" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 28 janvier 2017

Luther, ose regarder en face tes erreurs et tes fautes !

Il existe plusieurs manières de démontrer et de combattre une mauvaise doctrine. Par le raisonnement, nous pouvons dévoiler ses erreurs et les réfuter en démontant ses arguments. Nous pouvons aussi montrer qu'elle contient des contradictions, de fausses interprétations, voire des mensonges. Il est aussi possible de décrire les raisons qui ont conduit à la voir naître et à se développer, les influences qu’elle a subies, les faits historiques qui justifient son succès ou son échec afin de montrer ses forces et ses faiblesses. Pour cela, il est nécessaire de décrire leurs auteurs et leur personnalité. Cette méthode permet parfois d’identifier des causes répréhensibles dans la naissance et le développement de la doctrine. Nous pouvons encore recourir aux faits historiques pour montrer par ses conséquences qu'elle est contradictoire, absurde ou dangereuse. Un arbre se juge en effet par ses fruits. Dans cet article, nous allons donc décrire les effets des idées de Luther. Revenons donc aux faits historiques…

La doctrine de Luther face à la réalité

Dès 1520, Thomas Murner [16] annonce à Luther que sa doctrine égalitaire mettra la chrétienté à feu et à sang. Sa religion conduira à mettre le désordre partout, « à renverser toute chose » [1],  écrit-il en 1522. Après l’avoir rencontré à Worms en 1521, Cochlaeus est aussi conscient qu’il représente une menace pour l’ordre social et pour l’unité de l’Église mais aussi pour la civilisation des Lettres. Malheureusement, leurs prédictions se réaliseront : révoltes populaires suivies de répressions violentes, désordres religieux par le développement de doctrines et de sectes, parfois les plus étranges, décadence morale et intellectuelle ... Comme le montrent les événements historiques que nous allons présenter, quand la doctrine de Luther affronte la réalité, ses contradictions et ses erreurs apparaissent clairement, et le masque se dévoile.

L’insurrection des chevaliers brigands

Les premiers à avoir réagi au nom de Luther et suivi ses discours, ce sont les fameux « chevaliers brigands ». En juillet 1522, Luther publie un traité Contre l’état faussement appelé ecclésiastique du Pape et des évêques dans lequel il demande à ses partisans de chasser les évêques, qu’il appelle les « lieutenants du diable ». Obéissant à son appel, une armée de chevaliers, conduit par Franz de Sickingen et Ulrich de Hutten, envahit les domaines de l’archevêque de Trèves et met vainement le siège devant la ville. Rappelons qu’Ulrich est un des premiers soutiens de Luther.

Le coup de force des chevaliers échoue. Les chefs sont tués ou ont fui. Les chevaliers sont dépossédés de leurs biens et mis au ban de l’empire. Luther a eu l’habilité de ne pas intervenir…

« Un chrétien est le maître de toutes choses et n'est le sujet de personne »[2]

Au XVème siècle, les paysans se sont soulevés à plusieurs reprises. Mal traités par les seigneurs et le haut clergé, écrasés par les impôts, ils se sont livrés à de nombreuses jacqueries. Mais en 1524, une nouvelle révolte, dite « guerre des paysans » ou des « révolte des badauds », embrase les territoires allemands. Elle est plus sérieuse que les autres. Son importance ne peut s’expliquer sans prendre en compte Luther. Certes il n’en est pas l’initiateur mais par ses promesses et ses propositions de réformes, il l’a fortement suscitée. Ses propositions éveillent en effet en eux une grande espérance. Des disciples de Luther parlent d’abolir les autorités et d’établir un royaume nouveau où régnerait l’égalité. Ses propos violents contre le Pape, l’empereur, les princes et les rois sont propres à enflammer les passions. Des voix parlent de s’affranchir de la servitude et de l’oppression des maîtres.

En Allemagne du Sud et notamment en Souabe, une révolte se produit dans les campagnes en 1524. Un prêtre devenu luthérien concilie les revendications sociales des paysans avec des objectifs religieux. Plus tard, un manifeste, intitulé les Douze articles de la paysannerie souabe, expose leurs réclamations. C’est un ensemble de revendications sociales, politiques et religieuses. Le premier article revendique le droit, pour chaque communauté rurale, d’élire ses pasteurs au nom du sacerdoce universel, et de les destituer s’il ne prêchait pas selon la Sainte Écriture. Les autres articles réclament l’abolition des dîmes sur le bétail, leur emploi à l’entretien des prédicants et des établissements d’utilité publique, la sécularisation des biens de l’Église. Toutes les bandes de paysans révoltés les adoptent. À Riquewihr, on veut choisir librement son seigneur. Rapidement, elle est prise en main par des « prophètes », notamment par Thomas Muntzer (1489 ou 1490-1525).

La révolte des paysans s’étend. Elle touche la Thuringe, l’Alsace, la Lorraine[3], la Suisse et l’Autriche. Ils s’emparent des villes et des bourgs, pillent des monastères. Ils ont aussi leur charte, encore plus radicale que celle de Souabe.

Thomas Muntzer, un « prophète » révolutionnaire

Rallié à Luther après le débat de Leipzig, Thomas Muntzer devient pasteur à Zwickau en Saxe en 1520. Mais rapidement, il se détache de lui et lui reproche sa trop grande complicité à l’égard des seigneurs et des princes. Il défend l’idée de la nécessité d’une révolution sociale, s’il le faut par la violence, pour réformer l’Église. Attendant la fin des temps, il prétend que la guerre sainte est nécessaire pour préparer le retour du Christ. Il prétend aussi que tous ceux qui sont habités de Dieu doivent instaurer la nouvelle Jérusalem. Évidemment, il se considère comme l’envoyé de Dieu … comme Luther.

Muntzer participe à la rédaction des douze articles de Souabe. À la tête d’un groupe armée, il participe à la guerre des paysans, détruisant des châteaux et pillant des monastères. Il réussit à prendre le pouvoir à Mülhausen en Thuringe où il installe une théocratie.

En 1524, pour combattre Muntzer, Luther publie une Lettre au sujet de l’esprit séditieux dans lequel il s’oppose à toute violence et rappelle son programme. « Tout d’abord arracher les cœurs des couvents et du faux état spirituel. Lorsqu’ils les auront délaissés et que les églises et les couvents seront déserts, laissons les seigneurs du pays en disposer comme ils l’entendent. »[4] Certes, il semble s'opposer à toute violence physique mais que fait-il de la brutalité de ses paroles, de ses injures d'une rare violence, de ses appels incessants à abattre le Pape et ceux qui s’opposent à ses idées ? Les mots et les formules n'ont-ils aucune importance ? ...

