" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 22 décembre 2014

L'islam, une religion de la force

Depuis trois ans, nous étudions l’islam et nous vous faisons partager nos connaissances et nos réflexions. Nous avons ainsi parcouru sa doctrine, ses origines et son expansion jusqu'au XIIe siècle, ses écoles juridiques, ses relations avec les non-musulmans, ses combats intellectuels internes. Il est aujourd’hui temps d’en faire une brève synthèse avant de poursuivre notre étude…

Des origines contestées et contestable

Notre étude a bien remis en cause certaines idées sur les origines de l’islam. Cette religion se manifeste d’abord tardivement. Elle prend en effet conscience d’elle-même bien après la mort de Mahomet et se structure surtout au temps de l’empire abbasside. L’existence de son fondateur Mahomet est aussi parfois remise en cause. Sans aller à cette hypothèse, nous pouvons souligner qu’il ne ressemble guère aux autres prophètes de la Sainte Écriture dont pourtant l’islam proclame la continuité. Il le considère comme le dernier des prophètes. Or, il ne porte guère le sceau de Dieu et encore moins des signes d’une prédilection quelconque. Plus soucieux de politique et peu exemplaire, Mahomet se montre bien trop humain pour porter la parole de Dieu.

Notre étude a aussi mis en avant les origines tribales, juives et chrétiennes de l'islam. L’influence d’hérésies chrétiennes est assez visible dans la principale source de l’islam qu’est le Coran. De nombreux récits coraniques semblent provenir de livres apocryphes chrétiens. Le Coran est aussi marqué par une profonde méconnaissance de la Sainte Bible dont il prétend pourtant aussi être la continuité. Nous avons trouvé de nombreuses confusions et des erreurs manifestes. 

Le Coran n’est pas directement issu de Mahomet. Il est la reprise de ce que ses compagnons ont gardé en mémoire ou transcris sur toutes sortes de support. Après de multiples versions, l’autorité politique en a imposé une puis détruite les autres.

Le Coran, livre si peu biblique 

Le Coran nous semble aussi bien fragile comme fondement d’une véritable religion puisqu’œuvre surtout lectionnaire, il est fondée essentiellement sur la langue primitive arabe, langue aux multiples interprétations. L’arabe demeure en effet la langue indispensable pour connaître la parole de Dieu. L'islam prétend pourtant être une religion universelle. Or sa compréhension et son adhésion passent automatiquement par une arabisation. Ce n'est donc pas étonnant qu'un converti à l'islam passe d'abord par une transformation culturelle. Le musulman est avant tout un arabisant. 

Porteur de sens aussi bien par la forme que par le contenu, le Coran ne se réduit par au texte coranique,. Il se comprend aussi par le verbe, par l’intonation, par la vocalisation. Et en dépit des assouplissements portés par certaines traductions, généralement dans le but d’offrir une œuvre littéraire plus accessible aux Occidentaux, le Coran se caractérise avant tout par une violence verbale, répétitive, persistante. 

Les musulmans présentent le Coran comme un texte infaillible. Ils justifient cette infaillibilité par la doctrine du Coran incréé. Le livre serait la reproduction exacte d’un livre céleste incréé, ni créature, ni Dieu. Cette doctrine nous apparaît absurde et contraire à l’unicité de Dieu qu'ils défendent avec force.

En outre, contrairement à la doctrine chrétienne qui voit dans le livre sacré une coopération entre Dieu, son véritable auteur, et l’écrivain inspiré, l’islam ne voit dans l’écrivain coranique qu’une plume qui disparaît sous la voix écrasante de Dieu. Cela est parfaitement conforme à l’idée que le musulman se fait de Dieu : être tout puissant, créateur même de tout acte humain devant lequel l’homme n’est rien. La conception musulmane de Dieu ne laisse guère de place à la liberté de l’homme.

L’authenticité inextricable des hadiths

Les hadiths constituent une autre source essentielle de l’islam. Innombrables, ils rapporteraient les paroles de Mahomet grâce à une chaîne ininterrompue de rapporteurs. L’ensemble forme la Sunna. Pour les sunnites, ils complètent le Coran et lui donne un certain éclairage. Leur importance montre ainsi l’insuffisance du Coran en dépit des proclamations de certains musulmans qui voient dans les versets coraniques une réponse à tout. Il est incréé mais impuissant à satisfaire tous les besoins des musulmans, y compris spirituels. 

Œuvres aussi contestables, dont l’authenticité est objet de nombreuses opinions. En effet, de nombreux hadiths ont été inventés pour répondre à des intérêts politiques, religieux, sociaux. Il est donc difficile de distinguer le vrai du faux d’où d’inextricables discussions. L’absence d’autorité dans l’islam rend ce problème particulièrement insoluble.

Pour répondre à la prolifération des hadiths, des règles très complexes, parfois déroutantes, ont été élaborées afin de définir leur canonicité. Cette dernière se définit plus par leur authenticité, et plus précisément par la fiabilité des rapporteurs, c’est-à-dire par leurs supposées qualités morales. Ce sont des critères bien difficiles à juger et si peu fiables. Qui peut en effet connaître l'âme des hommes si ce n'est Dieu ?

Un islam conquérant mais fragile

La conquête arabe est prodigieuse. Elle est surtout marquée par un déchaînement de violence qui impressionne et atterre les populations. La peur ouvre les portes des villes. Rappelons que ce n'est pas la foi qui a lancé les cavaliers arabes à la conquête de vastes empires en déclin mais l'appât du gain. 

Rapidement, les arabes se sont emparés de vastes régions autrefois byzantines ou perses. Épuisés par d’incessants conflits, minés par des divisions internes, trahis, de vastes empires de haute civilisation se sont rapidement effondrés sous les coups répétés des cavaliers arabes. L’appât d’un gain facile attire les tribus arabes, habituées aux pillages et aux razzias. 

Mais de telles conquêtes posent de graves difficultés aux arabes. Très minoritaires, peu civilisés, inexpérimentés dans la conduite d’un état, les arabes sont incapables de diriger seuls de si nombreux territoires et peuples. Ils ont finalement besoin de la compétence et des connaissances des vaincus. Ils ont besoin de leur coopération. En outre, ils doivent aussi reconstituer un empire, construire un état, satisfaire des besoins financiers toujours plus grands. 

Les arabes doivent aussi résoudre leur problème démographique. Pour cela, ils implantent des tribus arabes dans les riches régions orientales. Mais rapidement, ils doivent faire face à ces mêmes tribus et aux guerriers nomades, à leur fierté et à leur esprit d’indépendance. Peu habitués à la vie citadine, plus enclins aux pillages et aux combats, ils ne voient dans leurs conquêtes qu’un moyen d’enrichissement. Leur tradition ancestrale va à l’encontre de la construction d’un empire fiable et durable. Les autorités arabes doivent donc les domestiquer pour éviter la fin de leurs ambitions politiques. Et c’est justement à ce moment-là que se créent un ensemble de prescriptions religieuses, politiques, économiques, fiscales, etc. Le Coran peut alors leur apparaître comme seule légitimation du pouvoir. Belles opportunités qui apaisent les élans des tribus au profit des chefs devenu religieux et d’un État devenu sacré.

