" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 28 avril 2018

Retour aux principes chrétiens contre ceux qui abusent de l'histoire


Au début du XXe siècle puis dans les années 60, les rapports entre l’Église et l’État étaient au centre d’un véritable débat. Aujourd’hui, il semble que ce débat n’ait plus lieu d’être dans notre société laïcisée, déchristianisée, désacralisée. Pourtant, à plusieurs reprises, les médias se déchaînent sur des faits qui pourraient remettre en cause la laïcité. Une crèche de la Nativité dans une mairie ou une croix dans la sphère publique provoquent un tollé chez les biens pensants. Aujourd’hui, cinquante ans après le Concile de Vatican II, l’Église reste silencieuse face à ce déchaînement médiatique comme elle demeure absente dans tout débat politique. Elle respecte la loi devenue sacrée de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel.

L’image d’une Église théocratique

Les bien-pensants se déchaînent parfois contre des restes de cultures chrétiennes, ces restes qui nous relient si fragilement à une époque pas si lointaine que cela. Dans cette folie médiatique, qui ne dure qu’un moment, le temps que les passions s’essoufflent ou qu’elles s’emportent sur un autre sujet, quelques voix anachroniques rappellent une époque oubliée, où, parait-il, l’Église voulait dominer la société comme un tyran. Elles évoquent alors le Moyen-âge en termes méprisables pour souligner la politique que les Papes ont menée dans leur volonté de soumettre l’État. Et les rares voix instruites parlent alors de théocratie ou encore d’augustinisme politique pour désigner leur politique. Aujourd’hui peut-être dans certaines mémoires, ces mots portent encore une connotation péjorative. Ils condamnent ce qu’ils désignent. Ils éveillent surtout l’image d’une soi-disant Église oppressive qui prétendrait diriger la société et les États.

En inventant le concept d’« augustinisme politique », Mgr Arguillière tente de répondre à ces accusations comme nous l’avons évoqué dans le précédent article. Il cherche en effet à s’opposer à tous ceux qui, s’appuyant sur l’histoire et les œuvres de Saint Augustin, dénoncent la volonté de l’Église de soumettre la société et l’État. Pour mieux appuyer leur accusation, ils parlent de théocratie, terme suffisant clair pour que tous puissent comprendre ce qu’il veut bien signifier. Le Moyen-âge est alors la cible de leurs attaques. Les Papes de ce temps supposé obscur auraient eu la volonté de s’accaparer de tous les pouvoirs, spirituel et temporel. Ainsi en notre temps où la démocratie semble être le seul régime politique légitime et bénéfique, où la laïcité est devenue un dogme intangible, où le pluralisme et l’individualisme sont des mots d’ordre, l’Église apparaît alors comme un coupable tout désigné, coupable d’oppression et liberticide. Voltaire, Diderot, Holbach, Condorcet et bien d’autres encore plus récents ont ainsi dénoncé l’emprise de la religion chrétienne sur l’État et ont prôné la séparation entre le religieux et la politique. On en vient même à supprimer dans l’Église tout souci d’intervention dans la vie sociale et politique.

Contre la conception théocratique de l’Église

Conscient de cette image désastreuse, que porte l’opinion et que soutient l’État, des penseurs catholiques ont cherché à relativiser cette prétendue volonté théocratique en la justifiant par le contexte historique et en développant l’idée selon laquelle elle était nécessaire dans une société où le spirituel et le temporel étaient si inextricablement mêlés. « Je veux prouver que le christianisme catholique n’est pas essentiellement théocratique et que l’ordre théocratique du Moyen Age n’a été qu’une phase passagère et un état purement relatif aux circonstances du temps et des mœurs. »[1] L’Église n’aurait en soi aucune prétention théocratique. La politique qu’elle a menée au Moyen-âge, politique justifiée à cette époque, ne serait alors plus d’actualité. Devenue obsolète, elle n’a aucune raison d’être. Ainsi, dans notre monde étrange où on veut séparer le spirituel et le temporel, l’Église ne cherche aucunement à s’immiscer dans l’État ou à influencer le politique. Elle défend même l’idée selon laquelle la séparation des pouvoirs spirituel et politique est gage de liberté. Le Concile de Vatican II annonce ou sacralise cette position de l’Église à l’égard de l’État. Ainsi la religion chrétienne est parfaitement compatible avec la démocratie et la laïcité. Telle est l’Église dite moderne…

Un tel discours tente aussi de désarmer ceux qui s’appuient sur l’histoire pour défendre la nécessité d’une étroite collaboration entre l’Église et l’État, voire la primauté de la première sur le second. Ils abhorrent donc toute idée de séparation entre ces deux autorités. Ainsi ils rejettent toute idée de démocratie et de laïcité, prouvant son incompatibilité avec la doctrine chrétienne. Ils ont alors pour référence la politique qu’ont menée les Papes à partir du XIe siècle.

Retour aux principes chrétiens

Quand nous devons étudier les relations qui doivent régir l’Église et l’État, nous ne devons pas oublier les trois mouvements que nous venons rapidement de décrire. Ils ont la particularité, fort légitime, d’associer au sujet la question de la démocratie. C’est donc au regard de la situation politique et sociale actuelle que les relations entre l’Église et l’État sont ainsi étudiées, ce qui certainement ne peut qu'influencer notre jugement.

