" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 1 mai 2021

Saint Irénée de Lyon contre l'anthropologie gnostique

Lorsque les premiers apôtres et chrétiens viennent répandre la bonne parole auprès des païens, ils doivent faire face à de nombreuses difficultés et incompréhensions tant leurs discours résonnent mal avec leur conception de la vie et de l’homme. Leur comportement ou encore leur manière d’être remettent aussi en cause leur manière de penser et de concevoir le monde dans lequel ils vivent. Un abîme sépare véritablement deux univers. De nos jours, nous pouvons saisir leurs difficultés quand nous devons à notre tour expliquer à nos contemporains ce qu’est la vie chrétienne ou encore ce que nous croyons. La tâche est évidemment différente puisque le fossé qui nous sépare ne réside plus dans la nouveauté mais plutôt dans l’ignorance, le mensonge et la calomnie.

Pourtant, en dépit des nombreuses difficultés rencontrées, et au prix de multiples souffrances allant jusqu’aux persécutions et à la mort, l’abîme qui a séparé les premiers chrétiens et les païens a finalement été comblé. Or, ce ne sont pas les chrétiens qui sont devenus païens mais bien ces derniers qui se sont convertis au christianisme. Leur conversion n’a pas consisté uniquement à adhérer à des vérités de foi, à pratiquer la morale chrétienne ou encore à participer à la vie de l’Église. Elle a conduit inévitablement à un profond changement de leur regard sur la vie, sur l’homme et sur eux-mêmes. Le christianisme a en effet transformé leur manière de penser et de vivre.

Le fossé qui sépare aujourd’hui le chrétien du monde s’explique en partie par cette différence de regard qui peut être radical. L’être vivant qui se développe dans le ventre de la femme est-il le même dans les yeux du chrétien que dans ceux de son contemporain athée ou agnostique ? L’esclave au temps de l’antiquité était-il perçu de la même façon par le Romain s’il était païen ou chrétien ? La perception de la vie ou encore celle de nos rapports avec les autres et le monde qui nous entoure changent lorsque notre regard intérieur évolue

Or, l’une des transformations les plus radicales qu’a réalisées le christianisme est notre conception de l’homme. En effet, les mystères de l’Incarnation et de la Croix ou l’idée selon laquelle l’homme ressuscitera des morts à la fin des temps sont apparus dès le départ comme une folie ou une absurdité pour le païen. Cela revient pour lui à adhérer à une conception de l’homme qui lui est inimaginable. L’homme est l’union d’une âme et d’un corps, deux entités bonnes de nature et de valeur différente mais non opposée, l’âme étant supérieure au corps. Certes, cette conception n’était pas formellement définie par les premiers chrétiens mais les philosophes païens ont rapidement compris ce qu’impliquait la foi nouvelle. Il est aussi significatif que le manichéisme et le gnosticisme, qui ont sévi dans les premiers siècles, ont en commun d’opposer le corps et l’âme comme deux principes hétérogènes. De nos jours encore, l’abîme qui sépare le chrétien du monde contemporain porte sur cette conception de l’homme.

Nous avons déjà évoqué la rupture qu’a provoquée cette conception de l’homme dans la pensée païenne[1]. Nous allons désormais évoquer une des hérésies qui la remettent en question, le gnosticisme. Le christianisme se dévoile aussi dans les combats que l’Église a menés pour préserver son enseignement de toute erreur et ainsi préserver ses fidèles. Et dans son combat, s’illustre Saint Irénée, évêque de Lyon. Ce Père de l’Église dévoile en effet non seulement les erreurs et les conséquences des doctrines gnostiques mais nous instruit sur les vérités de la foi …

L’homme selon les différentes formes du gnosticisme

À la fin du Ier siècle, l’Église doit s’opposer aux erreurs qui circulent au sein des communautés chrétiennes. Les premières connues sont englobées dans un terme générique, le gnosticisme[2], qui englobe de nombreux mouvements aux doctrines complexes. Nous l’avons déjà évoqué dans un article ancien[3] et nous l’avons décrit comme une « hérésie de la connaissance ». Il nous intéresse aussi parce qu’il véhicule une image erronée de l’homme caractéristique qui a donné lieu aux premiers combats de l’Église.

