" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 3 juillet 2021

La Mettrie (2//3) : l'homme machine

Rien ne paraît plus simple et avantageux que de croire que l’homme n’est qu’une machine et que la vie, le résultat d’un mécanisme sophistiqué. Notre contemporain en est sans-doute persuadé. À force de voir au cinéma et sur les écrans des humanoïdes vivre comme des êtres humains ou d’admirer les prouesses de la médecine et de la biotechnologie, il finit par en être convaincu. Une telle conception de l’homme et de la vie tend alors à rendre la morale bien relative et à apaiser les remords d’une conscience témoin d’une existence bien peu reluisante. Elle justifie une jouissance sans vergogne de la vie, la recherche frénétique du plaisir ou la soumission aux passions même les plus inavouables.

Nous ne pouvons en effet qu’être affligé par la faiblesse de l’homme moderne si aisément manipulable et si éloigné de sa nature. Il nous semble que sa force intérieure se réduise au fur et à mesure que se développent ses moyens de communication. Il est aussi vrai que des lobbies de tout genre mènent des campagnes vigoureuses pour nous faire changer la manière de voir et de penser afin que leur propre conception s’impose dans la société. Avec leur puissance médiatique et leurs connivences avec les gens du pouvoir, ils possèdent de nombreux moyens pour que nous perdions le bon sens. Il est également vrai que nombreux sont ceux qui espèrent en profiter pour accroître leur richesse ou faire fortune, ou simplement nourrir un modèle économique toujours à la recherche de nouveaux marchés. Le corps est en effet devenu l’enjeu de bien des appétits. Un homme conçu comme une machine n’est finalement qu’un objet maniable, vendable, louable, dans sa totalité ou en pièces détachées. Nous finirions par croire que tel est en fait leur objectif… Le monde de demain n’est guère brillant…

L’homme machine, telle est la conception de l’homme que nous présente Onffray de la Mettrie dans ses ouvrages. Après avoir décrit dans le précédent article ce personnage sulfureux et sa manière d’écrire[1], nous allons désormais traiter de sa pensée et plus particulièrement de son livre l’Homme machine.

La Mettrie, un apôtre du matérialisme

La Mettrie est connu pour son matérialisme qu’il présente avec force et hardiesse dans son livre Homme machine, publié en 1747. Il a écrit cet ouvrage pour exposer sa conception purement mécaniste de l’homme tout en réfutant l’homme tel qu’il est notamment conçu par Descartes. L’année suivante, il réaffirme sa position dans L’Homme plus que machine. Convaincu que la matière suffit à tout expliquer, il affirme que l’âme n’est qu’un terme vain ou une notion fausse. Sa conception purement mécaniste de l’homme est le cœur de toute sa pensée au point qu’elle imprime son style. En fait, il ne conçoit pas la réalité hors de toute matérialité. Il ne peut écrire et penser hors du matérialisme. « Écrire en philosophe, c’est enseigner le matérialisme. »[2]

Dans l’Homme Machine, La Mettrie suit un raisonnement plutôt simple en dépit d’un plan particulièrement complexe et peu cohérent. Il veut démontrer que l’homme n’est qu’un animal et comme l’animal n’est qu’une machine, alors l’homme l’est aussi. En outre, les animaux peuvent disposer des mêmes facultés que celles de l’homme. Leurs différences ne s’expliquent que par des organisations physiologiques différentes. En outre, comme nous ne pouvons pas comprendre ce qu’est l’homme en raison de sa complexité, nous avons inventé la notion d’âme qui devient vaine puisqu’elle est en fait inutile pour dire ce qu’il est.

La Mettrie, un cartésien à demi

La Mettrie reprend ainsi une des idées de Descartes selon laquelle le corps humain n’est qu’un animal, une machine qui ne se distingue des autres corps que par son haut de degré de perfectionnement. Avec des mots élogieux, il le loue même d’avoir énoncé ce qu’il considère comme une vérité certaine. Mais il le blâme aussitôt d’avoir inventé la distinction des deux substances qu’il considère comme « un tour d’adresse, une ruse de style »(p.145) pour éviter la censure des théologiens.

Ainsi La Mettrie rejette toute idée d’âme dans l’homme comme il récuse l’incompatibilité entre la matière et la pensée sur laquelle s’élève la philosophie cartésienne. En un mot, « l’âme n’est donc qu’un vain mot dont on n’a point d’idée » (p.110). Ainsi, puisque l’âme n’est qu’un mot et un mot inutile, elle n’a point d’existence. De plus, son usage est erroné puisque personne ne sait ce que ce mot désigne.

