" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 31 janvier 2022

Et finalement, les indulgences ?

« Par amour pour la vérité et par souci de la mettre en lumière, les thèses ci-après seront discutées à Wittenberg, sous la présidence du révérend père Martin Luther… »[1] C’est par ces mots que Luther introduit ses fameuses quatre-vingt-quinze thèses. Et pourtant, comme nous l’avons déjà exposé, l’affichage de ses propositions n’a pas donné lieu à un débat. Elle a plutôt été pour lui l’occasion de remettre en cause l’enseignement de l’Église et d’imposer ses convictions personnelles, soulevant alors les passions et entraînant la déchirure et la violence. Pourtant, en cherchant à y voir clair dans la pratique et la doctrine des indulgences, nous serions surpris par la lumière qui s’y dégage. Mais trop d’erreurs et de préjugés assombrissent encore de nos jours ce sujet et conduisent à bien des égarements.

Le sujet est néanmoins délicat puisqu’il est un exemple d’un développement au sein de l’Église dans la pratique comme dans la doctrine, ce qui implique de discerner, dans le temps, ce qui relève de l’essentiel et de l’accessoire, de la permanence et du contexte. Il apporte aussi quelques lumières sur l’enseignement de l’Église et sa manière de le rendre plus clair et précis...

Une pratique et une doctrine récentes ?

Le premier texte pontifical qui définit la doctrine des indulgences est la constitution apostolique Indulgentarium doctrina de Paul VI, le 1er janvier 1967. Nous pourrions aussi ajouter d’autres textes encore plus récents[2] qui la précisent. Cependant, ne croyons pas qu’il a fallu attendre de si longs siècles pour définir ce que sont les indulgences. La constitution apostolique rappelle en fait la pratique et la doctrine qui la fonde tout en modifiant ses modalités pratiques pour les adapter au temps.

De même, ne croyons pas que cette pratique est née au XIe siècle sous prétexte que le terme d’indulgences apparaît la première fois dans un texte. Ce serait méconnaître une histoire qui remonte aux premiers temps du christianisme. Il serait bien étrange, voire exceptionnel dans l’histoire de l’Église, que la pratique des indulgences apparaît soudainement et avec une telle maturité sans qu’elle ne soit précédée et préparée par une discipline antérieure.

Ce serait aussi oublié que les indulgences sont fortement dépendantes d’une autre pratique, celle de la pénitence. Or celle-ci a existé dans l’Église depuis le commencement et a aussi connu une évolution dans ses formes. Il serait donc curieux que la pratique des indulgences n’ait pas non plus la même antiquité et qu’elle n’ait pas subi des modifications en contrecoup de cette évolution.

Qu’est-ce qu’une indulgence ?

Le terme d’« indulgence » vient du verbe latin « indulgere » qui se traduit par « traiter avec humanité », « user de condescendance et de douceur », ou encore « pardonner ». Il signifie alors « clémence », « miséricorde », « pardon ». Dans l’Église, il définit la rémission partielle ou complète des peines temporelles dues aux péchés déjà pardonnées comme nous l’apprend la bulle jubilaire Unigenitus Dei Filius du 27 janvier 1343[3]. Dans des textes plus anciens, datant du XIe siècle, nous retrouvons la même définition.

Pour bien comprendre ce qu’est une indulgence, il est essentiel de connaître ce que sont les peines temporelles dues aux péchés. Selon l’enseignement de l’Église, tout péché est une offense faite à Dieu qui mérite une peine. S’il est grave, un péché peut mettre l’âme dans un état d’inimitié avec Dieu et provoquer sa séparation avec Lui. Un tel péché conduit alors à la mort éternelle d’où l’expression qui le désigne « péché mortel ». Un péché, dit « véniel », ne produit pas une telle séparation en trouble l’amitié avec Dieu. Le pécheur mérite une peine dite temporelle.

Par le sacrement de pénitence, le pardon est octroyé au pécheur baptisé, non pas parce qu’il le mérite mais en raison de la miséricorde de Dieu. L’offense est alors pardonnée, la peine éternelle remise. Cependant, le pécheur doit la plupart du temps expier une peine temporelle pour satisfaire à la justice divine, soit dans cette vie, soit dans le purgatoire. C’est cette peine qui est remise partiellement ou totalement par l’indulgence. Contrairement à un préjugé fort répandu, celle-ci ne sauve pas le pécheur puisque déjà pardonné, celui-ci est assuré de la vie éternelle. Elle est concédée à un vivant si celui-ci est absout de ses péchés et à une âme du purgatoire par voie de suffrage, c’est-à-dire par la médiation et les prières des fidèles.

Il se peut que Dieu remette totalement la peine temporelle due au péché quand Il pardonne au pécheur, ce qui arrive par exemple quand un adulte est baptisé avec des dispositions convenables. Avec le pardon de ses péchés, il est certain qu’il obtient en même temps la rémission de toutes les peines éternelles et temporelles. La même faveur peut aussi être accordée au pécheur qui reçoit le sacrement avec une contrition parfaite.

La doctrine du trésor de l’Église

Plusieurs raisons justifient la pratique des indulgences. Par sa passion, Notre Seigneur Jésus-Christ a payé pour tous les péchés des hommes une satisfaction infinie. S’ajoutent aussi les mérites de Sainte Marie et de tous les saints. Les peines et les œuvres des martyrs par exemple dépassent de beaucoup la gravité de leurs péchés. Le sang qu’ils ont versé est un véritable trésor dans le coffre de l’Église. Comme l’enseigne la bulle jubilaire Unigenitus Dei Filius, l’ensemble de ces mérites surabondants forme un véritable trésor à disposition de l’Église pour que « la miséricorde d’une telle effusion ne soit pas inutile, vaine ou superflue. » Il est distribué « pour des motifs justes et raisonnables afin de remettre tantôt partiellement tantôt complètement les peines temporels dus au péché ». Il est « appliqué miséricordieusement, en général comme en particulier […] à ceux qui, vraiment pénitents, se seraient confessés. »[4]

En outre, selon la communion des Saints, qui relève de la vérité de foi, tous les membres de l’Église sont solidaires les uns des autres. Rappelons que l’Église n’est pas seulement formée de fidèles vivants mais aussi des saints et des âmes du purgatoire. Les mérites gagnés par les uns peuvent profiter aux autres en venant enrichir davantage le trésor. Enfin, puisque l’Église est une société hiérarchique, c’est le pape, « porteur des clés au ciel »[5] qui a la garde de ce trésor et qui peut en disposer dans l’intérêt des fidèles comme tout chef peut disposer du bien commun.