Comme nous l’avons pu le noter, l’Église a enseigné dès ses origines la distinction – et non la séparation - des deux pouvoirs spirituel et temporel, pouvoirs qui régissent le monde, tout en insistant sur la primauté du spirituel sur le temporel, et sur leur nécessaire collaboration pour le bien de l’État. Tel est l’enseignement traditionnel de l’Église.

Saint Augustin nous expose deux cités aux principes contraires, la Cité de Dieu et la cité temporelle, cités mêlées ici-bas mais rivales et à la destinée différente. Le bonheur éternel appartient à ceux qui demeurent dans la Cité de Dieu. Il ne s’agit pas de confondre la Cité de Dieu avec l’Église et la cité terrestre avec l’État. Contrairement à certains commentateurs, Saint Augustin ne semble pas traiter des relations entre l’Église et l’État mais il cherche, dans son ouvrage, à identifier dans la marche du monde le développement de deux principes propres à ces cités. Dans un contexte particulier, pressentant aussi l’avenir, il cherche plus à désolidariser une civilisation particulière avec le christianisme. Nous-aussi, nous devons ne pas associer la société médiévale ou encore un régime particulier avec le christianisme, encore moins les confondre. Ce serait oublier la belle leçon de Saint Augustin.

Conclusion

Jusqu’au Ve siècle, l’Église a énoncé et défendu des principes clairs qui proviennent de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ces principes, elle les a en effet défendus contre des autorités païennes mais encore plus contre des autorités chrétiennes. Le contexte dans lequel elle évolue rend certains de ces principes plus insistants que d’autres. Face aux autorités politique païennes, elle prône davantage la distinction des pouvoirs. Face aux  autorités politiques chrétiennes, elle protège davantage la primauté du spirituel. Mais chaque fois, elle cherche à défendre sa liberté face aux abus du pouvoir temporel. Ainsi, le discours peut varier en fonction des circonstances sans que les principes ne soient reniés ou oubliés.

Dans ces deux cas, dans l’Empire romain païen ou chrétien, l’Église est face à une autorité temporelle bien constituée, forte d’une histoire et d’une tradition. Mais à partir du Ve siècle, se développe une nouvelle civilisation dont l’Église a fortement contribué à la naissance et au développement. Une civilisation chrétienne se lève peu à peu en Occident. Désormais, notre étude se porte sur ce Moyen-âge afin de connaître au-delà des préjugés et des positions idéologiques, l’enseignement de l’Église sur ses rapports avec l’État. L’Église est-elle restée fidèle à ses principes ou a-t-elle évolué au point qu’elle s’est déviée de sa route ? Cette question est primordiale encore aujourd’hui. Elle est aussi complexe. Elle est encore plus indispensable de nos jours pour distinguer la vérité dans les discours contemporains, si habiles en critiques et en remises en question faciles. Nombreux sont aussi ceux qui abusent de l’histoire pour de vains intérêts politiques


Référence
[1] Abbé Henri-Louis-Charles Maret, L’Église et l’État : cours de Sorbonne inédit (1850-1851), Cours-Chapitre II, Beauchesne Paris, 1979.

samedi 21 avril 2018

L'augustinisme politique

En l'an 410, Rome est en flamme. Des païens et des chrétiens peu affermis dans la foi rendent la religion chrétienne responsable de cette catastrophe.Pour répondre à leurs accusations, Saint Augustin écrit La Cité de Dieu, œuvre magistrale, dans laquelle il développe notamment ses pensées sur les relations entre l’Église et l’État, œuvre alors de référence pour tous qui s’interrogent sur le rôle du christianisme dans la société. Dans l’article précédent, nous avons décrit rapidement ses principales idées.

Certaines voix prétendent alors que Saint Augustin est à l’origine de la politique que les Papes du Moyen-âge ont suivie à partir du XIe siècle pour soumettre l’État à l’Église. Elles parlent alors d’augustinisme politique. Ce terme éveille peut-être dans certaines mémoires l’image classique d’une Église oppressive, à la recherche du pouvoir absolu, anti-démocratique et finalement liberticide. Il évoque certainement l’idée selon laquelle l’Église voulait dominer toute puissance politique pour être seul maître de la société. Couvert de l’autorité d’un illustre Père de l’Église, par le terme même qui la désigne, cette politique semble définir pour certains une volonté de l’Église.

Mais, ce terme comme la politique qu’elle désigne paraissent concerner une époque si lointaine ou une Église devenu anachronique que finalement, il serait bien inutile de s’y attarder. Pourtant, l’image péjorative de l’Église qu’il évoque n’a point disparu, comme le mépris et les accusations qui y sont associés. Ainsi, dans notre étude sur les rapports entre l’Église et l’État, nous ne pouvons pas ne pas nous y arrêter…

L’augustinisme politique, un concept récent

Revenons alors sur l’augustinisme politique. Le terme est très récent. Il apparaît la première fois dans les années 1930 dans une thèse[1] d’un évêque français, Mgr Henri-Xavier Arquillière (1883-1956). Cet évêque est une autorité éminente et incontournable sur les relatons entre l’Église et l’État au Moyen-âge. Il a écrit de nombreux ouvrages sur les théories politiques du Moyen-âge. Docteur en théologie en 1907, il est professeur d’histoire ecclésiastique à la faculté de théologie de Paris en 1919 puis professeur d’histoire du Moyen-âge. Doyen de la Faculté en 1943, il est nommé prélat du Pape en 1947. En 1913, il soutient une thèse sur le Pape Grégoire VII. Depuis, il a écrit de nombreux ouvrages sur l’augustinisme politique. Il serait en effet l’inventeur de ce terme. Directeur d’études en sciences religieuses à l’E.P.H.E., il a influencé et dirigé de nombreux historiens sur ce sujet. Il a enfin dirigé, chez Vrin, une collection intitulée L’Église et l’État au Moyen-âge.

