" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 31 juillet 2021

Qu'est-ce que la vie sans la mort ?

Lorsque nous songeons à la vie, nous pensons à l’énergie que nous éprouvons en nous, à la force qui coule dans nos veines et qui se déploie dans tout notre corps. La vie anime nos cellules, nos neurones, active nos organes, met en mouvement nos membres. Ce n’est pas étonnant que nous la comparions souvent à un flux ou au courant indispensable au fonctionnement de nos machines au point de croire que nous sommes nous-mêmes des automates. L’analogie peut être plaisante pour notre intelligence plus à même de comprendre les images qu’un long discours. Mais l’analogie n’est pas confusion. Nous ne devons pas non plus oublier que c’est la vie dans ses manifestations qui demeure le modèle de toutes nos machines. Évitons donc de renverser les rôles. Ce serait croire que nous serions capables de concevoir un être vivant…

Quand nous songeons à la vie intérieure, nous pensons aussi à toutes ces activités ou objets qui n’ont pas de consistance matérielle comme nos pensées, nos idées, nos sentiments. La vie meut tout un monde insaisissable, incorporelle et pourtant bien réel. Et nos rêves ou nos cauchemars n’ont ni chair ni étendue. L’intelligence, la mémoire, l’imagination peuvent-elles se laisser enfermer dans une partie du corps ? Sont-ils comparables aux processeurs et à tous les autres composants de nos postes informatiques ?

Et si deux machines peuvent se ressembler, nous sommes certains, chacun d’entre nous, d’être uniques, d’être différents de l’autre. Plus notre individualité est marquée, plus nous sommes véritablement Homme. Si les corps fonctionnent généralement de la même façon, chaque homme, chaque femme est unique, par sa personnalité, par ce moi qui pense et s’exprime. La vie fait que nous soyons véritablement et essentiellement uns et distincts des autres…

Mais la vie n’est pas qu’intérieure. Elle s’exprime, se déploie, s’exporte de nous-mêmes pour devenir paroles, émotions, actions. Elle modèle le monde, l’explore et le scrute, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, élevant des foyers, bâtissant des cités, menant des guerres. En étendant notre regard à tous les êtres vivants, nous définissons généralement la vie selon ses facultés, celles de se reproduire, de se nourrir, de respirer ou encore de croître et de décroître. Plus savamment, des scientifiques la caractérisent par les propriétés d’autoconservation, d’autoreproduction et d’autorégulation. Ces définitions ne disent pas ce qu’est la vie en elle-même. Elles nous permettent de distinguer les êtres vivants et non-vivants. Ce sont des signes qui nous témoignent de la vie. Nous n’atteignons pas encore ce qui fait que le corps vivant est vivant.

Il existe aussi une autre manière de voir la vie, une manière qui s’impose malgré nous. En effet, il nous est difficile de parler de la vie sans songer à sa fin, c’est-à-dire à la mort. Toute vie naît et meurt. Inéluctable, la mort est comme le point final qui achève une histoire. Après ce point, le silence….

Qu’est-ce que la mort ?

Cherchons d’abord à définir ce qu’est la mort. Les dictionnaires la définissent généralement comme « la cessation de la vie » ou encore l’« arrêt des fonctions vitales (circulation sanguine, respiration, activité cérébrale, … »[1]. Cependant, « l’arrêt des fonctions vitales » pourrait être l’effet de la mort ou encore la manifestation de la mort, c’est-à-dire un signe qu’elle est là, présente dans le corps. Nous savons en effet qu’un homme est mort quand il ne respire plus, quand son cœur ne bat plus, son sang ne s’écoule plus. D’autres y verront la cause de la mort. Ce n’est pas la mort en elle-même…

Tous admettent sans difficulté que la mort est « la cessation de la vie ». Un homme est mort quand il ne vit plus. Comme nous l’apprend le grand physiologiste Claude Bernard (1813-1878), la question de la mort est étroitement liée à celle de la vie. « Ce qui vit, c’est ce qui mourra, ce qui est mort, c’est ce qui a vécu. »[2] Or, pour lui, la biologie ne sait pas ce qu’est la vie. L’objet de son étude n’est pas en effet la vie mais les phénomènes de vie[3]. Par conséquent, la biologie serait aussi incapable de nous définir ce qu’est la mort.

