" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 29 mai 2021

Descartes, une nouvelle conception de l'homme, de l'âme et de la vie

Dans les écoles républicaines de notre enfance, le Moyen-âge apparaissait comme un monde d’obscurité, plongé dans l’ignorance, la superstition et le servage, que des hommes, par leur courage et leur génie, a réussi à faire disparaître pour faire naître le monde moderne tel que nous le connaissons de nos jours, un monde de lumière et de liberté, un monde de modernité. Et parmi ces héros libérateurs, un nom était souvent cité, celui de René Descartes (1596-1650). Père du « culte de la raison », il méritait alors toute la vénération d’un peuple. Au XIXe siècle, on en était convaincu. « Lisez les biographes de Descartes, consultez les savants et les philosophes qui jugent l’ensemble son œuvre, vous retrouverez partout la même appréciation générale : Descartes a opéré une révolution dans le monde de la pensé, il est le père de la pensée moderne. »[1]

Mais, de nos jours, nos contemporains ont plutôt tendance à brûler ce qu’ils vénéraient autrefois, passant d’un amour extrême à une exécration aussi insensée. Ce génie national a en effet perdu son aura. Ses erreurs, notamment en matière scientifique, ne sont plus occultées. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer son influence considérable dans la philosophie et les sciences. Il est en effet un des pères de l’esprit moderne, en particulier d’une manière de penser la vie et l’homme, lourde de conséquences et porteuses d’erreurs et d’un drame que nous vivons de nos jours. Une apologétique chrétienne ne peut guère l’ignorer.

Généralement, les défenseurs de la foi voient en Descartes le responsable du rationalisme du XIXe siècle mais s’il a certainement contribué à développer le « culte de la raison » par sa méthode qui fonde la vérité sur la raison seule, nous ne pouvons pas ignorer son anthropologie qui a profondément révolutionné la manière de penser et de vivre au point de s’opposer radicalement au christianisme. Sa doctrine ne peut donc laisser indifférente l’apologétique chrétienne …

L’homme cartésien

L’homme que conçoit Descartes est fait d’un corps et d’une âme, deux substances distinctes l’une de l’autre. Mais le corps est une substance dont l’essence est l’étendue alors que l’âme est une substance dont l’essence est la pensée. Le terme de « substance » désigne une chose qui existe seule. Le corps n’a donc pas besoin d’âme comme il n’est pas essentiel pour l’âme. L’homme est aussi un « compositus ex mente et corpore »[2].

L’âme est désignée par le terme de « mens », qui signifie « esprit ». Elle n’est plus désignée par le terme d’« anima », qui nous ramène au principe de vie. L’âme n’est donc plus définie comme principe de vie. Elle n’est qu’une « chose qui pense », indépendamment du corps. Descartes permet alors de définir le corps vivant sans recourir à un principe extérieur. L’âme n’est que pure pensée. Elle est par conséquent indivisible, « pure substance »[3], incorruptible et donc immortelle. Il en déduit donc que l’animal, qui ne pense pas, n’a pas d’âme.

Descartes réduit aussi le « je » ou le « moi », c’est-à-dire la conscience, à l’âme. Vouloir, sentier, imaginer sont des pensées au même titre que le doute. L’homme est donc une chose qui pense. « Examinant avec attention ce que j‘étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps […], je connus de là que j‘étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, […] et qu’encore qu’il ne fût point elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. »[4]

Qu’est-ce que le corps selon Descartes ?

Si l’âme n’est plus principe de vie, cela signifie que le corps n’a plus besoin de principe extérieur pour expliquer qu’il est vivant. Il n’est que matière organisée de manière à être vivant comme « une machine qui se remue de lui-même »[5]. Descartes compare alors le corps à un automate, c’est-à-dire à une machine programmée à réaliser des mouvements sans intervention d’un principe extérieur. La seule différence qui existe entre le corps et un automate est son ordonnancement. Celui-ci est en effet plus perfectionné que celui d’une machine en raison de son créateur qui est Dieu. Par conséquent, le corps et une machine ne se diffèrent pas par leur nature mais essentiellement par le mécanisme qui les met en mouvement. Ce n’est finalement qu’une affaire de mécanique.

S’il n’est que matière et donc quantifiable, le corps relève alors uniquement de la physique. Il est une sorte de machine constituée de pièces et de rouages, régie par des lois de mouvement. Ainsi peut-il faire l’objet de démonstration mathématique. « La nature corporelle […] est l’objet de la géométrie »[6].

Pour Descartes, l’âme n’est donc qu’une chose qui pense alors que le corps vivant n’est qu’une simple machine déterminée par sa mécanique interne, une machine identique par nature à tous les autres corps vivants. Descartes conclut donc à une forte distinction entre le corps et l’âme au point que ces deux « substances » sont radicalement de nature opposée.

Interactions entre l’âme et le corps

Pourtant, reprenant la formule scolastique, Descartes affirme à plusieurs reprises que l’âme est « la vraie forme substantielle du corps »[7]. En outre, il pose aussi avec fermeté le fait de l’union de l’âme et du corps. Et cette union est substantielle. Dans sa sixième méditation, il montre « que l’âme de l’homme est réellement distincte du corps, et toutefois qu’elle lui est si étroitement conjointe et unie, qu’elle ne compose que comme une même chose avec lui. »[8] L’unité de l’homme est une donnée d’intuition qui ne peut faire l’objet de doute. Puisque l’âme est unie au corps, ils s’interagissent. Certes, Descartes ne cherche pas à prouver ces interactions mais il en donne des exemples. Son livre sur les passions de l’âme traite des liens qui existent entre l’âme et le corps. C’est dans cet ouvrage qu’il détermine le lieu où elle agit sur le corps, c’est-à-dire la glande pinéale, qui se trouve entre les deux cerveaux.

Descartes définit les passions comme « des perceptions, ou des sentiments ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelques mouvement des esprits. »[9] L’âme est influencée par le corps par les impressions qu’elle pâtit ou les sentiments qu’elle reçoit de l’action du corps. Elle est ainsi soumise à la passion qui résulte du mouvement du corps. Néanmoins, elle est de nature bonne. Elle permet en effet de savoir ce qui est bon ou nuisible au corps, c’est-à-dire ce qui lui est profitable. Par leur excès, le corps peut nuire à la pensée et donc à l’âme.

Pour tirer partie des passions, non comme un maître mais plutôt comme un capitaine qui les dirige, il est alors nécessaire de les connaître et de se maîtriser afin de nous détourner des vains désirs et ne vouloir que ce qui dépend de nous et nous est utile au point de parfaire la séparation qui existe entre l’âme et le corps.

Ainsi, Descartes traite de la morale. « Parce que ces passions ne nous peuvent porter à aucune action que par l’entremise du désir qu’elles excitent, c’est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler ; et c’est en cela que consiste la principale utilité de la morale. »[10] Une technique morale est alors à acquérir pour discerner ce qui relève de notre intérêt. Les remèdes contre les passions consistent tous en un usage de la volonté éclairée par le maximum de connaissances, et en dernier lieu par la connaissance de notre propre volonté que Descartes appelle générosité, à la fois passion et vertu. Finalement, l’âme intervient aussi sur le corps

Le problème cartésien, une découverte de Descartes ?

Il n’est pas rare d’entendre que « le problème central de la philosophie de l’esprit depuis que Descartes l’a exposé »[11] est le problème de la relation entre l’esprit et le corps. Certains commentateurs le louent de l’avoir même soulevé. Nous ne pouvons guère nous en étonner quand Descartes défend une conception de l’homme formée de deux thèses contradictoires, le dualisme de substances dans l’homme, c’est-à-dire la distinction entre l’âme et le corps, considérés comme deux êtres indépendants et contraires, et leur union substantielle dans l’homme. Contrairement à l’opinion courante, Descartes n’a pas révélé le problème que soulève la relation entre l’esprit et le corps, il en est l’inventeur.

En outre, qui pourrait croire que les philosophes qui ont précédé Descartes ont ignoré les difficultés que présente l’union de l’âme et du corps ? Il est vrai que pour notre grand génie national, rien ne compte avant lui. Qui avant lui a été capable de philosopher, c’est-à-dire de « parvenir à la sagesse », ou dit autrement de « chercher les premières causes et les vrais principes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu’on est capable de savoir ? Toutefois je ne sache point qu’il y en ait eu jusqu’à présente à qui ce dessein ait réussi. »[12] Ainsi, Descartes se décrit comme l’homme providentiel, chargé de manifester la vérité et de fournir la méthode indispensable et unique pour atteindre la vérité. Ces démonstrations « sont telles, que je ne pense pas qu’il y ait aucune voie par où l’esprit humain en puisse jamais découvrir de meilleure »[13].

Or, comme nous l’avons déjà évoqué, non seulement les philosophes antiques mais aussi ceux qui les ont suivis, y compris les scolastiques, ont également souligné la difficulté que présente l’union du corps et de l’âme dans l’homme. Si certains d’entre eux l’ont qualifiée de mystérieuse, d’autres ont présenté des solutions plus ou moins solides. Cependant, et c’est sans-doute l’originalité de Descartes, ces prédécesseurs n’ont jamais associé dans une même conception de l’homme le dualisme que présenteraient le corps et l’âme et leur union substantielle. Soit les philosophes établissent ce dualisme mais présentent l’homme comme un composé contre-nature, qui résulterait d’une faute et donnerait lieu à son expiation[14], soit ils décrivent une dualité dans l’homme de deux entités non substantielles, ce qui rend l’union naturelle. Une anthropologie qui présente le dualisme et l’union tels qu’ils sont décrits par Descartes demeure inimaginable pour les philosophes qui l’ont précédé en raison de sa contradiction. Un mystère est certes incompréhensible pour l’homme parce ce qu’il dépasse ses limites et ses incapacités naturelles mais il ne s’oppose pas à la raison. En unissant dans une même théorie deux idées contradictoires, nous ne sommes pas face à un mystère mais à une erreur. La solution que Descartes nous donne est donc naturellement source de difficultés. Elle ne résolve rien…

Mécanisation et métaphysique

En assimilant l’âme au moi, à ce « je » qui pense, et en réduisant le corps à une machine qui fonctionne par elle-même, Descartes peut réduire l’étude de l’homme à une science telle qu’elle est comprise aujourd’hui. « Descartes explique la distinction réelle entre l’âme et le corps du point de vue des sciences de la nature. Celle-ci est un cadre essentiel et fondamental à l’intérieur duquel pense Descartes. »[15] Le corps peut être étudié comme une machine indépendante sans se préoccuper de l’âme. De même, le cerveau peut être interprété comme un ordinateur très performant. « Cette vision mécaniste du corps, qu’il soit celui de l’animal ou celui de l’homme va orienter de manière indiscutable la représentation du corps qui gouverne toute la physiologie et la médecine occidentales modernes. »[16]

Cependant, Descartes mêle de la métaphysique dans son système. Selon certains commentateurs[17], cela révèle une évolution de sa pensée. Il aurait d’abord cherché à répondre à ses questions par la science seule puis il aurait découvert que la science ne pouvait être pensée sans la métaphysique. Notons cependant que Descartes livre sa définition dans un même livre, qui, par conséquent, traduit une unité de pensée, qui certes résulte d’une évolution de son système mais ne se livre pas de manière graduelle.

Descartes introduit dans sa conception de l’homme un vocabulaire philosophique en usage en son temps. Les termes qui lui permettent de définir l’âme et le corps ainsi que leur union, ceux de « substances » et de « formes substantielles », relèvent en effet de la scolastique, ce qui peut expliquer de nombreux malentendus. Ces termes employé dans un traité considéré comme scientifique en est un exemple caractéristique d’une possible confusion des genres

Du dualisme cartésien à la distinction des connaissances

Descartes nous explique aussi que « les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne se connaissent obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. »[18] Ainsi, « en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps »[19]. L’étude de l’expérience est alors seule capable de connaître l’union de l’âme et du corps. Le dualisme cartésien impose donc une séparation de la connaissance.

Ainsi, nous en déduisons comme certains commentateurs[20], que « la connaissance de la distinction et celle de l’union se réfèrent à des savoirs différents, le premier à la raison, le second au sentiment. »[21] La connaissance de l’âme et du corps relèvent de deux savoirs différents, la première de la métaphysique, la seconde de la physique. Chacun étudie son objet à part.

Cependant, dans toute connaissance, il y a nécessairement un ordre. Descartes n’échappe pas à cette nécessité. Pour lui, le savoir par l’entendement, c’est-à-dire par la raison, est premier par rapport à la connaissance acquise par le sentiment.

Or, selon sa propre méthode, comme l’union est claire et évidente pour tous, elle est une vérité alors que le dualisme nécessite une longue démonstration. Comme l’affirme en effet Descartes, son « principal dessein était de prouver la distinction qui est entre l’âme et le corps. »[22] Effectivement, ses Méditations insistent essentiellement sur le dualisme, rendant secondaire l’idée de l’union du corps et de l’âme. L’ordre des connaissances qu’il définit lui-même serait donc remis en cause par sa propre méthode, ce qui conduit alors à la contradiction.

Des savoirs selon des vues différentes ?

D’autres commentateurs[23] de Descartes expliquent la contradiction en distinguant justement l’ordre du savoir. Le dualisme du corps et de l’âme comme substances est vrai selon la raison alors que leur union substantielle est vraie selon l’expérience. La pensée de Descartes doit donc être lue selon deux dimensions, l’une théorique, l’autre pratique. C’est la fameuse opposition entre la théorie et la pratique. Par conséquent, les deux thèses ne peuvent être réunies sur un même plan. Il n’y a donc pas de contradiction puisqu’elles ne sont pas vraies en même temps.

Cependant, si cette explication est subtile, notons que Descartes ne fait pas cette distinction. Sa conception de l’homme telle qu’il définit n’est pas ce qu’il pense de l’homme sous différents aspects comme deux images d’une même réalité qu’il décrit selon des perceptions différentes mais elle définit l’homme tel qu’il croit être en réalité et avec certitude.

Finalement un défaut logique ?

Pouvons-nous expliquer la contradiction que présentent les deux thèses de Descartes par leur lecture erronée et donc par l’interprétation que nous pouvons tirer de ses œuvres ? Nous chercherions alors l’erreur dans notre compréhension de sa pensée au lieu de la trouver dans la philosophie de Descartes en elle-même de peur peut-être « de faire apparaître un défaut de logique dans les Méditations, en voulant restituer fidèlement la pensée de Descartes. »[24] Pouvons-nous finalement sauver Descartes de la contradiction ? L’enjeu n’est pas anodin. En effet, un système qui contiendrait une contradiction de cette nature est nécessairement rejetable.

Il ne s’agit donc pas de savoir comment nous devons lire la pensée de Descartes et d’inventer une interprétation qui la rendrait acceptable mais comment lui-même il s’exprime et la présente. Il s’agit donc d’étudier la doctrine de Descartes en elle-même, dans l’œuvre qu’il a écrite pour la présenter, sans chercher à justifier une logique interne par une interprétation subtile. Or, « construite avec une rigueur logique absolue, la métaphysique des Méditations n’en aboutit pas moins à ce que l’on peut appeler le paradoxe cartésien. »[25]

Et comme dans toute œuvre, il est bien plus utile de la situer dans son époque pour bien la comprendre au lieu de chercher une réponse dans notre intelligence et dans un regard d’une autre époque. Les différentes interprétations pour justifier l’anthropologie cartésienne sont néanmoins révélatrices d’une faiblesse dans la pensée de Descartes, c’est-à-dire le mélange de dimensions du savoir sans imposer un ordre cohérent.