La répression avec l’aval de Luther

Les révoltés se réclament de Luther, lui qui remet en question les hiérarchies ecclésiastiques et politiques, valorise les laïcs au détriment des religieux, mêle des propositions économiques et sociales à des considérations théologiques. Ils envoient leur manifeste à Luther et sollicite son approbation. Ils sont prêts à abandonner leur combat si on leur démontre que leurs mesures sont injustes et contraires à la Sainte Écriture. Ils reprennent ainsi l’argument de Luther quand Rome condamnait ses erreurs.

Luther est alors au pied du mur. Soit il approuve la révolte des paysans mais il aliène les princes et les seigneurs. Soit il la désapprouve mais il perd l’immense popularité dont il jouit parmi le peuple. Il essaye de tenir une voie moyenne[5], adressant aux seigneurs de vifs reproches et prêchant aux paysans la patience. Il s’attaque aussi aux seigneurs qui n’adhèrent pas à ses idées, aux « évêques aveuglés », « aux prêtres et aux moines insensés ». Il invite aussi les insurgés à défendre leurs causes par des moyens légitimes et non par le pillage et le crime.

Comment de telles propositions peuvent-elles être entendues et ramener la paix quand Luther a mis les esprits dans un tel état de surexcitation ?! Ses paroles n’ont aucune chance d’atteindre les cœurs et les intelligences. Conduite par des prédicateurs fanatisés et par des chevaliers brigands qui ont survécu à leur première révolte, une « armée évangélique » saccage et brûle des châteaux et des couvents. En avril 1525, ce sont les « Pâques sanglantes », c’est-à-dire le massacre de la garnison de Weinsberg par 6 000 paysans. 


Panorama la bataille de Frankenhausen
À la fin de mai 1525, Luther condamne alors ouvertement les insurgés dans un pamphlet d’une rare violence, Contre les bandes homicides et pillardes des paysans. Il engage les princes et les seigneurs d’abattre sans pitié les rebelles comme des « chiens enragés ». « C'est le temps du glaive et de la colère, et non le temps de la clémence. Aussi l'autorité doit-elle foncer hardiment et frapper en toute bonne conscience, frapper aussi longtemps que la révolte aura un souffle de vie. (...) C'est pourquoi, chers seigneurs, (...) poignardez, pourfendez, égorgez à qui mieux mieux. » Dans un autre ouvrage, Contre les prophètes célestes, il écrit : « à nouveau, les hordes de paysans, en train de tuer et de piller, [...] il faut les pulvériser, les étrangler, les saigner, en secret et en public, dès qu’on le peut, comme on doit le faire avec des chiens fous ».

Les princes, catholiques et luthériens, réagissent avec une vive énergie. La violence répond à la violence. Dans la terrible bataille de Frankenhausen, le 15 mai 1525, environ 7 000 paysans périssent. 40 prédicateurs sont prisonniers ainsi que Muntzer ; ils sont décapités. Le 17 mai 1525, Saverne est le lieu d’un nouveau massacre d’insurgés : 20 000 morts.

Un Luther désavoué ?

Certaines voix s’étonnent de la dureté de Luther alors que les insurgés se réclamaient de ses doctrines. Luther riposte par un autre pamphlet encore plus violent. « Un anarchiste n’est pas digne qu’on lui apporte des raisons, car il ne les accepte pas. C’est avec le poing qu’il faut répondre à tous ces gens-là, pour leur faire jaillir le sang du nez. […] L’âne veut recevoir des coups et le peuple veut être gouverné par la force. Dieu le savait bien, car il n’a pas donné aux gouvernants une queue de renard, mais un sabre. »[6] Il n’est guère bon de s’opposer à Luther. « Un peuple aussi mal élevé avait encore trop de liberté », dira un de ses disciples.

La révolte des paysans au nom de Luther et sa répression, soutenue par le même Luther, ont eu deux conséquences. Il perd la confiance qu’il avait dans une partie de la population allemande. Puis face aux désordres qu’il a suscités, il est dans l’obligation d’accepter l’intervention des seigneurs dans le domaine religieux puisqu’ils apparaissent comme les seules autorités capables d’apporter de l’ordre. Ce sont donc les princes qui vont désormais propager le luthéranisme tout en le contrôlant. La « réforme » devient ainsi l’affaire des prince.

Une religion livrée à l’anarchie

Écoutant Luther qui prône le libre examen et méprise les autorités ecclésiastiques, de nombreux prédicateurs se lèvent, s'opposent à l'Église catholique et prêchent des doctrines encore plus audacieuses que celles de leur maître. À leur tour, ils veulent défendre leur droit de conscience. Comme Luther, ils sont convaincus de détenir la vérité et ils ne peuvent alors se taire. Or, certains d’entre eux sont aussi porteurs de doctrines contraires aux siennes. Contrairement à Luther, certains de ses disciples nient par exemple la présence réelle ou refusent toute image dans la religion chrétienne. Thomas Muntzer en est un exemple extrême. Des mouvements se développent autour de nouveaux « prophètes » comme Carlstadt, Zwilling, Mélanchton.

Prenons par exemple le cas de Carlstadt, un des défenseurs de Luther. Après s’être marié, il célèbre, à la Noël 1521, dans une église une messe en langue allemande et sans vêtements sacerdotaux, omet des cérémonies essentielles, distribue la communion sous les deux espèces à quiconque se présente sans aucun respect des conditions. À Wittenberg, il brise les autels et les statues, abat les croix, détruit les images. C’est sans-doute les premiers actes de vandalismes avant les ravages des guerres de religion. Il participe à un mouvement particulier, les anabaptistes, que guident les « prophètes » de Zwickau. Ces derniers enseignent que la foi devant précéder le baptême, ils ne baptisent que ceux qui ont l’usage de la raison. Les enfants déjà baptisés doivent donc être rebaptisés à l’âge adulte. Les prophètes de Zwickau veulent aussi fonder une nouvelle société où tous les membres seront égaux et libres. Ils refusent toute autorité, religieuse ou politique, tout culte extérieur, ne reconnaissants d’autres lois que celles inspirées par le Saint Esprit. Carlstadt et les disciples de Zwickau vont jusqu’à dénigrer toute culture intellectuelle. Ce mouvement bouleverse rapidement la Saxe, semant anarchie et désordre. Luther intervient à Wittenberg. Par la prédication et avec l’aide de la force publique, il arrête le mouvement de Zwickau.