Bien que la notion d’âme lui paraisse comme vaine et inconnue, La Mettrie traite longuement de ce sujet dans autre un traité intitulé l’Histoire naturelle de l’âme, publié en 1745. Il est vrai que l’objet de cet ouvrage est de démontrer que le corps n’a pas besoin d’une âme.

La notion d’âme pour La Mettrie

Dans l’Homme machine, La Mettrie ne définit pas exactement ce qu’il entend par le terme d’« âme ». Cependant, il semble qu’il désigne le sujet de « l’admirable propriété de penser », sujet qui « nous est essentiellement inconnu »(p. 157), reprenant ainsi la définition cartésienne de l’âme. Comme Descartes, il assimile aussi l’âme à notre « je », à notre conscience ou encore à notre raison. Là réside surtout la filiation de la Mettrie à Descartes.

Mais, reprenant comme référence Hippocrate, il définit en fin de son ouvrage l’âme comme « principe incitant et impétueux »(p. 120) qu’il localise dans le cerveau. Dans son livre Histoire naturelle de l’âme, il entend encore par âme le « principe moteur du corps »[3] ou encore son « principe actif »[4], le principe qui fait battre le cœur, penser le cerveau ou sentir les nerfs tout en récusant néanmoins l’idée que l’âme est seule cause de tous les mouvements.

La Mettrie s’oppose aussi fermement à la notion de l’âme comme forme substantielle du corps. Sans jamais le nommer, il méprise et dénigre en effet l’aristotélisme. Retenons aussi que dans ces deux ouvrages, il veut nous persuader que le corps est une substance active et donc que le corps détient en lui-même le principe moteur, ce qui rend la notion d’âme inutile. « On ne peut ni prouver ni concevoir aucune autre substance qui agisse »[5] sur la substance du corps. Et si le terme d’« âme » est vain et inconnaissable, l’âme n’existe pas et par conséquent, l’homme et son corps sont confondus.

Les préjugés des théologiens et des philosophes

Revenons sur l’Homme machine[6]. La Mettrie y expose le fondement de sa thèse dont il est convaincu qu’elle est la vérité car il est « un sage qui étudie la nature et la vérité » et qui « doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des préjugés, il ne leur est pas plus possible d’atteindre la vérité, qu’aux grenouilles de voler. » (p.21)

À plusieurs reprises, La Mettrie récuse tous ceux qui prétendent savoir alors qu’ils ne fondent leurs connaissances que sur la foi ou la raison. D’abord, il s’oppose aux théologiens ou penseurs chrétiens, aux « plus sages » qui « ont dit que l’âme ne pouvait se connaître que par les seules lumières de la foi. »(p.22) Il en vient alors à exposer la suprématie de la raison sur les mystères de la foi.

Mais, La Mettrie s’en prend aussi à tous les philosophes qui ont défini l’âme à partir de leur seul raisonnement. Leurs « études obscures » les ont conduits à « mille préjugés » et « au fanatisme ». La Mettrie explique en effet l’incompétence de la raison pure à connaitre l’homme en raison de sa complexité. « L'homme est une machine si composée, qu'il est impossible de s'en faire d'abord une idée claire, et conséquemment de la définir. C'est pourquoi toutes les recherches que les plus grands philosophes ont faites a priori, c'est-à-dire en voulant se servir en quelque sorte des ailes de l'esprit, ont été vaines. » (p.29) Il considère ainsi les thèses des philosophes comme de « vaines opinions » car elles sont décolérées de l’expérience. Ils ne peuvent connaître la vérité. La Mettrie s’en prend en fait au raisonnement de Descartes ainsi qu’à toute raisonnement par déduction…

La science expérimentale, seul fondement de la connaissance

Pour La Mettrie, ce n’est point la foi ou la raison qu’il fonde la véritable connaissance de l’homme mais uniquement l’observation et l’expérience, c’est-à-dire la science expérimentale. C’est alors au seul médecin philosophe de pouvoir traiter la question de l’âme. « Ceux-ci ont parcouru, ont éclairé le labyrinthe de l'homme'; ils nous ont seuls dévoilé ces ressorts cachés sous des enveloppes qui dérobent à nos yeux tant de merveilles. Eux-seuls, contemplant tranquillement notre âme, l'ont mille fois surprise, et dans sa misère et dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l'un de ces états, que l'admirer dans l'autre. Encore une fois, voilà les seuls physiciens qui aient droit de parler ici. » (p.28) Ainsi, les philosophes ou théologiens, qui n’exercent pas l’art de la médecine, ne peuvent prétendre répondre à la question de l’âme. Ils ne peuvent donc dire la vérité. Finalement, seuls les médecins peuvent connaitre la physique ou la mécanique du corps humain.