Quand l’Église dénonce les erreurs que nous désignons sous le terme générique et vague de « gnosticismes », elle nous renvoie à une réalité, c’est-à-dire aux gnostiques et à leur secte. Ce sont les ophites, les simoniens, les pérates, les barbéliotes, les archontiques, les séthiens, les marcionites, les valentiniens, les marcosiens, les carpocratiens, etc. Il y a finalement autant de sectes que de maîtres de sectes. En dépit de cette diversité, nous pouvons trouver dans leurs différentes doctrines des traits communs sur leur vision de l’homme.

Selon leurs doctrines, l’homme est la créature d’un démiurge mauvais. Il est plongé dans le monde qui est lui-même l’œuvre de ce mal incarné. Soumis à la chair, il est comme un esclave dans une prison. Toujours dans leur doctrine, un Dieu bon, supérieur à ce démiurge et étranger au monde, et qui mène un furieux combat contre lui, a insufflé dans l’homme une étincelle divine, l’âme ou la partie supérieure de l’âme. Le salut et donc le bonheur consiste pour les gnostiques à la dégager de son emprisonnement. Plus l’homme s’éloigne du monde et de la chair, plus il s’approche de Dieu. « Dieu et le monde y sont des réalités presque incompatibles, comme la lumière et les ténèbres. »[4] Seul l’homme est comme un milieu entre Dieu et le monde. Prisonnière dans le corps, la partie supérieure de l’âme est comme aveuglée par le monde qui lui fait oublier ce qu’elle est, d’où elle vient et à quoi elle tend. C’est ainsi que le monde sépare l’homme de Dieu. « L’âme a été jeté en exil, retranchée de sa vraie nature et de sa vraie patrie. » L’homme doit donc se défaire des puissances du monde pour arriver jusqu’à Dieu et devenir ce qu’il est véritablement. Pour se délier du monde, seul Dieu peut le faire. C’est ainsi que, selon les doctrines gnostiques, les connaissances que le Christ a révélées, donnent à l’homme les moyens de se délivrer du monde pour se réunir à Dieu.

Nous comprenons alors que pour les sectes gnostiques, l’homme n’est que cette étincelle divine et qu’il parvient à sa plénitude s’il se défait de son corps, mauvais par nature, en se délivrant des puissances du monde. Les hommes qui y parviennent sont alors désignés par le terme « spirituels » quand ceux qui y échouent par le terme de « charnels ». Tout ce qui peut alors faire perdurer ou consolider l’emprisonnement de l’âme dans le corps est rejeté. La procréation et le mariage sont, par exemple, déconseillés ou interdits.

L’homme selon des textes gnostiques anciens

Un texte gnostique[5] intitulé L’Exégèse de l’âme[6] raconte l’histoire d’une âme sous forme d’une jeune vierge qui quitte la maison de son père pour gagner notre monde mais elle se fait abusée et violée par des hommes avant de tomber dans la prostitution. Les enfants qu’elle conçoit sont des êtres faibles, aveugles, sourds… Consciente de sa déchéance, elle prie Dieu de la tirer de sa déchéance. Exaucée, elle se détourne des réalités matérielles au profit des spirituelles. En se mariant au sauveur envoyé par Dieu, elle se purifie et peut regagner la maison de son Père. Ce texte décrit ainsi la chute de l’âme jusqu’à son salut. « L’acte charnel représente le mal par excellence. »[7]

Un autre récit gnostique qui relève de la secte valentinienne raconte l’histoire de la chute de Sophia, ou Ennoia selon les versions, le dernier des éons émanés de Dieu le Père. Prise d’une passion, elle donne naissance à la matière et à un dieu démiurge capable de l’organiser. En raison de cette faute, elle est alors exclue du monde du Père. Mais elle sera rachetée en épousant le sauveur qui aura pour mission de former les hommes spirituels. Elle quittera alors le monde intermédiaire où elle se trouve pour rejoindre le monde d’où elle vient.