L’absence d’autorité religieuse, source de conflits

Les musulmans sont aussi confrontés à un autre problème beaucoup plus dangereux. A la mort de Mahomet, la question de sa succession est posée. Étrange Coran en effet. S’il est précis et détaillé dans de nombreux domaines, y compris non religieux, il est cruellement silencieux sur la direction de la communauté musulmane et sur la succession de son chef. Qui doit remplacer Mahomet ? Les premiers successeurs, appelés califes, encore prestigieux, ne posent pas de difficultés. Les premières contestations apparaissent avec le troisième calife Othman. Ce dernier finit par être assassiné. Or le calife est à la fois guide religieux et chef politique, gardien de la religion et de l’unité de la communauté musulmane. Toute division politique entraîne inéluctablement une scission religieuse. Et l’inverse est aussi vrai…

La succession d’Othman est l’occasion d’un conflit entre les musulmans, un conflit qui dure encore. Nous pouvons d’abord le considérer comme la manifestation d’une rivalité entre plusieurs centres du pouvoir, entre Médine, La Mecque et Damas. Il reflète aussi différentes conceptions du pouvoir. Les uns choisissent l’homme fort de l’empire, Moawiya, gouverneur de Damas, seul capable de maintenir les conquêtes et d’organiser un véritable empire. D’autres, les chiites, veulent que le pouvoir reste dans les mains de la famille de Mahomet, que représente Ali. Enfin, les kharidjites ne recherchent comme chefs que des hommes pieux et croyants. La légitimité de l’autorité provient-elle de la force, de l’hérédité ou de la « sainteté » ?

La force, fondement de l’autorité

Finalement, la force désigne le vainqueur. Plus puissant, Moawiya s’empare du pouvoir. L’empire tourne désormais autour de Damas au détriment des pôles historiques que sont Médine et la Mecque. L'islam s’installe au cœur des anciennes civilisations. L’empire arabe s’orientalise. Mais cette victoire ne masque pas la fragilité d’un pouvoir qui ne dépend que de sa force et de son prestige. 

La force et la fierté demeurent en effet le fondement de l’empire et de l’autorité. Cela ne nous surprend pas lorsque nous songeons aux origines tribales de l'islam. Il garde dans ses entrailles ses racines nomades. Né dans des tribus, l’islam s’est imposé et s’est répandu uniquement par la force de ses cavaliers. Sans la force, aucun calife ne peut véritablement être le chef de l’empire, aucune tribu ne peut lui obéir. La moindre défaillance entraîne une concurrence politique et religieuse. Dès le début, la force scelle le destin de l’islam. Les victoires de Mahomet ont fait naître l’islam.

Une discrimination fondamentale

Mais, soulignons-le, les arabes sont dans une situation paradoxale. Maîtres incontestés, ils ont conquis des régions où se sont développées des civilisations supérieures. Ils sont en fait dans une situation fragile et humiliante. Conquérants, ils doivent tout apprendre de leurs peuples conquis, de leurs esclaves. Ce sont les vaincus qui gèrent concrètement l’empire. Ce sont eux qui ont la connaissance et les compétences scientifiques, médicales, artistiques. Ils sont la cause du développement de l’empire et de son rayonnement intellectuel incontestable. Ce ne sont pas les arabes qui ont permis à l’empire de connaître un niveau civilisationnel remarquable. Il le doit avant tout aux perses, aux syriens, aux indiens, aux byzantins.

Or les arabes ne peuvent admettre une telle situation qui ne peut que blesser leur fierté. Pour compenser un tel déséquilibre, ils doivent davantage souligner leur supériorité par rapport aux vaincus. Ainsi instaurent-ils une société fortement discriminatoire dont le principe est d’abord l’arabité puis l’islam. Ils sont dans l’obligation d’instaurer une forte opposition entre le vainqueur et le vaincu.

Cette forte et virulente dualité se retrouve dans le Coran. Sont en effet constamment opposés le croyant et l’incroyant, le fidèle et l’infidèle. L’homme fidèle, plus tard désigné sous le terme de musulman, se caractérise même par son opposition aux kafirs, aux mécréants dont les gens du livre, c'est-à-dire les juifs et les chrétiens, et les idolâtres. 

Le Coran distingue parmi les gens du Livre les « associateurs », terme qui désigne les chrétiens croyants à la Sainte Trinité. Contrairement à certaines traductions, le terme ne désigne pas tous les chrétiens. Ils n’englobent pas les hérétiques antitrinitaires. Cette distinction fondamentale permet de mieux comprendre des différences d’attitude à l'égard des chrétiens en fonction de leurs croyances et d’éviter des contre-sens malencontreux. Le Coran montre en effet une certaine mansuétude à l'égard de certains chrétiens, c'est-à-dire aux hérétiques qui ne croient pas à la Sainte Trinité.



Avec cette dualité parfois violente, le Coran personnifie et identifie clairement le mal auquel il demande des châtiments effroyables. Il appelle aux combats, à l’affrontement contre l’autre, contre le non-musulman. Si l’incroyant ne mérite aucun pardon, les gens du livre peuvent être tolérés sous la seule condition qu’ils s’humilient devant le croyant. Cette humiliation est alors le fondement de leurs relations. Elle se manifeste sous différentes formes sociales, en particulier par l’impôt. Elle doit surtout être visible et concrète. Non seulement les gens du Livre doivent se rabaisser devant Dieu mais surtout devant les musulmans. S’ils sont tolérés, ils vivent alors dans une situation faite de souffrance, d’humiliations et de vexations permanentes. Considérés comme inférieurs, ils forment par principe une minorité avant de l’être finalement sur le plan démographique. La conversion massive de la population peut alors être facilement explicable. Les chrétiens ont dû être héroïques pour ne pas disparaître. 

Pourquoi le musulman est-il si obsédé par son rang ? Tout non-musulman doit s’abaisser devant lui. Pouvons-nous trouver sa cause dans la fierté tribale originelle ? Cette fierté est la base même de toute relation entre musulman et non-musulman. Tout doit refléter la prééminence de l’islam dans les rapports avec un infidèle ou un incroyant. Elle justifie les humiliations de l’incroyant. 

