, se voile d’une aspiration à la sainteté. En prononçant ses vœux, le moine se voue à la chasteté alors que cette faveur n’est donnée que par Dieu. « II n'y a sur cette terre ni vierge ni célibataire sans concupiscence. Mais cette misérable foule ignorante ne sait pas même pourquoi cette continence est conseillée. Car ils observent ce conseil, pensant que la continence est une œuvre de grand prix, d'où dépendent le salut et la gloire. »[23] Les vœux se fondent sur le principe des bonnes œuvres, principe que Luther juge erroné.

En outre, en s’obligeant à de tels efforts, vains en principe puisque l’homme n’est que pécheur, le moine ne fait finalement qu’exacerber l’incontinence et vivifier le désir. « Si tu voulais contraindre un incontinent à la continence, quelles grandes souillures, combien de fornications, combien d'adultères et quels maux ne provoquerais-tu pas ? » Au lieu de la refréner, il l’excite et finalement explose, ne faisant que perpétuer le vice. « II n'y a nulle part moins de chasteté que chez ceux qui en on fait vœu. Presque tout est souillé, qu'il s'agisse des flux immondes ou d'une brûlure perpétuelle et de la flamme inquiète du désir.» Ainsi Luther justifie les vices des moines. Les abbayes ne sont que des lieux de débauche.

Mais Luther poursuit en accusant les moines de dissimuler leur incontinence dont ils sont généralement victime et donc l’impossibilité de demeurer fidèles à leur vœu. Par leur dissimulation, ils confortent donc mutuellement leurs erreurs. Pour renforcer sa thèse, il n’hésite pas à décrire des scènes odieuses, celles de la chair et à l’encontre de la vie. Le but est bien de choquer le lecteur.

Son livre a pour but de soulager les consciences de ceux qui veulent quitter leur monastère ou leur cloître. Plus tard, « j’ai traité ici de la cause qui est sure et qui suffit à libérer du vœu les consciences, savoir l’impiété et la piété. »[24] Il dépeint le vœu comme un pacte diabolique. Il est donc nécessaire de le casser puisque ce sont des vœux impies. « Qu’est-ce donc que ce vœu sinon un pacte conclu avec des démons ? Ce sont des enseignements démoniaques, des erreurs et des mensonges dont tu as fait vœu, dit l’Esprit, ton Dieu, et toi, tu ne sais pas encore si tu dois t’affranchir de ce vœu et l’abandonner ? »[25]

Conclusion

Ainsi les humanistes, ou du moins ses plus célèbres représentants, en particulier Érasme, critiquent sévèrement les moines de leur temps en usant d’une ironie cinglante et particulièrement dévastateur, avec des images grossières et traditionnelles. Leurs écrits font rire et ce rire touche le lecteur. Il s’agit aussi de captiver le lecteur et de l’émouvoir afin qu’il plaigne la victime et rejette l’accusé qu’est le moine. Leur méthode est particulièrement efficace.

Ils dénoncent l’orgueil des moines, leur hypocrisie, leur duplicité, leur abêtissement, leur obscurantisme, leur licence... En clair, les moines reflètent tout ce que condamne Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils représentent aussi l’antithèse des Temps modernes. Si le monachisme était bon hier, il est devenu dépassé, inadapté, périmé donc inutile, voire parasitaire. C’est une machine qui abrutit les hommes et les déshumanise, concluront les révolutionnaires.

En condamnant avec une telle vigueur la vie religieuse, ces humanistes portent un coup terrible sur le monachisme. Ils finissent par présenter les vices comme des états constants des moines et donc propres à leur état. En fait, leur principale accusation semble porter sur le monachisme en lui-même, qui d’une part implique une distinction avec l’état laïc, et d’autre part, devait être plus propre à la sanctification.

Luther puis Calvin apportent les doctrines religieuses nécessaires pour justifier la condamnation du monachisme. Non seulement l’état religieux se fonde sur le principe erroné de la valeur salvatrice des bonnes actions, principe né de l’orgueil, mais encore les vœux qu’il implique ne feraient qu’exciter les désirs et perpétuer les vices. Ainsi le monastère est l’école du mensonge ou encore la maison du vice. Luther a fortement influencé certains humanistes comme le pensent certains commentateurs. Les protestants refusent aussi de distinguer les deux états, religieux et laïcs, allant même rejeter l’état ecclésiastique, au nom du sacerdoce universel. Sans partager leurs doctrines, les humanistes et les protestants se rejoignent dans leurs critiques, s’influençant mutuellement.