La doctrine du « trésor de l’Église » a été présentée par Hugues de Saint Cher en 1230, par Saint Albert le Grand et surtout par Saint Thomas d’Aquin. Comme le précise ce dernier, la validité des indulgences ne réside pas dans l’œuvre indulgenciée mais bien dans l’efficacité de la seule communication de l’Église des satisfactions des saints et de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Les indulgences tirent leur vertu du trésor infini de l’Église dans lequel sont renfermées les œuvres de surérogation du Christ et des saints pour être employées au profit de l’Église universelle, non seulement elles remettent ici-bas la peine de la satisfaction, mais elles remettent encore celle que l’on doit acquitte dans le purgatoire. »[6]

Pourtant, ne croyons pas que ce sont les théologiens qui ont inventé une doctrine pour justifier la pratique. Le patriarche Veramundus de Jérusalem fait aussi appel aux surabondants mérites du Christ pour expliquer les indulgences dans une lettre qu’il écrit en 1121 à l’archevêque de Compostelle[7]. Les théologiens ont plutôt à chercher à préciser avec rigueur la doctrine sous-jacente à la pratique et répondre aux difficultés qu’elle soulève. Soulignons enfin qu’ils écrivent non pour répondre à des polémiques ou à des adversaires mais dans un cadre universitaire afin de fournir un enseignement solide de la théologie chrétienne, ce qui implique une recherche de vérité plus objective.

L’expiation de nos peines temporelles

Selon l’enseignement de l’Église, les peines temporelles dues aux péchés peuvent être expiées en notre vie ici-bas par les pénitences que nous nous imposons nous-mêmes, celles que nous impose le confesseur lors du sacrement de pénitence ou encore par les épreuves que la providence nous envoie et que nous endurons avec patience et soumission de cœur. Les indulgences complètent ces œuvres satisfactoires à la justice divine. Ainsi, « lorsque le pécheur contrit a obtenu le pardon de ses fautes, et que la peine éternelle méritée par le péché mortel lui est remise, il a ordinairement encore l’obligation de satisfaire à la justice divine par une peine temporelle à subir, soit en cette vie, soit dans l’autre […] Mais le Seigneur, dans son infinie miséricorde, a ainsi disposé les choses, que les fidèles puissent déjà dans la vie présente se libérer, en totalité ou en partie, de ces peines temporelles, soit par des œuvres satisfactoires de leur propre choix, soit par les saintes Indulgences que l’Église tire du trésor infini des satisfactions de Jésus-Christ et des saints […] Ces Indulgences elle les accorde par la voie d’absolution aux vivants et par voie de suffrage aux âmes du purgatoire. »[8]

Ce que l’indulgence n’est pas

L’indulgence n’est donc pas une rémission du péché lui-même, qu’il soit mortel ou véniel. Celui-ci n’est remis que par le sacrement de baptême ou de pénitence. Pour gagner en indulgence, il faut donc être en état de grâce, c’est-à-dire exempt de toute faute grave. Si parfois, dans la concession des indulgences, l’Église emploie les termes de « rémission des péchés », le mot « péché » signifie ici la peine du péché comme dans plusieurs endroits de la Sainte Écriture. Parfois, des prédicateurs, voire des papes, employaient aussi l’expression « a culpa et a paena »[9] au sens où l’indulgence est unie ordinairement à la confession sacramentelle comme l’explique Saint Bellarmin. Pour éviter les malentendus, le concile de Constance, en 1418, révoque et annule toutes les indulgences accordées avec la forme « a culpa et a paena ».

L’indulgence n’est pas non plus une simple rémission des pénitences imposées autrefois aux fidèles, pénitences extrêmement rigoureuses. La rémission accordée par l’Église est efficace pour l’expiation des peines temporelles dues à tous les péchés et par lesquelles nous devons en cette vie ou dans l’autre satisfaire à la justice divine.

L’indulgence ne nous dispense pas de réparer les obligations qui résultent de nos péchés, comme par exemple de restituer les biens d’autrui ou de réparer le tort fait au prochain. Elle ne nous dispense pas de faire pénitence, de porter notre croix, de changer nos vies, de pratiquer toute sorte de bonnes œuvres.

Un temps de purification dans le Purgatoire ?

Autrefois, jusqu’à la constitution Indulgentiarum Doctina du 1er janvier 1967, une indulgence partielle était attachée à un temps. Telle visite d’une église, selon des dispositions bien définies, permettait d’obtenir cent jours d’indulgence. Certaines critiques ont alors cru hâtivement que cette durée correspondait à une réduction du temps du purgatoire, ce qui impliquait une notion de temps pour les âmes demeurant aux purgatoires. Or, cette durée ne porte pas sur l’indulgence en elles-mêmes mais sur la durée des peines temporelles remises, définie par des canons ou des livrets pénitentiels. Si tel pécheur avait commis une faute dont la peine canonique était de deux cents jours de jeûne, une indulgence de cent jours lui remettait la moitié de sa peine. Dans le cas d’une indulgence pour un défunt, cela ne signifie pas que son âme sortait du purgatoire cent jours plut tôt mais qu’une peine équivalente à celle de cent jours prescrite par les canons pénitentiels lui était remise, peine qu’il devait purger soit dans la vie soit dans l’autre. Le temps attaché à une indulgence ne renvoie donc pas à une durée de purification après la mort mais à celle des peines temporelles fixées dès cette vie.

Cependant, des indulgences accordaient des durées incroyables telles que des centaines ou des milliers d’années. Or, comme l’a rappelé le pape Benoît XIV et la congrégation des indulgences, de telles indulgences sont fausses ou apocryphes, de pure fictions. Elles sont des exemples d’abus qu’a combattus l’Église.

Conclusions

Depuis le commencement, pour le salut des pécheurs, l’Église fait appel devant Dieu aux mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ et de tous les Saints, de qui elle peut compter l’appui empressé en retour de sa prière, pour solliciter la remise effective des peines temporelles devant la justice divine, par absolution pour les vivants et par intercession pour les défunts. La pratique des indulgences est une des formes particulières d’une conviction que l’Église a toujours exprimée. Comme le rappelle le concile de Trente, elle est « très salutaire pour le peuple chrétien »[10]. Les effets d’une indulgence sont certains, même si l’application de toute sa valeur à une personne déterminée n’est pas infaillible. Il fait s’en rapporter à la toute miséricordieuse bonté de Dieu…

La pratique des indulgences se fonde sur de nombreuses vérités de foi. Elle en est une des conséquences pratiques. C’est pourquoi sa remise en cause porte nécessairement atteinte à l’enseignement de l’Église et à sa doctrine, et finalement à l’Église elle-même. Certes, la pratique a connu des abus en raison de l’avarice, de la cupidité et de l’impiété des hommes, abus que l’Église a sévèrement condamnés. Mais au lieu de s’attaquer à la doctrine sous prétexte de les combattre, elle a plutôt cherché à réformer la pratique et à édicter des règles pour les prévenir. Il faut en effet savoir discerner dans une pratique ce qui relève des modalités de mises en œuvre et de ses fondements. Sous prétexte d’abus, il est malhonnête et dangereux de vouloir porter atteinte à la foi…  

 


Notes et références

[1] Voir Émeraude, janvier 2021, article « L’affaire des indulgences (1/2) : un débat qui n’a pas eu lieu » et « L'affaire des indulgences (2/2) : imposer ses convictions au lieu de rechercher la vérité... ».

[2] La Pénitencerie apostolique a publié en 1968 un Enchiridion des indulgences.