Une telle discrimination, diverse dans son application mais identique dans sa nature, demeure la base de toute relation sociale. Son acceptation est le prix à payer pour survivre. L’islam semble en fait perpétuer les rapports de force qu’a instauré la conquête arabe et même l’esprit des tribus arabes que l’islam attise. Le non-musulman reste finalement un vaincu. Il est condamné à voir dans le musulman un vainqueur auquel il doit se soumettre. Le seul moyen de dépasser cet état est la conversion ou la mort.

Les écoles de droit sunnites : divergences et permanences

Toute relation entre individus est fortement définie par le droit islamique, un droit très prégnant, la « sharî’a ». Dans l’islam, elle définit les règles de comportement, celles qui régissent la manière de vivre. Elle prend sa source dans le Coran et la Sunna. Elle est définie par quatre écoles juridiques plus ou moins dures : le hanafisme, le malékisme, le shaféisme et l’hanbalisme. Elles se différencient par le rôle qu’elles donnent à la libre opinion, à la tradition et à la raison dans l’interprétation des sources du droit. Elles sont aussi fortement marquées par leur origine géographique. En dépit de leur divergence, les quatre écoles se reconnaissent mutuellement. 

Toutes les écoles se fondent sur l’infaillibilité de la communauté musulmane. La « sharî’a » est en effet l’expression de la volonté des musulmans. Derrière la multiplicité apparente de la pensée juridique se trouve donc une unité de volonté. L’application de la discrimination entre musulman et non-musulman ne prend pas en effet son essence dans un courant plus ou moins dur de l’islam mais dans une forte croyance qui exalte la supériorité des musulmans. Nous signalons que le droit islamique exclut tout droit naturel…

Le mépris de la raison 

Existe-t-il une théologie islamique comme nous l’entendons dans le christianisme ? Des tentatives ont été faites pour intégrer la spéculation dans le développement de la pensée islamique. Le mutazilisme en est une tentative. Contrairement aux écoles de droit et aux apologétiques musulmans, les mutazilites ont essayé d’appliquer une démarche rationnelle dans l’interprétation des sources de la foi, sans néanmoins éviter les dangers du rationalisme. D’abord soutenu par le pouvoir, il a fini par être écrasé par ses adversaires. 

Plus rigoureux et approfondis, des philosophes ont aussi essayé d’intégrer la pensée grecque dans l’islam. A partir d’Aristote, Averroès a essayé de montrer la rationalité de la pensée musulmane. L’islam les a aussi rejetés. Seuls les occidentaux ont pu profiter de leurs travaux. L’islam a finalement rejeté tout rôle à la raison. Face à la spéculation intellectuelle, s’est en particulier dressé le mysticisme sous la forme du soufisme. Il n’y a pas en fait de théologie dans l’islam mais une méthode dialectique à visée apologétique.

Une religion arabisante et non arabe

Rappelons un dernier fait encore paradoxal. La doctrine et le droit musulmans tels que nous le connaissons aujourd’hui ne proviennent pas des arabes. Les arabes ne sont pas non plus responsables de l’apogée de l’empire musulman. Leur seule vertu est d’avoir imposé la langue arabe à des populations diverses, favorisant ainsi les échanges et l'unité. Nous ne cessons pas d’attribuer l’islam aux arabes quand finalement ils ont été évincés de tout pouvoir et de tout rôle religieux depuis l’avènement des abbassides. A partir du VIIIe siècle, las de leur domination, les perses prennent le pouvoir et construisent véritablement l’islam. C’est sous l’ère des abbassides que se définisse véritablement l’islam. Damas a laissé sa place à Bagdad.

Les Omeyyades ont pu se maintenir au pouvoir par la force et le prestige des cavaliers arabes. Les convertis perses qui les succèdent au pouvoir ne peuvent s’appuyer sur une telle puissance. Les abbassides fondent alors en fait leur autorité sur la grandeur de l’islam, c’est-à-dire sur la religion, seul élément capable de cimenter tant de populations diverses de l’Espagne à l’Inde. Et ce n’est pas un hasard si les rebelles au calife de Bagdad contestent aussi sa légitimité religieuse. Certains se proclament les héritiers des Omeyyades, d’autres de Mahomet par la descendance d’Ali. L’empire abbasside est en proie à de furieuses luttes et se désagrège. Profitant des troubles, les forces armées aux mains de tribus turques récemment converties prennent véritablement le pouvoir sans pourtant mettre un frein véritable au démembrement de l’empire. Au XIIIe siècle, les Mongols pillent Bagdad. C’est la fin des abbassides…

Une religion de la force

Au terme de cette étude, l’islam nous apparaît aujourd’hui bien différent de que nous avons pu croire. Il est d’abord multiple. Il n’existe pas un islam mais des islams. Cette multiplicité, souvent ignorée par les musulmans eux-mêmes, porte essentiellement sur la notion d’autorité et sur l’interprétation des sources de la foi. D’où des conflits perpétuels entre les branches et mouvements religieux. 


Mais derrière cette pluralité se manifestent quelques constantes : esprit de supériorité du musulman, rôle primordial de l’histoire et de la politique, défiance à l’égard de la raison, etc. Dans sa pluralité, l’islam garde aussi l’esprit qui l’a fait naître, un esprit simple, virulent et violent, fait d’orgueil tribal, de fierté et de force, l’esprit des tribus nomades. Et fait paradoxal, c’est en s’éloignant des arabes que l’islam a développé sa doctrine et son droit. C’est parce que l’arabe a été évincé que l’islam est devenu véritablement une religion structurée, formalisée, efficace. Et c’est en terre perse qu’il a réellement grandi, devenant ce qu’il est aujourd’hui. Et c’est aussi à Bagdad que l’islam a fini par se figer de manière définitive, replié sur lui-même et refusant tout apport de la raison. Les peuples convertis à l’islam, autrefois si ingénieux et civilisés, porteurs de la grandeur des abbassides, ont fini par s’épuiser. Seule l’arrivée de nouvelles tribus islamisées a permis un relèvement de la force musulmane. La force de l’islam réside en fait dans sa capacité à exalter la force et la fierté des hommes. L'islam n’est pas source de civilisation et d’élévation. La religion musulmane est faite pour des hommes par des hommes. Elle nourrit leur fierté et leur individualité. Elle exalte leur orgueil. Elle est une religion de la force. Elle ne se répand que par la force…

jeudi 18 décembre 2014

Le kantisme : influence et danger





Les articles précédents nous paraissent suffisants pour comprendre l’essentiel de la pensée de Kant. Ainsi pouvons-nous déjà saisir toute son importance et son influence dans les philosophies du XIXe et du XXe siècle. Mais nous pouvons aussi déceler ses difficultés et ses failles dont la compréhension nous est utile dans notre volonté de défendre la foi et la vérité.