La Mettrie fait alors appel à son expérience de médecin, à ses observations. Fort en effet de ses connaissances et de son exercice de la médecine, il est convaincu que l’homme n’est qu’un animal.

Influence du corps sur l’âme

La première étape de son raisonnement consiste à montrer que le corps influence l’âme. Il constate d’abord que l’état corporel de l’individu joue sur ses capacités intellectuelles et sur sa volonté. Rappelons, et c’est significatif, qu’il réduit l’âme à la raison ou encore à la conscience comme le fait Descartes. Ainsi « l’âme et le corps s’endorment ensemble », et quand l’homme se réveille, « l'âme se sent mollement s'appesantir avec les paupières et s'affaisser avec les fibres du cerveau » (p.35). Et elle se laisse apaiser par toute sorte de drogue ou agités par les mouvements intérieurs du corps.

Puis, La Mettrie poursuit son raisonnement en montrant que l’âme est dépendante des fonctions du corps. Un corps bien nourri lui donne vigueur et force. L’alimentation agit ainsi sur le caractère de l’individu et sur son esprit comme la physionomie les reflète. Le climat et bien d’autres phénomènes météorologiques les influencent…

Cette influence de l’état du corps sur celui de l’âme se retrouve chez les animaux. La Mettrie affirme en effet que « dans tous le règne animal, l’âme se raffermissant avec le corps acquiert de la sagacité à mesure qu’il prend des forces. »(p.53) L’animal aurait-il donc une âme ?

La matérialité du langage et de la pensée

Selon La Mettrie, les animaux peuvent présenter les mêmes facultés intellectuelles que les hommes, y compris celles de penser et de parler. Dans un long paragraphe, il compare les cerveaux des animaux et de l’homme par rapport à leur corps et constate que leur structure, leur forme, leur disposition sont semblables. Au cours de son ouvrage, il revient sur les ressemblances physiologiques entre l’homme et l’animal, y compris dans leur développement. « Des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente ; les vrais philosophes en conviendront. » (p.60) S’ils sont analogues, ne pourraient-ils pas faire les mêmes choses ?

Or selon Descartes, l’animal ne peut penser parce qu’il ne parle pas. La Mettrie veut alors nous convaincre que le langage est explicable par des mécanismes uniquement physiques. C’est pourquoi il serait possible d’apprendre une langue à un singe par exemple comme à un sourd puisque tout n’est qu’une question de mécanisme. « La même mécanique, qui ouvre le canal d'Eustachi dans les sourds, ne pourrait-il le déboucher dans les singes ? » (p. 59) Et avant que nous parlions, l’homme était-il si différent de l’animal ?

Fort de son savoir, La Mettrie nous explique alors le processus qui a conduit l’homme à parler et à penser. « Les mots, les langues, les lois, les sciences, les beaux-arts sont venus » (p.60) Puis, « par eux enfin, le diamant brut de notre esprit a été poli. »(p. 60) Le géomètre a appris à démontrer et à calculer comme le singe apprend à monter sur un chien. Tout simplement. Tout est clair, nous assure-t-il. « Rien de si simple, comme on voit, que la mécanique de notre éducation ! »(p.61) Tout n’est qu’organisation interne de notre corps. Et à la question de savoir qui le premier a parlé, il n’en sert rien. Comme « l’art est fils de la nature »(p. 62), la faculté de parler préexistait avant l’homme…

Le mécanisme de l’esprit 

Mais qu’est-ce que penser selon La Mettrie ? Prenant appui sur d’excellents philosophes dont nous ignorons les noms et leurs ouvrages, il la définit comme la « faculté de sentir »(p. 138). Lorsqu’il n’y a plus de sentiment, nous dit-il, il n’y a plus de pensée. Il prend alors prétexte de notre ignorance pour ne point la développer. « Pour ce qui est de ce développement, c’est une folie de perdre le temps à en rechercher le mouvement. La nature du mouvement nous est aussi inconnue que celle de la matière. »(p. 138)

Dans son ouvrage, La Mettrie récuse aussi l’idée que la pensée soit incompatible avec la matière. Pourquoi ? Parce que nous ne connaissons pas le cerveau d’où naît la pensée. « C’est par cette file d’observations et de vérités qu’on parvient à lier à la matière l’admirable propriété de penser, sans qu’on en puisse voir les liens, parce que le sujet de cet attribut nous est essentiellement inconnu. »(p. 157).