[3] Clément VI, Bulle Unigenitus Dei Filius, 27 janvier 1343, instituant le jubilé de 1350, Denzinger n°1025.

[4] Clément VI, Bulle Unigenitus Dei Filius, Denzinger 1026.

[5] Clément VI, Bulle Unigenitus Dei Filius, Denzinger 1026.

[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, supplément, question 25.

[7] Voir Paulus, Geschichte des Ablasses, I, n°2 et II n°1 et Les origines et la nature des indulgences d’après une publication récente, Henri Chirat, Revue des sciences religieuses, tome 28, fascicule 1, 1954, www.persee.fr.

[8] Raccolta romaine, collection officielle des indulgences de l’Église, section IX, dans Les Indulgences, leur nature et leur usage, d’après les dernières décisions de la sainte Congrégation des Indulgences R.P. Beringer, Tome I, 1893, éditeur P. Lethilleux.

[9] La coulpe (« culpa ») désigne le péché.

[10] Voir Recoltat Concile de Trente, Décret sur les indulgences, 2 décembre 1563, Denzinger 1835.

samedi 22 janvier 2022

L'affaire des indulgences (2/2) : imposer ses convictions au lieu de rechercher la vérité...

Lorsque le dominicain Tetzel (env. 1465-1519) arrive dans la ville, nul n’est surpris. La veille, la population a pu voir la bulle pontificale se promener en grandes pompes dans les rues de la cité et annoncer son arrivée. « La population, prêtres et moines, le magistrat en corps, maîtres et écoliers, hommes et femmes se portent processionnellement à sa rencontre, cierges allumées, étendards déployés, drapeaux claquant au vent, toutes cloches de la ville sonnant à grande volée. Dans l’église, au milieu de la nef, est dressée une haute croix rouge, où l’on fixe la bannière pontificale. »[1] Il entre dans l’église, monte sur la chaire et commence sa prédication. Il rappelle d’abord aux fidèles les conditions requises pour gagner l’indulgence, c’est-à-dire la contrition des fautes, la confession et la communion, puis les yeux au ciel, les bras en croix, il s’exclame : « Heureux ceux qui voient ! Et ceux-là voient qui comprennent que voici les passeports pour mener l’âme humaine à travers une vallée de larmes et un océan déchainé, dans la partie heureuse, au paradis. Tous les mérites acquis par les souffrances du Christ y sont contenus, et quand il est certain que, pour un seul de ses péchés mortels dont on commet plusieurs par jour, après confession et contrition, sept années d’expiation sont encore imposées soit sur terre soit au purgatoire, qui pourrait hésiter à acquérir pour un quart de florin une de ces lettres qui font pénétrer votre âme divine, immortelle, aux célestes béatitudes du paradis ! » Telle était la prédication enflammée du dominicain Johann Tetzel, chargé de prêcher l’indulgence du pape Léon X.

Comme le veut l’usage au XVe siècle, la prédication est intégrée dans un véritable spectacle populaire qui doit frapper l’imagination. Rien n’est plus faux en effet que de concevoir une prédication comme peut l’être un sermon de nos jours. Après le discours de Tetzel, une mise en scène se déroule devant les fidèles pour les inciter à donner de l’argent.

Selon l’histoire, la campagne d’indulgence que mène Tetzel soulève alors la colère de Luther et le conduit à afficher quatre-vingt quinze thèses[2] sur la porte de la chapelle de Wittenberg et à envoyer une lettre à l’archevêque de Magdebourg. Cet événement, qui n’en est pas un, serait le point de départ de la naissance du protestantisme. Il apporte surtout quelques lueurs sur les raisons d’un drame qui se poursuit encore aujourd’hui…

La colère de Luther contre les indulgences

L’excès de zèle d’un prédicateur renommé et brillant en rhétorique, qu’est Tetzel, une trop grande insistance sur l’aumône ou encore les procédés mis en place pour récolter les aumônes sont souvent décrits comme excessifs et inappropriés. Certaines paroles du dominicain peuvent aussi induire les fidèles en de fausses opinions sur la valeur des indulgences ou sur le salut des âmes. Certains points de la prédication pourraient être aussi attaquables sur le plan théologique. Le discours comme la mise en scène peuvent donc légitimement soulever de l’indignation de la part de fidèles pieux et cultivés. Cependant, la pratique de l’indulgence et plus globalement l’enseignement de l’Église, méritent-ils l’attaque de Luther et ses procédés souvent méprisants ?

Contrairement à ce que nous apprenons de la légende, les fameuses propositions de Luther ne s’attaquent pas réellement aux abus de la pratique des indulgences très en usage à son époque mais à sa doctrine et à aux dogmes qui les fondent. Elles remettent en question de manière forte, voire arrogantes, les instructions que l’archevêque a données aux prédicateurs et que Luther demande de corriger. Il dénonce aussi l’ignorance des fidèles sur ce sujet. Ce ne sont donc pas les abus des prédicateurs qui sont condamnables pour Luther mais bien l’enseignement de l’Église sur les indulgences. Le débat qu’il feint de proposer dans son affiche ne porte donc pas sur des abus commis lors de la campagne d’indulgence mais sur des affirmations théologiques.  

Luther, un « réformateur malgré lui » ?

En outre, si Luther recherchait vraiment la vérité comme il l’affirme en préambule de ses thèses, pourquoi ne s’est-il pas restreint à un débat purement universitaire, dans la quiétude et la rigueur, au lieu de mettre la hiérarchie au pied du mur et de soulever les passions d’un peuple ? Pourquoi n’emploie-t-il pas un ton conciliant, propre à une dispute saine et efficace au lieu d’un ton méprisant et ironique ? Affirmer à des autorités des thèses qui sont contraires à leur enseignement sur un sujet difficile, remettant alors en cause leur crédibilité et leur savoir, donc leur autorité en elle-même, n’a jamais été un bon départ pour la recherche de la vérité …

Selon une thèse[3], Luther aurait d’abord demandé à l’archevêque de modifier ses instructions pour mettre un terme aux abus mais en absence de réponses de sa part, il aurait affiché ses thèses et les aurait imprimées et diffusées pour provoquer une réaction de la part des évêques. Cette thèse pourrait alors défendre l’idée que Luther a été un « réformateur » malgré lui et que les évêques assument aussi une grande part de responsabilité dans la rupture. Elle semble alors réduire le rôle de Luther et remettre en question des certitudes historiques. Cependant, quelles que soient les qualités de cette thèse, peu partagée par les historiens, trop de signes montrent que Luther a mené une opération bien réfléchie pour remettre en question un enseignement et des doctrines théologiques en raison de ses idées sur la justification par la foi seule, idées qu’il sait contraires à l’enseignement de l’Église. L’abus des indulgences n’est finalement qu’un prétexte pour mener à bien sa révolution. Il ne cherche pas finalement à s’opposer à des abus ou à réformer l’Église car il a déjà consommé en lui la rupture

Enfin, dès le 30 octobre 1517, le débat s’avère déjà impossible tant Luther a mêlé les passions et la politique dans ses attaques de plus en plus virulentes et provocatrices. Ouvertement polémique et arrogant, il a condamné tout espoir de débat pacifique et serein. L’émotion a en effet rapidement pris le pas sur la raison. La passion guide de manière excessive un homme trop sûr de lui-même et peu enclin à remettre en question ses convictions. Au lieu de résoudre des abus par des mesures efficaces, Luther s’engage ouvertement sur la voie de la révolte qui s’affirmera au fur et à mesure des résistances et des oppositions qu’il ne supporte guère... 