Mgr Arquillière définit la doctrine théocratique comme étant « la doctrine du gouvernement du monde par Dieu au moyen de son plus haut représentant ici-bas, de son suprême vicaire, le Pape. Les autres pouvoirs ne sont légitimes que dans la mesure où ils sont institués ou approuvés par ce suprême hiérarche. »[2] Dans cette doctrine, l’Église absorberait la société médiévale et dominerait toute autorité. Elle serait alors la tendance de réaliser ici-bas la Cité de Dieu. Telle serait la doctrine qui domine au Moyen-âge et guide les Papes selon Mgr Arquillière. Il en cherche alors l’origine intellectuelle.

En examinant les événements historiques depuis Charlemagne et les théories politiques du Moyen-âge, Mgr Arquillière tente de comprendre comment la doctrine théocratique a été construite et d’identifier les différentes étapes d’évolution. Il en arrive alors à la pensée de Saint Augustin et notamment à La Cité de Dieu. Il en vient ainsi à forger le concept d’augustinisme politique comme « une entreprise de subordination du pouvoir politique au pouvoir religieux et un effort de moralisation chrétienne des conceptions politiques » [3]

Ainsi l’idée selon laquelle l’Église doit absorber la société médiévale ou encore l’État doit se soumettre à l’Église viendrait de Saint Augustin. Il serait le fondateur de l’augustinisme politique. Sa pensée religieuse conduirait « à effacer la séparation formelle de la nature et de la grâce », et donc à absorber l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel.

Mais tout en identifiant l’origine de la doctrine théocratique dans la pensée de Saint Augustin sur la grâce, Mgr Arquillière explique que l’augustinisme politique est en fait une déformation de sa doctrine, une mauvaise interprétation de ses ouvrages. Selon un commentateur, « l’augustinisme politique ne saurait un ensemble de doctrines dont la paternité reviendrait à Saint Augustin, mais un courant de pensée pluriséculaire qui a permis aux papes d’élaborer leurs théories théocratiques qui justifiaient leur pouvoir et leurs pouvoirs hégémoniques. »[4]
Il provoque alors un débat au sein des historiens et des théologiens. La conception originale qui sous-tend la réforme grégorienne où le temporel est inclus et absorbé par le spirituel est-elle née d’une interprétation de la Cité de Dieu par les promoteurs de la théocratie pontificale ? En 1951, Mgr Arquillière renforce encore son hypothèse en centrant le débat sur la réforme grégorienne.

L’augustinisme politique étranger à Saint Augustin ?

Constatons alors le paradoxe de la thèse de Mgr Arquillière. « Si l’auteur convient que l’on ne peut attribuer à Augustin l’ensemble de cette dérive, il lui en attribue l’origine »[5]. Il ne vérifierait pas « le contexte historique dans lequel Augustin écrit la Cité de Dieu. C’est d’ailleurs le paradoxe de l’ouvrage d’Arquillière, alors que l’on se noie parfois dans des détails historiques de la formation de la théocratie pontificale, l’époque et la vie de saint Augustin sont assez réduites. »[6] Mais en créant le concept d’« augustinisme politique » pour désigner finalement la politique menée par les Papes depuis Grégoire VII, Mgr Arquillière désigne implicitement comme coupable Saint Augustin, au moins pour l’opinion.

Mais comment La Cité de Dieu est-elle lue ? Il semblerait que Mgr Arquillière lit cet ouvrage par rapport à l’histoire postérieure, notamment à la réforme grégorienne. Or, « une bonne interprétation du thème augustinien de la Cité de Dieu ne pourrait que souffrir d’être dominée par la préoccupation de la chrétienté du Moyen Age, comme si l’idéal théocratique de celle-ci avait été une application d’un programme tracé dans le De Civitæ Dei »[7] La lecture ne serait-elle pas à son tour biaisée ?

Une telle lecture pourrait s’expliquer par le contexte dans lequel Mgr Arquillière écrit sa thèse. « Le concept d’augustinisme politique découle donc d’une prise de position interne à l’Église à propos des relations entre le pouvoir spirituel catholique et les puissances temporelles (…) et l’œuvre d’Arquillière est fortement marquée par le contexte politique et spirituel des années 1930. »[8] Mgr Arquillière répond en fait à tous ceux qui voient Saint Augustin comme l’auteur de la doctrine théocratique qu’auraient suivie et appliquée les Papes au Moyen-âge. Nous pouvons citer par exemple l’historien protestant Bernheim (1850-1942), une des grandes figures de l’école historiographique d’Allemagne. Il « estime que la pensée de Saint Augustin informe directement les théories papales »[9] et propose une « interprétation effrontément théocratique de l’œuvre du docteur africain »[10]  en 1896 et en 1918.