La mort clinique n’est pas la mort

Devant la loi, c’est au médecin de nous dire si l’homme étendu sur son lit, ne bougeant pas, ne respirant plus, est vivant ou mort. Mais cette mort qu’il doit constater porte un nom particulier. C’est la mort clinique. Le certificat de décès qu’il doit rédiger témoigne de « la présence de signes négatifs de la vie et de signes positifs de la mort. »[4]

La mort clinique correspond en fait à la définition du dictionnaire, c’est-à-dire à la cessation des fonctions vitales. Selon le droit français, le médecin « diagnostique l’état de mort sur la base d’un ensemble concordant de signes négatifs coïncidant avec l’arrêt des fonctions vitales (respiration, rythme cardiaque, circulation sanguine, activité cérébrale, réflexes oculaires et ostéotendineux) et de signes positifs d’apparition de l’état cadavérique (mydriase, hypothermie, hypotonie ou rigidité cadavérique, lividité). »[5] Un homme est donc mort cliniquement quand il montre des signes qui témoignent de la cessation physique de la vie. La définition du dictionnaire confond ainsi la mort et la mort clinique, ce qu’est la mort et ses effets.

La mort, une force irrésistible et opposée à la vie

Puisque la mort est indissociable à la vie, il est alors tentant de définir la vie en fonction de la mort. Selon le médecin Bichat (1771-1802), « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. »[6] Lamarck conçoit aussi la vie comme « un ordre des choses dans les parties de tout corps qui la possède, qui permet ou rend possible l’exécution du mouvement organique, et, tant qu’il subsiste, s’oppose efficacement à la mort. »[7] La mort est ainsi perçue comme une force qui s’oppose à la vie, qui met un terme à la vie. Elle ne désigne plus une absence de vie mais plutôt son adversaire qui finalement parvient toujours à la vaincre. La résistance serait-elle donc vaine ?…

Pour Descartes, la mort survient par corruption d’un des organes. « La mort n’arrive jamais par faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales parties du corps se corrompt. »[8] Un homme mort est comme une horloge dont l'un des éléments du mécanisme est cassé. Mais comme toute machine, ses composants s’usent et finissent par corrompre l’ensemble. C’est même parce qu’elle fonctionne qu’elle finit par tomber en panne. Claude Bernard en conclut que « la vie, c’est la mort ».

Selon ces discours, nous ne pouvons donc pas vivre sans que la mort ne soit déjà présente en nous. Nous nous éloignons encore plus d’une mort définie comme l’absence de vie. Nous la sentons venir. Parfois, elle nous surprend comme une faucheuse, mettant fin à une route qui s’annonçait pourtant longue et prometteuse. Et quand elle arrive, sa présence est souvent lourde, envahissante, nous laissant dans un mur de silence. Nous ne songeons plus au mort mais à nos souvenirs…

La mort, injustice ou fin de l’illusion ?

De triomf van de dood, James Ensor, 1887
Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers

De nos jours, la vie n’a jamais été aussi abondante en plaisirs. Elle devenue douce et agréable comme cette promenade paisible et insouciante le long des plages sur un sable fin et chaud. Elle ne connaît plus la peur et le manque qui ont tant effrayé nos aïeuls. Elle ignore la faim, la guerre, la violence. La vie est comme un long fleuve tranquille. Nos contemporains ne savent plus ce qu’est la misère, la sueur et la poussière. Tout leur est devenu facile. Ils voient ainsi triompher la vie qui ne cesse de se déployer sans connaître de résistance. Ils finissent par rêver à leur immortalité ou au moins à une fin heureuse, sans peine ni souffrance. La vie est en effet devenue facile, les sciences prometteuses. Tout est devenu possible. Nos désirs sont sans limite…

Et pourtant, dans ce havre de bonheur et de facilité, la mort est encore bien présente et continue de frapper tout le monde, riches et pauvres, puissants et faibles, sans distinction. Elle met rapidement un terme à nos illusions, à notre monde factice. Nous pouvons alors comprendre la terreur ou la panique qui s’empare de nos sociétés quand la mort se montre si présente, quand elle s’affiche si ouvertement avec une arrogance égale à la sienne. La mort fait horriblement peur au point que son nom n’est plus guère prononcé. L’homme ne meurt plus, il disparaît ou décède, si possible loin des vivants, à l’hôpital, dans l’anonymat. Son cadavre n’est plus visible. Il gène. Il doit rapidement devenir un tas de cendres. Le mort est un pestiféré…

La mort est considérée comme injuste, pire encore, comme un échec. Si nous mourrons, c’est à cause du médecin qui a échoué, de la société qui n’a pas su prolonger la vie, de l’État qui n’a pas réussi à nous protéger suffisamment. La mort n’est en fait plus naturelle pour une société qui s’imagine que par ses lois, ses désirs deviennent la norme…