Après cet incident, Luther fait retour arrière et rétablit les anciens usages liturgiques, au moins momentanément, afin d’asseoir ses réformes plus solidement. Soutenu par les princes et une majorité de la population, il s’attaque ensuite à tous ceux qui s’opposent à ses doctrines, les traitant de « misérables coquins ». Il veut finalement devenir la seule autorité religieuse, définissant et censurant les doctrines… comme un Pape...

Un autre mouvement se déclenche dans les territoires de la Basse Allemagne et en Hollande. Un « inspiré de Dieu », Melchior Hoffmann, crée une communauté, celle des Melchiorites, et annonce la fin du monde en 1533. Emprisonné, il est remplacé par un autre « exalté » qui combine de nouvelles annonces avec des revendications sociales. Avec d’autres prédicateurs évangéliques et aidé par des artisans mécontents de la bourgeoisie régnante, il s’empare de Münster. Le 24 juin 1535, ils sont massacrés. Contre eux, Luther écrira un traité sur Le devoir des autorités civiles de s’opposer aux anabaptistes par des châtiments corporels, légitimant l'intervention de la violence des pouvoirs temporels.

Mais Luther ne parviendra pas à arrêter les différents mouvements qui se réclament plus ou moins de lui. Au nom du principe du libre examen, les anabaptistes enseignent des doctrines qui conduisent tout droit à l’anarchie en matière religieuse et sociale. Les doctrines se développent sans contrôle, les sectes se multiplient. Luther a rapidement perdu toute autorité…

Une société livrée au désordre intellectuel

En 1530, Érasme fait déjà deux constats. Il observe d’abord une décadence des lettres et de la science dans les pays dominés par le luthérianisme. « Je l'ai dit depuis longtemps, là où s'implante le Luthéranisme, l'amour des  sciences et des lettres se refroidit ». « Partout où le luthéranisme triomphe », écrit-il encore, « les lettres dépérissent. »[7]

Luther s’oppose à l’enseignement de l’époque et aux prétendues obscurités de la Papauté au point que les humanistes voient en lui un des leurs. Mais rapidement, ces derniers comprennent leurs erreurs. « Nous avions espéré que les nouveaux théologiens détruiraient les sophismes et la barbarie de l'école ; mais, contre toute attente, ils ont frappé sur les lettres comme avec le boyau d'un vigneron, si bien qu'il y a peu d'espoir de les voir pousser de nouveaux rameaux. »[8] Melanchthon, un disciple fidèle de Luther, ne sera pas surpris de ce constat. Il dira en effet « lorsqu'on déclare comme l'a fait Luther que toute la philosophie d'Aristote, par conséquent, toute la philosophie, puisqu'elle repose tout entière sur la base de ses développements historiques, est l'œuvre de Satan, quand on regarde comme lui toute science spéculative comme péché et erreur, quand, avec le réformateur Farel, on traite publiquement, et en toute rencontre, d'invention diabolique toute discipline humaine, il ne peut en résulter qu'une mésestime, un mépris général des études, un attrait toujours plus exigeant pour le lucre et les plaisirs sensuels. On a enseigné publiquement, à Strasbourg et ailleurs, que l'étude, du grec et du latin est inutile, qu'on doit même abandonner les autres études (c'est ce qu'on fait aujourd'hui) et ne s'occuper que de l'hébreu; on a créé la situation dont nous nous plaignons aujourd'hui. »

Contre ses adversaires, notamment les réformateurs catholiques, Luther a livré de violentes attaques en dénigrant leur culture et leur savoir. Il a fini par faire mépriser les études. L'humaniste Gaspard Bruschius écrit en 1542 : « Les études n'ont jamais été plus méprisées par les grands comme par les petits ; sans aucun doute, nous touchons aux derniers jours du monde. On en est venu à ce point qu'en beaucoup de grandes villes, à peine si deux ou trois écoliers sont encouragés et soutenus dans leurs études, de manière à pouvoir espérer servir utilement les lettres. »[9]

Une société livrée au désordre moral

Erasme  nous décrit aussi une perte de moralité. « Ces hommes que j'avais connus purs, loyaux et sans détours se sont mis, dès qu'ils ont passé à la secte, à parler de filles, à jouer aux dés et à négliger la prière ; ils sont devenus âpres au gain, d'une susceptibilité étrange, vindicatifs, calomniateurs, vains, avec des mœurs de vipère ; on dirait qu'ils ont abdiqué tout ce qui est humain. »[10] Luther  fait aussi ce constat amer : « il n’est pas un de nos évangélistes qui ne soit aujourd’hui sept fois pire qu’il n’était auparavant, dérobant le bien d’autrui, mentant, trompant, mangeant, s’enivrant et se livrant à tous les vices, comme s’il ne venait pas de recevoir la sainte parole. Si l’on nous a débarrassés d’un des esprits du mal, il en est sept autres, pires que le premier, qui se sont aussitôt emparés de la place »[11].

Étrange situation. Les réformateurs cherchent à changer l’homme, à le rendre plus pur et à l’élever. Or la parole de Luther semble avoir déchaîné les pires instincts des hommes.

La logique du luthéranisme

La doctrine du salut par la foi que défend Luther a probablement conduit à des malentendus. En prônant que le salut ne dépend pas des œuvres, Luther a implicitement montré qu’il est désormais inutile de résister aux tentations et de s’abstenir des biens ici-bas. «  Tout cela n'a pas d'importance ; la foi suffit à faire de nous des chrétiens très purs. »  Comme le dit encore Luther, l’homme est corrompu. Il ne peut pas ne pas pécher. Seul Dieu peut le sauver sans que ces œuvres ne lui donnent le moindre mérite. Et dans sa corruption, comment pourrait-il mériter quoi que ce soit ? Par conséquent, pourquoi lutter ?

Dans son Traité de la liberté chrétienne, Luther déclare que « le chrétien est l’homme le plus libre ; maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne. Le chrétien est en toute chose l’homme le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous. » La majorité des hommes s’attarderont plus facilement sur la première affirmation, préférant jouir d’une liberté sans entrave que se contraindre à une servitude. Il se livrera sans scrupule à toutes les jouissances de la vie.