Le refus de toute contradiction

Les thèses de Luther ainsi qu’un ouvrage qu’il écrit sur les indulgences ne restent pas sans réponses auprès des théologiens, notamment de Tetzel, qui relèvent des erreurs dans ses propositions. Que répond Luther pour se défendre ? « Si quelques nouveaux venus me traitent d’hérétique parce que ces vérités portent préjudices à leur caisse, je ne me soucie guère de leurs criailleries, puisqu’elles ne pourraient être le fait que de quelques cerveaux enténébrés, de gens qui n’ont jamais respiré l’odeur d’une Bible, n’ont jamais lu un docteur chrétien, ne comprennent pas leurs propres leçons et croupissent sous les haillons lacérés de leurs opinions ridicules. S’ils les avaient comprises, ils sauraient au moins qu’il ne faut diffamer personne sans l’avoir entendu et convaincu. Dieu veuille leur donne, ainsi qu’à nous, le bon sens ! »[4] Or, comme le répond Tetzel, l’attaque et la diffamation viennent de lui, et il est naturel pour tout homme de se défendre quand il est attaqué sans pourtant être aussi méprisant et injurieux…

Une colère par ignorance ?

Que pouvons-nous encore penser de son attitude quand dans une lettre, Luther écrit cet aveu surprenant : « comme alors le peuple de Wittenberg accourait en foule à Jûterbock et à Zerbst, [...] et que je ne savais pas ce que c’est que l’indulgence, ni moi ni personne, je me mis à prêcher avec exactitude  qu’on ferait mieux de faire ce qui est certain que de gagner l’indulgence. »[5] Et comme il l’avoue encore, Luther n’a entendu les prédicateurs qu’au travers de ce que des fidèles lui ont rapporté. Ce n’est pas alors surprenant que les affirmations de Luther ne s’appuient sur aucun argument, ni étonnant que rapidement, elles délaissent les indulgences pour remettre en question en profondeur l’enseignement de l’Église sur des domaines plus essentiels.

Pourtant, une pratique ancienne et une doctrine connue…

L’aveu de Luther peut surprendre pour une autre  raison. La pratique de l’indulgence est très ancienne et n’a cessé de se développer au point de devenir à la fin du Moyen âge un des éléments essentiels de la piété du catholique, sans que cela ne soulève une opposition au sein de l’Église, si ce ne sont les abus. Il est donc étonnant qu’un homme si proche de ses fidèles ne s’y intéresse pas, surtout quand il est décrit si préoccupé du salut de leur âme.

En outre, la théologie a développé une doctrine depuis le XIIIe siècle avec les grands théologiens que sont Alexandre de Halés, Saint Albert le Grand et surtout Saint Thomas d’Aquin. Leur enseignement ne consiste pas à innover mais à justifier une pratique que l’Église autorise et promeut. Il est vrai que leur enseignement n’est guère prisé par Luther.

La doctrine se développe encore à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle avant l’affichage des thèses de Luther, y compris en terre allemande et au sein de l’ordre des Augustins auquel appartient le moine. À partir de 1500, Jean de Paltz expose dans ses ouvrages un enseignement sur les indulgences qui reprend l’ensemble des leçons des docteurs théologiens réputés. Enfin, des sermons de cette époque exposent parfaitement cet enseignement et évitent les simplicités ou confusions que dénonce Luther. La réponse du dominicain Tetzel aux attaques de Luther montre aussi que ce prédicateur tant décrié est bien instruit sur les indulgences.

Des abus reconnus et combattus

Les abus qui se développent dans la société sont reconnus et combattus. Des conciles ont accusé des abus et des erreurs sur les indulgences, précisant ainsi la doctrine tout en voulant encadrer la pratique. Nous pouvons en effet citer le quatrième concile de Latran en 1215, le concile de Vienne en 1311 et le concile de Constance en 1418.

Au temps de Luther, en terres allemandes et ailleurs, nombreux sont ceux qui s’opposent aussi aux prédicateurs qui abusent de la pratique des indulgences et énoncent des erreurs pour octroyer de l’argent auprès des fidèles[6]. Dans le royaume de France, la faculté de la théologie de la Sorbonne appelle au roi, au légat pontifical et aux évêques du scandale que soulèvent ceux qui escroquent les pauvres en leur vendant de fausses promesses. Des prédicateurs sont aussi jugés pour cela. Des mesures sont enfin mises en place pour combattre les trafics de fausses indulgences qui se multiplient ainsi que pour mieux encadrer la collecte des aumônes et à réguler les activités des collecteurs. Des mesures bien concrètes sont ainsi mises en place pour réagir aux abus constatés…

Conclusions

Hier comme aujourd’hui, il est tentant de démolir un système ou une doctrine à partir d’abus qui suscitent indignation et colère. Si l’abus est dénoncé avec justice, parfois avec excès, la condamnation peut dépasser le cas particulier de l’événement pour remettre en cause l’objet en lui-même. La victime qui a été abusée devient ainsi l’accusée. C’est elle alors qu’elle devient l’ennemi à abattre. La protestation de Luther en est un exemple…

Contrairement à Luther, nombreux, y compris dans le clergé, sont ceux qui s’opposent concrètement aux abus et aux trafics d’indulgence sans remettre en cause une pratique que l’Église protège et favorise et que les fidèles suivent. Une doctrine s’est aussi développée pour la justifier et la défendre. Des ouvrages sont enfin diffusés pour l’exposer. Au XVIe siècle, il est difficile à un docteur en théologie ou à un prêtre soucieux du salut des âmes d’ignorer tout cet enseignement et ces réactions positives. Comment pouvons-nous expliquer l’aveu de Luther sur son ignorance ? Une ruse ou un mensonge comme il a tant commis dans ses écrits ?...

La révolte de Luther ne relève pas de l’ordre de la raison ou de la vérité. Luther ne se préoccupe pas de savoir si ces thèses reflètent réellement l’enseignement de l’Église comme il ne cherche pas à scruter la doctrine enseignée sur les indulgences. Comment peut-il l’étudier quand elle est l’œuvre d’un enseignement qu’il déteste ? Ces fameuses thèses ne sont pas non plus argumentées et ne font pas référence à une autorité. Son ignorance est encore plus manifeste dans les débats qu’il mène contre le théologien Van Eck[7]. Il est en effet frappant de constater la faiblesse des connaissances de Luther et l’importance de ses préjugés. Quelle que soit la véracité des propos de ses adversaires, il ne peut pas les entendre. Le problème ne relève pas de l’ordre de l’intelligence ou du savoir mais il relève du sentiment, voire de la passion contre lesquels ses adversaires étaient peut-être désarmés. Il s’est identifié à la cause qu’il défendait, ne supportant guère la moindre opposition. Les résistances qu’il rencontre ne font alors que l’exacerber et radicaliser ses idées...