Nos contemporains cherchent aussi à anticiper la mort, peut-être pour qu’elle ne gâche pas leurs illusions. Comme d’horribles farceurs, ils la devancent et la surprennent. Ils se donnent la mort, évitant ainsi souffrance et douleurs. Ce n’est même plus une mort mais un lent et profond sommeil, un assoupissement dans un voyage sans retour, un endormissement dans un rêve sans lendemain. Faisant la fortune des ouvriers de la mort, elle devient alors un repos sans fin, aussi tranquille que leur naïveté. C’est ainsi que les derniers instants de la vie, sans-doute les plus précieuses, sombrent dans l’insondable inconscience. Nous essayons ainsi de maîtriser la vie jusqu’aux derniers soupirs sans savoir pourtant ce que sont la mort et même la vie…

Conclusions

Nos réactions face à l’épidémie qui frappe notre époque sont révélatrices de notre manière de concevoir la vie et la mort. Pour la majorité, tout doit être fait pour éviter que le virus ne se répande. Rien n’est devenu impossible pour faire cesser la montée des chiffres de décès, devenue insoutenable pour nos contemporains. O chiffres, jamais votre pouvoir n’a été si grand ! Jamais vous n’avez été si manipulés par les hommes pour en tromper d'autres ! Jamais l’homme n’a jamais été si aveuglé par des statistiques qui ne donnent lieu à aucune méfiance, à aucune question. Tout est alors bon pour préserver nos bons citoyens de la maladie et de la mort au point de bouleverser les fondations de la société et de ruiner l’avenir. Personne ne doit prendre de risques d’affection, nous dit-on, y compris ceux qui sont aux portes de la mort. La devise « la liberté ou la mort », si chère à nos aînés, si présente dans nos multiples commémorations, n’est plus que poussière…

Au-delà des précautions nécessaires et sages, une véritable frénésie a emporté la société. Sans-doute dans un proche avenir, quand le temps sera plus calme et plus propice à la réflexion, nos contemporains prendront conscience de leurs erreurs, de leurs fautes et de leur folie. Ils reprendront conscience que la vie n’a de sens parce qu’elle a un terme, et que ce terme nous impose de vivre selon des valeurs qui dépassent le simple bien-être et même notre existence ici-bas. L’important n’est donc pas de vivre mais de bien mourir

 


Notes et références

[1] Dictionnaire Le Robert de poche, 2008.

[2] Claude Bernard, Définition de la vie, dans Revue des deux mondes, 3ème période, tome 9, 1875.

[3] Voir Émeraude, février 2021, article « L'incompétence de la science devant le mystère de la vie. Et pourtant... ».

[4] Article Médecine légale, constatation de la mort, site police-scientifique.com, lu le 5 avril 2021.

[5] Réponse du ministère : Solidarité publiée dans le JO Sénat du 15/02/1990.

[6] Bichat dans Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1800.

[7] Lamarck, Recherche sur l’organisation des corps vivants.

[8] Descartes, Les Passions de l’âme, I, article 6.

samedi 24 juillet 2021

Les différentes conceptions de la vie : animisme, matérialisme, organisme...

Une partie de nos contemporains sont peut-être surpris ou scandalisés de voir des chrétiens manifester contre de nombreux projets portant sur ce qu’ils considèrent comme des progrès sociaux ou des avancées en matière de liberté. Ils peuvent difficilement comprendre cette foule immense qui est venue défiler dans les rues de Paris pour s’opposer au texte établissant le droit de mariage aux homosexuels. Leur opposition au projet de loi autorisant la procréation médicale assistée (PMA), récemment votée en France, leur est encore difficilement compréhensible. Ils ne comprennent pas non plus leur résistance à tout projet cherchant à légaliser l’euthanasie. Il est étrange que sur des questions si essentielles qui engagent essentiellement la société, aucun référendum n’a eu lieu. Les esprits ne sont peut-être pas encore assez bien préparés pour que l’inadmissible au bon sens devient possible. Certes, des sondages semblent confirmer l’adhésion de la population à ces différentes lois et projets mais quel président accepterait d’être élu par sondage ? ...

