" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 30 avril 2012

Quelle traduction du Coran ?

Pour mieux connaître l'islam et le confondre, nous avons commencé par étudier des commentaires du Coran écrits par des spécialistes, croyants ou non. Cette approche ne suffit pas à poursuivre notre étude. Le Coran nous apparaît en effet comme un lieu obligé dans lequel nous devons nous aventurer. Mais, nous sommes confrontés à une difficulté majeure. Quelle version du Coran allons-nous choisir ? 


Selon la doctrine du Coran incréé, seule la version arabe est légitime. Or, il est impossible pour nous de lire l'arabe. Nous sommes donc dans l'obligation d'accéder à des traductions. En outre, il semblerait que ceux qui ne maîtrisent pas suffisamment l'arabe pour pouvoir lire le Coran se le font expliquer, non en arabe, mais en accédant directement à une traduction1. Aborder le Coran sans maîtriser la langue est donc impossible, y compris pour un musulman. La traduction s'impose donc. Le choix d'une traduction doit néanmoins concilier un impératif apologétique : s'appuyer sur un texte incontesté et incontestable pour les musulmans. 

La première traduction en latin date du XIIème siècle. Elle est l'œuvre de Pierre le Vénérable (2) qui la réalise afin de mieux le réfuter. Il constate en effet qu'ignorant l'arabe, ses contemporains ne peuvent « ni reconnaître l'énormité de cette erreur ni lui barrer la route. Aussi mon cœur s'est enflammé et un feu m'a brûlé dans ma méditation. Je me suis indigné de voir les Latins ignorer la cause d'une telle perdition et leur ignorance leur ôter le pouvoir d'y résister : car personne ne répondait, car personne ne savait » (3). Si l'objectif de sa traduction est de mieux connaître l'erreur, il cherche à demeurer fidèle au Coran pour atteindre « la plénitude de notre compréhension ». Ainsi, s'arme-t-il d'une équipe de spécialistes dont un sarrasin. D'autres chrétiens tenteront aussi de faire connaître le Coran à un large public non croyant, parfois pour mieux le combattre. Certaines traductions proviennent aussi des croyants eux-mêmes, de la nécessité de présenter le Coran à des populations non arabes au fur et à mesure de l'expansion de l'Islam. Elle a donc pour objectif de les convertir ou de les conforter dans leur religion. 

Les traductions peuvent ainsi se répartir en deux catégories : celles qui sont faites à l'usage des croyants et celles qui sont à destination du grand public. Elles sont considérées comme des traductions des « sens » des versets du « Saint Coran » ou du Coran « inimitable », ou sont encore appelées « essai d'interprétation ». 

Les traductions peuvent être approuvées par une autorité islamique. Celle de Jean Grosjean (4) a ainsi reçu l'aval de l'Institut de recherche islamique El Azhar, université islamique du Caire, fondée en 973, la plus ancienne et la prestigieuse université du monde arabe. Elle est en outre distribuée par la librairie de l'institut du monde arabe. La traduction de Denise Masson (5) a été approuvée notamment par la mosquée du Caire. La traduction d'Hamiddalah a été faite sous demande du roi saoudien Fahd ibn Abd al-Aziz al-Saoud. Elles portent donc une autorité indiscutable. 

Une autre distinction des traductions est encore possible. Certains traducteurs tentent de rester fidèles à la langue française, à ses qualités de clarté et d'élégance (Denise Masson), quand d'autres, plus sensibles au style coranique, cherche plutôt à préserver la spécificité de la langue arabe (Jean Grosjean). 

Or, la lecture du Coran ne consiste pas uniquement à saisir le contenu, mais aussi à être imprégné par sa forme, c'est-à-dire par le style coranique. N'oublions pas que le Coran est avant tout un lectionnaire et donc que la lecture du Coran en elle-même est fondamentale. Dans les écoles coraniques, les élèves apprennent à le réciter selon l'une des sept lectures autorisées. L'imprégnation du style du Coran est aussi importante que sa compréhension. 

En voulant rester fidèle à la langue française, le traducteur peut alors trahir la lecture et fausser le sens des versets, généralement par une atténuation de sens. Mais en cherchant à reproduire le style coranique, il risque aussi de les rendre incompréhensibles pour un non-arabe. Denise Masson traduit souvent des versets à l'indicatif et au narratif quand Jean Grosjean emploie des impératifs catégoriques et des exclamations. Le premier texte fait alors apparaître le Coran comme une œuvre littéraire classique quand le deuxième lui confère plutôt un fort caractère d'impétuosité et d'intransigeance. Les différences entre différentes traductions ne sont pas que des nuances littéraires. Elles sont essentielles « car elles portent sur des mots essentiels pour situer le ton de l'ouvrage, concernant particulièrement sa véritable portée de violence » (6). 

Versets
Denise Masson
Jean Grosjean
Hamidallah
IX, 28
impureté
Les incroyants ne sont que souillures.
Les associateurs ne sont qu'impuretés.
XIV, 43
leurs regards ne se retourneront pas
Ils auront les yeux exorbités.
Ils courront, levant la tête, les yeux hagards...
XVII, 22
Sinon tu seras méprisé et abandonné.
Tu seras un infâme rebut.
N'assigne point à Allah d'autres divinité; sinon tu seras méprisé et abandonné
XV, 18
Une flamme brillante les poursuit.
Une flamme éclatante les frappe.
A moins que l'un d'eux parviennent subrepticement à écouter, une flamme brillante alors le poursuit.
Exemple de variations de sens

La traduction du terme « al kâfirûn » est un des exemples caractéristiques. Il est traduit par « incrédule » (Denise Masson) ou par « incroyant » (Jean Grosjean) ou encore par « associateurs » (Hamidallah). Or, ce terme caractérise le musulman du non-musulman, de celui que Dieu aime de ceux qu'Il rejette. Il est donc un élément clé à percevoir dans le Coran. Il sous-tend l'idée de « recouvrir », « cacher » d'où un glissement vers « hypocrite », « incroyant », « mécréant ». Tout en le traduisant par le mot plutôt aimable d'«incrédule », Denise Masson indique dans ses notes que cette notion dépasse de beaucoup ce que ce mot exprime en français courant : « il s'agit non seulement de l'attitude négative de ceux qui n'ont pas la foi, mais […] d'un refus de croire qui constitue le péché inexpiable en cette vie et dans l'autre ; le péché qui entraîne forcément la damnation. Al kâfirun sont donc à la fois […] les incroyants, les infidèles, les impies, les renégats, coupables des plus grands crimes ». 