Le kantisme à la source des philosophies modernes

Le kantisme est la source de nombreux courants d’idées : l’agnosticisme, le phénoménisme, le positivisme et l’idéalisme sans oublier le volontarisme, le fidéisme et le pragmatisme. Tel est l’avis de Roger Verneaux[1]. Il présente aussi le kantisme comme source du "modernisme" qui manifeste l’introduction de sa pensée dans la théologie catholique. Nous avons déjà constaté son influence dans l’idéalisme allemand, en particulier l’hegélianisme, dans le fidéisme de Bautain et dans le semi-rationalisme de Günther [7].

Kant défend en effet l’idée que l’homme est incapable de connaître les choses en soi donc l’être tel qu’il est en lui-même, même s’il affirme la nécessité de croire en leur existence. L’existence de Dieu est donc inconnaissable. Il n’est pas possible de démontrer que Dieu existe ou que Dieu n’existe pas. Mais il est nécessaire de la croire pour fonder la moralité. C’est donc un acte de foi au sens kantien et non un acte de l’entendement. Kant nourrit donc l’agnosticisme.

Selon la Critique de la raison pure, Kant refuse toute connaissance de la réalité transcendantale. La science se limite à la connaissance possible des phénomènes. L’intuition sensible est alors indispensable à l’entendement. Sans les données qu’elle fournit, un concept est vide. Le phénoménisme et le kantisme se rejoignent donc. Nous pouvons aussi le rapprocher du positivisme. Ce dernier ne voit en effet la connaissance que dans la science qui se fonde sur l’expérience.

Kant, Fichte, Schelling, Hegel
Mais allons plus loin encore. Si nous ne pouvons connaître que les phénomènes, à quoi bon les choses en soi si elles sont inconnaissables ? Pour nous finalement, seuls les phénomènes existent. Pire encore. Ce sont des lois de la pensée qui constituent notre connaissance et finalement l’être pensé. Le sujet de la connaissance est finalement le législateur du monde. Tel est le fondement de l’idéalisme. Certes, Kant crot en l’existence des choses en soi mais qu’importe. Nous ne connaissons la réalité que par les phénomènes. La réalité telle que nous pouvons connaître n’est finalement constituer que par les phénomènes. La tentation est grande de confondre ces deux mondes. Nous ne sommes pas loin de l’idéalisme allemand. Avec une logique implacable, les successeurs de Kant chercheront à supprimer tout simplement les choses en soi. Fichte considère qu’elles sont une pure conception de l’esprit puisque le principe de la raison suffisante n’a aucune valeur objective. Le sujet crée donc le noumène. Il n’est pas simplement le législateur du monde des phénomènes. Il en est le créateur...

Si notre connaissance est formée des lois de notre esprit à partir de la matière fournie par notre intuition uniquement sensible, nous arrivons sans grande difficulté au constructivisme, c’est-à-dire au caractère construit et construisant de la connaissance et par suite de la réalité. 

En introduisant le temps dans le kantisme non comme forme de la pensée mais en tant que processus, nous abordons le monde hegélien. Certes Hegel élabore sa philosophie contre le kantisme, mais il en est influencé. Kant a surtout souligné l’importance du temps dans la formation de notre pensée et donc de notre connaissance, ce qui donnera naissance à tout un courant d’idées très puissant que nous appelons évolutionnisme. Et la notion du temps est probablement au cœur de toutes nos difficultés. Kant a probablement joué un rôle fondamentale en l’introduisant aussi nettement dans la philosophie …

En outre, la Critique de la raison pratique fonde la moralité sur le devoir, c’est-à-dire sur la volonté. L’autonomie de la volonté est au cœur du kantisme. L’intuition intellectuelle n’existant pas, seule la volonté affirme la réalité transcendante au sensible. La métaphysique relève donc uniquement de la foi. Et c’est parce qu’il est nécessaire de croire à cette réalité que nous devons y croire. Nous sommes proches du pragmatisme qui ne voit dans les conséquences pratiques la justification des connaissances. La réussite de l’action fonde finalement l’adhésion à une connaissance. Nous sommes aussi au cœur du volontarisme

Enfin revenons aussi à cette dernière idée présente aussi bien dans la Critique de la raison pure et dans la Critique de la raison pratique : la véracité d’un objet et d’une loi se fonde sur l’universalité. Est en effet objectif selon Kant, et donc vrai, ce qui est cru par tous les êtres raisonnables. Nous retrouvons le fidéisme

Le danger du kantisme

Cet inventaire non exhaustif de l’influence du kantisme dans les philosophies modernes n’a pour but que de montrer une des racines des erreurs actuelles et donc de rappeler l’importance de connaître cette philosophie pour affronter les pensées contemporaines. Certes, cette pensée est difficilement abordable. Nous avons dû à plusieurs reprises reculer avant de l’étudier. Encore, nous ne faisons qu’étudier des commentaires qui l’ont déjà longuement digérée. 

Cette difficulté explique aussi notre propre difficulté à comprendre la pensée moderne. Car le kantisme a élaboré un véritable univers de la pensée dans lequel évolue allègrement la philosophie moderne. Kant a construit un vocabulaire particulier qu’elle utilise avec aisance. Nous osons même dire qu’il a biaisé un vocabulaire classique en philosophie en donnant aux termes anciens des sens nouveaux. Il a en effet employé des termes d’Aristote et de Platon tout en fournissant de nouvelles définitions. Un esprit classique croit ainsi évoluer dans un monde connu quand finalement il est plongé dans un univers complètement étranger, ce qui explique son incompréhension profonde, son égarement, sa fuite. 

Depuis des temps antiques, la pensée évoluait plus ou moins selon le platonisme et l’aristotélisme. Or tout en usant des termes platoniciens ou aristotélicien mais munis de sens différent, Kant apporte de la confusion dans la réflexion. Et cette confusion est totale quand il énonce de nouveaux principes contraires à ceux qui sont en usage depuis des siècles. Il vient même bouleverser, voire révolutionner la philosophie telle qu’elle a toujours été fondée. Nous le voyons par les deux principes que Kant énonce : 

- la connaissance ne consiste plus en l'adaptation du sujet à l’objet mais de l’objet au sujet. Le fondement de la connaissance consiste en des lois immanentes ;

- le bien n’est plus l’adaptation de la volonté à la finalité de l’être mais la finalité à la volonté. Le devoir est en effet le fondement de la moralité.

Par ce renversement de la pensée, Kant a révolutionné non seulement la philosophie mais l’entendement. Nous oublions souvent cette révolution qui dépasse en importance les révolutions politiques et sociales du XIXe siècle. 