Une pensée encore dépendante de la scolastique

Revenons sur ces deux thèses contradictoires telles qu’elles sont donc exprimées. Descartes emploie les termes « substance » et « substantielle » pour désigner respectivement l’âme ou le corps et leur union. Comme nous l’avons déjà noté, ce sont des mots qui proviennent de l’enseignement scolastique. Or Descartes remet en cause justement l’aristotélisme sur laquelle s’appuie la pensée scolastique de son temps pour présenter le dualisme tout en nous renvoyant vers elle pour comprendre l’union de l’âme et du corps. « Ce philosophe, dont toute la métaphysique vise à dissoudre les formes substantielles, parce que nous n’en avons aucune idée, nous renvoie donc à l’idée que nous en avons lorsque nous lui demandons comment nous représenter l’union de l’âme et du corps. »[26] Cette position contient donc une contradiction difficilement tenable pour le lecteur…

Le terme de « substance » bien difficile à saisir

Revenons donc sur le terme de « substance » telle qu’est définie par Descartes. Notons qu’il évolue et prend différents sens selon le livre, voir selon les chapitres dans lequel il est employé.

Dans son Traité sur l’homme (1633), la  « substance » est d’abord comprise comme la matière dont une chose est faite et composée. Elle correspond à l’idée que nous faisons encore aujourd’hui. Puis dans le Discours sur la méthode (1637), elle devient une chose existante mais reste encore de la matière. Et dans les Méditations (1641), Descartes revient sur la substance comme une chose qui existe dont l’essence, c’est-à-dire sa propriété fondamentale, est soit la pensée soit l’étendue. Enfin, dans le même ouvrage, « lorsque je pense que la pierre est une substance, ou bien une chose qui de soi est capable d’exister, et que je suis aussi moi-même une substance »[27]. Enfin, dans son Abrégé, Descartes nous donne encore une autre définition ! Les substances sont « toutes les choses qui ne peuvent exister sans être créées de Dieu », ce qui nous semble bien difficile de comprendre quand Dieu Lui-même est considéré comme une « substance infinie » dans la troisième méditation. Puis, il ajoute que les substances sont de « nature incorruptible », « qu’elles ne peuvent jamais cesser d’être »[28]. L’âme est alors pure substance quand le corps humain n’est qu’une substance composée mais d’une nature différente puisqu’il périt par décomposition ou par modification de ses parties. Il est « substance » quand il est « pris en général ».

La pensée de Descartes et ses contradictions ont fait l’objet de nombreuses interrogations et objections de la part de ses contemporains. Pour répondre aux questions qu’elles soulèvent, Descartes précise que « le propre et la nature des substances » est de « s’exclure mutuellement l’une de l’autre ». Puisque le corps est différent de l’âme, il forme une autre substance. Par conséquent, la définition de « substance » elle-même implique non seulement une distinction mais une opposition.

Une définition enfin trouvée ?

Enfin, dans ses Réponses au Secondes Objections, Descartes nous donne une nouvelle définition de substance : « toute chose dans laquelle réside immédiatement comme dans son sujet, ou par laquelle existe quelque chose que nous concevons, c’est-à-dire quelque propriété, qualité, ou attribut, dont nous avons en nous une réelle idée. »[29] Une « réelle idée » est-elle une idée qui porte sur une chose qui existe réellement en dehors de notre esprit ?

Dans ses réponses à la troisième objection, Descartes précise encore que « nous appelions de divers noms ces substances que nous connaissons être les sujets de plusieurs actes ou accidents entièrement différents »[30]. Ainsi, le corps est la substance en laquelle résident des actes corporels, comme « la grandeur, la figure, le mouvement, et toutes les autres choses qui ne peuvent être conçus sans une extension locale ». De même, la substance qui pense est celle dans laquelle résident les actes appelés intellectuels. Ainsi, selon ses propres dires, Descartes définit « deux concepts clairs et distincts de ces deux substances ». Enfin, « par le nom de Dieu, j’entends une substance, c’est-à-dire j’entends que Dieu existe ». L’acte propre de Dieu serait donc d’exister.

La substance est donc seulement connue par ses propriétés, et de manière immédiate. « Car nous n’avons point d’autre idée de la substance précisément prise, sinon qu’elle est une chose dans laquelle existe formellement, ou éminemment, ce que nous concevons, ou ce qui est objectivement dans quelqu’une de nos idées, d’autant que la lumière naturelle nous enseigne que le néant ne peut avoir aucun attribut réel. »[31] Sans ses attributs, la substance n’est pas connaissable. L’un de ses attributs constitue sa nature ou son essence, par l’exemple l’étendue pour le corps, la pensée pour l’âme. Sans ces attributs, la substance ne peut exister ni être conçue.

Finalement, nous pouvons conclure que la substance est une chose réelle dont les propriétés ou actes peuvent être clairement conçus en nous. Les substances se distinguent les unes des autres par opposition. Or, selon cette définition, l’homme est-elle une substance ? Ses propriétés sont aussi bien corporelles qu’intellectuelles, toutes deux opposées. Dans sa réponse aux troisièmes objections, il en distingue en effet uniquement trois substances : âme, corps et Dieu.

Des distinctions subtiles

Puis, Descartes distingue une substance complète d’une substance incomplète pour désigner une partie d’une substance comme la main est une substance du corps. C’est alors qu’il affirme que « l’âme et le corps sont des substances incomplètes de l’homme, lorsqu’ils sont rapportés à l’homme qu’ils composent ; mais étant considérés séparément, ils sont des substances complètes. »[32] Par conséquent, nous pourrions en déduire que l’homme est une substance complète en soi, même si Descartes ne le dit pas clairement. Nous ne pouvons donc que formuler des hypothèses. Mais si l’homme relève de la catégorie de la substance, il doit alors porter une propriété par lequel nous le concevons.

Or, dans le sens scolastique, la substance est un terme bien précis. Elle est ce qui existe par soi-même. Mais pour Descartes, une substance est finalement l’idée que nous faisons d’une chose qui existe. Elle est dite complète lorsqu’elle est pensée en elle-même et incomplète quand elle se rapporte à une autre. Cependant, l’âme et le corps peuvent être pensés sans qu’elle ne se rapporte à l’homme ou respectivement au corps et à l’âme alors que l’homme ne peut être conçu sans âme ni corps. Est-ce que l’union de l’âme et du corps n’est pas finalement la propriété de l’homme sans laquelle l’idée de l’homme n’est pas concevable ?

L’être dont parle Descartes n’est donc pas l’être réel, tel qu’il existe en réalité, l’être en soi, mais tel qu’il est pensé. La difficulté est alors d’opérer la jonction entre les idées et les choses, de passer des idées  que nous faisons des choses aux choses en elles-mêmes.

Mais toutes nos hypothèses semblent s’écrouler avec les Principes de la Philosophie (1644) publiés après les Méditations. Descartes fait en effet une nouvelle distinction ! Il distingue Dieu comme substance en tant qu’indépendante puis la substance créé comme ne pouvant exister sans quelques autres, sans aucune chose créée mais dépendante de Dieu. Nous ne sommes plus désormais de l’idée de la chose mais de la chose elle-même. Ainsi, la notion de substances change encore de sens. En outre, les choses qui dépendent d’autres choses créées sont désormais appelées attributs, propriétés, qualités. Or, la substance est dépendante des attributs puisqu’elle ne peut être conçue ni exister sans elle. La substance ne serait-elle finalement qu’un attribut ?

Conclusions

Il est bien difficile de comprendre la pensée de Descartes tant le sens des mots varie en fonction de ses œuvres. Ses commentateurs qui cherchent à résoudre les difficultés que présentent ses thèses sont alors dans l’obligation de disséquer l’ensemble de ses écrits. La notion de substance en est un exemple caractéristique. Si au début elle porte sur l’idée des choses que nous pouvons concevoir, elle finit par désigner la chose en elle-même. L’idée et l’être sont ainsi confondus. Le dualisme corps et âme qui se présente dans l’esprit conduit à un dualisme ontologique.

Le fait enfin d’introduire des notions de scolastique dans un système qui le récuse apporte aussi un certain trouble. Selon Leibniz, l’introduction de la notion de forme substantielle, terme scolastique, apparaît alors comme un stratagème. La localisation de l’âme dans la glande pinéale a aussi provoqué la stupéfaction de Spinoza.

Finalement, Descartes « nous fait violence sans nous éclairer ». Ses contradictions ne sont pas étonnantes mais en dépit de ses contradictions, qui rendent ses thèses difficilement tenables, son système a été suivi, complété et a donné lieu à la philosophie moderne. Sans doute, la volonté de quitter la pensée scolastique et son approche rationaliste en ont été les principaux moteurs d’un vaste mouvement non seulement philosophique mais aussi scientifique. En rompant avec l’idée de l’âme comme principe de vie, la réduisant finalement à la conscience, et en insistant fortement sur le dualisme entre le corps et l’âme, Descartes a aussi fortement contribué à séparer deux domaines de connaissance, la philosophie et la science, à les rendre indépendantes, ce qui n’est pas sans conséquence sur notre vie quotidienne. Que devient en effet l’homme si l’âme n’est plus principe de vie, si son corps n’est qu’une machine qui fonctionne d’elle-même, séparée de l’âme ?

 

Notes et références

[1] Mercier Désiré, La psychologie de Descartes et l’anthropologie scolastique, dans Revue néo-scolastique de philosophie, 3ème année, n°10, 1896, www.persee.fr.

[2] Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation sixième.

[3] Descartes, Abrégés des six méditations, dans Œuvres de Descartes, texte établi par Victor Cousin, 1824, tome I.

[4] Descartes, Discours de la méthode, 4ème partie, livre de poche, 1973.

[5] Descartes, Traité de l’homme, édition de la Pléiade, dans Descartes, Le corps de l’animal et le corps de l’homme, cours de Jacqueline Morne sur Descartes : Le corps de l’animal et le corps de l’homme, mis en ligne le 19 avril 2004, lu le 11 avril 2021, pierre.campio2.free.

[6] Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation sixième dans Œuvres de Descartes.

[7] Descartes, Lettre à Régius, janvier 1942.

[8] Descartes, Abrégés des six méditations, dans Œuvres de Descartes.

[9] Descartes, Les passions de l’âme, 1ère partie, n°27, Œuvres de Descartes.

[10] Descartes, Les passions de l’âme, 2ème partie, n°144.

[11] Jaegwon Kim, Philosophy of Mind, 2ème édition, Boulder, dans L’esprit, figures classiques et contemporaines, Pascale Gillot, Chapitre XI. La rémanence du modèle cartésien de l’esprit, CNRS éditions, 2007, lu le 8 avril 2021, books.openedition.org.

[12] Descartes, Les principes de la philosophie, Préface, trad. abbé Picot, 1647, édition Alquié.

[13] Descartes, Méditations métaphysiques, Préface, 1641, ac-grenoble.fr, décembre 2020.

[14] Voir Émeraude, mai 2021, article « Le corps, prison de l'âme et le christianisme : retour à un article éminent, révélateur d'une méthode bien discutable ».

[15] Megumi Toyooka, L’union de l’âme et du corps dans la philosophie de Descartes, thèse pour obtenir le grade de docteur de l’université de Strasbourg en philosophie, 2018.

[16] Jacqueline Morne, Descartes : Le corps de l’animal et le corps de l’homme.

[17] Par exemple Ferdinand Alquié, voir La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, P. U. F., 1950.

[18] Descartes, Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643.

[19] Descartes, Lettre à Élisabeth.

[20] Par exemple Martial Gueroult, voir Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier-Montaigne, 1968.

[21] Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, II, L’âme et le corps.

[22] Descartes, Lettre à Élisabeth.

[23] Voir par exemple Kobayashi.

[24] Megumi Toyooka, L’union de l’âme et du corps dans la philosophie de Descartes.

[25] Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Vrin, 1975 dans L’union de l’âme et du corps dans la philosophie de Descartes, Megumi Toyooka.

[26] Gilson Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien.

[27] Descartes, Les Méditations métaphysiques, Troisième méditation.

[28] Descartes, Abrégé des six méditations suivantes.

[29] Descartes, Réponse aux secondes objections recueillies par le P. Mersenne, dans Œuvres de Descartes.

[30] Descartes, Troisième objection, faites par M. Hobbes, et réponse, dans Œuvres de Descartes.

[31] Descartes, Réponse aux secondes objections recueillies par le P. Mersenne, dans Œuvres de Descartes.

[32] Descartes, Réponse aux quatrièmes objections faites par Arnauld.