La question des indulgences a rapidement disparu de la querelle. Luther l’a abandonné très vite pour s’attaquer de plus en plus violemment aux pouvoirs du pape et à l’enseignement de l’Église. Cherchait-il vraiment à combattre des abus, à protéger les fidèles, à réformer l’Église ou à défendre ses convictions personnelles et les certitudes qu’il s’est forgées en lui ? Ou cherchait-il à se libérer des angoisses qui bouillonnaient en lui en raison de ses expériences et de ses déceptions, provoquant le drame que nous connaissons… ?

 

 

 

 

Notes et références

[1] Frédéric Myconius, cité d’après Funck-Brentano, Luther, dans Histoire générale de l’Église, Boulanger, Tome III, Les temps modernes, volume VII, XVI-XVIIème siècle, 1517-1648, section 1, chapitre 1, n°15, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938.

[2] Voir Émeraude, janvier 2022, article « L'affaire des indulgence  (1/2) : un débat qui n'a jamais eu lieu... ».

[3] Thèse défendue depuis 1961 par le professeur allemand Erwin Iserloch, alors professeur d’histoire à la faculté théologique catholique de Munster. Il remettait aussi en cause l’affichage des thèses sur la porte de la chapelle de Wittenberg.

[4] Luther, Sermons sur l’indulgence et sur la grâce, article 20 dans Histoire des concile d’après les documents originaux s, Dom H. Leclercq, Tome VIII, 2ème partie, Livre LII, chap. I, n°918.

[5] Luther, Werke, 1541, tome XXI. Voir aussi Michelet, Mémoire de Luther, livre premier, chap. II, dans Œuvres complètes de J. Michelet, Flammarion, 1835.

[6] Voir Entre polémique et affaire pastorale : la prédication des indulgences en France de 1550 à 1650, Elizabeth Tingle, dans Étude Épistèmê, revue de littérature et de civilisation (XVIe-XVIIIe siècles), n°38, 2020.

[7] Voir Émeraude, février 2019, article « Luther et la dispute de Leipzig : la primauté pontificale au cœur de la révolte ? ».

samedi 15 janvier 2022

L'affaire des indulgences (1/2) : un débat qui n'a jamais eu lieu...

Le 31 octobre de l’an 1517, une affiche est placardée sur la porte principale de l’église du château de Wittenberg en pays de Saxe, au Nord de Leipzig. Elle ne peut guère surprendre les passants puisque cet affichage est une forme habituelle de publication depuis 1507, date à laquelle la chapelle fait partie intégrante de l’université de Wittenberg fondée cinq ans plus tôt. La porte de l’église sert en effet de tableau d’affichage à l’adresse des membres de l’université.

L’affiche présente quatre-vingt-quinze thèses d’un moine augustin, le Père Martin Luther, professeur et maître ès Lettre et Docteur en théologie, et annonce vouloir les discuter lors d’un débat public sous sa présidence. Les thèses s’attaquent non seulement à des abus dans la pratique des indulgences mais également à la doctrine qui la fonde ainsi qu’à celle du purgatoire. Leur affichage est généralement présenté comme le début de la révolution religieuse de Luther qui conduira aux différents mouvements protestants. Il est souvent présenté comme un événement dont les conséquences auraient surpris Luther lui-même. Celui-ci est alors peint comme un homme révolté par le scandale que soulève une campagne d’indulgence et finalement comme un réformateur malgré lui. Mais cette image d’Épinal ne résiste pas aux faits historiques. Revenons donc sur cet événement…

Un vrai événement ?[1]

La date de l’affichage n’est pas anodine. Nous sommes en effet la veille de la Toussaint, grande fête chrétienne qui réunira tous les fidèles dans l’église. En outre, dans cette chapelle et à cette date, il est d’usage d’exposer un grand nombre de reliques de saints qui font aussi affluer un grand nombre de pèlerins. Mais, peu de fidèles pourront en fait lire les thèses. Écrites en latin, elles sont en fait difficilement accessibles à la majorité de ceux qui afflueront dans l’église. Elles s’adressent en fait uniquement au monde universitaire dans le cadre d’une dispute théologique. L’affiche précise en effet que, « par amour pour la vérité et par souci de la mettre en lumière, les thèses ci-après seront discutées à Wittenberg, sous la présidence du révérend père Martin Luther… »

Pourtant, en lisant l’affiche avec attention, un membre de l’université serait certainement étonné. La dispute[2] proposée ne correspond à aucune forme prévue par les statuts universitaires. Ceux-ci définissent en effet des règles précises pour organiser et mener des débats qui ressemblent à des compétitions dialectiques bien structurées, où s’affrontent des argumentations solides pour répondre à des problématiques bien définis et ainsi rechercher la vérité. La dispute peut être solennelle, ouverte au public. Elle est organisée annuellement par un docteur sur un sujet libre. La dispute peut aussi être réservée aux étudiants ou pour l’obtention d’un grade universitaire. L’affiche ne précise pas le type de dispute comme elle ne nomme pas les participants. Aucune date n’est non plus mentionnée. Finalement, aucun débat n’aura lieu. Le rédacteur, voulait-il vraiment en organiser un ?...

En outre, contrairement aux usages, avant même l’affichage des fameuses thèses et sans attendre le résultat d’une dispute, une lettre contenant les mêmes thèses est aussi envoyée à l’archevêque de Magdebourg. L’intention de Luther est claire. Il ne se restreint pas au cadre courant de l’université mais il veut atteindre la hiérarchie ecclésiastique et l’engager dans le débat. Les thèses sont aussi déposées auprès d’un imprimeur local de Wittenberg pour les faire imprimer et ainsi plus largement distribuer. C’est donc devenu une affaire publique et politique. La dispute promise n’en est vraiment pas une. Le but de l’affichage est de ne pas débattre.

L’indulgence, la rémission des peines temporelles dues au péché

Présentons en quelques mots la doctrine portant sur les indulgences telle qu’elle était au temps de Luther. Elle est intimement liée à la doctrine sur la pénitence.

Selon l’enseignement de l’Église dès les premiers temps, le pardon des péchés avoués en confession auprès d’un prêtre est associé à l’expiation des fautes par des actes de pénitence. Ces peines, qui dépendent de la gravité du péché, peuvent être des jours de jeûne et d’abstinence, la récitation de prières et de psaumes, des pèlerinages, des aumônes destinées au soulagement des pauvres, à la libération de chrétiens captifs ou à l’entretien des cultes. Pour aider les confesseurs, des codes pénitentiels se sont progressivement élaborés. Ils déterminent pour chaque faute les actes de pénitence à imposer au pécheur pour l’obtention de son pardon. Ces peines sont ainsi dites canoniques.