Pour remédier à cette difficulté, les traductions doivent donc être fortement encadrées par des commentaires et des notes qui tentent soit de restituer le sens apporté par le style, soit d'améliorer la compréhension du texte. Ils sont alors parfois plus importants que le texte lui-même. 

Or, en atténuant le sens des expressions pour chercher un style plus clair et attrayant, n'a-t-il pas un risque de déformer le message du Coran, sachant que son style agressif est bien réel ? Dans les deux traductions françaises, nous retrouvons en effet la même virulence générale et parfois les mêmes expressions : « mourez de rage », « qu'ils soient taillés en pièces », « ce n'est pas vous, c'est Dieu qui les tue », … 10 % des versets seraient violents ou désobligeants (7). Les formules véhémentes et virulentes se répètent en effet tout le long du livre. 

Certains traductions peuvent aussi infléchir le sens du texte en modifiant des qualificatifs en génériques. Les termes « musulman » et « Islam » ne devraient pas figurer dans les traductions françaises. Ils traduisent le verbe « aslama » qui signifie « se soumettre », « se confier à quelqu'un ». L'acception des termes est en effet postérieure au Coran. Des personnages du passé se voient ainsi attribuer d'un mot et d'un concept qui aujourd'hui portent une lourde signification. « Moïse dit : mon peuple, si vous croyez en Dieu, fiez-vous en Lui, si vous êtes musulmans » (Grosjean, LI, 35-36). 

Enfin, le Coran en lui-même pose problème par son ambiguïté et ses formules implicites. Les mots signifiant « combattez-les » ou « tuez-les » ne se distinguent que par la présence d'un signe, inexistant à l'origine. Certains versets comportent des formules conditionnelles du type « si tu suivais .., alors... » ou « fais ceci sinon... ». Le Coran ne fait que sous-entendre la deuxième partie de phrase sans l'expliciter. Or, pour la compréhension du texte, certaines traducteurs n'hésitent pas à rajouter explicitement ces chaînes manquantes. 

En conclusion, pour lire le Coran dans le but de réfuter l'Islam, il est nécessaire d'accéder à des traductions sérieuses et reconnues, notamment par une autorité religieuse musulmane, et de pouvoir les comparer entre elles afin de déceler les atténuations ou les amplifications possibles. 

Certes, nous pourrions reprocher à la Sainte Bible et à ses traductions les mêmes difficultés et les mêmes erreurs. Or, des différences fondamentales distinguent le Coran de la Saint Ecriture. Nous pouvons notamment rappeler que contrairement à l'Islam, l'Eglise distingue le contenu et le contenant de la Révélation. Selon la doctrine islamique, la forme du message est aussi importante que les paroles contenues du Coran. Dans l'Eglise, il n'y a pas de confusion entre le message divin et son support, sauf dans un cas précis : l'Incarnation du Verbe... 

Pourquoi cette confusion dans l'islam ? Car la Parole de Dieu, qui n'est ni Dieu, ni une créature (8) serait, selon les conséquences de la doctrine islamique, « incarnée » en la langue arabe primitive... 

Références

1 Article La problématique de la traduction du Coran : étude comparative de quatre traductions françaises de la sourate « La Lumière », Chédia TRABELSI, université de Tunis I. 
2 Pierre le Vénérable, né en 1092 ou 1094 et mort en 1156, abbé de Cluny dès 1122.
3 Pierre le Vénérable, cité par Jacques le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, « Le temps qui court », Le Seuil, 1957. 
4 Jean Grosjean (1912-2006), poète et écrivain, traducteur et commentateur de textes bibliques. 
5 Denise Masson (1901-1994), islamologue français. 
6 Laurent Lagartempe, Petit Guide du Coran, éditions de Paris, 2ème édition, 2003, Ière partie, p.33. 
7 Laurent Lagartempe, Petit Guide du Coran, éditions de Paris, 2ème édition, 2003. 
8 Voir Coran incréé, une contradiction fondamentale dans Emeraude chrétienne, mars 2012.

samedi 28 avril 2012

Science et limites

Il était de bon ton, à une époque encore récente, d'opposer la religion et la science. La religion était signe d'obscurantisme de l'homme primitif, et la science, la libre expression de la raison, capable seule d'atteindre la vérité. L'une était accusée d'être une forme de superstition quand l'autre devait apporter des certitudes ou de fortes probabilités d'exactitude dans le vaste domaine de la connaissance. Ainsi, la science était considérée comme facteur de progrès et de développement quand la religion était vue comme un frein à l'épanouissement de l'individu et de la civilisation. Mais, ce temps est-il encore révolu... 


« Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d'existence ? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions. » (1).

« Chez moi, c'est l'esprit scientifique qui a détruit la croyance en Dieu […]. Le développement de l'esprit scientifique amènera de plus en plus les hommes à réexaminer sans cesse les fondements de leurs croyances » (2).

Dans un article de Wikipédia, nous pouvons encore lire que « le mot science s'oppose à l'opinion, c'est-à-dire au dogme, assertion par nature arbitraire » (3). Dans les définitions que nous pouvons aussi trouver dans les dictionnaires, la science est souvent mêlée à l'objectivité et à l'universalité (4). Mais, est-ce vraiment le cas ? Avant de connaître ses limites, cet article a pour but de rappeler ce que pourrait être la science si... 

Nous rappelons d'abord que la science n'est pas une mais multiple et diverses. Il est possible de classifier les sciences selon leur objet, leur méthode ou leur but. Parmi les nombreuses classifications possibles, la plus intéressante serait la distinction entre les sciences empiriques et les sciences formelles (5). Les sciences empiriques portent sur le monde accessible par les sens comme les sciences de la nature. Les sciences formelles explorent par la déduction, selon des règles de formation et de démonstration comme les mathématiques. Dans notre article, nous allons nous concentrer sur les sciences empiriques. 



Qu'est-ce qu'une théorie scientifique ? 

Le terme de théorie provient du grec « theôria » (6), signifiant « action d'observer ». Elle est une vision du monde. Elle est un ensemble de plusieurs lois qui forment un modèle pour la compréhension de la nature et de l'homme. Elle désigne aussi un support mathématique permettant de produire des prévisions. La notion de théorie est remplacée aujourd'hui par celle de modèle. Mais une théorie ou un modèle doit être vérifiée par l'expérience ou l'expérimentation, c'est-à-dire par la méthode scientifique. 


« Le scientifique construit des modèles qu'il confronte au réel. Il les projette sur le monde ou les rejette en fonction de leur adéquation avec celui-ci sans toutefois prétendre l'épuiser » (7). 

On teste rarement des théories ou des modèles. On ne teste que des hypothèses. Mais une hypothèse n’est tout d’abord que rarement vérifiée en elle-même, ce que l’on vérifie, ce sont surtout ses conséquences dans les faits. N'oublions pas qu'une hypothèse ne peut jamais être formellement prouvée, mais qu'elle peut seulement être réfutée : en effet, une hypothèse correcte engendre des prédictions qui seront confirmées par l'expérimentation, mais une hypothèse erronée peut aussi amener des prédictions correctes, mais pour de mauvaises raisons. Il semblerait même que l'expérience ne sert qu'à découvrir les erreurs (8). Une hypothèse appuyée par de nombreux indices différents, obtenus à la suite d'expériences répétées, est généralement considérée exacte scientifiquement. 

Une théorie peut être remise en cause dès lors que de nombreuses expériences la mettent en échec. Il faudra modifier l'hypothèse et rechercher un énoncé plus cohérent et rigoureux, sinon elle sera remplacée par une autre théorie, plus convaincante. 

Qu'est-ce qu'une expérience scientifique ? 

L'expérience scientifique est une méthode consistant à tester une hypothèse selon des critères précis. Le scientifique met en place un dispositif pour vérifier une explication. Rien n'est donc découvert qui n'ait été pensé et posé dés le début. Elle ne peut donc avoir lieu qu'après l'élaboration d'une théorie et doit conduire à une interprétation selon les questions que le scientifique se pose. 



Le scientifique met donc en œuvre un protocole, qui normalise la démarche, en vue de la validation d'une explication scientifique. L''expérience doit être soigneusement préparée, voulue, élaborée, selon des critères dits de scientificité. Elle doit être en effet systématique, c'est-à-dire applicable à tous les cas, objective, rigoureuse, testable et enfin cohérente. Karl Popper rajoute que l'attitude scientifique est aussi une « attitude critique » (9). 

Une expérience est finalement rationnelle d'où le terme de méthode expérimentale, qui, « considérée en elle-même, n'est rien d'autre qu'un raisonnement à l'aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l'expérience des faits » (10). Le scientifique qui expérimente n'est donc pas un simple observateur. Il manipule la nature pour l'interroger et la forcer à se dévoiler. Selon Kant, « la raison doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser pour ainsi dire conduire en laisse par elle » (11). Le scientifique soumet donc la nature à l'autorité de ses lois. 

L'expérience suppose toujours la mesure avec la plus grande précision car le résultat doit être quantifié, ce qui enlève toute subjectivité que nous retrouvons dans le qualitatif. Ainsi, elle nécessite des instruments, des indicateurs et une échelle de grandeur. 

Pour quantifier de manière objective, l'expérience suppose la répétition. Pour être crédible à la communauté scientifique, elle doit être renouvelable. D'autres chercheurs doivent être capables de se l'approprier et de la reproduire. La publication des résultats est donc essentielle. 




Simulation 

Depuis l'avènement de l'informatique, les scientifiques utilisent la simulation, c'est-à-dire la reproduction artificielle d'un produit, d'un système ou d'un phénomène. Par un modèle mathématique, il peut reproduire la réalité pour pouvoir lui appliquer des outils, des techniques et des théories. Les modélisations numériques, qui génère de la souplesse et de la puissance de calcul, permettent en outre de reproduire des phénomènes complexes. 

Mode de connaissance scientifique 

Le raisonnement scientifique, qui aboutit à une théorie fiable, se compose donc  d': 
  • un constat d'un fait qu'il s'agit d'expliquer ; 
  • une idée pouvant expliquer ce fait, idée qui aboutira à une question puis à une hypothèse ; 
  • une expérience dirigée par cette idée et répétée pour mesurer quantitativement les résultats ; 
  • une interprétation des résultats d'où se dégage une loi universelle ; 
  • une évaluation par la communauté scientifique, au moyen de la publication des résultats. 
Finalement, si « l'idée dirige l'expérience », « l'expérience juge l'idée ». L'expérience « n'a pas de sens pour elle-même, elle prend son sens dans le cadre d'une théorie qu'elle supporte » (12). 

Nous constatons que la théorie scientifique utilise deux modes de connaissance : la déduction et l'induction. La déduction consiste à tirer des conséquences à partir de postulats. A partir de fait, le scientifique déduit des hypothèses et leurs conséquences. L'induction est l'opération qui consiste à passer d'une proposition particulière portant sur des faits vers une proposition générale. De la répétition des résultats, le scientifique dégage une loi générale qui permet de faire des prévisions qui doivent elle-même être ensuite vérifiée de nouveau par l'expérimentation. Charles Sanders Pierce (13) parle d'abduction (14) quand le scientifique définit les hypothèses. 

La science s'appuie donc sur une méthode rationnelle. Elle soumet sa théorie ou son modèle à des tests rigoureux afin de juger de sa fiabilité. Elle semble donc être guidée par l'unique raison en supprimant tout ce qui est subjectivité. Mais, cette science raisonnable existe-elle vraiment en réalité ? N'est-ce pas plutôt une chimère que le progrès a fait naître chez des penseurs, grisés par le succès scientifique des siècles derniers ? Peut-elle en effet s'isoler de toute sorte d'influences ou d'interférences qui viennent relativiser cette objectivité tant vantée ? Méconnaître les limites de la science, c'est se tromper et croire en l'homme désincarné, isolé du monde et de son passé... 

« La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela » (Pascal, Pensées) 

Références

1 Hume (David), Enquête sur l'entendement humain, traduit par BARANGER (Philippe) et SALTEL (Philippe), GF-Flammarion, 1983.
2 Paul Lévy, Quelques aspects de la pensée d'un mathématicien cité par le site athée http//atheisme.free.fr .
3 Article « science », Wikipédia
4 « Ensemble de connaissances d'une valeur universelle, portant sur les faits et relations véritables selon des méthodes déterminées (observation, expérience, hypothèse et déduction) » selon Le Robert de Poche, 1995. 
5 Cette distinction reste cependant bien illusoire car les mathématiques interviennent presque dans toutes les sciences. 
6 Du verbe « theôreîn » observer, examiner. 
7 Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste, Raison et Plaisir, Odile Jacob, 1994, cité à l'article « science », Wikipédia
8 Thèse de Karl Popper connue sous le nom de « falsiabilité » (terme angliciste signifiant réfutabilité), définie dans La logique de la découverte scientifique (1934) 
9 Karl Popper (1902-1994), philosophe de la science, La logique de la découverte scientifique (1934). 
10 Claude Bernard (1813-1878), Introduction à la médecine expérimentale (1865). 
11 Kant, Critique de la Raison Pure. 
12 De l'expérience à l'expérimentation, Leçon 30, http://sergecar.pero.neuf.fr/cours/théorie1.htm. 
13 Charles Sanders (1839-1914), sémiologue et philosophe américain. 
14 Abduction, "procédé consistant à introduire une règle à titre d'hypothèse afin de conduire ce résultat comme un cas particulier tombant sous cet règle" (wikipedia).

lundi 23 avril 2012

La responsabilité des artistes selon les Papes...

La Déposition de la Croix (détail)
Fra Angelico
Quand les Papes parlent ou écrivent aux artistes, ils évoquent inévitablement leurs responsabilités. « Vous êtes les gardiens de la beauté ; vous avez, grâce à votre talent, la possibilité de parler au cœur de l'humanité, de toucher la sensibilité individuelle et collective, de susciter des rêves et des espérances, d'élargir les horizons de la connaissance et de l'engagement humain. Soyez donc reconnaissants des dons reçus et pleinement conscients de la grande responsabilité de communiquer la beauté, de faire communiquer dans la beauté et à travers la beauté! » (1). 


Conscients de ses talents, l'artiste doit se tourner vers la source de ses dons, vers Dieu, pour Le contempler et Lui rendre grâces. « Plus l'artiste est conscient du «don» qu'il possède, plus il est incité à se regarder lui-même, ainsi que tout le créé, avec des yeux capables de contempler et de remercier, en élevant vers Dieu son hymne de louange » (2). Son regard doit donc se tourner vers son Créateur. 

L'artiste a le devoir de faire fructifier ses dons. « L'artiste vit une relation particulière avec la beauté. En un sens très juste, on peut dire que la beauté est la vocation à laquelle le Créateur l'a appelé par le don du « talent artistique » . Et ce talent aussi est assurément à faire fructifier, dans la logique de la parabole évangélique des talents » (2). 

Et les dons n'ont un sens que si elles sont utilisées pour le bien des hommes. « Celui qui perçoit en lui-même cette sorte d'étincelle divine qu'est la vocation artistique - de poète, d'écrivain, de peintre, de sculpteur, d'architecte, de musicien, d'acteur... - perçoit en même temps le devoir de ne pas gaspiller ce talent, mais de le développer pour le mettre au service du prochain et de toute l'humanité » (2). Car il a le don admirable et extraordinaire d'« alimenter l’amour pour tout ce qui est expression authentique du génie humain et reflet de la beauté divine » (3). 

L'artiste ne travaille donc pas pour lui. La fin de son art ne se limite pas en effet à sa propre personne. Il doit « faire fructifier ses capacités créatives, donnant une forme esthétique aux idées conçues par la pensée. » (2).

Toutefois, il ne faut pas ignorer l'artiste lui-même dans son œuvre. « En modelant une œuvre, l'artiste s'exprime de fait lui-même à tel point que sa production constitue un reflet particulier de son être, de ce qu'il est et du comment il est » (2). Il existe une forte relation entre l'artiste et son œuvre au point que cette dernière reflète une partie de l'artiste. « Il donne vie à son œuvre, mais à travers elle, en un certain sens, il dévoile sa propre personnalité » (2). « Dans l'art, il trouve une dimension nouvelle et un extraordinaire moyen d'expression pour sa croissance spirituelle. A travers les œuvres qu'il réalise, l'artiste parle et communique avec les autres » (2). 


Saint Dominique au pied de la Croix

Fra Angelico
L'artiste fructifie ses dons non pas par intérêt ou par gloire mais pour une fin beaucoup plus haute. « Tout en déterminant le cadre de son service, la vocation différente de chaque artiste fait apparaître les devoirs qu'il doit assumer, le dur travail auquel il doit se soumettre, la responsabilité qu'il doit affronter. Un artiste conscient de tout cela sait aussi qu'il doit travailler sans se laisser dominer par la recherche d'une vaine gloire ou par la frénésie d'une popularité facile, et encore moins par le calcul d'un possible profit personnel. Il y a donc une éthique, et même une « spiritualité », du service artistique, qui, à sa manière, contribue à la vie et à la renaissance d'un peuple. » (2).

Les Papes donnent donc aux artistes un idéal « qui doit éclairer leur esprit et gouverner leur volonté »(4) tout en les prévenant des « dangers dans lesquels ils peuvent  aisément tomber ». 

Les Papes rappellent alors que « tous ne sont pas appelés à être artistes au sens spécifique du terme ». Le véritable artiste doit avoir « la disposition nécessaire par laquelle il est artiste, c'est-à-dire qu'il sait agir « selon les exigences de l'art », en accueillant avec fidélité ses principes spécifiques » (3). 

La responsabilité de l'artiste est encore plus grande quand l'artiste est comédien. Non seulement il doit se comporter en artiste mais aussi en homme. L'œuvre, c'est en quelque sorte lui-même. « Une part considérable de responsabilité dans l'amélioration du cinéma revient aussi à l'acteur qui, respectueux de sa dignité d'homme et d'artiste, ne peut se prêter à interpréter des scènes licencieuses ni donner sa coopération à des films immoraux. Et quand l'acteur a réussi à s'affirmer par son art et par son talent, il doit profiter de la réputation justement acquise pour susciter dans le public de nobles sentiments, donnant avant tout dans sa vie privée l'exemple de la vertu. » (4).
L'artiste a un rôle éminent dans l'œuvre d'éducation des peuples. Il doit ne pas négliger sa vie privée qui influencera nécessairement son public. 

Enfin, la responsabilité de l'artiste est encore plus lourde s'il est chrétien car son œuvre doit être conforme à la foi et encore plus à la morale chrétienne. Comme les chrétiens doivent vivre et agir comme des chrétiens, les artistes doivent élaborer des œuvres chrétiennes. « Les artistes, les écrivains et tous ceux qui disposent des moyens de communication sociale doivent exercer leur profession en accord avec leur foi chrétienne, conscients de l’énorme influence qu’ils peuvent avoir. Ils se souviendront que « le primat de l’ordre moral objectif s’impose à tous de façon absolue » (5). 

Mais les artistes ne sont pas les seuls à assumer cette responsabilité. Les Papes n'oublient pas tous les acteurs qui participent à la création et à la diffusion d'une œuvre artistique. Cela comprend les distributeur, les vendeurs, les loueurs, … « La distribution en effet ne peut en aucune manière être considérée comme une pure fonction technique, parce que le film, [...], n'est pas une simple marchandise mais une nourriture intellectuelle et une école de formation spirituelle et morale des masses. Le distributeur et le loueur participent en conséquence aux mérites et aux responsabilités morales pour tout ce qui regarde le bien ou le mal accomplit par le cinéma » (4). Ainsi, « qu’il s’agisse de création artistique ou littéraire, de spectacles ou d’informations, chacun dans son domaine fera preuve de tact, de discrétion, de modération et d’un juste sens des valeurs. Ainsi, loin d’ajouter encore à la licence croissante des mœurs, ils contribueront à l’enrayer et même à assainir le climat moral de la société » (6). 

Le dernier responsable que mentionnent les Papes est l'Etat. « A la fin de ces considérations spéciales sur le cinéma, Nous exhortons les autorités civiles à n'aider en aucune manière la production ou la mise au programme de films immoraux et à encourager par des mesures appropriées les bonnes productions, spécialement pour la jeunesse. Parmi les dépenses considérables faites par l'Etat dans des buts éducatifs ne peut manquer l'effort nécessaire à la solution positive d'un problème d'éducation si important » (4). 

Ainsi, les Papes mettent clairement les artistes et tous les acteurs associés à l'œuvre devant leurs responsabilités et leurs devoirs. Compte tenu du pouvoir et des dons qu'ils détiennent, ils ne peuvent oublier que leur liberté d'expression, considérée par certains artistes comme indispensable à leur inspiration, connaît des limites qu'ils ne peuvent méconnaître sans trahir l'art lui-même. En effet, « ils ne cessent de répéter que l'inspiration qui guide la pensée de l'artiste est libre et qu'il n'est pas permis de lui imposer des lois ou des règles étrangères à l'art même, qu'elles soient religieuses ou morales, sans léser gravement la dignité de l'art et sans passer des chaînes et des entraves à l'activité de l'artiste qui est mue par l'inspiration sacrée » (7). 

Les Papes leur répondent que « la liberté de l'artiste ne consiste pas à obéir à une force aveugle le poussant à agir suivant son propre jugement ou guidé par quelque besoin de nouveauté. Elle est plutôt ennoblie et perfectionnée du fait qu'elle est soumise à la loi de Dieu ». La liberté ne consiste donc pas à créer ou à « diffuser sans aucun contrôle tout ce que l'on veut » (4). 


1Discours du Pape Benoît aux artistes, novembre 2009 
Lettre du Pape Jean-Paul II aux artistes, 4 avril 1999 
Discours du Pape Jean-Paul II aux participants à la IXème séance publique des académies pontificales, 9 novembre 2004.
4 Encyclique Miranda prorsus du Pape Pie XII sur le cinéma, la radio, la télévision, 8 septembre 1957.
5 Concile du Vatican II, Décret Inter Mirifica, 1964. 
6 Déclaration Persona Humana sur certaines questions d'éthiques sexuelles de la congrégation pour la doctrine de la foi, 7 novembre 1975.
7 Encyclique Musicae sacrae disciplina du Pape Pie XII, 25 décembre 1955

mardi 17 avril 2012

Le christianisme, fossoyeur de l'empire romain ?...

En 410, le roi Wisigoth et arien Alaric s'empare de Rome, la met à sac et la pille pendant trois jours. La consternation envahit toutes les provinces de l'Empire. Rome est abattue ! Rapidement, des hommes tiennent les chrétiens comme responsables de ce malheur : le désastre n'aurait jamais eu lieu si les Romains avaient gardé leurs dieux traditionnels. Le christianisme, qui triomphait depuis au moins cent ans, est remis en cause. 

Contre ces accusations, Saint Augustin le défend avec vigueur et pertinence dans la Cité de Dieu (1). Mais, son intelligence profonde va au-delà de ces accusations et de cette époque. Elle est encore aujourd'hui une lumière pour nous, qui parfois oublions de regarder l'histoire et la société avec un regard surnaturel... 

En présentant rapidement les dix premiers livres de son œuvre, nous allons apporter quelques réponses aux accusations de certains antichrétiens. 

Dieu serait-il injuste ?... 

Dans un premier temps, Saint Augustin montre qu'en embrassant le christianisme, l'homme n'évite pas les maux de la vie terrestre, même s'il apporte des consolations et des progrès, notamment dans le droit de la guerre (2). Le bonheur et le malheur tombent en effet sans distinction sur les bons et sur les méchants. 
Mais, le malheur ou le bonheur, est-il vraiment celui qu'on croît ? En effet, le bonheur ou le malheur temporel n'est pas un problème en soi pour un chrétien, qui sait où ils se trouvent réellement. Les maux qu'il endure et les biens qu'il profite lui servent en outre à progresser dans l'amour de Dieu s'il en use bien ou s'il se détache des choses périssables. Ainsi, ce qui est important n'est pas la souffrance ou le plaisir en eux-mêmes mais là où réside son cœur, dans la Cité de Dieu ou dans la cité terrestre. 

« Tant importe, non ce que l'on souffre, mais de quel cœur on souffre ! » (I.VIII). 

La dépravation de la religion conduit à celle des mœurs, qui entraîne la corruption politique... 

La raison principale des malheurs de l'empire provient essentiellement des vices des Romains comme ce sont leurs vertus qui les ont protégés dans leur passé. Les dieux n'y sont pour rien. La ruine morale a précédé les ruines matérielles bien avant la naissance du christianisme. 


Les dieux n'ont, non seulement, rien fait pour empêcher cette décadence ou pour enseigner les bonnes mœurs, mais ils ont été plutôt des exemples d'immoralité. L'immoralité de la religion romaine est en effet cause de la corruption de l'Empire romain. Au lieu de la combattre, les autorités ont engagé les hommes dans leurs habitudes par leur exemple et par les solennelles représentations de leurs crimes au cours des cérémonies païennes. 

Les philosophes païens ont aussi compris les maux qu'engendrait le paganisme, sans cependant remettre en question les coutumes de la cité dont ils reconnaissaient pourtant leur fausseté. Ils se sont tus au mépris de la vérité et du bien pour s'attacher au conformisme social. 

L'inefficacité et l'absurdité des dieux … 

En s'appuyant sur des faits historiques, Saint Augustin réveille la mémoire de ses accusateurs. Les dieux ont en effet déjà prouvé leur inefficacité dans la protection de Rome. Ils n'ont pas empêché les malheurs qu'elle a déjà connus. Sous les dieux romains, les guerres étaient en outre longues, sanglantes et hasardeuses. Les dieux sont enfin pour rien dans la grandeur et la longue prospérité de l'empire. 

Les païens confèrent à toute activité humaine, à toute vertu un caractère divin, confondant Dieu avec les dons de Dieu. En s'appuyant sur une œuvre de Varron, les Antiquités des choses humaines et divines (3), une sorte d'encyclopédie aujourd'hui disparue, Saint Augustin décrit avec minutie les contradictions et les insanités des théologies poétiques et civiles. Il fait ainsi l'inventaire des principaux dieux du panthéon romain et montre avec ironie leur caractère concurrentiel et superflu, les désacralisant et les ridiculisant. Certains philosophes tentent de les unifier mais parviennent au panthéisme où tout devient dieu. D'autres reconnaissent que ces dieux personnifient des bienfaits divins mais participent encore au culte et ne dénonce pas le mensonge. 

Mais si les dieux ne sont pour rien dans la gloire de Rome, d'où vient-elle ? 

Dieu, cause première de la gloire de Rome... 

La fortune d'un État vient de la Providence. « Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la félicité parce qu'il est le seul et vrai Dieu, donne lui-même les royaumes de la terre aux bons et aux méchants. Il les donne non pas au hasard, ni en aveugle, car il est Dieu et non la Fortune, mais suivant l'ordre des choses et des temps, ignoré de nous, parfaitement connu de lui, ordre auquel il n'obéit pas en esclave, mais qu'il règle et dont il dispose en maître et modérateur » (IV.XXXIII). La cause de la grandeur de Rome n'est donc pas le fruit du hasard ou le résultat du fatalisme. 

Mais quel est la part de Dieu et de l'homme dans cette grandeur ? Saint Augustin en vient donc à étudier la compatibilité entre le libre arbitre et la prescience divine qu'il démontre. « Nos volontés n'ont de pouvoir qu'autant que Dieu l'a voulu et prévu » (V.IX). Ce n'est pas parce que Dieu prévoit ce qui doit arriver que rien ne dépend pas de notre volonté. « Nous les confessons toutes deux d'un cœur fidèle et sincère. L'une fait la rectitude de notre foi, l'autre la pureté de nos mœurs » (V.X). 

Les vertus romaines, causes humaine de la grandeur de Rome

Saint Augustin donne comme cause humaine de la grandeur de Rome l'amour de la liberté, de la domination et de la gloire. Seul un petit nombre cultivait cette vertu, empreinte de désintéressement. Mais, aussitôt, Saint Augustin relativise l'amour de la gloire qui doit être surmonté par l'amour de la justice et par l'amour de la vérité. La gloire doit être rapportée à Dieu et non à l'homme car c'est sa grâce qui a fait ce qu'il est. La gloire de Dieu est le but de la sainteté. C'est ce qui différencie le citoyen de la cité terrestre de celui de la Cité de Dieu. Et dans la cité terrestre, seule la gloire permet d'obtenir les louanges. Ainsi, Dieu a voulu récompensé les vertus romaines en leur donnant la gloire que Rome recherchait, ne devant pas admettre les Romains à la vie éternelle. Il existe peut-être d'autres raisons secrètes que Dieu seul connaît. 

Entre les dieux et les hommes, des médiateurs impossibles... 

Certaines philosophies, dont le platonisme, ont cru en un Dieu unique. Mais, elles s'opposent au christianisme sur un point fondamental : « aucun dieu ne se mêlant aux hommes » (IX, I), il faut des médiateurs entre les hommes et les dieux. Ces médiateurs sont appelés démons (4), des esprits invisibles. Situés entre les dieux et les hommes. Ils sont inférieurs aux premiers et supérieurs aux seconds. Or, Saint Augustin montre que ces démons sont des esprits pervers. Comment peuvent-il donc être des médiateurs ? Et les dieux sont-ils si impuissants qu'ils doivent dépendre de démons pour connaître l'homme ? « O déplorable nécessité ! Ou plutôt ridicule et détestable erreur, ont-ils donc besoin de l'entremise des démons » (VIII.XXI). Cette médiation est une absurdité à rejeter. 

Qu'est-ce le bonheur ? 

Saint Augustin souligne l'impossibilité des philosophes à définir le bonheur de l'homme, « qui provoque ces nombreuses et interminables disputes où les philosophes ont épuisé leurs temps et leurs efforts » (X.I). Le platonisme voit ce bonheur dans l'union à Dieu tout en acceptant le culte en une pluralité de dieux. Mais ces dieux, s'ils aiment l'homme, veulent son bonheur. « S'ils sont sans amour pour nous, ils ne méritent pas nos hommages » (X.I). Or, la jouissance de Dieu est « l'aliment de leur perfection et de leur béatitude » (X.II). « C'est donc à Lui que nous devons cet hommage, soit par le culte extérieur, soit en nous-mêmes » (X.III). Ainsi, les démons ne peuvent que rejeter toute forme de culte pour eux-mêmes... 

Toutes les actions de l'homme doivent tendre vers ce bonheur. La religion a alors pour rôle de relier l'homme à Dieu pour qu'il jouisse de ce bonheur. Ce qui seul nous sépare de Dieu est alors le péché. Il est le véritable malheur. C'est Jésus-Christ, notre médiateur et Rédempteur, qui nous réconcilie avec Dieu. Ce n'est pas par notre puissance ou notre vertu qui nous purifie mais sa miséricorde et sa clémence infinie. « C'est cette grâce de Dieu, témoignage de son immense miséricorde, qui dans cette vie nous conduit par la foi ; et, après la mort, nous élève, par la claire vision de la vérité immuable, à la plénitude de toute perfection » (X.XXII). 

Qu'est-ce que le vrai sacrifice ? 

Contrairement au principe païen, nous sommes son « temple ». « Quand nous levons nos âmes en haut, le cœur est son autel ». Mais pour cela, « nous nous purifions de toute souillure de péché et d'impure convoitise ». C'est cela la vraie purification et non les faux sacrifices offerts aux dieux... Ainsi, « le bien final, tant débattu par les philosophes, c'est d'être uni à ce Dieu dont l'embrassement incorporel, pour ainsi dire, donne à l'âme raisonnable une chaste fécondité de vertus » (X.III). 


Toutes les puissances immortelles veulent que, « dans l'intérêt de notre félicité, nous demeurions soumis à celui qui récompense leur soumission par la béatitude » (X.III). Elles ne veulent donc pas se laisser adorer à la place de Dieu. Tout sacrifice n'est dû qu'à Dieu... Si les opérations de ces esprits « ne se rattachent pas au culte du vrai Dieu […], alors ils ne sont qu'illusions des malins esprits, pièges et séductions que la véritable piété doit conjurer » (X.XII). 

Alors Saint Augustin interpelle les philosophes : « faut-il sacrifier à ces dieux ou à ces anges qui demandent leur sacrifice en leur propre nom, ou à ce Dieu seul » ? Comme Origène nous l'avait déjà appris (5), le jugement ne se porte pas sur l'acte en lui-même mais sur l'intention. « Dieu n'a pas besoin de sacrifice, ombres et figures de sacrifices plus parfaits », ni « de ces honneurs, inutiles à sa gloire, n'ont d'autres buts que de nous rattacher à Lui par les liens brûlants de l'amour, par l'hommage d'un culte fidèle, hommage indifférent à sa félicité, principe unique de la nôtre » (X.XVII). 

Le plus admirable des sacrifice est celui de Notre Seigneur qui est lui-même « le prêtre qui offre » et « l'offrande ». il a voulu en outre « perpétuer ce mystère dans le sacrifice quotidien de l'Église », « l'Eglise dont il est le chef et qui s'offre elle-même par lui » (X.XX)... 

Saint Augustin réfute patiemment les théologies païennes car il sait que les anciennes adhésions à la religion antique détournent de l'adhésion au vrai Dieu et donc à « la jouissance de Dieu », le véritable bonheur. Le paganisme ne peut donc offrir le bonheur tant recherché et tant convoité par les philosophes eux-mêmes. 

Rome devait s'effondrer, l'empire touchait à sa fin. Mais, l'Eglise chrétienne était prête à lui substituer une cité plus grandiose encore, comme elle peut encore aujourd'hui la proposer à une société égarée... 


Dans son œuvre, Saint Augustin établit une distinction fondamentale, celle de deux principes spirituels qui guident les hommes comme les civilisations, la Cité de Dieu et la cité terrestre. Elle donne une orientation dans le chaos de toute époque. Entre ces deux principes, les hommes comme les civilisations exercent leur liberté et jouent leur existence pour leur bien comme pour le mal... Telle est la leçon pénétrante de Saint Augustin... 




1 La Cité de Dieu, trad. du latin de Louis Moreau (1846) revue par Jean-Claude Eslin, éditions du Seuil, 1994. Dans les citations, nous mentionnons d'abord le numéro du livre puis le numéro du chapitre. 

2 Saint Augustin montre que de nombreux Romains, dont des païens, ont survécu aux massacres barbares en se protégeant dans les églises, considérées par les ariens comme zones inviolables. Fait rarissime dans l'histoire antique. 

3 Varron distingue dans son livre trois théologies : la théologie poétique ou mythique, la théologie politique ou civile, et la théologie naturelle ou philosophique. 

4 Certains auteurs païens dont Celse ont tenté dans leurs argumentations de montrer que les cultes voués aux démons païens et la vénération chrétienne à l'égard des anges étaient similaires. Nous retrouvons aussi cette tentative de confusion dans Jean Rougier. 

5 Origène, Contre Celse, voir article Celse et Origène, un combat qui dure toujours (  février 2012).

jeudi 12 avril 2012

Hellénisme, quel enjeu ?


Toute objection ou accusation, même infondée, mérite de s'y attarder. Son examen permet non seulement de défendre et d'approfondir notre foi mais aussi de comprendre la question qu'elle soulève. En effet, derrière toute objection, se trouve généralement plusieurs questions sérieuses à laquelle nous devons répondre. 

En dépit de ses méthodes peu respectueuses de l'esprit de vérité (1), Louis Rougier présente une thèse que nous devons prendre en effet en considération. Elle est en outre reprise par certains milieux antichrétiens. Que dit sa thèse ? Le christianisme serait opposé à l'hellénisme, et par conséquent au développement de la science et au libre exercice de la raison. Ainsi, l'accuse-t-il d'être le fossoyeur de la civilisation antique et donc des valeurs civilisatrices. 

Son accusation nous conduit alors à nous poser quelques questions : qu'est-ce que l'hellénisme ? A-t-il favorisé le développement de la science et du libre exercice de la raison ? Est-il source de valeur civilisatrice ? Nous pouvons aussi nous demander si cette opposition entre le christianisme et l'hellénisme est véritablement fondée. Mais, le christianisme, n'a-t-il pas apporté des progrès dans la science et à la société? Elle a, en outre, donné naissance à une civilisation chrétienne, voire à plusieurs. Mais, peut-être que les progrès issus du christianisme ne correspondent pas aux attentes du « philosophe » ? Car jamais, il me semble, il ne définit ce qu'est le progrès, encore moins la science ou les valeurs civilisatrices. Et ce serait précisément l'enjeu véritable de sa thèse. Parmi les civilisations antiques et chrétiennes, lesquelles sont finalement supérieures ?..

Cette question a un sens si nous définissons le sens même de supériorité. Que signifie-t-elle en effet lorsqu'elle s'applique à des civilisations ? Dernièrement, un homme politique osa dire que les civilisations ne se valaient pas avant d'être la proie à la colère médiatique. Mais, sa remarque était judicieuse et pointe sur le mal qui frappe affreusement notre société : l'absence de finalité et donc de direction. Car vouloir comparer revient inévitablement à mesurer, à instaurer une échelle de valeurs et donc à imposer une référence. Notre société est comme un navire égaré qui ignore son port de destination. Il erre dans l'océan de l'amertume ... 

Selon Louis Rougier, la fin de toute civilisation serait la dignité humaine et le développement de la science. Nous, chrétiens, nous connaissons la fin de toute chose et notre propre fin : la jouissance de Dieu, gage d'un bonheur éternel et sans laquelle la dignité n'est rien. Être digne consisterait à tendre vers notre propre fin, à laquelle nous sommes destinés. La dignité humaine ne serait donc pas une fin en soi mais un état qui correspondrait à notre avancement vers cette fin (2). Plus nous serions unis à Dieu, plus nous serions dignes. Le développement de la science serait-elle une fin pour toute civilisation ? Si nous considérons la science comme les connaissances nécessaires pour parvenir à l'union à Dieu, alors elle n'est pas une fin mais un moyen. 

Supposons cependant que nous nous trompons. Supposons en effet que la dignité humaine et le développement de la science soient la fin de toute civilisation. Entre l'hellénisme et le christianisme, lequel est alors plus propre à atteindre l'objectif ainsi fixé ?... 


1 Voir article Louis Rougier, la raison contre le christianisme (mars 2012). 

2 Cet article, qui se veut bref, n'a pas pour objectif de démontrer ce qu'est la dignité humaine, sujet complexe, qui nécessite de plus d'amples explications. Nous n'émettons qu'un avis.

mardi 10 avril 2012

Quel regard sur le monde ?


Comment regardons-nous le monde qui nous environne et le passé qui l'a façonné ?

L'histoire, est-elle perçue de la même façon d'un marxiste ou d'un libéral ? Le cosmos est-il le même s'il est vu par un athée ou par un chrétien ? 

Notre perception ne dépend pas uniquement de l'objet que nous saisissons. Elle dépend également de notre esprit qui, à partir de ses connaissances, fiables ou non, forme du sens à une réalité. Le réel est bien là, devant nous, ou plutôt hors de nous, indépendant de nous. Notre seule liberté consiste à lui donner, ou non, un sens. 

Mais, comment pouvons-nous donner du sens ?

Comment peut-il varier avec les hommes ? 

Or, là où repose notre regard, là se tient aussi notre âme. 


Notre perception est en effet dépendante de l'inclination de notre âme. 


Mais, est-elle orientée vers la cité de Dieu ou vers la cité terrestre ?...