En prônant le sacerdoce universel, Luther prétend que tout homme peut exercer le rôle de prêtre, d’évêque et même de pape. Il supprime toute sacralité du clerc. L’autorité religieuse ne provient plus que de sa fonction. Tout dépend finalement de la conviction de chacun que cette autorité est fidèle à Dieu et à sa parole. Au nom de ce principe, les paysans réclameront le droit d’élire et de destituer les pasteurs. Il y aura aussi toujours des chrétiens qui se proclameront pasteurs et trouveront une communauté qui reconnaisse leur ministère. Pour apporter un certain ordre, Luther n’a plus d’autres choix que de se tourner vers ceux qui détiennent déjà un pouvoir, c’est-à-dire les seigneurs et les conseils municipaux dans les villes libres. Ce sont eux qui instaureront un nouvel ordre religieux avec ses aspects coercitifs…

La fin de Dame Pauvreté

Luther a commis une autre faute, sans doute la plus grave dans le domaine spirituel. Dans ses propositions de réforme, il veut combattre les mendiants. Certes, il est louable de vouloir combattre la misère mais ce n’est pas son combat. Il refuse en fait la mendicité. Il s’oppose au pauvre. Il voit en lui un parasite déplaisant et suspect que la cité doit contrôler et surveiller. Luther lui dénie toute valeur, tout mérite. Comment le mot même de « mérite » peut-il avoir un sens pour lui ? Nous arrivons au cœur de sa doctrine. Puisque les œuvres n’ont aucune importance pour le salut de l’âme, le pauvre n’est qu’une tare, qu'un fléau. « La pauvreté, vertu chrétienne, a disparu pour faire place au paupérisme, fléau économique et social. »[12] Saint Vincent de Paul, dont les pauvres étaient ses amis, ne reconnaîtrait pas le christianisme en lui. 

La conclusion est alors évidente. L’État doit les prendre en charge c’est-à-dire les encadrer, les contrôler, les surveiller. « Chaque ville devrait prendre soin de ses pauvres et ne tolérer aucun mendiant étranger, quel que soit son nom, qu’il s’agisse de pèlerin ou de moine mendiant. »[13] Les œuvres de charité se laïcisent et s’institutionnalisent. C’est aussi le refus des ordres religieux et des ermites…

Nous revoilà en une époque où Celse s’attaquait déjà à la charité chrétienne, qu'il considérait comme une faiblesse et une excitation aux vices. Il considérait les faibles comme des fléaux de la société antique. Avec Luther, nous sommes loin de ce temps où Saint François d’Assise aimait Dame Pauvreté.

Nouveau paradoxe ! Les réformateurs dénoncent l’invasion de l’argent dans l’Église et la corruption des hommes par la richesse. Et Luther avilie la notion de mendicité et de pauvreté.

Une vie chrétienne sans poésie

Luther supprime les jours de fêtes, les monastères, les processions et les pèlerinages. Certains de ses disciples détruisent des statues, des peintures, et finalement toute trace de beauté dans les églises. Les chapelles seront détruites, ne laissant aux chrétiens que l’église paroissiale. En un mot, tout devient sec, froid et austère. Quel changement par rapport aux premiers temps du christianisme  et aux temps des cathédrales et du moyen-âge chrétien avec ses couleurs et ses joies ! La religion issue de Luther a certainement contribué au « désenchantement du monde ».

La vie chrétienne que dessine Luther est une vie sans fraîcheur ni vitalité, sans spontanéité ni folie. Saint François d’Assise, Saint Thérèse de l’Enfant Jésus ou Saint Jean Bosco n’ont pas leur place dans une telle conception de vie chrétienne. La révolution de Luther conduit inévitablement à une piété sans vie ni âme. Les philosophes allemands du XIXème siècle la réprouveront et tenteront de transformer le protestantisme. De nombreuses doctrines naîtront du refus de ce christianisme sans vie…

« En voulant dépouiller le monde de tout caractère divin pour souligner la majesté de Dieu, en insistant sur la déchéance de l’être humain pour mieux montrer l’intervention souveraine de la grâce, le protestantisme a réduit la relation de l’homme au sacré à ce lien … tenu qu’il appela la parole de Dieu. Ce faisant, il a éliminé la plupart des médiations sacrales. Il a brisé l’enchaînement, détruit la continuité, coupé le cordon ombilical entre le ciel et la terre et il a ainsi renvoyé l’homme à lui-même d’une façon radicale sans précédent dans l’histoire. »[14] Nous ne sommes pas loin de la sécularisation, de cette tendance à rejeter Dieu en marge de la vie sociale, de notre monde contemporain, un monde sans Dieu !… Étrange réforme que celle-là !...

Conclusion

« S’il a ouvert une voie nouvelle, cette voie était mauvaise, en sorte que, si une réaction ne s’était pas produite contre son système dans le sein même du protestantisme, l’humanité eût souffert les maux les plus effroyables et fût tombée dans une corruption et une dégradation irréparable. »[15]

Luther est très souvent présenté comme un réformateur qui aurait répondu aux besoins spirituels de son temps. Or, en regardant de près les effets de sa doctrine, nous constatons une régression considérable de la vie chrétienne et notamment de la liberté de l’Église. Il a plutôt aggravé les maux qui l’accablaient. Lui qui voulait détruire des murailles, il en a élevé de nouvelles. Lui qui refusait toute autorité au Pape, prônant le libre examen, il dicte la doctrine et censure celles qui lui sont opposées. Lui qui voulait rendre la liberté à l’Église, il l’a rendue captive des seigneurs et des autorités temporelles, créant ainsi de véritables églises d’État. Refusant tout mérite aux œuvres, il a détruit le véritable frein aux vices et livré l’homme à ses passions. Il a altéré l’image du mendiant, rendant plus insupportable la pauvreté. En brimant la nature humaine, il a asséché la piété chrétienne. C’est une conception de l’Église bien éloignée de celle qu’ont érigée des générations de chrétiens en demeurant fidèles à Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce n’est pas l’Église d’un Saint Antoine, d’un Saint François d’Assise ou d'un Saint Vincent de Paul.