Lettre d'indulgence du 18 mars 1287

À partir du XIème siècle, l’Église accorde au pécheur une remise des peines canoniques, soit partiellement par des indulgences partielles ou totalement par des indulgences plénières aux pécheurs qui rendent des services à la société chrétienne, en contribuant par exemple par de généreuses aumônes à la construction d’édifices religieux ou charitables ou même d’ouvrages d’intérêts publiques comme les ponts, les routes, les digues… Cette pratique se développe surtout à l’époque des croisades. La première indulgence plénière enregistrée est accordée par le pape Urbain II en 1095 pour tous les croisés repentis qui ont confessé leurs péchés dans le sacrement de pénitence, considérant la croisade comme une pénitence complète.

En l’an 1300, pour célébrer le treizième centenaire de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, le pape Boniface VIII institue le jubilé au cours duquel le pape accorde des indulgences plénières à tout pécheur qui se rendra à Rome en pèlerinage ou remplira des conditions spécifiques. D’abord réglé tous les cent ans, le jubilé est décrété tous les cinquante ans puis tous les vingt-cinq ans.

Les indulgences pour les vivants et les défunts

L’indulgence partielle et plénière est donc accordée aux fidèles vivants pour la rémission des peines temporelles, partielle ou totale, dues au péché. Des conditions sont néanmoins à remplir. Elle ne peut en effet être accordée sans le pardon préalable du péché lui-même et donc d’une confession sincère de ses fautes dans le sacrement de pénitence.

Or les âmes du purgatoire ne peuvent gagner par elle-même des indulgences, étant incapables de mériter. Cependant, elles appartiennent à l’Église dont les membres sont solidaires. Elles peuvent donc profiter des mérites surérogatoires de Notre Seigneur Jésus-Christ, de la Sainte Vierge et des Saints, pourvu que les fidèles encore vivants se chargent de remplir, en leur nom, les conditions requises pour l’obtention de l’indulgence, par exemple en versant à leur place une aumône ou en faisant dire des messes à leur intention à tel autel privilégié.

Vente des indulgences ?

Au temps de Luther, l’obtention d’une indulgence suppose une prédication préliminaire qui définit notamment les conditions d’obtention puis le versement d’une aumône généralement utilisée à des œuvres d’importance capitale. Le montant de l’aumône, dont étaient dispensés les pauvres, est fixé et les sommes perçues font l’objet d’une comptabilité rigoureuse. C’est sans-doute pour cette raison que des historiens ont parlé à tort de vente d’indulgence.

Les aumônes ne sont pas exclusivement au bénéfice de l’Église. L’empereur Charles Quint reçoit du pape Léon X la concession d’une indulgence plénière dont il perçoit les deux tiers pour la réparation des digues du Pays-Bas, l’autre tiers revenant au pape. Nombreuses ont aussi été utilisées pour réparer les désastres de la guerre de Cent ans à la demande même du clergé et des fidèles. Nous percevons ainsi les avantages de cette pratique qui permet en effet de concentrer les efforts vers les besoins les plus essentiels

L’argent des aumônes revenait au pape, aux autorités ecclésiastiques et séculières sur le territoire desquelles était publiée l’indulgence sans oublier les prédicateurs qui jouent le rôle de collecteurs. L’indulgence peut ainsi rapidement apparaître comme une vaste opération financière et commerciale qui a donné lieu à de graves abus et à de véritables scandales

Par l’argent récolté sous forme d’aumône[3], une campagne d’indulgence est donc devenue un grand moyen que l’Église emploie depuis le XIVe siècle pour se procurer l’argent nécessaire à des entreprises d’intérêt primordial comme la construction d’édifices religieux, travaux d’utilité publique, croisades, etc. Mais les papes de la Renaissance l’ont aussi utilisé plus que de raison.

La campagne d’indulgence de 1517

En 1506, le pape Jules II (1503-1513) prescrit une indulgence pour la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre de Rome puis en 1517, le pape Léon X (1513-1521) en promulgue une nouvelle pour poursuivre les travaux. Le légat pontifical en Allemagne confie alors au nouvel archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, la mission de la publier dans ses diocèses et de récolter l’argent, dont la moitié doit lui revenir afin d’acquitter la dette qu’il a contractée auprès d’une banque pour payer les frais de son élection et de son installation, et dont l’autre moitié revient à la fabrique de Saint Pierre de Rome.

Albert de Brandebourg charge alors le dominicain Jean Tetzel de prêcher l’indulgence dans ses diocèses selon une instruction qu’il a rédigée à cette intention. Orateur de talent et prédicateur célèbre, Tetzel met alors tous ses efforts pour le succès de l’opération. Il rappelle certes les conditions requises pour gagner l’indulgence mais il recommande l’aumône avec tant de chaleur et de zèle que les fidèles peuvent croire que l’argent joue le principal rôle dans le pardon des péchés.

Pourtant, la publication de l’indulgence n’est pas si facilement acceptée dans les diocèses. Elle rencontre en effet une vive résistance de la part des fidèles qui n’acceptent guère ces appels d’argent trop fréquents à leur goût. Des évêques interdisent même la prédication dans leur diocèse comme à Constance et à Meisen en Saxe. Frédéric de Saxe s’y est aussi opposé pour des raisons qui ne relèvent sans-doute pas uniquement de la religion. En outre, le monopole des Dominicains suscite la jalousie des autres ordres religieux, notamment des Augustins, qui préféraient utiliser les revenus de l’indulgence pour achever leur monastère à Wittenberg. La prédication de Tetzel suscite donc une vive opposition pour des raisons qui n’émanent pas toutes de la piété ou du sentiment religieux…

Le début de la querelle des indulgences

Des fidèles, témoins de la prédication de Tetzel, rapportent auprès de Luther les propos du prédicateur qu’ils jugent scandaleux. C’est ainsi que Luther décide d’agir…

Dans un de ses écrits[4], Luther s’assure qu’il ne savait pas trop ce que c’était que les indulgences, voyant peut-être dans cette pratique une façon d’acheter son salut, ce qui peut surprendre pour un docteur en théologie, surtout quand à plusieurs reprises, il remet en cause cette pratique dans ses sermons à l’église de Wittenberg, devenue les « pires outils de la cupidité »[5]. Son opposition aux indulgences ne date pas en effet de la prédication de Tetzel. Il a déjà prêché contre cette pratique dans des sermons. Puis le lendemain de l’affichage des thèses, le 1er novembre, Luther doit de nouveau prêcher dans la chapelle du château de Wittenberg contre la campagne d’indulgence Et comme nous le développerons dans le prochain article, la doctrine des indulgences est bien connue et approfondie au XVIe siècle, même si elle n’est pas encore établie solennellement. Pouvons-nous croire qu’un tel professeur se met en campagne contre cette doctrine sans l’avoir étudiée ?