Des partisans de ces progrès accusent alors ses opposants d’être anachroniques et inadaptés à la modernité. Ce sont des « complotistes », des intégristes, des liberticides ! Ils réveillent aussi les vieilles images d’un moyen-âge inventé au XIXe siècle et sortent de l’histoire les sombres dossiers de l’Église. Abusant des armes de la dialectique, séparant le monde entre les bons et les gentils comme au temps de la guerre froide, ils jettent sur eux les mots diaboliques et les excluent de l’humanité. Toute résistance est inacceptable. Ils ne veulent point de tolérance. Ils veulent que tous acceptent ce qu’ils imposent, que tous se soumettent à leur manière de penser et de vivre, que tout cela soit considérée comme normal. Mais qu’est-ce l’homme pour changer la nature ? Le droit humain, a-t-il ce pouvoir prodigieux ? Et leur démarche est subtile. Si l’avortement était autrefois décrit comme une mesure exceptionnelle et encadrée pour répondre à des faits aussi exceptionnels, il est devenu de nos jours un droit inattaquable. En un mot, toute opposition est dénoncée comme une anormalité. Il est vrai que ces mesures créent de juteux marchés, d’incroyables investissements et des opportunités d’enrichissement à ne pas manquer. Mais un tel argument demeure encore moralement incorrect.

Le droit au mariage pour les homosexuels, la PMA, l’euthanasie, l’avortement et tous les autres projets présentent de nombreux points communs, dont celui de vouloir se donner de nouveaux droits sur la vie ou encore sur la nature. Selon leur idéologie, ce n’est plus à la nature de fixer à l’homme ses limites, sa manière de vivre et de penser mais c’est désormais à lui de déterminer les règles avec l’appui déterminant de la technologie et des sciences ! Or, au même moment, l’homme découvre qu’à force de mépriser la nature, il commet des ravages sur la planète au point de remettre en cause son existence. Comment est-il alors possible de défendre en même temps le pouvoir de plus en plus totalitaire de l’homme sur la vie et le respect de la vie sur la Terre sous toutes ces formes ? Comment est-il possible que ceux qui marchent pour la planète ne prennent pas conscience du danger qui les menace ? Il est vrai que les contradictions ne manquent pas dans notre société ...

Revenons donc au vrai sujet, c’est-à-dire à la notion de « vie ». Celle-ci n’est guère appréciée par les scientifiques puisqu’elle n’est ni observable ni quantifiable. Ils cherchent plutôt à connaître les phénomènes de la vie, c’est-à-dire à ses manifestations matérielles et donc mesurables. En outre, les sciences de la vie n’ont pas pour objectif de dire ce que sont les choses en elles-mêmes mais de les décrire et de les expliquer dans des circonstances données au moyen de théories. Néanmoins, elles ont besoin de définitions sans lesquelles il n’est guère possible de s’entendre et de formuler des hypothèses compréhensibles. Les sciences ne cherchent pas à s’interroger sur le sens des termes qu’elles emploient de manière pragmatique.

Dans de nombreuses études, la notion de « vie » est classée en trois grandes catégories qui correspondent à trois explications. La première interprète la vie comme « animation », la seconde comme « matérialiste » et la dernière comme « organisation ».

Chacune de ses interprétations distingue les êtres vivants et non-vivants sur des critères différents : distinction ontologique (animisme), degré de complexité de l’être (matérialisme) et distinction épistémologiques (organisation).

La conception animiste tradition de la vie

Le terme d’« animation »  identifie la vie comme un souffle et la désigne par le terme d’« âme ». Il ne désigne pas un concept mais bien une réalité qui traduit la distinction entre les êtres animée et non animés que nous pouvons observer sans difficulté.

Dans son traité sur l’âme, Aristote développe sa philosophie à partir de l’observation et des différences entre les êtres vivants et non-vivants puis au sein du monde vivant à partir des facultés des êtres vivants. C’est ainsi qu’il détermine trois entités selon la nature de l’être vivant : l’âme végétative, sensitive et rationnelle.  La vision animiste de la vie est en effet défendue par l’aristotélisme mais aussi par le christianisme ainsi que par les différentes formes de vitalisme qui se sont développées à partir du XVIème siècle. Des médecins et des savants y adhèrent sans difficulté. Nous retrouvons encore la définition aristotélicienne de la vie dans le Dictionnaire de médecine de J. Capuron de 1806. L’âme est en effet définie comme le « principe interne de toutes les opérations des corps vivants ; plus particulièrement du principe de la vie dans le végétal et dans l’animal. L’âme est simplement végétative dans les plantes et sensitive dans les bêtes ; mais elle est simple et active, raisonnable et immortelle dans l’homme. »[1]

Une vision longtemps dominatrice puis contestée à partir du XVIe siècle

La conception de la vie animiste selon les principes aristotéliciens et chrétiens a dominé de longs siècles dans notre civilisation. Mais, elle est remise en cause par Descartes, qui définit l’âme humaine comme une substance spirituelle et réduit la vie au fonctionnement du corps[2], puis par Thomas Willis (1661-1675) qui distingue deux âmes, l’une de nature spirituelle, l’autre corporelle. Ce sont deux opposants à l’aristotélisme. Mais, à partir du XIXe siècle, cette vision animiste de la vie perd son influence dans les sciences de la vie : la vie et tout ce qui a trait à elle sont réduites à de la pure matérialité... L’âme finit aussi par désigner l’ensemble des fonctions du cerveau ou encore nos émotions, notre conscience, notre moi. L’âme perd en effet son rôle pour devenir un concept, un objet philosophique. Notons qu’il est difficile de traiter l’âme sans évoquer la vie, et vice-versa…