Tout n’est en effet qu’une affaire d’organisation du cerveau. « On doit croire que les hommes les mieux organisés, ceux pour qui la nature aura épuisé ses bienfaits, auront instruit les autres. »(p. 62) Nos facultés et nos connaissances ne sont finalement que la conséquence de notre physiologie. « Voilà comme je conçois que les hommes ont employé leur sentiment ou leur instinct pour avoir de l'esprit, et enfin leur esprit pour avoir des connaissances. Voilà par quels moyens, autant que je peux les saisir, on s'est rempli le cerveau des idées, pour la réception desquelles la nature l'avait formé. »(p. 63) Il précise enfin que la coopération entre les hommes a facilité le processus.

Mais comment cela est-il possible ? Par la faculté d’imagination que possède l’homme. La Mettrie réduit même tous les parties de l’âme à l’imagination. Elle-seule peut tout expliquer. C’est par elle que nous voyons, entendons, parlons, etc. Il en appelle à notre sentiment intime et à notre expérience. « Elle raisonne, juge, pénètre, compare, approfondit. » (p. 70) Pour La Mettrie, la raison n’est rien d’autre que de l’imagination. Et plus nous exerçons cette faculté, plus l’organisation se porte bien.

Puis toute organisation est inutile s’il n’y a pas d’instruction. « Le cerveau le mieux construit, sans elle, le serait en pure perte; comme, sans l'usage du monde, l'homme le mieux fait ne serait qu'un paysan grossier. » (p. 73) Mais, l’instruction n’est efficace que parce que l’homme est naturellement formé pour être instruit.

Et la moralité, d’où vient-elle ?

Après avoir expliqué la genèse de nos facultés intellectuelles ou rationnelles, La Mettrie explique aussi l’origine de la morale. Comment peut-il en effet expliquer la connaissance du bien et du mal gravée dans l’homme ?

Son raisonnement est identique aux principes qui l’ont conduit à affirmer que l’animal possède des facultés intellectuelles. Il commence par montrer que puisque l’homme n’est qu’un animal, rien ne peut prouver qu’il puisse être le seul animal à être doté des facultés morales. Par conséquent, comme ce privilège est inexplicable, tous les animaux sont aussi dotés d’une conscience morale. Il en vient alors à montrer sa thèse en énumérant les analogies en matière de comportement moral. « Qu'y a-t-il d'absurde à penser que ces êtres, des machines presque aussi parfaites que nous, soient, comme nous, faites pour penser et pour sentir la nature? » (p. 85) Puisque, l’homme est aussi fait de la même pâte que les animaux, pourquoi n’est-il que le seul à disposer des facultés morales ? Il est convaincu que la loi naturelle est aussi imprégnée dans chaque animal, plus ou moins fortement selon sa physiologie.

Pour s’opposer aux philosophes, qui semblent ne pas avoir prouvé que seul l’homme a reçu le don de jugement moral, La Mettrie s’appuie encore sur des faits qu’il a observés. Il constate ainsi que l’animal présente par exemple des signes de remord et de repentir.

Toujours par analogie avec les animaux, au travers notamment du mécanisme de génération, La Mettrie récuse l’immortalité de l’âme et préfère reconnaître l’« ignorance invincible » de l’homme que de connaitre l’origine et la destinée de l’homme. En clair, « il attendra la mort sans la craindre ni la désirer » (p. 158) « Chérissant la vie » et reconnaissant les bontés de la nature, il sera bienfaisant à l’égard de tous, suivant «  la loi naturelle donnée à tous les animaux » (p. 159).

Tout cela n’est encore qu’une affaire d’imagination

Qu’est-ce que la loi naturelle si c’est encore qu’un produit de notre imagination, nous enseigne La Mettrie ! « La loi naturelle n'est qu'un sentiment intime qui appartient encore à l'imagination, comme tous les autres,  parmi lesquels on compte la pensée. Par conséquent, elle ne suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni législateur, à moins qu'on ne veuille la confondre avec les  lois civiles, à la manière ridicule des théologiens. »(p. 96) En fait, comme la pensée, la conscience morale résulte de l’organisation.

Mais la loi naturelle permet-elle de distinguer l’homme de l’animal ? « Puisque toutes les facultés de l'âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu'elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! Car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la loi naturelle, en serait-il moins une machine? » (p.110)

L’homme n’est qu’une machine

Après avoir montré que les animaux ont les mêmes facultés intellectuelles et morales que l’homme mais de mesures moindres en raison du niveau de complexité de leur corps, La Mettrie conclut tout simplement que l’homme n’est qu’un animal, thèse qu’il élève au rang de vérité certaine. Or l’animal n’a pas d’âme. Par conséquent,  « l’âme n’est donc qu’un vain mot dont on n’a point d’idée » (p.110).