Kantisme et christianisme

Or le christianisme utilise les termes et les concepts de la philosophie classique pour justifier de sa foi dans l’ordre rationnel. Saint Augustin défend la religion avec les armes de Platon ou du néoplatonisme. De même, Saint Thomas d’Aquin use de la force d’Aristote. Le christianisme a naturellement évolué dans ce contexte. Cela ne signifie pas que ses origines sont néoplatoniciennes ou aristotéliciennes comme on pourrait le penser, cela signifie simplement qu’elle a développé un discours compréhensible dans ce contexte. Le but de l’Église demeure en effet la transmission de la Parole de Dieu pour le salut des âmes, ce qui implique nécessairement un discours qui soit adapté au contexte dans lequel elle évolue. 

Nous comprenons alors les difficultés du christianisme lorsque le contexte intellectuel s’inspire du kantisme. La tentation est alors forte d’adapter le discours chrétien à la pensée de Kant. Un courant thomiste a aussi été influencé par le kantisme. Ces tentatives ont donné lieu à des condamnations de l’Église sans cependant les arrêter. Aujourd'hui, nous en voyons les conséquences : une terrible confusion, des thèses hétérodoxes, voire incompréhensibles, le relativisme intellectuel et morale et finalement l’abandon de la foi et de la vie morale…

Il n’est pas alors rare d’accuser l’incapacité de l’Église à adapter son discours ou d'entendre des voix réclamer un changement de discours. Le christianisme « platonicien » ou « aristotélicien » serait inadapté donc devrait être abandonné. Nous serions dans l’obligation de le changer. Il n’est pas non plus rare de désavouer nos critiques en prétextant que nous évoluons dans un contexte intellectuel désormais dépassé. Nos critiques viendraient plutôt d’un malentendu. Nous emploierions des termes dont le sens n’a plus court. Tout en nous excusant de notre obsolescence ou de notre anachronisme, ces bons esprits nous rejettent du champ de bataille et consolident leurs positions. 

Mais la vérité est toute autre. Le christianisme n’est ni aristotélicien ni platonicien. Si ces philosophies ont été et demeurent encore utiles au christianisme, c’est peut-être pour la simple raison qu’elles sont plus adaptées pour enseigner la vérité aux hommes. Il n'y a ni habitude intellectuelle, ni conformisme intellectuelle dans ce choix. Suggérons une simple hypothèse : le christianisme et le kantisme sont peut-être simplement incompatibles ! L’erreur et la vérité ne peuvent s’associer tout simplement. Cela explique pourquoi le phénoménalisme, l’hégélianisme, le constructivisme et bien d’autres encore sont contraires au christianisme. L’univers kantien n’est pas la réalité mais une construction philosophique dans lequel le christianisme ne peut vivre. Car le christianisme ne vit que de vérités et non d’illusions. 

Donc la transmission de la Parole de Dieu ne consiste pas à adapter le christianisme à l’univers kantien mais à s’opposer à cette illusion et à revenir à l’univers réel…

Les faiblesses du kantisme







Jacobi (1743-1819), philosophe allemand, contemporain de Kant, a exposé une des principales difficultés du kantisme : « sans la chose en soi, je ne puis entrer dans ce système ; avec la chose en soi, je ne puis y demeurer. » Kant admet en effet les choses en soi au-delà des phénomènes. Elles sont même nécessaires pour entrer dans son système puisque toute notre connaissance part des impressions qui sont passivement reçues dans la sensibilité. Contrairement à l’idéalisme allemand, Kant part bien de la réalité pour arriver à la connaissance. Les choses en soi sont bien la source des impressions. Nous dirions même qu’elles en sont la cause puisque les impressions ne sont que des actes passifs. Remarquons déjà que nous devons faire un usage transcendant du principe de causalité alors que Kant ne lui reconnaît qu’un usage immanent. Dans le kantisme, les choses en soi sont absolument inconnaissables, ce qui nous paraît bien étrange puisque nous savons qu’elles existent puisque sans elle, il n’y a pas d’impressions. Or n’est-ce pas de la connaissance que de savoir qu’elles existent ? Enfin, si effectivement elles sont inconnaissables, il est inutile d’en parler. Nous pouvons en effet uniquement parler de ce qui est possible de connaître : les phénomènes, l’esprit, son activité, ses lois. En clair, nous entrons dans l’idéalisme absolu, « ce qui est une manière de sortir du kantisme »[2].



L’autre difficulté est le principe d’immanence. Pourquoi devons-nous y adhérer ? Pourquoi devons-nous nécessairement séparer l’être et le phénomène ? Le phénomène peut être l’être dévoilé, rendu présent et manifestant au sujet un aspect de l’être. Nous ne pouvons pas percevoir l’être dans sa totalité ou coïncider l’être avec tous ses aspects ainsi dévoilés. Nous ne percevons donc qu’une partie de l’être selon nos facultés, selon notre situation. Mais cette connaissance porte directement sur l’objet, sur les choses existant hors de nous, et non pas sur nos représentations des choses. Le réalisme est toujours valable lorsque nous refusons le principe d’immanence.



Kant rejette aussi l’intuition intellectuelle. Si elle existait, une intuition intellectuelle serait créatrice, ce qu'il ne peut admettre. Il voit en effet l’intelligence comme fonction de pure activité. Elle est pure abstraction. Abstraction et intuition sont incompatibles d'où le rejet de l'intuition intellectuelle. En fait selon Kant, l’intuition se caractérise par son objet qui est concret. C’est effectivement le cas pour l'intuition sensible. Mais « ce qui caractérise l’intuition, ce n’est pas que son objet soit concret, mais qu’il soit immédiatement présent à l’esprit »[3]. Il est en effet possible d’imaginer une intuition qui se fait par concept comme le pensent Husserl et Maritain par exemple. 

La notion de jugement synthétique est généralement reconnue comme une invention inconsistante de Kant. La distinction entre jugement synthétique et analytique est toute relative. Elle dépend de la définition du sujet. La notion de nombre est incluse dans « pair » et « impair ». Dans l’ « être contingent », nous ne trouvons pas celle de « causé » alors que la notion de l’« être causé »,implique celle de l’« être contingent ». De manière simple, nous pouvons dire que ce n’est pas le prédicat qui est inclus dans le sujet mais le sujet qui est inclus dans le prédicat. La notion de jugement synthétique pose donc quelques difficultés.

Enfin, comme nous l’avons évoqué, Kant attaque la seule métaphysique qu’il connaît, celle de Wolf. Aristote semble être absent de son ouvrage. Wolf soutient une connaissance de l’être en soi par voie purement a priori, ce qui est en effet contestable. Cependant Kant pourfend la possibilité de la métaphysique d’être une science. Il donne l’exemple des mathématiques qui peuvent satisfaire tous les esprits, contrairement à la métaphysique qui est incapable, selon Kant, de définir des vérités satisfaisantes pour tous les êtres raisonnables. Cet argument est assez classique. Il a notamment été mis en valeur par les sceptiques. Comme tous les philosophes se contredisent, il n’y a pas de vérités philosophiques. Toutes les philosophes se valent finalement. Mais cette conclusion est un peu rapide. Cela est en effet vrai si nous les considérons de dehors, c’est-à-dire si nous nous abstenons d’y pénétrer, de les étudier. Mais alors nous n’avons pas le droit de soutenir qu’aucune n’est valable puisque nous ne les avons pas examinées. La métaphysique n’est pas évidemment une science comme les mathématiques car elles n’ont pas le même objet d’étude. Il est donc difficile de les comparer.