Des visions animistes multiples

La vision animiste de la vie n’est pas unique. Nombreuses sont en effet les interprétations de la vie comme « souffle », parfois divergentes. Aristote et les chrétiens définissent l’âme comme la forme substantielle du corps[3], c’est-à-dire le principe de la vie ou encore ce qui fait qu’un corps soit un corps vivant. Selon des principes de causalité et à l’aide de l’observation, ils établissent la nature de l’âme à partir de ses facultés.

D’autres la caractérisent en fonction de la finalité. Ils ne cherchent pas à caractériser les êtres animées et inanimés, mais plutôt les êtres vivants et morts. Bichat définit ainsi la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Elle est une force qui s’oppose à la corruption et tend à conserver le corps voyant. C’est ainsi qu’elle est interprétée comme un élément vital pour tout vivant. C’est pourquoi cette conception porte le nom de vitalisme. Stahl en est probablement le représentant le plus radical. Elle est aussi défendue par la faculté médicale de Montpellier, surtout par Paul-Joseph Barthez (1734-1806), médecin et professeur d’anatomie et de botaniste. Dans son traité Nova doctrina, il examine toutes les fonctions du corps humain et indique pour chacune d’elles le rôle joué par le principe vital. Tous les phénomènes physiques de la vie sont ainsi sous la dépendance d’un principe supérieur qui coordonne au niveau local mais aussi dans la totalité du corps. Ce principe vital n’est pas l’âme, qui est réduite à la volonté.

Plus proche de nous, le philosophe Canguilhem (1904-1995), considéré comme un des représentants du vitalisme moderne, présente le principe vital comme un concept qui s’oppose aux visions mécanistes de la vie. Le vitalisme apparaît alors comme une attitude philosophique.

Les visions « matérialistes » de la vie

Nous avons déjà longuement décrit la vision matérialiste de la vie, notamment par la pensée de Descartes[4] et les œuvres de La Mettrie[5]. La vie est alors conçue comme le fonctionnement d’un mécanisme soumis à des lois physico-chimiques.

Selon des doctrines iatrophysiques[6], la vie n’est qu’un fonctionnement mécanique, un ensemble de rouages et de ressorts (iatromécanisme), ou encore une suite de réactions chimiques (iatrochimisme), voire un système hydraulique ou encore thermique. Des découvertes scientifiques sont l’occasion de faire varier cette conception de la vie au gré des modes ou de l’enrichir, la rendant alors de plus en plus complexe. Si Descartes voit encore en l’homme une substance spirituelle qui est l’âme, La Mettrie et bien d’autres oublient vite cette substance pour le réduire à l’homme machine. La vision mécaniste de la vie domine surtout le XIXe siècle, emportée par le vent du rationalisme qui touche toutes les sciences.

Des scientifiques du XVII et du XVIIIe siècle sont parfois considérés à tort comme des partisans de l’iatromécanisme[7]. Leurs connaissances du corps qui résultent de leurs observations et expérimentations sont représentées sous forme de modèle afin de les traduire de manière simple, distinguant bien ce qui relève de la réalité et du support pédagogique. Ils ne confondent pas leur modèle mathématique ou physique avec la réalité. La modélisation du corps leur apparaît ainsi comme une méthode efficace et propre à matérialiser les résultats de leurs découvertes scientifiques. Ils sont profondément convaincus de la doctrine chrétienne de la vie.

En dépit d’un succès évident, la vision mécaniste de la vie se heurte à un problème qu’il ne peut résoudre. Elle se trouve en effet dans l’impossibilité d’expliquer la formation des organes et des composants de l’être vivant. « En somme, le mécanisme, c’est la théorie du fonctionnement des machines construites, vivantes ou non, mais non de la construction des machines. »[8]

La vision organisationnelle de la vie

La vision organisationnelle de la vie porte davantage sur l’unité fonctionnelle du corps comparé à un système de différentes parties et par conséquent sur les relations entre ses différents constituants. Elle « consiste principalement à rendre raison, par les seules lois de la mécanique, de cette foule de rapports variés qui tient si étroitement toutes les parties organiques, et en vertu desquelles elles conspirent toutes à un même but général ; je veux dire à former cette unité qu’on nomme un animal, ce tout organisé qui vit, croît, sent, se meut, se conserve, se reproduit. »[9]

Lamarck développe une théorie de la vie selon laquelle elle est une organisation qui s’oppose à la mort et tend à se déployer. Il imagine alors que cette organisation ne peut qu’être progressive, simple dans la cellule puis se complexifiant au fur et à mesure en s’assemblant les unes aux autres pour donner organes et membres. Ainsi, contrairement à la vision mécaniste de la vie, la vision organisationnelle prétend expliquer comment la vie se développe, formant organes et corps. Dans la théorie de Lamarck, notons que l’âme, purement matérielle, désigne la chaleur, « mère des générations »[10], que produit la lumière, « principe de l’organisation et du sentiment et de la pensée ». Sa pensée est néanmoins floue. Parfois, il exprime une position plutôt vitaliste[11].

Nous songeons alors à la théorie des cellules, que nous apprenons encore à l’école. Cette théorie  considère les cellules comme des « briques élémentaires » d’une maison qui s’assemblent les unes aux autres pour constituer progressivement le corps vivant. L’image est simple et nous renvoie à une réalité audible. Mais nous savons aujourd’hui que la cellule est une entité aussi complexe que le corps lui-même. Elle est alors souvent comparée à une usine. Chaque partie du corps vivant est en fait une machine en elle-même aussi sophistiquée que le tout. Cette constatation nous éloigne du modèle de la machine qui se compose d’éléments simples pour en former peu à peu un tout complexe par une force dont nous ignorons la nature. Les découvertes scientifiques nous révèlent en fait la simplicité de nos modèles et nous dévoile notre profonde ignorance. Nous confondons souvent nos représentations, c’est-à-dire l’objet pensé, avec la réalité, c’est-à-dire l’objet réel. Cependant, au XXe siècle, cette conception de la vie persiste. « La vie est le mode de raisonnement de mouvement de la matière parvenue à un degré convenable de complexité et d’organisation. »[12]

Le corps vivant, un système complexe 

Comme le souligne Kant, l’être vivant n’est pas simplement une organisation vivante, elle est surtout un corps auto-organisateur. Chaque partie du corps vivant fonctionne en fonction des autres, chaque partie n’ayant de sens qu’en fonction du tout. Le corps vivant est alors vu comme un ensemble de fonctions, une sorte de société où chaque organe concourt à l’ordre général comme si l’ensemble était solidaire de tous. Notons que le terme d’organisme s’applique aussi bien à un corps vivant qu’à une organisation.

Mais, si nous concevons la vie comme une auto-organisation, nous serions tentés de concevoir l’homme comme nous concevons la société et de construire nos connaissances sur la vie selon un modèle de la société. L’être vivant apparaît alors comme une société de cellules à la fois autonomes et subordonnées, dont chacune accomplit un rôle spécifique. De même, l’image qui compare la cellule à l’usine nous renvoie à une société très organisée dédiée à la production.

La vision organisationnelle de la vie s’enrichie encore au XXe siècle par d’autres théories qui renforcent l’idée que l’homme est un système programmée, structuré, dynamique dont les composants se déterminent les uns les autres par des rapports tout en formant un tout, se régulant les uns les autres. Nous pouvons citer les théories thermodynamique, génétique, moléculaire ou encore cybernétique[13].

La vision organisationnelle de la vie surpasse la vision matérialiste en y introduisant la notion du temps ou encore l’histoire. Elle contribue ainsi au développement de l’évolutionnisme

Des définitions empiriques, voire biaisées

Comme nous l’avons déjà remarqué, la notion de « vie » est définie selon des modèles qui décrivent le fonctionnement typique de l’être vivant sous forme de schémas. Rappelons que pour les anatomistes du XVIIe siècle, ces modèles avaient pour rôle de faire comprendre leurs observations et leurs interprétations à partir de concepts physiques ou mathématiques. Mais le modèle qu’ils établissent finit par se confondre avec l’objet réel. Nous revenons alors à l’erreur de Descartes qui a confondu l’objet pensé de l’objet connu puis de l’objet réel [14].

La notion de « vie » est aussi généralement décrite en fonction de capacités ou de conditions nécessaires et suffisantes pour distinguer les êtres vivants des autres êtres. L’enseignement le plus simple cite les fonctions de reproduction, de déplacement, de nutrition ou encore de croissance. Nous pouvons ajouter à cette liste la capacité de se réparer, la variabilité, la présence de certains éléments caractéristiques, etc. Ce sont des éléments observables qui doivent nous permettre de reconnaître les êtres vivants. Ils sont aussi des critères de classification au sein des êtres vivants. Cela reste en fait très empirique. Ils ne permettent guère de classer de manière satisfaisante l’ensemble des êtres vivants tant ils sont complexes et divers. Cela illustre sans-doute le projet démesuré de pouvoir maîtriser la nature dans sa totalité.

Enfin, la définition de la « vie » est fortement influencée par le contexte scientifique ou philosophique dans lequel elle est formulée. Elle se fonde sur des concepts fondamentalement liés à des théories, voire à des idéologies. En plein siècle du rationalisme et de l’industrialisation, la vision mécaniste de la vie s’impose naturellement avant que l’évolutionnisme la remplace par une vision organisationnelle. Les doctrines sociales ne sont pas sans influence sur la théorie cellulaire quand le développement de la cybernétique contribue à faire évoluer la notion de vie sous un aspect informationnel. N’oublions pas que l’objet étudié, c’est-à-dire l’homme, est aussi celui qui étudie, l’homme…

Des notions face aux mêmes questions

En dépit de ces différences, ces notions de la vie soulèvent toutes les mêmes questions sous des aspects différents. Un être ne peut être animé de la vie s’il n’existe pas une cause ou une chaîne de causes qui explique cette animation. Il n’y a pas de mouvement sans moteur. La notion animiste de la vie nous renvoie nécessairement à une cause première, à un premier moteur. Est-il aussi possible que l’animation soit sans but ? Une machine ne peut non plus être pensée sans concepteur ni finalité. Elle est avant tout fabriquée pour faire quelque chose, pour être utile. Une organisation ne se conçoit pas non plus sans intelligence, surtout lorsqu’elle est capable de s’autoréguler. Elle peut aussi évoluer, s’étendre, se complexifier. Nous constatons donc que toutes ces notions soulèvent nécessairement la question de l’origine de la vie mais aussi celle de sa finalité.

Pour répondre à ses questions, les visions mécanistes et organisationnelles de la vie renvoient nécessairement l’origine de la vie à la matière. Or, celle-ci est soit entièrement soumise à des lois invariables et donc déterminée comme toute machine peut l’être, soit incapable d’organisation, encore moins source d’inspiration d’une moindre organisation. Le passage de la matière au vivant porte alors des contradictions difficilement tenables. Ces deux visions doivent chercher à bien distinguer les êtres vivants des êtres non vivants sans rompre leur continuité. La notion animaliste de la vie porte aussi une difficulté qui réside dans l’union de l’âme et de la vie alors que leur nature est différente. La distinction entre les êtres animés et les êtres inanimés est assurée mais il est difficile d’expliquer les relations entre la matière et l’immatériel. Aucune des notions ne parvient en fait à expliquer comment un être vivant est finalement vivant. Les savants décrivent comment l’être vivant fonctionne ou est organisé mais restent impuissant à dire ce qu’est la vie.

Une notion plus riche en vitalité

Soulignons que la vision organisationnelle est sans-doute la plus riche en théories et la plus prometteuses en réflexions et en spéculations. Nous pouvons encore citer la théorie cellulaire selon laquelle les cellules auraient donné les êtres vivants au cours du temps en s’assemblant, du plus simple au plus complexe. Mais, en découvrant la complexité incroyable de la cellule, elle n’est plus guère tenable. Songeons ensuite à la théorie génétique qui explique la vie comme un long programme de codes. Mais elle vacille de nos jours devant la force envahissante des théories interrelationnelles... Finalement, cette vision de la vie est capable d’incorporer d’autres disciplines pour se développer,  s’enrichir et se complexifier. Elle encourage et nourrit de nombreuses recherches. Elle ouvre de multiples voies à la science de la vie.

Il est vrai que plus le concept est manipulable par l’esprit, plus celui-ci peut se déployer avec vigueur. La notion animiste est plus insaisissable pour l’esprit puisqu’elle refuse toute quantification, toute décomposition, toute emprise d’opérations. Elle garde ses mystères à tous les outils que nous pouvons concevoir. …

En intégrant le temps dans sa définition, la notion organisationnelle a aussi l’avantage de répondre à la question qui nous tourmente, c’est-à-dire de l’origine de la vie. Nombreuses sont en effet les explications qui tentent de décrire le processus de la formation de la vie depuis une matière organique jusqu’aux êtres que nous contemplons aujourd’hui. « La vie elle-même peut être définie comme une forme d’organisation de la matière qui se déploie sous la forme d’un processus historique et dont tous les objets fonctionnels peuvent être qualifiés de vivants. »[15] La notion mécaniste reste soumise à des lois intemporelles et universelles, c’est-à-dire statiques, bien au contraire du processus d’évolution.