Cependant, cela ne lui suffit pas. La Mettrie expose aussi longuement que la notion de l’âme comme principe de mouvement est fausse. En effet, à partir de nombreux faits d’expérimentation ou d’observation, il prétend en effet que les parties d’un corps, même lorsqu’ils ne sont pas rattachés au corps, peuvent aussi s’animer. Par conséquent, sans même être rattachés à un corps vivant, elles détiennent une force donc un principe de mouvement comme les ressorts d’une machine. Elles peuvent se mouvoir par elle-même sans qu’elles ne soient elles-mêmes organisées ou rattachées à un corps vivant. L’homme n’est donc qu’un ensemble de ressorts.

La Mettrie conclut donc que « l’âme n’est qu’un principe de mouvement ou une partie matérielle sensible du cerveau, qu’on peut, sans craindre l’erreur, regarder comme un ressort principal de toute la machine, qui a une influence visible sur tous les autres […] ; en sorte que tous les autres n’en seraient qu’une émanation »(p.129) L’âme est ainsi un principe corporel qu’il situe dans le cerveau et qui exerce par les nerfs. Il imagine donc un corps animé des principes de la mécanique ou plus précisément d’oscillations, entretenant machinalement les solides et les fluides qui le composent.

Ce principe moteur est différent selon les animaux en raison de l’organisation du corps. Grâce aux faits observés qu’il considère comme incontestables, La Mettrie affirme en effet que « la matière organisée est douée d’un principe moteur qui seul la différencie de celle qui ne l’est pas […] et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation. » (p.139)

Conclusion

Selon La Mettrie, l’homme n’est finalement que l’animal le plus perfectionné et que la nature l’a doté de belles et hautes qualités. « Concluons donc hardiment que l’homme est une machine, et qu’il n’y a dans tout l’univers qu’une substance diversement modifiée. Ce n’est point ici une hypothèse élevée à force de demandes et de superstitions : ce n’est point l’ouvrage du préjugé, ni même de ma raison seule ; j’eusse dédaigné un guide que je crois si peu sur, si mes sens portant, pour ainsi dire, le flambeau, ne m’eussent engagé à la suivre en m’éclairant. L’expérience m’a donc parlée pour la raison ; c’est ainsi que je les ai joints ensemble. » (p. 159) Mais pour abaisser l’homme à l’animal, La Mettrie élève l’animal au rang de l’homme, lui donnant des facultés intellectuelles et morales tout en érigeant l’homme au sommet des animaux, considéré alors comme l’être parfait.

La pensée et la morale ne sont que le produit de l’organisation de cette matière. Que devient alors l’homme ? Sa vie n’est pas plus digne que celle d’un champignon ou d’une fleur qu’ils doivent vivre puis mourir. Tout est alors permis. Après ses attaques contre la notion d’âme et sa nature spirituelle, La Mettrie se consacre à élaborer une nouvelle morale, une morale dirigée par le plaisir ou mieux encore par la volupté. Tout est aussi permis.

Longtemps oublié, La Mettrie est sans-doute un nom inconnu. Si au XVIIIe siècle, il apparaît comme audacieux, peu recommandable et reste encore de nos jours un matérialiste radical, nous ne pouvons pas ignorer que nombre de contemporains pensent comme lui. Sa pensée n’effraye plus. Elle autorise bien des pratiques immorales. Elle apaise bien des remords. Mais, et là demeure une profonde contradiction, les mêmes personnes en appellent aussi à la liberté de l’homme. Or une machine peut-elle être libre ?

 


Notes et références

[1] Voir la bibliographie de La Mettrie dans Émeraude, juin 2021, article « La Mettrie (1/3) : un "bel esprit" au venin redoutable ».

[2] La Mettrie, Discours préliminaire aux œuvres philosophique

[3] La Mettrie, Histoire naturelle de l’âme, chapitre I, p.4, traduite de l’anglais de M. Charp, 1745, gallica.bnf.fr.

[4] La Mettrie, Histoire naturelle de l’âme, chapitre I, p.2.

[5] La Mettrie, Histoire naturelle de l’âme, chapitre I, p.25.

[6] Sauf indication contraire, nous faisons référence à l’ouvrage accessible sur gallica.bnf.fr : L'Homme machine, La Mettrie, avec une introduction et des notes d’Assézat et éloge de l'auteur par Frédéric II, roi de Prusse, 1865, libraire-éditeur Frédéric Henry.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire