" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 21 janvier 2024

Loisy : comédie et mystification

Les livres de Loisy n’ont jamais laissé indifférent le monde catholique. L’attention qu’il a suscitée par ses premiers ouvrages est devenue rapidement de l’inquiétude puis, avec L’Évangile et l’Église de l’émotion. Par son livre intitulé Autour d’un petit livre, il soulève immédiatement une nouvelle et vive opposition presque unanime. La presse aussi bien conservatrice que progressiste, les bulletins diocésains et les différentes revues religieuses le réprouvent avec sévérité. Il provoque aussi une violente polémique théologique. Il donne enfin lieu à une encyclique qui identifie l’erreur et la condamne sous le nom désormais célèbre de « modernisme ». Ainsi, Loisy déclenche un véritable incendie dans l’Église qui aboutira à une crise dont les effets persistent encore de nos jours.

Loisy, est-il victime d’une Église intransigeante et fermée aux progrès de la science ? Ou mérite-t-il la condamnation de ses ouvrages et de ses idées ? Il est tentant pour celui qui ne va pas au-dedans des choses, par ignorance ou stupidité, par naïveté ou négligence, de voir dans l’homme condamné un innocent incompris, trop en avance par rapport à ses contemporains. Le juge devient ainsi le condamné. Laissons au moins écouter ceux qui ont eu la peine d’aller au-dedans des choses et de discerner les dangers…

Une subtile mystification

« On le lut avec curiosité, avec sympathie. On fut heureux de constater que tout le système catholique y était expliqué, légitimé […]. Le livre tenait vraiment sa promesse. La première impression fut donc généralement bonne ; et plus d’un lecteur conclut que l’auteur avait été victime d’odieuse calomnie. On ne tarda pas à apprendre que cette impression bienveillante reposait sur une complète illusion. De bonne heure, en effet, les spécialistes, déchirant le rideau verbal qui dissimulait les intentions de l’auteur, montrèrent, derrière les apparences, la réalité à la masse du clergé un instant égaré. »[1] Selon de nombreux critiques, les défenseurs et les admirateurs de Loisy se sont laissés prendre à l’apparence, à la surface des choses, heureux de voir enfin le catholicisme défendu et justifié contre ses adversaires. Mais ils n’ont pas compris le sens profond de son livre, du véritable assaut qu’il mène contre l’enseignement de l’Église.

Loisy, a-t-il vraiment été surpris des réactions qu’il a soulevées ? Pouvons-nous croire qu’il a été si naïf ? Il savait très bien qu’il allait provoquer un scandale. Il a cherché, par sa tactique, à tromper la hiérarchie ecclésiastique et à dissimuler son véritable combat, « il travaille dans l’ombre […]. Il y a bien mystification. »[2] En quoi réside cette mystification ?

Pour répondre à cette question, nous allons reprendre deux articles. Le premier est intitulé Les idées de Monsieur Loisy. Il provient de L’ami du clergé du 26 novembre 1903, une revue hebdomadaire publiée à Langres considérée comme un journal présentant la position du clergé français. Il n’est pas signé. Il aurait été écrit par Monseigneur Florent Deshayes (1853-1930), professeur du séminaire du Mans. Le second est du Père Prat. Il est intitulé Au fond d’un petit livre publié dans la revue Études des pères jésuites du 5 novembre 1903.

Un point de vue uniquement historique ?

Commençons par L’ami du clergé. Son auteur s’étonne de la position prétendue historique de Loisy. Celui-ci prétend en effet d’étudier les textes sacrés uniquement du point de vue de l’histoire sans faire de théologie ni de philosophie. Or, l’historien ne fait que constater des faits à partir des vestiges qui en restent. Au-delà de cette tâche, commence l’œuvre de la critique et de la réinterprétation, tout le travail qui se superpose aux constatations de l’expérience sensible, mais qui est œuvre de philosophie. Or, Loisy interprète beaucoup, transmet ses idées, ses théories, ses hypothèses sur les données de l’histoire. Ainsi, il sort de son rôle d’historien, où pourtant il affirme sans cesse l’intention de se maintenir rigoureusement. Loisy fait-il même de la théologie en dépit de ses intentions affichées ? Or, comme le constate le P. Prat, la formation théologique de Loisy est « notoirement sommaire ». En outre, sa langue est « terriblement difficile à comprendre » au point qu’il se demande si ses formules à consonance protestante ont encore du sens.

Un livre polémique contre les théologiens ?

En lisant Autour d’un petit livre, nous prenons conscience que l’objet de ses attaques porte sur le théologien. Pour Loisy, celui-ci est un homme qui fait dire aux textes ce qui convient à sa théorie et n’en veut pas en démordre quand la critique lui montre que ces textes ont un autre sens. De ces manipulations, le théologien en tire une construction doctrinale où il croit retrouver la vérité divine.

Loisy présente aussi une nouvelle conception du dogme. Pour lui, celui-ci est un inconnaissable qui se cache derrière une formule, qui n’est qu’une expression de la conscience chrétienne à un moment donné de son histoire. L’intelligence humaine est incapable d’y atteindre la vérité objective. En fait, il n’y a de vérité que la grande ligne directrice qui maintient la perspective régulière de la vie catholique, en tant que réalisation toujours poursuivie, jamais achevée, du symbolisme chrétien primitif, en tant qu’évolution toujours nouvelle et variée, jamais fixée dans son terme de la graine évangélique.

Loisy ne se préoccupe pas de la Tradition, dont l’Église détient seule la clé. Pourtant, elle est un trésor de connaissances révélées que la Sainte Écriture n’a pas fixées. Or, un exégèse catholique doit-il les ignorer ou les négliger pour interpréter les textes bibliques ? Loisy ne considère vrai que ce qui est sous forme de textes, oubliant bien d’autres vestiges du passé.

Un livre pour sauver l’Église ?

Loisy place l’Église devant un choix inéluctable. Il affirme l’existence d’un conflit irréductible entre l’esprit scientifique moderne et le catholicisme. Il demande alors au second de céder au premier, donnant ainsi a priori raison à l’esprit moderne et tort à l’Église. Cela suppose donc que l’Église n’est pas assurée de l’infaillibilité de ses affirmations et que tout, y compris la foi, doit s’incliner devant la science. « La position humiliée, naturalisée et de second ordre, où l’on aimerait voir l’Église, est la contradiction pure et simple de son institution divine, de sa divine inerrance dogmatique et morale. »[3] Contrairement aux théologiens qui ont déjà modifié des formules de leurs systèmes doctrinaux en fonction des progrès de la connaissance, Loisy demande la refonte des dogmes, le remaniement des symboles, la révision des définitions des conciles, etc. La réforme qu’il demande pour être en accord avec les progrès de la connaissance est radicale…

Un nouvel Évangile ?

Enfin, pour Loisy, les apôtres ont cru parce qu’ils ont voulu croire, et ce qu’ils ont cru était vrai subjectivement, pour eux, mais objectivement, dans la réalité des choses, rien ne pouvait leur en donner la certitude. Loisy ne reconnait comme seul fait historiquement fait que la physionomie purement humaine de Notre Seigneur Jésus-Christ. Aucun fait, ni miracles, ni prophéties réalisées, ni même la Résurrection, n’a pu prouver aux apôtres sa divinité avec une pleine rassurance humaine rationnelle. Ainsi, Loisy, peut-il affirmer que « pour lui en toute certitude objective, Jésus n’était pas Dieu. »[4] et que la foi est « un pur produit de l’homme, une évolution de sa pensée sous forme de croyance sans fondement rationnel objectif. »[5] Ainsi, la foi crée son propre objet avant que la théologie catholique n’établisse la divinité réelle objective du Christ évangélique.

Une aberration au fond du système de Loisy

Attardons-nous désormais à l’article du P. Prat qui, au-delà des croyances affichées par Loisy, étudie le fond de son système.

Loisy part d’une distinction « assez nouvelle » du sens historique et du sens ecclésiastique des textes sacrés, justifiant alors l’autonomie de la critique, la liberté absolue de l’exégèse au regard des définitions conciliaires et des vérités de foi pourvu que l’exégèse se cantonne dans son domaine.