En outre, contrairement à la notion mécaniste de la vie, la notion organisationnelle a l’avantage, non seulement de fabriquer des robots qui s’éloignent de la machine mais de faire évoluer les hommes, voire de les créer. Elle autorise la biotechnologie…

Mais, est-ce la bonne voie ? Apporte-elle de bonnes réponses ? Le but d’une science est-elle de se développer en de multiples branches et de nourrir des recherches ? Si elle se réduit à nous procurer un plus grand confort par le progrès matériel ou une plus grande puissance par de nouvelles technologies et donc de puissance, elle ne peut être alors parole de vérité…

Conclusions

Nous oublions souvent que les termes que nous employons pour désigner ou représenter la vie sont souvent associés à une conception philosophique de la vie. De même, le savoir se construit selon des doctrines qui ne relèvent pas de la science. Il est alors difficile de concevoir une théorie scientifique portant sur la vie en la dégageant de toute philosophie. Ainsi, en étudiant une théorie sur la science de la vie, nous devons impérativement saisir la doctrine philosophie à laquelle elle est attachée.

Cette vision conditionne aussi la recherche elle-même. Plus elle la rend féconde, non en vérité mais en potentialité, plus elle est acceptée par la communauté qui se fixe ainsi un chemin à suivre. Elle doit faire « avancer la recherche » comme elle doit désormais se montrer utile ou encore rentable pour la société. C’est ainsi que nous nous égarons quand nous croyons que les sciences sont capables de nous dire ce qu’est la vie. Elles construisent avant tout des modèles homogènes et utiles. Puis, plus une théorie donne sens à une science, plus les scientifiques l’acceptent. L’introduction de la seule physique dans la conception de la vie a permis aux biologistes de se détacher de la philosophie. L’introduction du temps et de l’histoire dans la biologie a permis ainsi à cette science de se démarquer des sciences physiques. Elle devient ainsi autonome tout en se dotant de belles lettres de noblesses…

Un fait nous surprend enfin. Il est même paradoxal. Il est même terrifiant. Depuis les années 1990, les questions sur la vie n’ont jamais été aussi nombreuses comme en témoignent les ouvrages, les conférences, les documents qui se multiplient. Les biotechnologies, la biochimie, la manipulation des gênes, la transformation du corps selon nos goûts, la transhumance, etc., soulèvent de plus en plus de question. Or, dans la seconde moitié du XXe siècle, selon le médecin François Jacob, « on n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires ». L’homme s’est doté d’un pouvoir extraordinaire et terrible sur la vie alors qu’en même temps, dans les laboratoires, la conscience en la vie semble disparaître. Vidée de sa réalité, la vie n’est plus qu’un objet de manipulation au profit de l’homme et de ses intérêts de puissance…

 


Notes et références

[1] Capuron, Dictionnaire de médecine, 1ère édition.

[2] Voir notamment Émeraude, mai 2021, article « Descartes, une nouvelle conception de l'homme, de l'âme et de la vie».

[3] Voir Émeraude, mars 2021, article « L'homme, l'union d'un corps naturel et d'une âme rationnelle. Il n'est ni un corps, ni une âme, encore moins deux entités juxtaposées qui s'ignorent... ».

[4] Voir Émeraude, juin 2021, article « La conception mécaniste du corps : méthode ou philosophie, modèle ou réalité ? ».

[5] Voir Émeraude, juin 2021, article « La Mettrie (1/3) : un "bel esprit" au venin redoutable. » et les deux autres articles.

[6] Voir Émeraude, juin 2021, article « La conception mécaniste du corps : méthode ou philosophie, modèle ou réalité ? ».

[7] Voir Émeraude, juin 2021, article « La conception mécaniste du corps : méthode ou philosophie, modèle ou réalité ? ».

[8] Canguilhem, article « Vie », Encyclopaedia  Universalis, 1989.

[9] Charles Bonnet dans La Palingénésie philosophique, 1769, dans article « Vie », Canguilhem.

[10] Lamarck, Recherche sur l’organisation des corps vivants, p. 102.

[11] Voir Émeraude, septembre 2012,  article « Lamarck et l'ordre des choses ».

[12] Kahane, La vie n’existe pas, éditions Rationalistes, Paris, 1962.

[13] « science qui utilise les résultats de la théorie du signal et de l’information pour développer une méthode d’analyse et de synthèse des systèmes complexes ».

[14] Voir Émeraude, juin 2021, article « L'homme de Descartes, une rupture lourde de conséquences ».

[15] Patrick Forterre, institut Pasteur, université de Paris-Sarclay, De la matière organique à la vie,