Qu’elles émanent des humanistes ou des protestants, qu’elles soient morales ou doctrinales, ces critiques ne veulent pas vraiment réformer le monachisme pour que cessent les scandales. Les images d'un moine idéale sont rares dans leurs œuvres, voire inexistantes. Elles rejettent purement l’état religieux. Elles veulent simplement supprimer les monastères et les cloîtres. Les moines leur apparaissent comme une œuvre du diable ou contraire à la vie chrétienne.




Notes et références
[1] Cité par Michel Perronnet, Lize Roy, Le XVIème siècle, 1492-1620, Hachette éducation, 2013.
[2] Diana Derrez, Du Décaméron de Boccace à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre : littérature d'imitation ou de détournement ?, Littératures, 2011, https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00737848.
[3] Boccace, dans Du Décaméron de Boccace à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre : littérature d'imitation ou de détournement ?, Diana Derrez.
[4] Laurent Valla, De la Volupté, dans Histoire de l’Église, Dom. Ch. Poulet, Tome I, 3ème partie, 2ème période, chap. IV, 1935.
[5] L’Heptaméron est le recueil de 72 fables, semblable dans leur structure avec le Décaméron de Boccace. Composé d’abord par Marguerite de Navarre qui est morte avant de l’achever en 1549, le texte a ensuite été repris et publié une première fois en 1558 puis une seconde fois en 1559. En 1698, une nouvelle version en « beau langage » est publié.
[6] Érasme, Éloge de la folie.
[7] Érasme, Éloge de la folie.
[8] Érasme, Éloge de la folie.
[9] Érasme, Éloge de la folie.
[10] Érasme, Éloge de la folie.
[11] Érasme, Éloge de la folie.
[12] Érasme, Éloge de la folie.
[13] Érasme, Éloge de la folie.
[14] Rabelais, Gargantua dans L'anticléricalisme croyant : de l'oxymore à l'anthropologie du vivre religieux,  Thierry Wanegffelen, Annales de l’Est, Presses Universitaires de Nancy, 2007.
[15] G. Audisio, Les Vaudois. Histoire d’une dissidence. XII-XVIe siècles, Fayard, 1998.
[16] Rabelais, Gargantua, 1535, chap. 27.
[17] Érasme, dans Les Colloques d’Érasme, Réforme des études, réformes des mœurs et réforme de l’Église au XVIe siècle, Presses universitaires de Lièges, 2013.
[18] Érasme, De utilitate colloquaorum.
[19] Martin Luther, Œuvres, Genève, Labor et fides, 16 vol., 1957-1993,  Le jugement de Martin Luther sur les vœux monastiques.
[20] Marguerite de Navarre, Heptaméron, dans L'Heptameron de Marguerite de Navarre, Nicole Cazauran, dans Du Décaméron de Boccace à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre : littérature d'imitation ou de détournement ?, Diana Derrez.
[21] Calvin, Institution chrétienne, livre IV, chap. XVI dans La vie monastique et la Réforme deux interpellations réciproques, conférence prononcée lors de la journée œcuménique, le 21 janvier 1981, à l’abbaye de Saint Maurice et Saint Maur de Clairvaux (Luxembourg).
[22]François Lambert, Lettre à tous les frères mineurs, 1523 dans Luther et le monachisme aujourd’hui : lecture actuelle de De votis monasticis, René  H. Esnault, Labor et Fides, 1964.
[23] Luther, De vocis monasticis, dans La chair, la mort, le diable : le monachisme dans l'Heptaméron et la doctrine de Luther, Loskoutoff Yvan,  Revue de l'histoire des religions, tome 215, n°4, 1998, www.persee.fr.
[24] Luthe, Lettre à Amsdorf, 9 septembre 1521 dans Luther et le monachisme aujourd’hui : lecture actuelle de De votis monasticis, René  H. Esnault.
[25] Luther, De votis monasticis, dans Martin Luther, Matthieu Anold, 2017.