En fait, la doctrine sur les indulgences n’est guère compatible avec sa théorie de la justification[6] qu’il développe dans ses cours. Cette théorie enlève à tout fidèle tout mérite dans son salut, ce qui implique l’inefficacité des bonnes œuvres dans le salut et celle des indulgences. Ainsi, Luther s’élève contre la pratique des indulgences, et pas seulement ses abus, pour des raisons doctrinales et non pour faire cesser un scandale. Inévitablement, son opposition va s’étendre sur la doctrine des âmes du purgatoire[7]. Et dans la querelle qui l’oppose au pape et aux théologiens, la question de l’indulgence sera rapidement oubliée pour aller à l’essentiel…

Enfin, son opposition est très visible dans la lettre vigoureuse que Luther envoie à l’archevêque pour faire cesser les abus. Les fidèles « croient que les âmes seront tirées du purgatoire, dès qu’ils auront mis l’argent dans les coffres. Ils croient que l’indulgence est assez puissante pour sauver le grand pécheur, celui (c’est leur blasphème) qui aurait violé la sainte mère de notre Sauveur ! … Grand Dieu ! Les pauvres âmes seront donc, sous le sceau de votre autorité, enseignées pour la mort et non pour la vie. Vous en rendrez un compte terrible, un compte dont la gravité va toujours croissant… »[8]. Luther lui demande alors « de lire et de considérer ces propositions où l’on montre la vanité de ces indulgences que les prédicateurs proclament comme chose tout-à-fait certaine. » Peu théologien, Albert de Brandebourg, qui occupe un rang élevé dans l’Église et dans la société, ne peut admettre qu’un moine et professeur lui fasse la leçon avec une telle arrogance, voire mépris…

Luther accuse donc l’archevêque et les prédicateurs d’être responsables d’un enseignement erroné sur la doctrine des indulgences aux conséquences désastreuses pour l’âme des simples fidèles, et de manière implicite, à des fins pécuniaires. Selon ses propos, le simple fidèle concevrait l’indulgence comme une rémission des péchés, moyennant argent, les plaçant ainsi dans « la sécurité d’une fausse paix »(95e thèse). Mais derrière ses mots et ses thèses, il remet en question la pratique des indulgences telle qu’elle est définie dans ses instructions alors qu’elles correspondent à celles du pape et à l’enseignement de l’Église.

Présentons désormais les thèses de Luther…

De la rémission des peines

Dans ces quatre premières thèses, Luther traite de la vraie pénitence du chrétien, celle d’une toute une vie, qui ne se restreint ni au sacrement de pénitence, ni à une seule pénitence intérieure puisqu’elle se manifeste dans diverses mortifications de la chair, et l’associe aux peines divines permanentes « jusqu’à l’entrée dans le royaume des cieux »(4e thèse). La vraie pénitence intérieure est définie comme « une haine de soi-même »(3e thèse), une négation de soi. Luther s’attaque alors à la doctrine de la rémission des peines.

De nombreuses thèses portent sur le pouvoir du pape puisque c’est lui qui accorde les indulgences. Selon les 5e et 6e thèses, le pape ne peut remettre que les peines qu’il a lui-même imposées de sa propre autorité (cf. aussi 20e thèse) ou par l’autorité des canons (cf. aussi 22e thèse), et en déclarant et en confirmant que Dieu seul les a remises. Or, Dieu ne remet les peines que par le sacrement de pénitence (7e thèse) avant l’absolution comme une épreuve de la véritable contrition (12e thèse). Par conséquent, le pape ne peut délivrer l’homme de toutes les peines en général et ne peut le sauver (20 et 21e thèses). Enfin, la remise entière de toutes les peines ne peut être accordée qu’aux plus parfaits donc à un petit nombre de fidèles (23e thèse). D’autres thèses vont plus loin. Ils remettent directement en cause les pouvoirs universels du pape dans l’Église qui ne sont pas aussi grands que ceux d’un évêque dans son diocèse dans ce qui touche le purgatoire (25e thèse) et ne peuvent égaler le premier des papes (77e thèse).

La rémission des peines n’est applicable qu’aux seuls vivants (8e thèse), et non aux défunts, qui sont déjà morts aux lois canoniques (13e thèse) et ne peuvent donc être atteints par les canons. En clair, Luther s’oppose à la capacité des vivants de délivrer les âmes du purgatoire. En utilisant la parabole de l’ivraie, Luther voit dans la transformation de peines canoniques en peines du purgatoire une erreur qui a été introduite dans la doctrine (11e thèse). Finalement, « cette magnifique et universelle promesse de la rémission de toutes les peines accordées à tous sans distinction, trompe nécessairement la majeure partie du peuple. »(24e thèse)

Des âmes du purgatoire

Les âmes du purgatoire éprouvent une grande crainte en raison de leur piété incomplète et de leur amour imparfait (14e thèse). Celle-ci suffit pour constituer leur peine (15e thèse). « Elle approche le plus du désespoir. » (15e thèse), un quasi-désespoir qui différencie le désespoir en enfer et la sécurité au paradis (16e thèse), lui semble-t-il, ce qui signifie que l’âme au purgatoire n’est pas sûre de son salut. Pourtant, si dans sa 19ème thèse, il est impossible de prouver cette sûreté, nous en avons une entière assurance. Et dans d’autres thèses, Luther rajoute qu’aucun homme n’est certain de son entière rémission (30e thèse) comme il est rare d’en trouver un qui achète une vraie indulgence (31e thèse).

Cette peine du purgatoire diminue à mesure que l’horreur de soi diminue, que l’amour grandit (17e thèse). Au purgatoire, la pénitence intérieure se poursuit donc. La raison comme la Sainte Écriture ne peuvent réfuter cette croissance de charité dans l’âme du défunt comme elles ne peuvent pas rejeter la capacité de mérite (18e thèse).

De la pratique et de la doctrine des indulgences

Si l’aspect pécuniaire de la pratique des indulgences est condamné (27 et 28e thèses), des thèses s’attaquent surtout à ceux qui pensent que les lettres d’indulgence les sauvent (32e thèse) ou que la rémission des péchés ne nécessite pas la contrition (35e thèse). De telles croyances conduisent à ne point rechercher la vraie contrition (40e thèse) qui « recherche et aime les peines ». C’est pourquoi il est préférable de prêcher avec prudence au peuple les indulgences du pape de crainte de l’éloigner des œuvres de charité (41e thèse).

La pratique des indulgences est aussi opposée aux œuvres de la miséricorde (42e et 43e thèse) et à tout exercice de charité qui grandit l’homme (44e thèse). Au lieu de prêcher aux chrétiens l’achat des lettres d’indulgence, il est alors préférable de leur enseigner le désir de pauvreté (46e thèse) ou encore l’aide à l’égard du prochain nécessiteux (45e thèse). Enfin, l’indulgence ne remplace pas la contrition sans laquelle même le pécheur ne peut être délié du moindre des péchés véniels (76e thèse). 

D’autres thèses remettent en cause la doctrine sur les « trésors de l’Église », d’où le pape tire des indulgences. Ces trésors, mal définis et mal connus par le peuple chrétien (56e thèse), ne correspondent pas à ce qui est enseigné (58e, 59e et 60e thèse) et ne relèvent pas du pape (61e thèse).