Ainsi ce qu’il appelle « augustinisme politique » pourrait être une certaine conception politique qu’on attribue à tort à Saint Augustin. « Il cherche à innocenter Saint Augustin des accusations de pensée théocratique, qui rejaillissent sur tout l’Église catholique. »[11] En un mot, il veut le réhabiliter et par là l’Église elle-même. Dépassionnant le débat, il veut en outre faire de l’augustinisme politique un objet d’étude et non plus un argument politique. En un mot, il n’existerait plus et ne serait que la conséquence d’un contexte historique particulier.

Mgr Arquillière veut-il aussi s’opposer à tous ceux qui s’appuient sur La Cité de Dieu pour refuser l’État laïc, c’est-à-dire l’extrême droite catholique du début du XXe siècle ? « Dans de nombreux groupes catholiques, en proie à une crise profonde au sujet de la place de l’Église dans la société, Saint Augustin devient l’étendard d’un refus de la société moderne marqué par la nostalgie de l’Ancien Régime. »[12] Jacques Maritain (1882-1973) s’oppose aussi à toutes ces récupérations et utilisations de l’œuvre de Saint Augustin.

Enfin, n’oublions pas qu’au début du XXe siècle, les tensions entre le Pape et le gouvernement français sont tendus.

L’augustinisme politique, un accident de l’histoire ?

Selon Mgr Arquillière, la conception théocratique serait mise en place à partir du pontificat de Nicolas Ier (858-867) en s’appuyant sur une déformation des textes de Saint Augustin, une pensée « simplifiée et appauvrie, selon les besoins de la polémique, d’une façon conforme à l’ambiance intellectuelle de l’époque. »[13] Mais elle ne serait pas guidée par une volonté de domination des Papes. Elle ne serait qu’une aide au service de la liberté de l’Église. « Les deux pouvoirs apparaissent si intimement unis dans l’Église et par l’Église, que la puissance spirituelle ne pouvait faire un effort d’affranchissement à l’égard de l’emprise séculière sans qu’il parût se traduire par un effort de domination. »[14] Grégoire VII n’aurait pas agi par orgueil mais presque contraint par les menaces pesant sur l’Église. L’augustinisme politique ne serait donc qu’une conséquence de la lutte que mène le pouvoir politique contre le pouvoir spirituel, une réaction de défense contre les abus des autorités temporelles. Puis Mgr Arquillière l’envisage comme une réaction face à la perte de pouvoir de la papauté devant l’émergence des États modernes. Finalement, les tensions entre le Souverain Pontife et les autorités temporelles expliqueraient la conception théocratique des Papes du Moyen-âge.

Ainsi, l’augustinisme politique serait utile à un moment donné et n’aurait désormais plus de raison d’être. Il était possible au Moyen-âge, aujourd’hui il ne l’est plus, « parce qu’il n’y avait pas de frontière entre l’Église et l’État. Ce n’est plus possible aujourd’hui parce que l’Église et l’État ont chacun leur domaine autonome bien délimitée. Ce rétablissement des frontières entre les deux domaines a été l’œuvre des siècles. Au Moyen-âge, elles avaient presque disparu. »[15] Ainsi, l’augustinisme politique ne serait qu’une parenthèse dans l’histoire de l’Église. Selon Joseph Leclerc (1895-1988), un élève de Mgr Arquillière, cette « ère de pure intolérance »[16], que serait le Moyen-âge, n’est plus possible grâce à une distinction mieux comprise entre l’Église et l’État, mieux fondée par Saint Thomas.

Le théologien jésuite Henri de Lubac (1896-1991) est encore plus strict. Pour lui, l’augustinisme politique n’est pas une conséquence, même lointaine, de Saint Augustin. « Néanmoins de Lubac et Arquillière cherchent tous deux à montrer que la doctrine théocentrique, gênante pour une Église en voie de modernisation, n’est pas inscrite au cœur du dogme. » [17] Tous les deux cherchent sans-doute à disculper l’Église de vouloir soumettre l’État.

Conclusion

Mgr Arquillière veut montrer que la prétention des Papes relève d’une époque révolue et demeure obsolète. Elle s’expliquerait par le contexte historique, désormais dépassé. Elle est en fait propre au Moyen-âge et aux relations particulières entre l’Église et l’État. Par conséquent, elle ne relève pas du dogme ou de l’enseignement de l’Église. Son intention s’inscrit

Mgr Arquillière utilise alors le terme d’augustinisme politique pour la condamner mais aussi condamner une certaine conception de l’Église au regard de l’État. « Le concept d’augustinisme politique découle donc d’une prise de position interne de l’Église à propos des relations entre le pouvoir spirituel catholique et les puissances temporelles. »[18] Ce terme est donc porteur d’un jugement moderne, impropre à l’histoire. Il serait donc peu pertinent d’utiliser ce terme pour étudier les relations entre l’Église et l’État avant le XXe siècle mais il est révélateur d’un certain état d’esprit dans l’Église, marqué par la volonté de se désolidariser d’une certaine conception de l’Église, sans doute pour améliorer ses relations avec les États…