vendredi 13 octobre 2017

Calvin et l'usure, une histoire révélatrice

La position traditionnelle de l’Église à l’égard du prêt à intérêt s’oppose sans aucune doute à l’attitude de Calvin comme nous l’avons pu le voir dans de les articles précédents. Sa lecture de la Sainte Écriture, restreignant l’interdiction à un contexte particulier, est contraire à celle des Pères de l’Église. Alors que l’empire romain l’autorisait dans un cadre réglementaire précis, ils n’ont pas hésité à s’insurger contre cette pratique, démontrant avec justesse non seulement ses effets néfastes mais aussi les vices inhérents aux prêts à intérêt tant chez le prêteur que chez l’emprunteur. Leurs discours demeurent encore pertinents de nos jours. Le prêt à intérêt sous toutes ses formes a ravagé notre société, devenue une société de consommation, où l’homme n’est qu’un objet de convoitise, ou encore la proie de mille appâts cherchant à l’enlacer dans des filets ravageurs. Certes, il n’est plus enchaîné et livré à ses créanciers en cas d’endettement comme au temps de la Rome ou de la Grèce antique. Il demeure sous la protection de l’État. Mais l’esclavage est bien réel, encore plus sournois, plus terrifiant…

Quand un mal est devenu impossible à combattre sans produire un mal plus grand, il est juste et légitime de le tolérer. L’Église a ainsi toléré le prêt à intérêt, désignant désormais le péché d’usure dans l’exagération des taux d’intérêt. Cela ne signifie pas que le prêt à intérêt est devenu licite ou agréable en soi puisqu’il est contraire à la charité chrétienne.

Une nouvelle interprétation de la Sainte Écriture

Or Calvin a légitimé le prêt à intérêt, ne trouvant aucune raison pour l’interdire. Dans une lettre qu’il adresse à son ami Claude de Sachin, il en expose les raisons. Il relativise d’abord la condamnation que porte la Sainte Écriture. Il considère que la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ a rendu caduque la loi de Moïse sur l’usure. Cette loi est propre au peuple hébreu et à un contexte particulier. « Ici on fait une objection que aujourd’hui aussi les usures sous seront illicites par une même raison qu’elles étaient défendues aux Juif, parce qu’entre nous il y a une conjonction fraternelle. À cela je réponds : qu’en la conjonction politique il y a quelque différence, car la situation du lieu auquel Dieu avait colloqué les Juifs et beaucoup d’autres circonstances faisaient qu’ils trafiquaient entre eux commodément sans usures. Notre conjonction n’a point de similitude. »[1] Calvin prétend donc que la loi est désormais périmée. Il explique que l’interdiction du prêt à intérêt était en fait nécessaire en raison des abus et des attitudes qui y souvent liées, telles la cupidité, l’avarice, l’exploitation des autres. « C’est pourquoi je ne reconnais pas encore que simplement elles [les usures] nous soient défendues, sinon en tant qu’elles sont contraires à équité ou charité. »[2] Mais ces vices, ne sont-elles pas naturellement inhérentes au prêt à intérêt ou comme le disent les Pères de l’Église, la cause même du prêt à intérêt ?

Contrairement à Saint Ambroise, Calvin explique l’autorisation du prêt à l’égard de l’étranger par équité puisque les étrangers le faisaient entre eux. S’il l’avait interdit aussi à leur égard, Moïse aurait désavantagé les Juifs dans les activités économiques, ce qui les mettrait en difficultés et les affaiblirait. Seules les règles concernant le principe d’équité et de charité demeurent vraies. Saint Ambroise a une explication différente. Il voit dans l’usure le moyen de lier les étrangers considérés comme des ennemis. L’usure est interdite entre Juifs car ces derniers ne peuvent être enchaînés. L’usure est contraire à la liberté des enfants de Dieu. Calvin raisonne selon des principes de juriste ou d'économiste alors Saint Ambroise selon un esprit chrétien.

Comme la loi est autorisée pour un cas spécifique, Calvin en conclut que le prêt à intérêt n’est pas interdit en soi. La notion de tolérance n’est donc pas prise en compte. En outre, n’admettant aucune discrimination entre Juifs et non-Juifs, la nouvelle loi ne peut différencier les Chrétiens et les autres. Par conséquent, le prêt à intérêt est autorisé. Mais oublie-t-il que la nouvelle loi ne rend plus notre prochain étranger ? Si l’usure est interdite pour garantir la liberté des enfants de Dieu, elle est donc aussi interdite pour tout homme quel qui soit, c’est-à-dire pour notre prochain. C’est le cœur de la nouvelle Loi et la conséquence de l’universalité du salut. Il est vrai que dans sa doctrine de double prédestination, Calvin refuse de voir tous les hommes sauvés, en principe, dans l’œuvre de la Rédemption. Seuls les prédestinés ont été sauvés sur la Croix, la grâce étant impossible pour les autres, perdus depuis l’éternité. Par conséquent, il ne peut pas étendre l’interdiction du prêt à intérêt à l’ensemble des hommes. L’exigence de l’équité l’oblige alors à étendre ce qui n’était que toléré.