Concernant la partie morale du kantisme, nous pouvons faire trois remarques. D'abord, est-il vraiment exact que la recherche du bien manifeste toujours l’égoïsme comme le prétend Kant ? C’est en effet pour cette raison qu’il rejette le bien comme fondement de la moralité. Cette conception est bien superficielle. L’égoïsme est la recherche de son bien personnel au mépris d’un bien absolu. Il est avant tout désordre. Nous pouvons aimer un bien pour lui-même et par-dessus toute chose. N’est-ce pas la définition de l’amour pur ? Peut-il être une manifestation d’égoïsme ? En outre, l’amour de soi intègre toute vie morale : aime ton prochain comme toi-même. Mais cet amour peut atteindre la perfection, c’est-à-dire la pureté, s’il est inclus dans une finalité plus haute.

Puis, qu’est-ce le bien selon Kant ? Selon un jugement analytique, nous pouvons dire que dans la notion du bien se trouve l’idée qu’il est objet d’amour et de recherche. Il doit être accompli. Mais ce n’est pas aussi simple que cela. Le bien peut aussi être seulement conseillé. Il y a bien des distinctions à faire dans la modalité de la recherche, « distinction qui échappe complètement aux perspectives kantiennes ; elle est pourtant nécessaire pour comprendre qu’on puisse parfois faire plus que son devoir. »[4]

Enfin, la dernière faiblesse est la distinction qu’établie Kant sur le deux « moi ». Que dit-il en effet ? Le monde des phénomènes est parfaitement déterministe. Il est soumis à la nécessité des lois naturelles. La liberté n’existe que dans le monde des choses en soi, dit aussi « monde intelligible ». Comment le « moi » du monde des phénomènes peut-il se concilier avec le « moi » du monde des choses en soi ? En clair, comment une décision prise dans le monde en soi peut-elle se traduire dans le monde sensible où tout est strictement déterminé ? En quoi la liberté du monde intelligible peut-elle servir dans le monde sensible ? « Il nous semble qu’une liberté « en soi » transcendante à notre expérience et à notre vie psychologique, nous soit tout à fait inutile »[5]. Il nous semble voir deux mondes étrangers, incommunicables, ce qui conduit à des difficultés sans nombre, voire à des absurdités. Nous revenons finalement à une des difficultés fondamentales du kantisme : la séparation du phénomène et de l’être. « La distinction des noumènes et des phénomènes commande tout le criticisme : nous l’avons assez dis, et il ne faut jamais l’oublier »[6]…







Références
[1] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, 1963. 
[2] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, chapitre VI. 
[3] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, chapitre VI. 
[4] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, chapitre VI. 
[5] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, chapitre VI. 
[6] Jean Lacroix, Kant et le kantisme, Que sais-je ? Presses universitaire de France, 1966.
[7] Voir Émeraude, avril 2014, "Traditionalisme et fidéisme du XIXe siècle", "Semi-rationalisme (Hermes, Günther)".

lundi 15 décembre 2014

La critique de la raison pratique : le devoir moral


Dans la critique de la raison pure, Kant veut montrer que dans la connaissance, les choses se règlent sur l’esprit et que les choses en soi sont inconnaissables. Dans la critique de la raison pratique, il commet la même inversion : ce n’est pas le bien qui détermine le devoir mais le devoir qui détermine le bien. Dans le premier cas, la métaphysique n’est pas source de connaissance, dans le deuxième cas, elle ne fonde pas non plus la morale.



Fondements de la métaphysique des mœurs

Pour les philosophes classiques, chrétiens compris, la morale est fondée sur l’idée du bien. Une action est bonne ou mauvaise selon qu’elle est ou non conforme à la finalité naturelle de l’homme qui le porte vers une fin dernière, un souverain bien. Le sceptique refuse de voir tout bien ou toute règle universelle. Ils identifient la morale à la satisfaction d’un plaisir ou d’un intérêt. Kant rejette ces deux positions car elles ne peuvent pas fonder une obligation.

Pour Kant, la morale d’un acte dépend uniquement de sa forme, c’est-à-dire de l’intention qui l’anime, de la conformité avec le devoir dicté par la raison. Cela conduit à la notion de la bonne volonté. Qu’est-ce que la bonne volonté ?

Une volonté est dite bonne si elle est droite, c’est-à-dire si elle a l’intention d’agir par devoir. Une œuvre accomplie par inclination ou par nécessité est sans valeur morale. « L’action d’une œuvre n’est bonne que dans la mesure où elle est accomplie par pur respect du devoir, à l’exclusion de tout motif tiré de la nature et de la sensibilité. »[1]
La bonne volonté nous renvoie donc au respect comme principe subjectif de la moralité et au devoir comme aspect objectif de la moralité. Kant n’admet que le respect comme le seul mobile de la moralité. « C’est une soumission de la volonté à la loi, accompagnée de la conviction qu’on se grandit en obéissant. Par le respect s’établit une harmonie entre le plan rationnel et le plan sensible, une imprégnation de la sensibilité de la raison. »[2]

La bonne volonté nous conduit donc au devoir. Qu’est-ce que le devoir ? C’est une loi a priori qui émane de la raison et qui s’impose à tout être raisonnable. C’est un « fait rationnel » qui se traduit dans la conscience par « l’impératif catégorique », c’est-à-dire par un absolu, qui vaut par lui-même. C’est un commandement de la moralité. 

Comme Kant définit un jugement vrai comme étant valable pour tout être raisonnable, de même il établit une maxime bonne si elle est valable pour toute conscience. L’universalité constitue la rationalité. Une loi érigée en loi universelle est donc rationnelle et objective. Ainsi établit-il le premier fondement : « Agis uniquement d’après une maxime que tu puisses ériger en loi universelle. » A partir de cette maxime, il en définit d’autres qui nous renvoient vers l’idée fondamentale de l’autonomie de la volonté.

La loi morale ne peut jaillir que du sujet lui-même. Cependant, il ne se donne pas à son gré sa morale, ce qui lui donnerait une certaine relativité. La loi morale est une loi de sa volonté en tant que volonté, une loi générale de toute volonté.