Les faits que nous venons de décrire proviennent d’une interprétation plus ou moins fidèle par les contemporains de Luther de ses discours mais aussi de sa doctrine elle-même. Cependant, si sa doctrine contient des erreurs, son imprudence et ses exagérations, la brutalité de ses propositions et la violence de ses propos ont excité le déchaînement et nourri une colère sans mesure. Ce n’est plus une erreur mais une faute…

Les véritables réformateurs n’ont pas eu peur d’affronter les vices et les puissances de leurs temps. Ils n’ont pas cherché non plus leurs intérêts. Ils ne cherchaient pas à plaire. Ce ne sont pas des polémistes ou pamphlétaires. Ils n’ont pas excité les viles passions pour défendre leurs idées. Leur protection ne se reposait pas dans les armes et la fortune des princes. Ils n’ont pas non plus fait espérer l’impensable. Ils ne faisaient pas rêver leurs auditeurs. Leurs œuvres n’étaient pas guidées par l’ambition, l’orgueil ou la fierté…

La prétendue « réforme » est née d’un esprit tourmenté, empli d’orgueil et d’une sensibilité extrême. Après son mariage, Luther sera beaucoup plus doux. Après 1525, il publiera encore des ouvrages mais il n’écrira plus vraiment de lignes dans l’histoire… Sa révolution se poursuivra sans lui. Les princes décideront désormais de la suite des événements…




Notes et références
[1] T. Murner, Le Grand Fou luthérien, dans Les pamphlets anti-luthériens de Tomas Murner, M. Lienhard
[2] Luther, La liberté d’un Chrétien, 1520.
[3] L’ensemble des révoltes est regroupé sous le terme de « révolte des Rustauds ».
[4]Luther, Lettres au sujet de l’esprit séditieux, 1524, dans Martin Luther, Matthieu Arnold, www.dieumaintenant.com.
[5] Luther, Exhortation à la paix à propos des douze articles des paysans de Souabe, fin avril 1525.
[6] Luther dans Histoire Générale de l’Église, A. Boulanger, Tome III, les Temps modernes, volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère partie, La Réforme protestante, n°26,  librairie E. Vitte, 1938.
[7] Érasme dans L’Allemagne et la réforme, Tome VII, La civilisation en Allemagne depuis la fin du Moyen-âge jusqu’au commencement de la guerre de sept ans, Jean Janssen, Plon, 1907.
[8] Euricius Cordus, Euricii Cordi medici Botanologium, dans L’Allemagne et la réforme.
[9] Dans Caspar Bruschius, Horawitz dans L’Allemagne et la réforme.
[10] Érasme, Opera omnia Erasmi, tome X, dans Luther et le luthérianisme, Henri Denifle, Tome IV, Librairie Alphonse Picard et fils, 1913.
[11] Luther, dans Oeuvres, édition d’Erlanger, XXVIII, 420, dans Histoire générale de l’Église, Les Temps Modernes, tome III, XVIème et XVIIIème siècles, volume VII, 1ère partie : la réforme protestantes, Abbé A. Boulanger, n°28, et dans Histoire des chrétiennes, Elisabeth Dufourcq, tome 1.
[12] Maurice Gravier, Luther, Les grands écris réformateurs, Introduction.
[13] Luther, À la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’état chrétien.
[14] Jean Bauderot, Histoire du protestantisme, chap. I, Que sais-je ?, PUF, 1990.
[15] Cristiani, Luther et le luthéranisme, Introduction.
[16] Voir article précédent L'humanisme chrétien contre Luther.

vendredi 20 janvier 2017

L'humanisme chrétien contre Luther

Fort d’un soutien politique et populaire, Luther mène une véritable révolution doctrinale, politique et sociale, rompant brutalement avec l’enseignement et les politiques traditionnelles de l’Église catholique. Bien avant ses protestations et dans un esprit de fidélité à l’Église, de véritables réformateurs travaillent à réformer les hommes par la religion, dessinant ainsi le mouvement qui suivra le Concile de Trente. Deux voies se dessinent ainsi au début du XVIème siècle. De nombreuses raisons, notamment la faiblesse des autorités religieuses et politiques de l’époque, rendent la voie luthérienne plus attrayante. Elle s’impose rapidement en Allemagne puis dans de nombreux royaumes et États européens. Cependant, très rapidement, des voix s’élèvent pour dénoncer les erreurs de Luther et prévoient déjà les effets néfastes de sa révolution.

Le virulent polémiste Thomas Murner (1475-1537)

Frère mineur conventuel, Thomas Murner mène un inlassable combat contre le luthéranisme. Docteur en théologie puis en droit, il est un des grands prédicateurs allemands de son époque. Il est aussi un des adversaires les plus acharnés de Luther. Il compose plus d’une trentaine de traités et de pamphlets contre lui et les protestants. L’un de ses principaux ouvrages est Le Grand Fou luthérien dans lequel il représente Luther et l’esprit réformateur.

Né à Obernai au pied du Mont-Sainte-Odile dans une famille aisée et appréciée, Thomas Murner entre à 15 ans au couvent des Franciscains de Strasbourg. En 1494, il devient prêtre. Grand prédicateur, il sait capter et convaincre son auditoire. De 1495 à 1500, il voyage en France, dans l’actuelle Allemagne et en Pologne. Il visite les grandes universités. En 1510, il est docteur en théologie, en droit civil et en droit canon. Il parle allemand, latin, grec et il sait lire l’hébreu. Ses connaissances sont extraordinaires. Il traduit notamment l’Énéide de Vigile en allemand. Pédagogue et novateur, il invente des jeux pour mieux enseigner la logique et le droit. Il défend aussi l’étude de la littérature ancienne, en particulier la poésie païenne, y compris pour les religieux, notamment pour les former à l’art oratoire, ce qui lui valent une opposition de la part de certains ecclésiastiques…

Thomas Murner, un réformateur satirique

Thomas Murner est un des auditeurs de Jean Geiler de Kaysersberg (1445-1510), célèbre pour ses sermons vifs et sans concession, qui s’en prend sans ménagement aux vices du clergé et des moines. Il lit en particulier un des ouvrages populaires les plus imprimés du XVIème siècle, La Nef aux fous, publié en 1494, dont l’auteur est l’humaniste et juriste de Bâle Sébastien Brant (1458-1521). À son tour, Murner critique sans ménagement la faiblesse et la folie de ses contemporains sur un ton satirique et moralisateur. « Né railleur comme il le dit […], ayant observé pendant ses voyages les mille travers de ses contemporains, il les dépeint avec une verve inépuisable. Cependant, il ne se contente point de faire rire, mais il a une intention morale et elle éclate parfois avec une énergie voisine de la brutalité. »[1]

Murner se veut réformateur des mœurs. Il critique vigoureusement les clercs corrompus qui négligent leurs tâches pastoraux et délaissent l’idéal de pauvreté. Dans toutes ses satires, il ne fait pas que dénoncer les vices de son temps, il exhorte aussi à la pénitence et appelle au repentir. Son principal but est d’avertir les hommes pour les empêcher de se perdre dans l’enfer.

Thomas Murner, farouche adversaire de Luther

Le Grand fou luthérien







Murner est un fervent adversaire des mouvements protestants au point que, sous la pression des protestants, il doit fuir de nombreuses villes. Son langage lui vaut aussi de nombreux ennuis. Il se montre outrancier, vulgaire, impétueux comme la plupart des polémistes de son temps. À de nombreuses reprises, pour ses injures, il est convoqué à comparaître devant des tribunaux. Mais dans la défense de la messe, il se montre plus mesuré et plus digne.

Au début de la prédication de Luther et de la publication de ses ouvrages, quand Luther s’attaque à l’indignité des prêtres, Murner adhère à ses critiques mais quand il s’est mis à attaquer les dogmes de l’Église, il s’oppose à lui, n’hésitant pas à l’affronter au travers de pamphlets. Il le traite d’homme coléreux et insensé, de fou désireux de se venger du pape. Il s’oppose surtout à ses écrits et à son enseignement. En octobre 1520, pour mieux éclairer les laïcs sur les erreurs de Luther et leurs perversions, il traduit en allemand son traité Sur la captivité babylonienne de l’Église. De 1520 à 1521, il publie quatre traités dont le premier est encore empreint d’une certaine modération. Dans ses écrits, il dénonce surtout les effets de sa révolution. De façon sincère, il décrit la détresse des catholiques et dénonce les divisions et les soulèvements. « Jusqu’à sa mort, il éprouve le besoin d’une activité passionnée au service du peuple et de l’Église. »[2]

L’exagération de Luther

Que reproche-t-il à Luther ? À ses yeux, le « réformateur » va trop loin dans la critique. Il s’attaque à toutes les institutions traditionnelles : le pape, les docteurs, la tradition, le droit... Or, nous dit Murner, c’est à celles-ci qu’il revient d’opérer la réforme. Or Luther, au contraire, va dresser le peuple contre les autorités et susciter des révoltes. Il le peint sous les traits d’un dangereux agitateur. Sous prétexte de répandre des théories égalitaires, Luther  va alors mettre la chrétienté à feu et à sang. Le raisonnement qu’il utilise dans l’ordre spirituel - les chrétiens sont tous prêtres – il l’appliquera nécessairement dans l’ordre temporel, nous prévient-il.

Les remèdes que Luther adresse à l’Église sont aussi excessifs. Au lieu de guérir, il supprime. Les pèlerinages sont coûteux et appauvrissent les familles, et il demande leur suppression. Des moines sont malheureux parce qu’ils prononcent des vœux, et il propose la suppression des vœux. Le raisonnement de Luther nous revient à son histoire personnelle et intime. Il voit que ses exercices de mortification lui servent à rien, alors il affirme leur inutilité dans le salut des hommes. Murner s’oppose donc à sa manière d’agir. Il invite alors Luther à faire la distinction entre les abus et la vérité. Il lui demande aussi de mener des réformes sans une telle brutalité. Il accuse finalement Luther de causer plus de mal que de bien. Il récuse sa révolution religieuse.

Le respect de l’ordre

Murner ne critique pas simplement Luther et sa méthode brutale et sans discernement. Il examine ses propositions de réformes. Il rejette d’abord toutes celles qui remettent en question les dogmes. Celles qui concernent les institutions laïques ou la curie romaine, il les renvoie à des experts compétents. Celles qui intéressent la discipline religieuse, il les examine avec soin et le plus souvent les déclarent acceptables, pourvu que l’on renonce à toute forme de violence dans leur application. Il demande aussi la réunion d’un concile avec l’aide des autorités, y compris laïques, mais en appelant le pape à le réunir afin que l’Église se réforme légalement, tout en préservant les dogmes et sa tradition. Il défend fortement le caractère sacrificiel de la messe et combat pour la messe traditionnelle.

Le Grand fou luthérien

Le Grand fou luthérien



Murner devient la cible des attaques des pamphlétaires luthériens. Violemment attaqué, il se lance alors tout entier dans la bataille. En 1522, il publie un des plus virulents pamphlets intitulé Le Grand Fou luthérien. Le temps n’est plus à la modération. Après avoir rappelé toutes les attaques dont il a fait l’objet, il décrit surtout l’Église catholique et sa foi gravement menacées. Il n’argumente plus. Il ne discute plus. Il attaque.

Le pamphlet se compose de trois parties. Dans la première, Murner s’adresse aux disciples de Luther qui, au nom de sa doctrine, fomentent des révoltes. Dans la deuxième, au travers de parodie, il s’attaque de façon exagérée aux conceptions religieuses d’un pamphlétaire luthérien de manière à les présenter comme une attaque licencieuse contre la foi chrétienne. Sous forme de récit, il raconte des histoires de « l’armée luthérienne », ramassis de gueux qui ont pris pour capitaine Luther, irrespectueux à l’égard du Pape, de l’Empereur et des sacrements. Il le décrit à la tête de cette troupe, menant la guerre contre l’Empire et tous les saints, arguant d’une liberté comprise au sens anarchique et révolutionnaire. Dans la troisième partie, sous forme de farce, il imagine le mariage de la fille de Luther avec lui.

Murner s’attarde longtemps sur les effets concrets du luthéranisme, souligne les conséquences néfastes de son enseignement et de ses actions. Tout mouvement doit être en effet jugé selon ses fruits. Il montre que les paroles et les actions de Luther entraînent nécessairement des révoltes. Il le présente comme le nouvel Catilina de la nation allemande. Dans Le Grand Fou luthérien, il le décrit comme un séducteur qui sait « comment on graisse les souliers des paysans, c’est-à-dire comment on suscite la révolte par de douces paroles et de belles promesses. »[3] La liberté que Luther prône est en fait le « libertinisme ». Les hommes finissent en effet par se détacher de toute discipline et de toute participation au culte de l’Église. « Celui qui désire être un bon luthérien se détourne de tous les sacrements comme notre Luther nous l’a enseigné ; détruire les couvents et les églises, lacérer à coups de couteaux les images des saints … renverser toutes choses, c’est accomplir l’ordre de l’Évangile, c’est ainsi que nous sommes tous devenus luthériens »[4]. Visionnaire, il prédit les différentes révoltes que connaîtra la société allemande à partir de 1530…

Le devoir d’agir

Murder a fait l’objet de nombreuses critiques, surtout de la part de ses adversaires et des protestants. Sa personnalité est troublante selon ses biographes. Elle est à l’image de son époque, « réunissant tous les contrastes de son temps »[5]. Certes, il se montre railleur, parfois léger et pédant, virulent contre les abus et les vices dans l’Église, compromettant ainsi le respect dû aux autorités religieuses, mais contrairement à Luther, « il a toujours reconnu que le droit d’abolir les abus et d’améliorer la situation morale du peuple et du clergé ne revenait qu’aux autorités ecclésiastiques. »

Il est en outre conscient de ses audaces et « pour conjurer les dangers qu’il avait contribué à faire naître, il devint le champion de son Église. […] Il fut impitoyable pour les laïcs qui empiétaient sur les privilèges du clergé, qui s’emparaient de ses biens et qui ne réclamaient la réforme des couvents que pour s’en attribuer les revenus. »

En 1521, dans une de ses satires, Murner explique la raison de son combat. « Il y déclare que, puisqu’on a publié à Strasbourg des traités de Luther, qui lui ont semblé contenir des attaques injustes contre le Saint-Siège, il s’est vu obligé par son vœu d’obéissance et par sa qualité de docteur en théologie de les réfuter et d’engager la lutte contre Luther. »[6]

Jérôme Emser (1477-1527)

D’une vieille famille Souabe, Jérôme Emser est prêtre en 1518. Il s’attache d’abord à l’évêque de Gurk, le cardinal Raimond Péraudi, qu’il suit dans la prédication en Allemagne de l’indulgence plénière pour la croisade contre les Turcs. Il ne se noue ensuite avec le duc Georges de Saxe, ferme défenseur de l’Église catholique.

Très lié aux humanistes, Emser a d’abord entretenu de bonnes relations avec Luther jusqu’à la dispute de Leipzig qui lui révèle le danger de sa doctrine. En 1519, dans une lettre publique, il rapproche son enseignement à celui des hussites. Luther lui répond avec une extrême violence. À son tour, Emser lui répond, révélant son véritable tempérament. « Il ne t’est donc pas possible de publier quelques chose sans faire éclater ta rage cynique, sans mordre comme un dogue en furie ? Ton père s’appelle Bélial, c’est celui de tous les moines révoltés. Dans ton langage insultant et plein d’orgueil, je ne reconnais pas l’esprit du Christ. Malheur à toi qui trouble l’Église et fomentes les disputes et la discorde ! »[7]

Comme Murner, Jérôme Emser reproche à Luther de ne pas faire une réforme des abus et des scandales mais de détruire la chose elle-même. Dans un ouvrage, il entreprend de réfuter le manifeste à la noblesse allemande. Il discute chacune de ses propositions. Il répond aussi aux attaques de Luther contre l’état ecclésiastique, la messe catholique, les messes privées. Il corrige enfin les erreurs de la traduction de la Bible entreprise par Luther et publie en 1527 une Bible catholique en allemand.

Jean Dobeneck dit Cochlaeus (1479-1552)


 
Né d’une famille paysanne au diocèse d’Eichstätt en Bavière, Jean Dobeneck, dit Cochlaeus, mène des études de théologie à Cologne. Professeur à l’école Saint-Laurent de Nuremberg en 1510, il rédige plusieurs manuels scolaires sur la grammaire, la musique, la nature. Il publie notamment l’un des premiers manuels de géographie de l’Allemagne. En voyage en Italie, il est promu docteur en théologie à Ferrare en 1517. À Rome, il poursuit ses études et approfondit ses connaissances sur l’hébreu, les Pères de l’Église. Il entre dans l’Oratoire du Divin Amour. En 1518, il est ordonné prêtre.

Rentré à Francfort, Cochlaeus prie Luther de faire la paix avec l’Église. Si au début il adhère à ses idées, il s’écarte progressivement de lui après la publication de son manifeste à la noblesse chrétienne. Il ne cesse alors de dénoncer ses erreurs tout en cherchant un rapprochement éventuel. Il voit dans ses propositions une menace pour la paix sociale, l’unité de l’Église et la civilisation des lettres. Au colloque de Worms, il lui dit : « J’ai toujours vénéré les belles lettres, mais je prise encore plus la foi catholique. »[8]

À partir de Worms, Luther devient un ses plus grands adversaires. Il est pour lui l’incarnation du mal à éradiquer par tous les moyens qu’offrent la controverse et la polémique. Il se consacre jusqu’à sa mort à la défense de l’Église catholique, combattant la sédition, le schisme et la barbarie dont Luther est responsable.

Dans son combat, Cochlaeus se rend compte que Rome ne mesure pas l’enjeu à son véritable niveau. Il se plaint notamment auprès de Léon X de l’incapacité des évêques allemands à faire face au mouvement luthérien et du manque de réaction de Rome. Il se sent en fait bien seul en Allemagne pour l’affronter. À Clément VII, il propose un programme de réforme pour rendre l’Allemagne à la foi catholique. En réponse, le Pape lui propose une place à la Pénitencerie romaine mais il refuse la proposition, prétextant son devoir de rester en Allemagne. Ainsi, Cochlaeus est sans-doute « le premier parmi les intellectuels allemands à mesurer l’ampleur de la crise germanique, le véritable enjeu de l’attaque luthérienne et le niveau exact où elle se situait. »[9]

Depuis 1521, il participe alors à tous les événements et rencontres entre les catholiques et les protestants allemands, débats qui doivent sauver l’unité de l’Église, aux diètes d’Augsbourg (1530) et de Ratisbonne (1532). Il y apparaît comme le meilleur défenseur de l’Église. Il influence les évêques allemands dans le sens d’une réforme et critiquent le relâchement de la discipline. Il appelle aussi de ses vœux à un concile qui doit triompher des erreurs et réconcilier les princes. Dès l’élection du Pape Paul III en 1534, il l’exhorte à le réunir. Il suit ainsi avec un vif intérêt les délibérations du Concile de Trente.

Érasme contre Luther

Né à Rotterdam, en 1466 ou 1469, Érasme est un des plus grands humanistes de son temps. Il a influencé les réformateurs et les futurs protestants. Né d’une liaison entre un prêtre et une fille de médecin, il entre dans une école de Deventer tenu par les frères de la vie commune. Mais ses parents morts, victimes de la peste, ses tuteurs le font entrer chez les chanoines augustins de Steyn en 1487 où il prononce ses vœux. Il est ordonné prêtre en 1492.

À Deventer et surtout à Steyn, Érasme découvre la littérature païenne qu’il dévore sans mesure alors qu’il s’écarte peu à peu de l’enseignement classique, notamment de la scolastique qu’il n’apprécie guère et à laquelle il s’opposera.

La vie religieuse ne lui plaise pas. Dispensé, Érasme parvient à s’engager auprès de l’évêque de Cambrai et découvre la vie de la noblesse, puis, engagé dans des études de doctorat de théologie, la vie universitaire à Paris. Mais révolté contre la discipline religieuse et la scolastique, il quitte ses études pour vivre du préceptorat. Il rencontre de nombreux humanistes, poètes et savants, dont Lefèvre d’Etaples. En 1499, il est appelé à Londres puis à Oxford où il se lie d’amitié avec Saint Thomas More et le théologien Colet.

De retour à Paris en 1500, Érasme publie de nombreux ouvrages sur la pédagogie, la philologie, la politique mais aussi sur la théologie. À partir de Bâle et d’un réseau de disciples, il parvient à les diffuser dans toute l’Europe. Sollicité de partout, il devient un des acteurs les plus importants de ce qui sera appelé l’humanisme chrétien, c’est-à-dire la conciliation entre l’humanisme et le christianisme. En 1504, il publie le Manuel du soldat chrétien dans lequel il énonce un programme de réforme. En 1511, il publie son ouvrage de référence L’Éloge de la Folie dans lequel il prononce un féroce réquisitoire contre les abus de toute sorte et les déviations de l'Église. Il prône le retour à la Sainte Écriture et à un christianisme dépoussiéré. « On en est arrivé au point que l’essentiel de la religion dépend moins des prescriptions du Christ que des définitions et du pouvoir des évêques »[10].

Lorsque Luther devient connu, Érasme commence d’abord à l’apprécier. Son opposition à la scolastique et son appel au retour au texte attirent sa bienveillance, même si les excès de langage, sa fougue et ses exagérations le déplaisent. Toutefois, ambiguë, il ne prend pas position, ce qui lui vaut des reproches de la part des catholiques et des disciples de Luther. Les premiers l’accusent d’être responsable de sa doctrine quand les seconds dénoncent sa pusillanimité. Son attitude devient rapidement intenable. Mais la querelle est inévitable entre Érasme qui prône le retour des auteurs antiques et Luther qui dénonce l’influence d’Aristote dans le christianisme. « Je hais Érasme du fond du cœur »[11], dira Luther.

En 1524, c’est « le choc véhément de deux conceptions qui se heurtent, sans médiation possible. »[12] Le 1er novembre, Érasme sort de sa réserve. Par sa Diatribe sur le Libre-arbitre, il attaque un des fondements du système de Luther, la doctrine du serf-arbitre. Érasme défend une certaine liberté et dignité de l’homme dans l’œuvre du salut et récuse toute idée de prédestination. Il attaque finalement la conception de Luther sur les rapports entre Dieu et l’homme. Luther est touché. « Toi, tu ne me fatigues pas avec des chicanes à côté, sur la papauté, le purgatoire, les indulgences et autres niaiseries qui leur servent à me harceler. Seul tu as saisi le nœud, tu as mordu à la gorge. Merci, Érasme ! » [13] Nous revenons en fait à l'origine de sa révolte : sa propre relation avec Dieu. En décembre 1525, Luther répond : il récuse toute liberté à l’homme face à la toute-puissance de Dieu. Érasme constate l’incompatibilité entre l’humanisme chrétien et la doctrine de Luther. De nombreux humanistes se détachent finalement de Luther. C’est la rupture…

Conclusion

Des catholiques, érudits et humanistes, se sont opposés à Luther et à ses disciples avant que le mouvement luthérien se répand avec succès. Ils ont nettement montré le caractère brutal et excessif de sa « réforme », source d’agitation et de violence. Ils ont en effet rapidement pris conscience du danger qu’elle représente non seulement pour l’Église mais aussi pour la société. S’ils constatent et combattent les abus qui entachent l’Église, ils sont soucieux de la paix et de l’ordre qu’ils jugent indispensables pour mener une véritable réforme, même si par leurs critiques acerbes, certains d’entre eux ont favorisé ce mouvement en ridiculisant les autorités religieuses.

Ces adversaires sont des érudits dans les sciences religieuses et profanes. Ils ont combattu, à leur manière, les abus qu’ils ont observés tout en demeurant fidèles à l’Église. Ce sont enfin des hommes de leur temps avec leurs défauts et leurs qualités. C’est bien un humanisme réellement chrétien qui s’oppose à Luther. Il est donc faux de voir en lui le représentant du savoir et du progrès. Il est avant tout un révolté qui va longuement apporter tristesse et misère à des peuples déjà en détresse…




Notes et références
[1] Dictionnaire de théologie catholique, article « Murner  Thomas», éditeur Letouzey, dans www.JesusMarie.com, 1902-1905, extrait le 8 janvier 2016.
[2] Bernard Vogler, Dictionnaire de l’Histoire du christianisme, article « Murner Thomas (1475-1537) », Encycopaedia Universalis, 2015.
[3] T.Murner, Le Grand Fou luthérien, dans Les pamphlets anti-luthériens de Tomas Murner, M.Lienhard, dans Les frontières religieuses en Europe du XVe au XVIIe siècle : actes du XXXIe Colloque international d’études humanistes, A. Ducellier, J. Garrisson, R. Sauzet, G. Audisio.
[4] T.Murner, Le Grand Fou luthérien, dans Les pamphlets anti-luthériens de Tomas Murner, M.Lienhard
[5] Ch. Schmidt, Histoire littéraire de l’Alsace, tome II, 1879 dans Dictionnaire de théologie catholique, article « Murner  Thomas».
[6] Dictionnaire de théologie catholique, article « Murner  Thomas».
[7] Emser, dans L’Allemagne et la réforme, tome VII, La civilisation en Allemagne depuis la fin du Moyen-âge jusqu’au commencement de la guerre de 30 ans, Jean Janssen, 1907.
[8] Cochlaeus dans Colloquium cum Luthero Wormatiae olim habitum, 1540, dans Le Divorce d’Henry VIII d’Angleterre, études et documents, Guy Bedouelle et Patrick le Gal, Librairie Droz S. A., 1987.
[9] Gabriel Audision, Compte rendu de M. Samuel-Scheyder, Johannes Cochlaeus Humaniste et adversaire de Luther, Revue de l’histoire des religions, année 1997, volume 214, n° 3, www.persee.fr.
[10] Érasme, Éloge de la Folie, dans Humanisme et religion, L’éternel salut du moi, Bernard Chedozeau, http://www.ac-sciences-lettres-montpellier.fr.
[11] Luther, Tischreden, dans Un destin, Martin Luther, Lucien Fèbvre,PUF, 1928.
[12] Lucien Fèbvre, Un destin, Martin Luther.
[13] Luther dans Un destin, Martin Luther, Lucien Fèbvre,PUF, 1928.
[14] Catalina (v. 108-68 av. J.C.) Homme politique romain connu pour ses conjurations visant la prise de pouvoir.