Calvin affirme donc que ce qui est interdit est le gain obtenu malhonnêtement et les contrats qui fournissent des profits illégitimes. C’est ainsi qu’il interprète les versets du psaume 15 et d’Ézéchiel. Selon sa conception du salut, aucune activité, aucun métier ne peuvent nuire au salut puisque chaque âme est prédestinée soit au ciel, soit aux châtiments éternels. L’usure ne peut donc être condamnée en soi. La profession d’usurier est aussi légitime. Seule l’intention est condamnable, non comme moyen de salut mais comme signe d’élection. La justice et la charité sont la seule règle qui définit la légitimité d’un profit.

Puis, Calvin fait la distinction entre le prêt à l’égard d’un pauvre pour lui pourvoir le nécessaire et le prêt d’investissement ou de production en faveur du commerce entre investisseur et entrepreneur. Cette distinction, que certains commentateurs considèrent comme une innovation libératrice, n’est pas en fait récente comme nous l’avons pu le voir. D’une part, elle est déjà présente dans la législation antique et dans la théologie scolastique. D’autre part, comme nous l’avons suffisamment montré, les Pères de l’Église traitent du prêt à intérêt aussi bien en faveur des pauvres que des riches. Calvin considère alors que la Sainte Écriture ne traite que des prêts de première nature. Cela nous semble peut probant. Certes, les pauvres font l’objet de la loi de Moïse mais l’interdiction est néanmoins étendue à tous les Juifs.

Les bienfaits du prêt à intérêt

En outre, selon Calvin, les circonstances économiques ont évolué. Le crédit permet le développement des activités et la création de richesses. Tout cela est donc favorable au bien commun. Calvin justifie alors la pratique du prêt à intérêt commercial. Le principe d’équité est aussi respecté puisque par le prêt, il y a eu enrichissement. Les bénéfices doivent donc être partagés entre l’emprunteur et le prêteur. En cas de non-enrichissement, il s’agit de partager les risques. Remarquons une contradiction. Calvin conditionne en effet la légitimité du prêt-à-intérêt au bénéfice qu’il apporte au prêteur afin qu’il soit équitable. Ainsi l’intérêt se calculerait en fonction du profit réalisé par l’emprunteur.

De tels arguments, fondés sur les avantages que procure le crédit, semblent aussi oublier les effets de l’endettement. Calvin reprend sans le vouloir les arguments des adversaires des Pères de l’Église. Les usuriers « donnent à leur péché des noms respectables, et appellent leur trafic humanité, […]. » [3] Le crédit est surtout favorable au prêteur. L’exemple actuel de la Grèce suffit à montrer que le prêt à intérêt n’est sûrement pas un bienfait de l’humanité.

Néanmoins, Calvin soulève le problème de l’incompatibilité entre une certaine activité économique et le christianisme. Comme la première a changé, le second doit s’y adapter, nous demande-t-il. Son raisonnement est proche du marxisme qui voit dans l’économie le moteur d’évolution de la religion. L’Église a une autre réponse. Si une activité ne peut être empêchée sans produire des maux plus grands, il est alors nécessaire de la tolérer tout en la dénonçant et en l’encadrant.

Mais un bienfait à encadrer...


Sandro Botticelli, La punition des usuriers
illustration pour L'Enfer de Dante (vers 1480-1495)




Nous arrivons alors à une nouvelle contradiction dans le raisonnement de Calvin. Il juge que le prêt à intérêt n’est pas condamnable en soi, qu’il n’est ni bon ni mauvais, même s'il apporte des avantages pour l'économie, néanmoins, il l’encadre fortement pour empêcher que se développent des effets néfastes. Une de ses conditions consiste, rappelons-nous, à fixer l’intérêt en fonction du profit réalisé par l’emprunteur.

L’un des garde-fous est de distinguer la nature du prêt, n’interdisant que le prêt d’assistance. Le prêt à intérêt n’est pas légitime s’il est perçu par quelqu’un qui se trouve plongé dans le besoin et la pauvreté. Le devoir de charité s’oppose à ce type de prêt. Calvin légitime uniquement le prêt de production. Cette distinction est bien théorique, ou disons-le plus ouvertement, casuistique. Mais surtout, il réduit le devoir de charité à une simple assistance matérielle à l’égard du pauvre

Les Pères d’Église ont une conception bien plus élevée de la charité [6] comme nous avons pu le voir. Il ne s’agit pas simplement d’aider un pauvre mais d’éviter d’aggraver la pauvreté, de rendre pauvre un riche, d'ébranler la paix d'une famille ou la cohésion de la société. Le prêt à intérêt pousse enfin l’homme à satisfaire ses désirs alors qu’il devrait les contenir. Le devoir de charité est donc d’éviter que l’homme se perd dans une folie. Les Pères de l’Église ne songent pas non plus uniquement à l’emprunteur. Ils visent aussi aux prêteurs, qui ne semblent guère préoccuper Calvin. La cupidité, l’avarice, le désir de puissance sont ainsi favorables au prêt à intérêt contrairement au désir de pauvreté et de détachement que nous demande Notre Seigneur Jésus-Christ. Mais il est vrai que Calvin demande aux Chrétiens de veiller à ne pas se laisser dominer par la soif du gain et de l’avarice ! …

Pourtant, Calvin reconnaît une des conséquences déplorables du prêt à intérêt. L’argent établie un rapport de pouvoir redoutable entre le prêteur et l’emprunteur. Par l’emprunt, l’emprunteur est mis dans une situation de faiblesse donc vulnérable et dépendant. Si cette remarque est judicieuse, rappelons qu’elle n’est pas neuve. Saint Ambroise devrait même sourire. Calvin demande alors à l’État d’intervenir pour fixer le taux et pour protéger le prêteur. Comment le prêt-à-intérêt peut-il donc être considéré comme bénéfique si en fait il doit être sous contrôle d’un pouvoir ?

Se tromper de cible

Enfin, Calvin dénonce les effets de la condamnation du crédit. Elle favorise l’hypocrisie des institutions, qui élaborent des contrats astucieux pour cacher le prêt usuraire, comme elle favorise l’usure clandestine. Ainsi « Calvin a purifié l’atmosphère commerciale des ruses, des faux contrats et des restrictions mentales qui la déshonorent pendant le Moyen Age, parce que l’Église l’interdisait, tout en y ayant recours pour les besoins de la cause pontificale. »[4] Une telle argumentation est aujourd’hui classique. Certains veulent ainsi légaliser une certaine drogue pour s’opposer aux réseaux mafiosi. Mais la drogue reste un mal en soi. La question est de savoir s’il est possible de tolérer la première pour combattre la seconde. Dans le cas du crédit, la difficulté est la même. Il ne s’agit pas de défendre l’une pour davantage s’attaquer à l’autre. Ce deux maux à combattre...

Certes, il y a eu des abus et l’Église a cherché à les combattre, y compris contre les autorités [5], mais ces abus n’enlèvent en rien les vices inhérents au prêt à intérêt. Le problème que soulève Calvin ne réside pas dans le prêt en lui-même mais dans l’homme qui se montre suffisamment astucieux pour tromper la loi. La réforme se pose dans l’homme et non dans la chose en elle-même. Nous arrivons ainsi à l’erreur fondamentale du protestantisme : il veut changer le christianisme afin qu’il s’adapte à l’homme alors que la véritable réforme est de changer l’homme par la religion.


Notes et références
[1] J. Calvin, Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament, tome I, 1854, Librairie de Ch.Meyreuis et Compagnie, d’après l’édition française imprimée à Genève par Conrad Badius en 1561 dans La Revue réformée, article « La légitimité du prêt à intérêt chez Jean Calvin », Pascaline Houriez, n°266, avril 2013.
[2] J. Calvin, Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament, tome I.
[3] Saint Grégoire de Nysse, Homélie contre les usuriers, VII.
[4] A. Lecerf, Calvinisme et capitalisme, dans Études calvinistes, Kerygma, 1999, réédition de l’édition originale Neuchâtel Delachaux et Niestlé, 1949 dans La liberté et l’argent : calvinisme et économie, La liberté et l’argent, Calvinisme et économie, Michel JOHNER, La Revue réformée.
[5] Émeraude, octobre 2017, article "L'Église et le prêt à intérêt".
[6] Émeraude, septembre 2017, article "La charité, une faute contre la charité, selon les Pères de l'Église".