Le devoir s’impose en nous par nous. La volonté se donne à elle-même sa loi. En cela consiste sa liberté. La liberté consiste à déterminer soi-même la loi de son action. « Obéir au devoir n’est donc jamais une contrainte qui s’exerce sur la liberté – au contraire, c’est la liberté elle-même. La liberté c’est cette faculté d’autonomie que nous possédons et qui nous empêche d’être le jouet de nos sentiments et de nos affections, et nous permet au contraire, grâce à la bonne volonté, de nous imposer à nous-mêmes le respect du devoir. »[3] La liberté et la moralité sont donc identiques. Or la liberté est inexplicable et inconditionnée. « Mais nous comprenons au moins son incompréhensibilité, et c’est tout ce qu’on peut raisonnablement exiger d’une philosophie qui s’efforce d’atteindre aux limites de la raison humaine. »

Les postulats de la raison pratique

Dans la Critique de la raison pure, Kant a montré l’impossibilité rationnelle de fonder la métaphysique, faute d’intuition intellectuelle. Mais dans la Critique de la raison pratique, il veut montrer que le devoir peut fonder des thèses métaphysiques. Dans son premier ouvrage, il traite de l’acte de la connaissance, dans l’autre, de l’acte de la foi. Ces thèses sont les « postulats de la raison pratique ».



Ce sont en effet des postulats au sens où ces thèses ne sont pas démontrables ou justifiables par des motifs théorique. Elles sont exigées par la raison pratique car elles sont les conditions de la vie morale. Par conséquent, nous jugeons qu’elles existent par un acte de foi. Selon Kant, ces thèses n’augmentent en rien notre connaissance. C’est « une libre détermination de notre jugement, avantageuse pour la moralité ». Donc c’est une affirmation libre, volontaire, motivée par des avantages moraux qu’elle comporte. Mais ce principe de jugement est fondé sur le devoir et non sur l’inclination. « L’honnête homme peut dire : je veux qu’il y ait un Dieu […] A cela, je m’attache fermement, et ce sont des croyances que je ne laisse pas enlever ; car c’est le seul cas où mon intérêt, dont il n’est pas permis de rien abattre, détermine inévitablement mon jugement. » Tout être raisonnable doit le penser. La conscience morale doit l’affirmer. Cette affirmation est « valable universellement » et par conséquent elle est objective. Ainsi la raison pratique est supérieure à la raison pure.

« Ces postulats sont ceux de l’immortalité, de la liberté et de l’existence de Dieu ». Commençons par la liberté le premier postulat. La moralité nécessite en effet la liberté. Sans liberté, point de vie morale. Donc pour pouvoir vivre moralement, nous devons nous croire libres. La liberté n’est pas dans le monde des phénomènes comme nous l’avons vu dans la Critique de la raison pure. Elle n’est pas soumise à nos catégories. Mais rien ne s’oppose à ce qu’elle appartient au monde des choses en soi, monde inconnaissable. Nous en déduisons donc que l’homme est un être doué de liberté comme être en soi. Il peut donc agir de sa propre initiative dans le monde sensible.

Pour les deux autres postulats, Kant part du souverain bien, c’est-à-dire la conformité parfaite de nos intentions avec le devoir. Il est convaincu qu’aucun homme n’est capable de l’atteindre. Cependant, cette « sainteté » ou « cette perfection de la vertu » est exigée par la raison pratique. Cette perfection doit en outre se rencontrer par un progrès allant à l’infini, ce qui n’est possible qu’en supposant l’existence et la persistance indéfinie de la personne, « c’est ce qu’on nomme l’immortalité de l’âme ». « Donc le souverain bien n’est pratiquement impossible que dans la supposition de l’immortalité de l’âme ; par conséquent, celle-ci, étant indissolublement liée à la loi morale, est un postulat de la raison pratique. »

L’autre aspect du souverain bien est le bonheur. La vertu nous rend digne d’être heureux. Et « le bonheur est l’état d’un être raisonnable à qui tout arrive dans le monde selon son souhait et sa volonté. » Mais il y a un abîme entre la pureté de l’intention et les événements de ce monde. L’homme est dépendant du monde. Il ne peut agir sur la nature pour répondre aux exigences de la moralité. La conscience postule donc « l’existence d’une cause de la nature entière, distincte de la nature et contenant le principe de l’harmonie entre le bonheur et la moralité. » Cette cause doit être capable d’agir d’après la représentation de la loi morale ; elle est donc douée d’intelligence et de volonté. Elle est « l’auteur de la nature ». Elle est Dieu. Ainsi le bonheur et donc le souverain bien exigent l’existence de Dieu. Nous avons donc le devoir moral d’affirmer l’existence de Dieu. Cet acte de foi est le dernier acte de la morale et le premier acte de la religion.

« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration toujours nouvelle et toujours croissante à mesure que la réflexion s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »




Références

[1] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, 1963, chapitre VI.
[2] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, chapitre VI.
[3] J. Hersch, L’étonnement philosophique, folio essais, 1981, cité dans Initiation à la philosophie moderne, CTU 2012-13, Kant et le criticisme.

mercredi 10 décembre 2014

Kant et le criticisme

Kant s’oppose au dogmatisme de Wolf et au scepticisme de Hume. Le premier formalise une certaine métaphysique abîmée de rationalisme quand le second refuse non seulement toute métaphysique mais aussi toute science. L’un et l’autre ruinent aussi toute morale. Kant développe une nouvelle philosophie souvent appelée kantisme ou criticisme. Il « consiste à échapper au scepticisme en ruinant le dogmatisme qui lui fournit les armes, et à déboucher sur une forme originale d’idéalisme »[1]. Kant se heurte à ces philosophes et tente d’apporter des réponses, ces réponses elles-mêmes ouvriront la porte à d’autres erreurs…

Synthèse du kantisme

Kant ne remet en question ni la science ni la morale. Ce sont deux faits indubitables. Il y a des connaissances vraies et des obligations vraies qui s’imposent à toute conscience raisonnable. Il se pose alors deux questions. Comment la science et la morale sont-elles possibles ? Comment les concilier, l’une supposant la nécessité des lois naturelles, l’autre la liberté des actes humains ? Pour y répondre, il expose une méthode : la critique de la raison sous deux aspects : spéculatif et pratique. La raison spéculative permet de connaître ce que nous pouvons savoir, la raison pratique, ce que nous devons faire. L’une fonde la science, l’autre la moralité.

La nécessité des lois scientifiques ne provient pas de l’expérience mais de notre esprit qui applique certaines lois générales de notre pensée aux choses pour les percevoir et les comprendre. Ce sont des lois a priori indépendantes de l’expérience et de toutes conditions expérimentales. Ainsi nous ne pouvons pas connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes mais seulement ce qui nous apparaît en soumettant les phénomènes à nos propres lois. Nous ne pouvons pas connaître les choses en elles-mêmes par raison pure. Il s’oppose donc à Wolf. Puis les lois sont nécessaires puisque l’expérience ne valent que par la soumission aux lois de l’esprit. Il s’oppose ainsi à Hume.