L’homme selon la doctrine de Ptolémée

Les deux récits que nous venons de résumer se retrouvent dans la doctrine d’un disciple de Valentin, grand maître gnostique, doctrine que décrit longuement Saint Irénée de Lyon pour ensuite la réfuter. Seuls les noms changent. Il ne s’agit plus de Sophia ou d’Ennoia mais d’Achamoth. Ptolémée distingue dans l’homme trois éléments[8]. Le premier, dit « hylique » ou « choïque », c’est-à-dire issu de la matière, provient de la passion d’Achamoth. Le deuxième élément, dit « psychique », c’est-à-dire l’esprit, provient de sa conversion. Le démiurge est « le père et le dieu des êtres psychiques et hyliques. »[9] Il a fait l’homme « hylique » puis lui a insufflé « l’homme psychique ». Ensuite, il l’a enveloppé d’une tunique de peau, qui serait son élément charnel. Enfin, le troisième élément, dit « pneumatique », est déposé dans le corps et l’esprit à l’insu du démiurge afin de croître et d’être prêt à recevoir la Sagesse. Dans la présentation de Saint Irénée, les termes de « choïque », « psychique » et « pneumatique » nous renvoient aussi à trois natures d’homme[10]. La doctrine distingue aussi deux types d’âmes selon leur nature, bonne si elle est capable de recevoir le « pneumatique », ou mauvaise dans le cas contraire.

Selon leur nature, chacun de ces éléments a une fin différente[11]. L’homme « pneumatique » sera « absolument et de toute façon sauvé ». Il se dépouillera de son âme pour devenir « esprits de pure intelligence ». Il rejoindra le plérôme, là où réside Dieu. L’élément ou l’homme « hylique» est « incapable de recevoir aucun souffle d’incorruptibilité » et demeure voué à la damnation. Il sera consommé avec le monde ici-bas. L’élément ou l’homme « psychique », doué d’un libre-arbitre, est capable de se pencher vers l’élément « hylique » ou « pneumatique ». Il « ira du côté là où il aura penché », dans un lieu intermédiaire ou dans la consommation du monde, le Plérôme lui étant interdit.

Autres conceptions gnostiques plus anciennes de l’homme

Saint Irénée revient sur toutes les sectes qui seraient à l’origine de la doctrine de Ptolémée. Nous avons ainsi la présentation des différentes doctrines gnostiques sur la conception de l’homme.

Selon Saturnin[12], l’homme serait l’ouvrage modelé de sept anges mais en raison de leur faiblesse, il serait défectueux. Dieu lui envoie alors une étincelle de vie pour le redresser et le faire vivre. Après la mort, l’étincelle remonte à Dieu quand le reste retourne à la terre. Les hommes se distinguent alors selon qu’ils ont reçu ou non l’étincelle de vie. Les premiers sont de nature bonne, les seconds, de nature mauvaise. Basilide reprend ses idées en complexifiant le monde des anges. Pour lui, « il n’y a de salut que pour l’âme seule, car le corps est corruptible par nature. »[13]

Selon les carpocratiens, les âmes doivent, « moyennant leur passage dans des corps successifs, expérimenter toutes les manières possibles de vivre et d’agir »[14]. Elles ne sont plus contraintes à retourner dans un corps si elles ont la liberté de le faire. Le corps est en effet considéré comme une prison dans lequel les anges, qui ont fait le monde, enferment les âmes tant que celles-ci n’aient pas accompli toutes les actions qu’elles peuvent faire dans le monde. Lorsqu’une âme aura tout accompli, elle rejoindra Dieu. Nous voyons dans cette doctrine de fortes ressemblances avec le bouddhisme.