 Notes et références

 [1] L'augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen-âge. Elle a paru la première fois en 1934.
[2] H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, 1955 dans Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval, dans http://journals.openedition.org.
[3] Blaise Duval, Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière.
[4] Blaise Duval, Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière.
[5] Philippe Berrached, L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de la politique.
[6] Philippe Berrached, L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de la politique.
[7] Henri de Lubac, Revue des Études Augustiniennes, 3, 1957 dans L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de la politique, Philippe Berrached, Augustin de l’Assomption.
[8] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, L’Atelier du
Centre de recherches historiques 01, 2008.
[9] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[10] Sylvio Hermann De Franceschi, Ambiguïtés historiographiques du théologicopolitique, Genèse et fortune d'un concept, Revue historique 2007/3,  n° 643, p. 653-685.DOI 10.3917/rhis.073.0653, www.cairn.info.
[11] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[12] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[13] Mgr Arguillière, Saint Grégoire VII. Essai sur sa conception pontificale, 1934, dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval. Il critique l’interprétation de Manegold qui abuse de l’autorité de Saint Augustin.
[14] Mgr Arquillière, Saint Grégoire VII. Essai sur sa conception pontificale, 1934, dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[15] Mgr Arquillière, Histoire de l’Église, 1941 dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[16] Joseph Lecler, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, 1955 dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[17] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière
[18] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.

samedi 7 avril 2018

La Cité de Dieu et la cité terrestre


En cette triste fin de mois d’août 410, un monde s’écroule avec fracas. Une nouvelle terrible sème l’émoi dans tout l’Empire. L’invincible Rome, celle qui domine le monde depuis des siècles, vient d’être pillée par les barbares. La ville éternelle est dévastée, outragée, violentée, pendant de longues journées. La catastrophe bouleverse aussi profondément les âmes. Elles entendent encore ces hommes d’Église qui voient dans le succès de l’Empire et dans la paix romaine la main toute puissante de la Providence, ou encore la récompense des vertus religieuses de l’Empereur. La chute de Rome et l’impuissance des légions retombent ainsi sur la religion chrétienne et sur l’Église qui, associées aux pouvoirs, en deviennent les coupables tout désignés. « C’est sous des princes chrétiens, pratiquant de leur mieux la religion chrétienne que de si grands malheurs sont arrivés à Rome. »[1] Les païens font retomber la faute sur la religion chrétienne et en appellent au retour de la religion de leurs pères. Les chrétiens peu affermis en accusent aussi l’Église.

De l’Afrique du Nord, Saint Augustin entend leurs objections. Mais au lieu de gémir en accusations, il use de ce drame pour mieux percer les intentions insondables de Dieu. Il dépasse cet événement, il pressent l’avenir. L’histoire ne doit pas déconcerter les esprits. Elle doit au contraire les éclairer. La chute de Rome n’est pas la fin du monde. Un nouveau monde doit être construit.

Pour leur répondre, Saint Augustin écrit un véritable chef d’œuvre : La Cité de Dieu. Dans cet ouvrage puissant, profondément chrétien, il embrasse tous les aspects de la vie humaine. C’est « un livre qui est un des monuments de l’esprit. C’est à la fois une philosophie de l’histoire, une théorie de l’État et de la vie sociale, un précis des rapports entre le spirituel et le temporel ; c’est, en même temps, une sorte d’art de vivre dans des heures de détresse, un manuel de consolation. »[2] Dans ses Confessions, il étudie l’âme, dans La Cité de Dieu, c’est l’humanité qui est l’objet de sa pensée, l’humanité dans le cadre de son histoire. C’est pourquoi de manière inéluctable, examinant l’homme dans son passé en tant qu’être social, Saint Augustin en vient à parler de l’État et à définir ses rapports avec le spirituel. C’est sans-doute le premier ouvrage qui traite de ces sujets de manière si approfondie et large. C’est pourquoi les pensées et la doctrine qu’il défend dépassent les faits de son temps et ont joué un rôle important dans l’histoire des relations entre l’Église et l’État. La Cité de Dieu en devient ainsi une référence…

La Cité de Dieu et la cité terrestre, deux principes contraires

Sur la terre, s’il existe une multitude de nations différentes et divisées, « il n’existe toutefois que deux sociétés humaines, ou, pour les appeler du nom que leur donne l’Écriture, deux cités. L’une est la cité des hommes qui veulent vivre en paix selon la chair ; l’autre, celle des hommes qui veulent vivre en paix selon l’esprit ; et quand les désirs de part et d’autre sont accomplis, chacune à sa manière est en paix. » (Livre XIV, I) Deux principes de vie distinguent ainsi les hommes et les répartit entre deux cités. Saint Augustin précise ensuite ce qu’il entend par « vivre selon la chair », c’est-à-dire selon l’homme, et « vivre selon l’esprit ». Les hommes vivant selon l’homme recherchent la gloire en eux-mêmes. Ils marchent la tête haute, emplis d’orgueil. Les hommes vivant selon l’esprit recherchent celle de Dieu, voyant en Lui la source de leur gloire. Les deux principes de vie partagent ainsi les hommes.


Dans une page magnifique et célèbre, Saint Augustin nous donne ces mots sublimes : « Deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de Dieu. L’une se glorifie de soi, et l’autre dans le Seigneur. » (Livre XIV, XXVIII) La cité terrestre est dominée par la passion de dominer, aimant sa propre force. La Cité de Dieu est celle des citoyens unis par la charité, celle des serviteurs mettant en pratique les commandements de Dieu, voyant en Lui la source de leur force. Ainsi, les sages vivant dans la cité terrestre, vivant selon l’homme, ne recherchent que les biens en eux-mêmes, biens du corps et de l’âme, « dominés par l’orgueil qui exalte dans leur propre sagesse ». « Au sein de la cité divine, l’unique sagesse de l’homme est la piété, qui fonde le culte légitime du vrai Dieu, et en assure la récompense dans la société des saints, où les hommes sont réunis aux anges afin que Dieu soit tout en tous. » (Livre XV, XXVIII).