Mais Kant accomplit une véritable révolution qui dépasse même la philosophie. Il en est conscient. Il lui donne un nom : « révolution copernicienne ». Avant lui, les philosophes pensaient que l’esprit devait se régler sur les choses pour les connaître. Kant dit le contraire : c’est l’objet qui se règle sur l’esprit pour pouvoir être connu. « La connaissance de l’objet doit à présent dépendre de celle du sujet, et c’est le sujet qui lui donne sa consistance. »[2] L’objet de la connaissance est en effet scindé en deux choses :
  •          le noumène[6], chose en soi ;
  •          le phénomène[3], chose pour moi, représentation de la chose.

L’objectivité et donc la vérité ne sont donc plus l’adéquation entre la chose en soi et sa représentation. Kant les renferme dans l’étude des représentations particulières et universelles de la chose. L’idée du kantisme est de considérer que :
  •          les noumènes existent mais sont inconnaissables ;
  •          les phénomènes sont les seules choses que l’homme peut connaître.

Ainsi la nécessité n’est pas incompatible avec la liberté. La nécessité s’applique en effet sur les phénomènes alors que la liberté s'exerce dans le monde des choses en soi.

En outre comme la raison a des lois pour connaître, elle a aussi des lois pour guider l’action. Le devoir est une règle d’action qui émane a priori de la raison. La conscience se donne donc elle-même ses lois. Le devoir n’a besoin d’aucune justification, d’aucun fondement puisqu'il s’impose par lui-même à tout être raisonnable. Étant absolu, il justifie ses conditions. Elles ne peuvent être connues de manière certaine puisqu'elles appartiennent au monde des choses en soi donc inconnaissable selon la critique de la raison pure. Nous devons donc admettre et tenir pour vrai ce qui est impliqué par le devoir, ce qui est exigé pour rendre possible la vie morale. Il faut les poser par un acte de foi. Ce sont des postulats de la raison pratique. Ce sont des principes de base, non justifiables, qui servent au raisonnement. Ce sont la liberté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. Ce sont des vérités sans lesquelles l’homme ne peut pas bien vivre.

Le problème critique

Kant commence par un fait observable : l’expérience ne peut pas fournir toute la connaissance. Elle ne peut que nous faire connaître des choses particulières, contingentes, sur un certain nombre de cas observés. Tout ce qui est nécessaire et universel ne peut pas provenir de l’expérience. 

Kant distingue deux sortes de jugements : le jugement analytique et le jugement synthétiqueIl définit un jugement analytique quand le prédicat est inclus dans le sujet de manière confuse et implicite de telle sorte que l’esprit n’a qu’à analyser le sujet pour pouvoir porter le jugement en vertu du principe d’identité. Il a un rôle d’éclaircissement, de développement, d’explicitation. Il apporte clarté et distinction. Mais il ne fait pas progresser la connaissance puisqu’il n’apporte aucune acquisition nouvelle. Le jugement n’est qu’explicatif. Un tel jugement n’est qu’a priori. Il n’a pas besoin de recourir à l’expérience.

Un jugement est dit synthétique lorsque l’esprit rapporte au sujet un prédicat qui n’est pas contenu en lui. Il apporte seule une nouvelle connaissance. Il étend donc notre connaissance. Il est extensif. Il peut être aussi bien a priori qu’a posteriori. L’expérience peut fonder un jugement synthétique a posteriori. La difficulté réside dans le jugement synthétique a priori. Il ne peut recourir ni à l’expérience puisqu'il est a priori ni au principe de raisonnement puisqu'il est synthétique. Kant tente d’élucider cette difficulté. Qu’est-ce qui permet de fonder un jugement synthétique a priori ? Toute la critique de la raison pure dérive de cette question…

Les axiomes mathématiques, le principe de causalité, les principes physiques sont des jugements synthétiques a priori. La métaphysique en contient aussi. Mais Kant considère que les mathématiques et la physique sont incontestablement des sciences, ce qui n’est pas le cas de la métaphysique. Par conséquent, cette dernière doit faire l’objet d’une critique pour devenir une science. La critique est donc une « préface obligée », une « propédeutique », ou encore un « prolégomène ». La critique cherche les sources et les limites de la connaissance a priori. Elle a pour objet la raison en tant qu’elle juge a priori la nature des choses.

La méthode critique : l’analyse transcendantale

La méthode qu’utilise Kant est l’analyse transcendantale. « J’appelle transcendantale toute connaissance (recherche ou méthode) qui s’occupe non pas des objets, mais de nos concepts (représentations ou jugements) a priori des objets. » Ce n’est ni les propriétés de l’être qui se trouvent dans tout être comme l’unité, la vérité, la bonté, ni ce qui existe en soi, hors de l’esprit. Ce qu’il appelle transcendantal est immanent. Le transcendantal n’est pas logique. Selon Kant, la logique ne s’intéresse pas à la vérité de la connaissance. Elle garantie la cohérence interne de la pensée en posant les lois sans lesquelles il n’y aurait pas de pensée. Le transcendantal concerne la connaissance et sa vérité quand il s’agit de connaissances a priori. « Toute connaissance a rapport à un objet, et quand la connaissance est a priori, son rapport à l’objet est assuré non par l’expérience, mais par des principes que Kant appelle transcendantaux. »[4] Le terme de transcendantal est finalement tout ce qui concerne la connaissance a priori des objets.

Le terme d’analyse doit être compris dans un sens logique. Il s’agit de remonter d’un fait à ses causes, d’une conséquence à ses principes. « L’analyse consistera donc à remonter du jugement effectué aux principes d’où il dérive, qui l’expliquent ou le fondent. »[5]

La recherche est orientée vers le sujet connaissant puisque son objet est la connaissance a priori donc élaborée par l’esprit indépendamment de toute expérience. Elle n’est pas d’ordre psychologique. Il procède par voie rationnelle.

Kant discerne trois fonctions de connaissance : la sensibilité, l’entendement et la raison. Il applique la critique sur ces trois plans, donnant successivement l’esthétique transcendantale, qui fonde la science mathématique, l’analytique transcendantale, qui fonde la science physique et enfin la dialectique transcendantale, qui démontre l’impossibilité d’une métaphysique dogmatique...





Références
[1]
Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, 1963, chapitre VI.
[2] Initiation à la philosophie moderne, CTU 2012-13, Kant et le criticisme.
[3] Phénomène : du grec « fainomenon »« ce qui apparaît ».
[4] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, chapitre VI.
[5] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, chapitre VI.
[6] Terme ancien qu'utilise Platon pour désigner les "Idées". Il provient du terme grec "nooumenon', qui signifie "ce qui est su".