« Selon Marcion, il n’y aura de salut que pour les âmes seulement, pour celles du moins qui auront appris »[15] l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Quant au corps, du fait qu’il a été tiré de la terre, il ne peut avoir part au salut. »

Les contradictions de la conception valentinienne de l’homme

Saint Irénée réfute la doctrine de Ptolémée, notamment les différents sorts réservés aux hommes « hylique », « psychique » et « pneumatique ». Il revient en effet sur la cause de leur fin. Ils se transformeront en esprit pur d’intelligence ou iront dans le lieu intermédiaire ou encore dans la consommation des flammes. Or si les « hyliques » et les « pneumatiques » ont un sort déterminé par leur nature, la chose est différente pour les « psychiques ». Or, « de deux choses l’une : - ou bien toutes les âmes vont dans le lieu du rafraîchissement en raison de leur nature et toutes appartiennent à l’Intermédiaire du seul faut qu’elles sont des âmes ; en ce cas, puisqu’elles sont de toutes de même nature, la foi est superflue, et superflue aussi la descente du Sauveur ; - ou bien, elles n’y vont plus du fait qu’elles sont des âmes, mais du fait qu’elles sont justes. »[16] Mais dans le deuxième cas, pourquoi les corps ne peuvent-ils pas être sauvés puisqu’« eux-aussi auront eu part à la justice ? ». Or, il est en effet évident que les « œuvres de justice s’accomplissent dans les corps. »[17]

Tout revient donc à la problématique suivante : « si c’est la nature ou la substance qui sauvent, toutes les âmes seront sauvées ; mais si c’est la justice et la foi, pourquoi celles-ci ne sauveraient-elles pas les corps voués tout autant que les âmes à la corruption ? Car une telle justice apparaîtra impuissante ou injuste, si elle sauve certaines d’entre les choses qui auront eu part à elle et ne sauve pas les autres. »[18] Or, comme le montre Saint Irénée, en choisissant le premier cas, Ptolémée se contredit. Mais dans le deuxième cas, « la doctrine de la résurrection des corps émerge alors dans sa vérité et sa force. »[19] Saint Irénée peut alors conclure sur la doctrine de l’Église. « C’est cette doctrine que nous croyons, pour notre part : Dieu, en ressuscitant nos corps mortels qui auront gardé la justice, les rendra incorruptibles et immortels. Car Dieu est plus puissant que la nature : il a à sa disposition le vouloir, car il est bon, le pouvoir, car il est puissant, et le parfaire, car il est riche et parfait. »[20]

Enfin, Saint Irénée revient sur une autre contradiction de la doctrine de Ptolémée. Si des âmes « psychiques » demeurent dans les lieux Intermédiaires alors que les corps soient voués à la consommation du feu, que devient l’homme, puisqu’il est constitué de ces deux éléments ? « Leur corps une fois détruit et leur âme demeurant dans l’Intermédiaire il ne restera plus rien de l’homme qui puisse entrer dans le Plérôme. »[21] En effet, des opérations propres de l’âme, comme « l’intellect de l’homme, la pensée, la considération et les autres choses de ce genre » n’ont pas d’existence en dehors de l’âme alors qu’ils relèvent aussi du corps ?

L’homme intégral

Selon sa méthode, Saint Irénée présente la doctrine de l’Église portant sur la nature humaine à partir de la Sainte Écriture. Il cite et explique les paroles de l’Ancien et du Nouveau Testament pour donner leur véritable sens que les gnostiques ont déformé.

« L’homme parfait, c’est le mélange et l’union de l’âme qui a reçu l’Esprit du Père et qui a été mélangée à la chair modelée selon l’image de Dieu. »[22] Il nous renvoie à l’œuvre de la Création mais aussi à la finalité de l’homme. L’aurore est intimement liée à l’aube. Lorsqu’il joint l’esprit à l’âme et au corps, formant ainsi un triptyque, il inclut l’effusion du Saint Esprit. L’homme parfait est l’homme sanctifié, l’homme habité par la vie surnaturelle. C’est ainsi qu’il devient image et ressemblance de Dieu. Quand la Sainte Écriture parle d’homme spirituel, elle désigne l’homme, c’est-à-dire le « composé de l’âme et du corps »[23] qui reçoit l’Esprit de Dieu.

L’homme n’est pas un assemblable de trois substances qui vivent séparées ou indépendantes. Saint Irénée souligne leur unité pour former l’homme. « Si l’on écarte la substance de la chair, c’est-à-dire de l’ouvrage modelé pour ne considérer que ce qui est proprement esprit, une telle chose n’est plus l’homme spirituel, mais l’« esprit de l’homme » ou l’« esprit de Dieu »[24]. Mais, « la chair modelée, à elle-seule, n’est pas l’homme parfait : elle n’est que le corps de l’homme, donc une partie de l’homme. L’âme, à elle-seule, n’est pas davantage l’homme : elle n’est que l’âme de l’homme, donc une partie de l’homme. L’Esprit non plus n’est pas l’homme […]. C’est le mélange et l’union de toutes ces choses qui constitue l’homme parfait. »

L’âme et le corps ne sont pas comme deux entités indépendantes. « C’est l’âme qui domine sur le corps et lui commande »[25], même si l’âme est entravée dans sa promptitude par le corps. Saint Irénée compare l’âme comme un artiste qui réalise une œuvre en lui-même au moyen d’un instrument qui est le corps. Et naturellement, l’œuvre réalise tient aussi bien de l’âme que du corps.

En prenant appui sur la Sainte Écriture, Saint Irénée montre l’immortalité de l’âme et la mortalité du corps.  À la mort, l’âme quitte le corps, « la chair devient sans souffle et sans vie et se dissout peu à peu dans la terre d’où elle a été tirée. »[26] Mais « cette même chair une fois ressuscitée et ayant reçu l’incorruptibilité en partage »[27] sera glorifiée. Quand l’âme retrouve son corps, l’homme ressuscite. Et si l’Esprit de Dieu habite en lui, la vie demeure en lui pour l’éternité.

L’homme, corps et âme, artisan de son destin

Prenant appui sur les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ et de Saint Paul, Saint Irénée rappelle que le corps désigne, dans le Nouveau Testament, le temple du Saint Esprit ou encore ses membres comme ceux du Christ. « Dès lors, prétendre que le temple de Dieu, en lequel habite l’Esprit du Père, et les membres du Christ n’ont point part au salut, mais vont à la perdition, comment ne serait-il pas le comble du blasphème ? »[28] Cependant, tous les corps ne peuvent prétendre être membres du Christ. « Le corps préserve-t-il dans la sainteté et la pureté, il est membre du Christ ; s’unit-il au contraire à une courtisane, il devient membre de cette courtisane. »[29] Le salut ne dépend pas de la nature du corps mais de la justice comme le corps ne ressuscite pas en raison de sa substance mais de la puissance de Dieu.

« Quant à ceux qui repoussent le conseil de l’Esprit pour s’asservir aux plaisirs de la chair, vivre contrairement à la raison et se livrer sans frein à leurs convoitises, ceux-là qui n’ont aucune inspiration du divin Esprit, mais vivent à la manière des porcs et des chiens, l’Apôtre les nomme à bon droit « charnels », parce qu’ils n’ont de sentiments que pour les chose charnelles. »[30] Ce n’est donc pas en raison de la nature de la chair que l’homme est dit charnel mais en raison de son comportement qui est contraire non seulement à l’Esprit mais aussi à la raison.

Ce comportement est possible puisque l’homme est doté de libre-arbitre. Dieu ne lui fait pas violence pour qu’il se soumette à Lui et Lui demeure fidèle. « Même l’Évangile, en effet, il est loisible de ne pas le suivre, si l’on veut, encore que ce soit sans profit : car la désobéissance à Dieu et le rejet du bien sont au pouvoir de l’homme, mais comportent un préjudice et un châtiment non négligeable. »[31] Ce n’est pas par la nature de l’âme ou du corps que l’homme est sauvé ou damné mais bien en raison de l’usage de son libre-arbitre. Cette liberté ne porte pas uniquement sur ses actes mais aussi sur la foi. C’est l’homme qui prend la décision. Il est l’artisan de son destin éternel. Mais l’auteur de son salut, du commencement jusqu’à la fin demeure Dieu. La cause de sa perfection réside en Dieu mais celle de son achèvement est en l’homme.

Enfin, Saint Irénée montre que celui qui nie le salut de la chair méprise non seulement la puissance divine mais aussi le mystère de l’Incarnation et finalement l’œuvre de la Rédemption. L’enseignement que Dieu nous a transmis est en effet un tout cohérent.

Saint Irénée n’est pas le seul à combattre les erreurs gnostiques. Nous pouvons aussi citer Saint Clément d’Alexandrie et Tertullien. Ils s’opposent avec netteté et force contre leur conception erronée de la nature humaine. Contre les doctrines gnostiques, ils défendent à leur tour la nature de l’homme comme composée d’une âme et d’un corps, l’une immortelle, l’autre mortel, le salut de l’homme dans sa totalité[32]. « Nous connaissons maintenant l’impiété de ces téméraires qui s‘emportent contre la création et condamnent le corps, sans se rappeler que l’organisation de l’homme est droite, afin qu’il puisse contempler le ciel ; que le mécanisme de nos sens est dirigé vers l’acquisition de la connaissance ; qu’enfin la disposition de nos membres et de toutes les parties de nous-mêmes a été combinée pour la pratique du bien, mais non pour la volupté. »[33]

Conclusions

La pensée a tendance à quitter le champ de la raison pour des spéculations de plus en plus folles. Emportés par de nombreux courants, elle finit par se glorifier elle-même en façonnant l’homme comme un être intelligible, sans chair ni consistance, et par peindre son bonheur comme une flamme quittant ce bas monde pour un autre plus étincelant. Elle lui enlève tout ce qui lui semble être une faiblesse, un signe de bassesse ou encore une marque de sa misère. Mais de telles pensées sont des injures à l’égard de Celui qui nous a créés et sauvés. Elles excusent aussi bien des fautes. Si l’homme n’est qu’une âme emprisonnée dans un corps, la recherche du plaisir ou encore la volupté ne sont plus des maux mais une conséquence des liens qui l’enchaînent à sa chair. Elles ne peuvent non plus entraver l’âme dans son bonheur. Finalement, heureuse cette pensée qui fait taire les scrupules et les consciences…

Après les avoir décrites en détail, Saint Irénée montre clairement toutes les contradictions de ces idées. Leur conception de l’homme s’oppose non seulement à la raison mais aussi à la foi et à tous les mystères qu’enseigne l’Église. Elle fait injure à Celui qui nous a créés et qui nous sauvés. Éclairé alors par la raison et par la parole de Dieu, et comme d’autres défenseurs de la foi, il s’oppose à ces faiseurs de rêves. Leur combat n’était pas inutile. Car bien des disciples gnostiques ont cessé de vivre comme des hommes pour suivre ces idées démentielles. Plus de mariage, plus de naissance. La vie est finalement considérée mauvaise en elle-même. Toute vie devenait en effet une exécration.

Dès ses origines, instruit par Celui qui nous connaît parfaitement, l’Église sait ce qu’est l’homme  selon un équilibre et une justesse qui peuvent encore faire notre admiration. Réaliste, elle ne se perd pas dans des élucubrations intellectuelles. L’homme est l’union d’une âme rationnelle et d’un corps périssable, d’une âme qui doit commander son corps. L’âme et le corps ne sont pas deux entités qui font face ou qui s’ignorent. L’homme ne peut se sauver par son âme seule ni par son corps seul. C’est pourquoi son salut ne concerne pas non plus sa chair seule ni son âme seule. C’est bien l’homme dans son unité, dans sa totalité, qui participe à son salut et que Dieu sauve comme c’est par cette union ordonnée qu’il a été créé. Lorsque nous rompions cette unité ou cet ordre, nous ne pouvons que nous détourner de la vérité et nous égarer dans la folie de nos pensées. Et la vie éternelle n’est possible que dans le retour de cette unité ordonnée tendue vers Dieu.

 


Notes et références

[1] Voir notamment Émeraude, article « Le corps, prison de l'âme et le christianisme : retour à un article éminent, révélateur d'une méthode bien discutable », avril 2021.

[2] Notre propos n’est pas de savoir si le gnosticisme est une hérésie chrétienne ou une religion à part. Nous ne cherchons pas non plus à déterminer ses origines. Notre but est de décrire comment les idées gnostiques présentent l’homme et qu’elles ont donné lieu à une réaction de l’Église.

[3] Voir Émeraude, juin 2013, article « Le gnosticisme au IIe siècle, une hérésie de la connaissance ».

[4] S. Pétrement, La notion de gnosticisme, dans Revue de Métaphysique et de Moral, 65e année, n°4, octobre-décembre 1960, www.jstor.org.

[5] Voir Paysage d’âmes gnostiques : 1. L’Exégèse sur l’âme, Bernard Pouderon, dans Lieux, décors et paysages de l’ancien roman des origines à Byzance. Actes du 2ème colloque de Tours, 24-26 octobre 2006 à Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2005, Collection de la Maison de l’Orient méditerranéen ancien, série littéraire et philosophique, 34. www.persee.fr.

[6] Le texte fait partie d’un corpus copte de Nag Hammadi, du II-IVe siècle.

[7] Voir B. Pouderon, Paysage d’âmes gnostiques : 1. L’Exégèse sur l’âme.

[8] Voir Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, Saint Irénée, §5.1, trad. par Adelin Rousseau, Les éditions du Cerf, 2001.

[9] Saint Irénée, Contre les hérésies, §5.2

[10] Saint Irénée, Contre les hérésies, §7.5

[11] Voir Saint Irénée, Contre les hérésies, §7.1.

[12] Saint Irénée, Contre les hérésies, §24.1 et 2.

[13] Saint Irénée, Contre les hérésies, §24.5

[14] Saint Irénée, Contre les hérésies, §25.4.

[15] Saint Irénée, Contre les hérésies, §27.3.

[16] Saint Irénée, Contre les hérésies, 4ème partie, §29.1

[17] Saint Irénée, Contre les hérésies, 4ème partie, §29.2.

[18] Saint Irénée, Contre les hérésies, 4ème partie, §29.1

[19] Saint Irénée, Contre les hérésies, 4ème partie, §29.2.

[20] Saint Irénée, Contre les hérésies, 4ème partie, §29.2.

[21] Saint Irénée, Contre les hérésies, 4ème partie, §29.3.

[22]Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §6.1.

[23] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §8.2.

[24] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §6.1.

[25] Saint Irénée, Contre les hérésies, II, §33.4.

[26] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §8.1.

[27] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §8.1.

[28] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §6.2.

[29] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §6.2.

[30] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, §8.2.

[31] Saint Irénée, Contre les hérésies, IV, §37.4.

[32] Voir Émeraudemars 2021, article « L'homme, l'union d'un corps naturel et d'une âme rationnelle. Il n'est ni un corps, ni une âme, encore moins deux entités juxtaposées qui s'ignorent ... ».

[33] Saint Clément d’Alexandrie, Les Stromates, Livre IV, chapitre VI, trad. par M. de Génoude, libraire-éditeur Chez Sapia, 1839.

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