Mais, Loisy se fait une idée fausse de l’exégèse. « Jamais l’Église n’a songé à chercher dans l’Écriture tous ses dogmes, dans état actuel de développement. Seuls les protestants sont acculés à cette nécessité, l’idée même de développement étant la négation de leur principe fondamental. »

Et pour défendre l’indépendance de l’exégèse historique, Loisy prend prétexte d’une conception de la théologie, certes existante mais erronée. « Nous avons toujours protesté contre certains théologiens modernes, qui transforment en spéculation pure la science de la vérité révélée et assoient des traités importants sur l’appui branlant d’une métaphysique sujette à controverse, qui font pivoter toute la doctrine de l’inspiration sur les notions équivoques d’auteur et d’instrument ; qui parlent des âmes saintes comme ils parleraient d’un livre que personne n’a jamais. Mais ces théologiens ne sont pas l’Église, et leur méthode, qu’on peut appeler rationaliste puisqu’elle ne s’appuie pas sur la raison, n’est qu’une aberration passagère. »

Mais une aberration lourde de conséquences

Le P. Prat souligne alors la chimère ou le contre-sens de cette autonomie absolue d’une science à l’égard d’une science connexe qu’est la théologie. Or, cette folie ou cette erreur brise l’unité de l’histoire et de la foi.

Selon Loisy, l’Église ne définit pas les faits qui relèvent de l’histoire, et si elle voulait le faire, elle risquerait de se tromper. Elle peut effectivement définir la Résurrection puisque celle-ci n’est pas un fait historique. L’évolution des dogmes, qui est un fait de la croyance, lui échappe aussi. Ainsi, des choses vraies pour la foi peut être fausses pour l’histoire. L’orthodoxie d’hier peut devenir l’erreur de demain, ou encore ce qu’elle ne croit pas aujourd’hui, elle pourra le croire demain. Tout est véritablement relatif…

Vérité d’hier, vérité d’un jour, ou encore vérité de foi, vérité historique. Loisy s’appuie finalement sur une théorie de connaissance qu’il ne définit pas formellement. C’est en raison même de cette théorie qu’il peut distinguer les vérités d’ordre rationnel et les vérités de foi. Selon cette théorie, les premières, objets de la science, sont connaissables contrairement aux secondes, objets de la foi. « Le vrai, au point de vue religieux, c’est ce qui satisfait notre instinct religieux, ce que notre conscience, notre expérience religieuse nous suggère. Mais ce vrai-là peut être faux. C’est pourquoi la foi peut dire oui, la science, non. » Finalement, « une religion sera vraie dans la mesure où elle satisfera les aspirations de l’humanité, et la religion qui la satisfera parfaitement sera la religion véritable par excellence, ce sera la religion de l’avenir. » La vérité de foi, qui n’a de véracité que si elle répond à un sentiment religieux, ne peut donc être absolue

Et contrairement à ce que Loisy prétend toujours, cette théorie se réclame à tort de celle de Newman. Le P. Pratt y voit surtout l’influence du protestantisme libéral, notamment de Ritschi et de Sabatier. C’est « une sorte de nihilisme théologique et de subjectivisme absolu qui, poussé à ses conséquences logiques, ne laisserait subsister ni l’Église, ni Jésus-Christ, ni la Révélation, ni la certitude, ni même un Dieu personnel. »

Conclusions

Loisy oppose l’une à l’autre la théologie et l’histoire en prenant comme principe que la science historique est supérieure à celle de la théologie, celle-ci étant obsolète et incapable de s’adapter au progrès de la connaissance. Ainsi, demande-t-il aux théologiens de rénover leur science. Or, qui est-il pour donner des leçons aux théologiens ? Fait-il œuvre de théologien ?

Loisy distingue la foi et l’histoire, ou dit-autrement, des faits qui relèvent de la croyance, et non démontrables, et des faits historiques prouvables. Il en arrive alors à distinguer le vrai au sens de la foi et le vrai au sens de l’histoire au point de rendre relatives les vérités de foi, notamment en raison de la relativité des formules qui l’expriment. Mais, de quelle autorité peut-il se prévaloir pour remettre en cause ce qui relève de l’Église ? Un païen ou un protestant peuvent se permettre de ne point entendre l’enseignement de l’Église et donc son autorité, mais un exégète catholique ?