De la prédication de l’indulgence

Plusieurs thèses condamnent des abus dans la prédication des indulgences. Elle interdit celle de la parole de Dieu (51e thèse) ou prend un temps inconsidéré dans les sermons (53e thèse). Elles s’attaquent aussi aux prédicateurs d’indulgence qui abusent des ordres du pape (70e thèse) pour récolter de l’argent (66e et 67e thèse) au lieu de pêcher les hommes riches (65e thèse).

Est aussi condamnée toute exaltation des pouvoirs pontificaux (77e à 80e thèse) qui discrédite le pape lui-même et nourrit les attaques contre lui, critiques bien peu défendables, y compris par les « hommes même les plus doctes » (81e thèse). Plusieurs thèses donnent des exemples de « questions insidieuses des laïques » (82 au 88e thèse) ou « arguments captieux des laïques » (90e thèse) qu’elle peut soulever.

Une critique insidieuse

Cependant, ne soyons pas dupes. Ce que Luther reproche aux prédicateurs, ce qu’ils considèrent comme des abus, sont véritablement ce que demande le pape. L’attaque ne concerne donc pas uniquement les prédicateurs mais touche le souverain pontife en lui-même. Derrière de nombreuses propositions qui soulignent l’abus des prédications, réside en fait de manière implicite une critique à l’égard du pape, par exemple la raison de la campagne d’indulgence, c’est-à-dire la construction de la basilique Saint Pierre. « Pourquoi le pape n’édifie-t-il pas la basilique de Saint Pierre de ses propres deniers, plutôt qu’avec l’argent des pauvres fidèles, puisque ses richesses sont aujourd’hui plus grandes que celles des plus gros richards ? » (86e thèse). Il est dangereux de vouloir répondre à ces critiques par la violence au lieu de les réfuter par de bonnes raisons (90e thèse). Toutes ces critiques seraient vaines si « on avait prêché les indulgences selon l’esprit et le sentiment du pape » (91e thèse). Tout vient d’une mauvaise et malicieuse prédication qui, au lieu de prêcher les peines et les tribulations pour entrer au ciel, laisse les chrétiens dans « la sécurité d’une fausse paix » (95e thèse)…

La méthode qu’emploie Luther ne trompe guère celui qui veut bien entendre ses propositions. Il cherche à ne pas attaquer le pape de manière frontale, mais préfère accuser les prédicateurs d’abuser de leur pouvoir. L’ironie sous-jacente à ses accusations est néanmoins perceptible. Les thèses ne s’adressent pas aux universitaires ou encore à l’archevêque mais au pape qu’il accuse publiquement d’abuser de ses pouvoirs. Luther engage ainsi un combat contre la papauté…

Notons que ses thèses ne sont ni argumentées ni défendables. Elles manifestent des erreurs doctrinales sur des points pourtant connus et admis au temps de Luther. Des expressions sont aussi excessives et parfois révèlent une certaine ironie, voire un véritable mépris. Il y a beaucoup de caricatures dans la description qu’il dresse finalement de la pratique des indulgences, dont certains traits restent encore vivaces dans les préjugés de notre temps.

Conclusions

Les thèses de Luther ne s’opposent pas seulement aux abus d’une prédication excessive et aux scandales qu’elle provoque. Il est même étonnant que ces excès, connus et déjà condamnés, nécessitent un débat universitaire. Elles remettent en fait en cause la doctrine des indulgences en elle-même et à celle du purgatoire. Le débat que Luther propose est donc un débat théologique. Le père supérieur de Luther, Staupitz, nous le confirme en effet. Quand le prince électeur Fréderic de Saxe lui demande les raisons de la publication et de la diffusion des thèses de Luther, Staupitz les présente comme une matière à discussion afin d’encadrer une pratique contestable et de mieux définir une doctrine encore mal établie.

Mais veut-il vraiment un débat sérieux à la recherche de la vérité quand il se montre si affirmatif à l’égard de l’archevêque et qu’il diffuse ses thèses à la population, ce qui soulèvera nécessairement les passions et les cœurs ? Un moine ose se lever contre le pape ! La lettre qu’il adresse à l‘archevêque montre qu’il est convaincu de sa position et ne semble pas se prêter à la moindre concession. Contrairement à de nombreux commentaire, Luther montre dès le départ une audace extraordinaire, portée par l’orgueil et le mensonge. Aucun débat n’a eu lieu puisque ce n’était pas l’objectif de Luther. Il ne veut pas débattre. Convaincu, il veut imposer ses idées à la papauté…

Les princes sont mêlés à la polémique. Ils voient dans cette querelle doctrinale une bonne occasion pour renverser l’ordre politique à leur profit. Le population s’agite et se divise. Il n’y a finalement plus de place pour le débat. C’est plutôt le temps des vives passions que Luther a soulevées et où se mêlera surtout l’orgueil d’un homme …

Le dominicain Tetzel n’est pas resté silencieux aux attaques méprisantes de Luther. Il remet en question ses propositions dans ses 106 antithèses en exposant la doctrine sur le sacrement de pénitence et sur les indulgences telles qu’elle était connue à cette époque à partir d’arguments. Mais dès que des colporteurs apportent ses antithèses à Wittenberg, celles-ci sont aussitôt arrachées de leurs mains et brûlées par les étudiants dans un feu de joie…

 

 

Notes et références

[1] Depuis 1961, une thèse défendue par le professeur allemand Erwin Iserloch, alors professeur d’histoire à la faculté théologique catholique de Munster, remet en cause l’historicité de l’affichage des thèses sur la porte de la chapelle de Wittenberg. Nous reviendrons sur cette thèse dans le prochain article.

[2] Voir Émeraude, juin 2017, article « La scolastique, œuvre chrétienne du Moyen-âge ».

[3] La pratique des dons que nos contemporains suivent aujourd’hui est aussi devenue une vaste opération commerciale et financière qui conduit parfois à des abus. Elle n’est pas non plus aussi désintéressée que nous le pensons.

[4] Luther, Werke, tome XXI. Voir aussi Michelet, Mémoire de Luther, livre premier, chap. II, dans Œuvres complètes de J. Michelet, Flammarion, 1835.

[5] Luther, Sermon du 27 juillet 1516 et du 24 février 1517 à la cathédrale de Wittenberg, dans Histoire générale de l’Église, Boulanger, Tome III, Les temps modernes, volume VII, XVI-XVIIème siècle, 1517-1648, section 1, chapitre 1, n°15, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938.

[6] Voir Émeraude, février b2017, article « La doctrine de Luther » et  avril 2017, article « Les différentes doctrines de justification ».

[7] Voir Émeraude, janvier 2022, article « Contre le dogme du purgatoire, orthodoxes et protestants, ... ».

[8] Luther, Lettre à l’archevêque de Mayence, chargé par le pape de la ventre des indulgences en Allemagne, n°557, dans Martin Luther, Jules Michelet, Revue des deux mondes, période initiale, tome V, 1832.

[9] Luther, 95ème thèse.