L’amour de Dieu et l’amour de soi n’étant pas conciliables, les deux cités sont radicalement opposées et adversaires. Elles sont « rivales », nous dit Saint Augustin à plusieurs reprises. Il n’est pas possible de vivre selon l’homme et selon Dieu. L’histoire est donc le lieu où les deux cités s’affrontent. La Cité de Dieu rassemble ceux qui vivent selon Dieu, la cité terrestre, ceux qui vivent selon l’homme pour posséder et dominer. Le but de toute civilisation est alors de rapprocher l’homme de la Cité de Dieu pour qu’au jour de sa mort, il puisse être citoyen du ciel. « Tous les citoyens de la cité vivant selon l’homme, et non selon Dieu, sont réprouvés. » (Livre XVI, X). Ainsi la cité terrestre n’a pas pour vocation de conduire l’homme vers son bonheur éternel. Saint Augustin distingue ainsi deux Cités et deux principes de vie, dont l’un conduit au bonheur éternel et l’autre à la réprobation.

Deux cités mêlées dans une même histoire mais au dessein différent

Ainsi tout en étant distinctes, les deux Cités se développent dans le même monde et dans le même temps, mêlées et compénétrées. Les deux cités sont « mêlées ici-bas depuis l’origine jusqu’à la fin » (Livre, XVIII, LIII). Cependant, il n’est pas possible d’appartenir en même temps aux deux cités tant les principes qui les animent sont forts différents comme nous l’avons déjà souligné. En outre, si nul ne peut appartenir aux deux cités, ceux qui sont ennemis peuvent devenir amis. Rien n’est figé jusqu’au dernier jour. La Cité de Dieu « doit se souvenir que parmi ses ennemis mêmes se cachent ses futurs citoyens. » (L, I, 35) Cependant, l’effort de chacun est de passer du terrestre au céleste. À la fin des temps, le mélange des deux cités cessera pour toujours.

Si la Cité de Dieu réside dans ce monde, mêlée à la cité terrestre, elle demeure comme en exile, comme étrangère à ce monde ou « voyageuse sur cette terre » (Livre, XVIII, LIII) « en tant qu’elle appartient à l’humanité. » (Livre, XVIII, I) Ainsi elle ne peut prétendre à aucune réalisation parfaite en ce monde. Si la cité terrestre est dans ce monde, voué à succomber et à vivre des drames, la Cité de Dieu y réside donc comme pèlerin. Ainsi les deux cités sont objet des mêmes jouissances et des mêmes maux. Mais à la fin du temps, chacune atteindra sa fin. Par le jugement, elles seront séparées. La victoire est alors assurée pour la Cité de Dieu.

Saint Augustin définit la fin de chaque cité. Chacune cherche la paix mais celle-ci est perçue différemment. La Cité de Dieu recherche la paix éternelle, c’est-à-dire « la paix dans la vie éternelle » ou « la vie éternelle dans la paix » (Livre XIX, XI). La cité terrestre recherche la paix terrestre dans les biens et les avantages de la vie temporelle. « La cité terrestre, qui ne vit pas de la foi, aspire à la paix terrestre ; et c’est là le but qu’elle assigne à l’union de l’autorité et de la soumission entre citoyens, qu’il y ait, quant aux intérêts de cette vie mortelle, un certain concert des volontés. » (Livre XIX, XVII) Or la véritable paix est la paix céleste. Elle est « ordre et concorde suprême dans la jouissance de Dieu. » (Livre XIX, XVII) La Cité de Dieu détient déjà ici-bas la paix céleste.

Tant qu’elle est mêlée à la cité terrestre, la Cité de Dieu use de la paix terrestre mais elle n’use de cette paix que par nécessité « en attendant que la mortalité passe à qui une telle paix est nécessaire. » (Livre XIX, XVII) Les citoyens de la Cité de Dieu usent les biens temporels et de la paix que donne la cité terrestre, « en ce qui touche aux intérêts de la nature mortelle, autant que la piété est sauve et que la religion le permet » (Livre XIX, XVII). Ainsi la Cité de Dieu est mêlée à la cité terrestre en bonne intelligence. « Aussi, tant qu’elle prolonge au sein de la cité terrestre, la vie captive, pour ainsi dire, de son pèlerinage, […] ; soumise aux lois de la terre qui disposent des intérêts temporels, elle obéit sans hésiter, et, comme la mortalité leur est commune, elle veut maintenir entre elle et sa rivale, la bonne intelligence en ce qui touche leurs mortelles destinées. » (Livre XIX, XVII)

L’État et l’Église

L’État est une des préoccupations de Saint Augustin. Après avoir étudié la famille puis la patrie, il en parle longuement. Il pose d’abord une affirmation essentielle : l’État n’est pas la fin suprême. Le chrétien n’est pas d’abord ou seulement un citoyen. Il nous rappelle le principe qui doit guider les pensées et les actions de l’homme, principe admirablement rappelé par Notre Seigneur Jésus-Christ : « tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton âme, de toutes tes forces, et tu aimeras le prochain comme toi-même. » L’État doit donc permettre à l’homme d’atteindre la Cité de Dieu. Le premier des commandements doit donc être appliqué en toute chose, y compris au niveau de l’État. Cela signifie clairement : primauté du spirituel, exigence de la charité entre les hommes, primat de la personne sur toutes valeurs et toutes nécessités.