En fait, Loisy prétend de ne point faire de théologie ni de philosophie, répétant se maintenir dans le domaine purement historique. Or, ses propos ne sont pas audibles. Comme le soulignent de nombreux commentateurs, il fait de la théologie et de la philosophie. Au-delà d’une critique excessive et d’une manipulation des textes sacrés souvent arbitraires, les commentaires soulignent ses idées préconçues, ses préjugés philosophiques et ses insuffisances théologiques. Certes, l’apologétique catholique du XIXe siècle n’était pas à la hauteur pour répondre aux attaques des protestants libéraux et des rationalistes mais faut-il pour cela changer l’enseignement de l’Église et corrompre la Tradition ? « Qu’on ne vienne donc pas nous donner comme foi sincèrement catholique et la seule véritablement éclairée, la foi raisonneuse de l’historien, la foi fondée non plus sur le témoignage en lui-même, mais sur l’évidence du témoignage. Ceux qui n’ont que cette foi-là finissent trop souvent, dans l’acte de croire, par s’en rapporter en suprême analyse non à l’autorité de Dieu, mais en suprêmes lumières de leur raison. Voilà comment se fait que ces hommes, catholiques d’intention, ne le sont plus guère de doctrine. »[6]

Épilogue

À la suite d’un accident de santé, en 1907, Loisy demande à un de ses fidèles amis de rédiger sa biographie qu’il aimerait fait paraître après sa mort. Mais, ce qu’il découvre par ses confidences lui procure un choc incroyable. « Cet homme qui m’avait parlé tant de fois dans l’intimité en chrétien et en catholique, cet homme qui s’était efforcé de me retenir dans l’Église et même de me faire soumettre à l’Index, cet homme m’avait trompé comme il avait trompé ses nombreux lecteurs. »[7] En effet, il apprend de Loisy lui-même, que depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire depuis 1886, il ne croyait plus en Dieu… Un exemple de prêtre sans vocation …

« Comédie. Mystification. Craignant d’effaroucher et ses partisans souvent timorés et ses adversaires vite alertés, il devait jouer serrer et dissimuler, dans une perpétuelle dualité, la réalité de sa pensée sous l’expression qu’il en donnait. […] Une seule fois, se croyant aux portes de la mort, il s’est décidé à dévoiler brutalement le tréfonds de son âme, et cette confidence unique livre la clé d’une pensée extraordinairement stable dans sa négativité, qui a mis trente ans pour accoucher de son fruit sans jamais lâcher l’aveu décisif, le mot éclairant. Ainsi conduisait-il consciemment le parti qu’il cherchait à se constituer, vers une chimère, vers un mirage, mais avec un but réel encore qu’inavouable : sa gloire, rien que sa gloire. »[8]

 


Notes et références

[1] Joseph Turmel, Histoire des dogmes, 1933 dans Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, III, III, B, Albin Michel, 3e édition, 1996.

[2] Joseph Turmel, Histoire des dogmes, 1933 dans Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, III, III, B. Mgr Battifol est peut-être le premier à l’attribuer au livre de Loisy.

[3] Les idées de M. Loisy, 26 novembre 1903 dans L’Ami du clergé.

[4] Les idées de M. Loisy, 26 novembre 1903 dans L’Ami du clergé.

[5] Les idées de M. Loisy, 26 novembre 1903 dans L’Ami du clergé.

[6] Lettre d’un vieux prêtre à un plus jeune dans la revue Le Prêtre, Arras, décembre 1903.

[7] Albert Houtin (1867-1925), Alfred Loisy, Sa vie, Son œuvre, manuscrit annoté, 1940. Un des ouvrages d’Albert Houtin, La Question biblique chez les catholiques de France au XIXe siècle est condamnée. Prêtre, il est interdit de toute activité sacerdotale. En 1912, il abandonne son état de prêtrise.

[8] Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, III, III, C, 2.