L’État n’est pas en dehors des principes chrétiens. S’il est légitime, puisqu’il est voulu par Dieu, il devient alors illégitime si ses principes ne sont pas conformes à ce double commandement. La tâche première d’un souverain, répète Saint Augustin comme les Pères de l’Église qui l’ont précédé, est de faire régner la justice, la vraie justice, la justice selon Notre Seigneur Jésus-Christ. « Sans la justice, les royaumes sont-ils autre chose que de grandes associations de brigandage ? » Ainsi ceux qui exercent l’autorité pour faire régner la charité entre les hommes en vue de leur bonheur éternel doivent être obéis. Mais s’ils sont iniques, l’obéissance n’est plus possible.

L’homme n’est pas fait pour être seulement membre d’un l’État. Tout homme a en effet une vocation divine. Il est destiné à la Cité de Dieu. Saint Augustin semble considérer l’Église comme l’incarnation terrestre de la Cité de Dieu. Elle cherche à hisser le chrétien vers le ciel. Elle est toute orientée vers ses fins spirituelles. Mais comme les deux cités sont mêlées ici-bas, l’Église est inévitablement en relation avec l’État. Or l’État relève de la cité terrestre. L’esprit qui les anime et leur fin sont donc différents. Si dans la pratique, ils peuvent collaborer, ils sont opposés substantiellement. Mais chargée d’assurer le salut des fidèles, l’Église possède des droits irrécusables. Plus encore, elle a le secret et la garde de la justice et la charité selon le Christ. Comme l’État est légitime dans la mesure où il sert ces vertus, il s’ensuit que l’Église détient un droit de surveillance sur l’État.

Enfin, selon Saint Augustin, l’Église a droit à une aide et à une protection de la part de l’État. Cependant, cette protection a des limites, celles de la charité et de la justice. Ainsi l’Église ne peut s’appuyer sur le bras de César même si elle peut réclamer son soutien lorsque la paix sociale est troublée, la loi insultée, l’ordre public compromis.

Ainsi dominé par les vertus chrétiennes et par le sens éminent du réel, Saint Augustin expose les principes qui doivent guider l’État et ses rapports avec l’Église. Les pouvoirs de l’État ont une limite. Il ne dispose pas en lui-même ses propres principes.

Au Ve siècle, au moment où l’Empire d’Occident s’effondre et où l’Empereur dans la future Byzance ne cesse de s’accaparer de tous les pouvoirs comme ses illustres prédécesseurs, Saint Augustin dessine une nouvelle société, fondée sur de nouveaux rapports entre l’Église et l’État. Il est tourné vers l’avenir. Il sent naître une nouvelle civilisation ou plutôt une nouvelle forme de civilisation.

L’influence de Saint Augustin

La pensée de Saint Augustin sur les relations entre l’Église et l’État n’est pas une nouveauté. Elle ne peut surprendre ceux qui entendent les Pères de l’Église qui l’ont précédé comme Saint Ambroise. Le Pape Gélase Ier rappelle aussi les mêmes principes. Elle est ainsi conforme à l’enseignement de l’Église. Sa nouveauté réside dans sa structure et sa cohérence, dans son ampleur et sa profondeur. La Cité de Dieu est ainsi un texte de référence, d’une grande richesse. Il est sans aucun doute le livre de chevet de Saint Grégoire le Grand et peut-être de Charlemagne...

Or, n’oublions pas le contexte dans lequel Saint Augustin écrit son ouvrage. C’est un temps où un monde disparaît en Occident et un autre doit être construit. Une nouvelle forme de pouvoir doit être mise en place. Ainsi La Cité de Dieu va inspirer plus ou moins ceux qui devront élever la nouvelle société. Cependant, la pensée de Saint Augustin sera, aux dires des commentateurs, mal interprétée ou encore partiellement reprise. « C’est moins cette rigoureuse distinction de deux cités que retiendra la postérité que l’aspiration à une unité de civilisation qui sera nourrie par la méditation de son œuvre. Pendant près de quinze siècles, on lira La Cité de Dieu pour inspirer la fondation d’une cité chrétienne sur la terre »[3]. Cette critique vise en fait la politique menée par les Papes au Moyen-âge, notamment à partir de Grégoire VII., ou encore la prétention des Papes de vouloir diriger les empereurs et les rois.

Selon les mêmes commentateurs, les lecteurs de Saint Augustin ont fait l’amalgame entre cité et pouvoir. La cité de Dieu est ainsi confondue au pouvoir spirituel, la cité terrestre au pouvoir temporel. La cité terrestre finit par être confondue à la cité politique, c’est-à-dire à l’Empire ou aux royaumes, la Cité de Dieu à l’Église. Ainsi selon cette lecture erronée, disent-ils, on insiste sur la primauté du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. La tentation est alors grande pour l’Église de vouloir absorber le pouvoir des rois, conçu tout entier à son service. Il n’existe plus alors deux cités, mais une seule comme le décrit le cistercien Othon de Freysing, vers 1150, dans sa chronique intitulée Des deux cités : « Jusqu’ici j’ai écrit l’histoire de deux cités ; mais puisque non seulement tous les peuples mais tous les empereurs, sauf un petit nombre, ont été catholiques et soumis à l’orthodoxie, il me semble avoir écrit l’histoire, non de deux cités, mais virtuellement d’une seule, que je nomme l’Église. Car bien que les élus et les réprouvés se trouvent dans la même maison, je ne peux plus dire que ces cités soient deux, comme j’ai fait précédemment ; je dois dire qu’elles n’en forment proprement qu’une seule, bien que le grain y soit mêlé avec la paille. »[4] La prétention des Papes et leur volonté de soumettre les pouvoirs politiques au temps du Moyen-âge viendrait donc d’une interprétation erronée de La Cité de Dieu.

Notre jugement est plus nuancé. Lorsque le Pape Gélase écrit sa lettre à l’empereur pour dénoncer les abus du pouvoir dont il est témoin, il ne fait que reprendre l’enseignement de ces prédécesseurs comme nous l’avons vu dans nos deux précédents articles[5]. Le Pape réagit pour défendre la liberté de l’Église et son rôle auprès des puissances temporelles qui interviennent dans les affaires de l’Église et abusent de leur autorité. C’est donc en réaction d’évènements que le Pape rappelle les limites du pouvoir temporel et sa légitimité selon une doctrine fidèle à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et des Apôtres. La pensée de Saint Augustin n’en est ni la cause ni le justificatif.

En outre, l’histoire conduit les hommes d’Église à prendre des responsabilités sans qu’ils ne cherchent à appliquer une doctrine. Ils sont pris dans les événements et réagissent à la situation comme des hommes conscients de leurs devoirs. Lorsque les autorités romaines se montrent défaillantes au moment de la chute de Rome et de l’invasion de l’Empire d’Occident, les évêques apparaissent alors comme les seuls capables de ramener l’ordre et de soutenir la population livrée à elle-même. Ainsi, par la force des choses, ils assument un rôle politique et interviennent auprès des autorités du moment dans des domaines purement temporels. Ce n’est pas l’esprit de la cité terrestre qui les conduit à assumer de telles responsabilités. Ce sont des hommes d’Église qui vont bâtir une nouvelle civilisation en collaboration avec les pouvoirs temporels, confirmant ainsi la vision de Saint Augustin.

Conclusion

Lorsque le pouvoir spirituel est fortement mêlé au pouvoir temporel, la question de leur rapport devient plus aigüe. La pensée de Saint Augustin apparaît alors comme un guide ou un objet de méditation, surtout lorsque le pouvoir temporel voudra soumettre le pouvoir spirituel. Plus ou moins bien entendue, elle inspirera alors les grandes idées sur les droits et les devoirs des autorités politiques ainsi que sur les rapports de l’Église et de l’État. Toute réflexion sur ces sujets n’évitera pas alors La Cité de Dieu

Comme tout chef d’œuvre, La Cité de Dieu sera utilisée au-delà des intentions de son auteur. Nombreux seront ceux qui l’interpréteront pour justifier leur volonté de soumettre l’État à l’Église ou au contraire l’accuseront d’être l’auteur d’une telle prétention. Saint Augustin sera aussi accusé d’être l’auteur d’une doctrine théocratique. Parfois, on utilisera le terme d’augustinisme politique comme une injure. Derrière ces pensées et ces mots, se trouve en fait une conception des rapports de l’Église et de l’État telle qu’elle existait au Moyen-âge. Certains veulent la revoir revivre, d’autres la rejettent ou encore en usent pour accuser l’Église de vouloir soumettre la société. Les principes chrétiens qui devraient régler les relations entre les pouvoirs spirituel et politique sont ainsi remis en question au travers des débats.

À la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, en un temps où les tensions entre l’Église et l’État sont tendues, la pensée de Saint Augustin devient de nouveau l’enjeu de nombreux débats ou encore un argument supplémentaire pour dénoncer la religion chrétienne. En dépit ou à cause des décisions du Concile de Vatican II, les rapports entre l’Église et l’État soulèvent en outre de nombreuses interrogations. La Cité de Dieu demeure ainsi un livre de référence, qui doit néanmoins être lu dans son contexte et au regard de l’enseignement de l’Église.


Notes et références
Les citations de La Cité de Dieu proviennent de La Cité de Dieu, trad. du latin Louis Moreau (1846), revue par Jean-Claude Eslin, en trois volumes, éditions du Seuil, 1994
[1] Marcellin, Lettre 136 à Saint Augustin, dans Introduction de La Cité de Dieu, Jean-Claude Eslin, volume I, éditions du Seuil, 1994. Marcellin est un haut fonctionnaire impérial chrétien.
[2] Daniel-Rops, L’Église des Temps barbares, I, Fayard, 1950.
[3] Jean-Claude Eslin, Introduction de La Cité de Dieu, volume I
[4] Othon de Freysing, Des deux cités dans Introduction de La Cité de Dieu, Jean-Claude Eslin, volume I.
[5] Émeraude, avril 2018, articles "Église et État aux premiers siècles sous l'Empire romain païen" et "Église et État au temps de l'Empire romain chrétien avant la chute de Rome".