" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 15 janvier 2022

L'affaire des indulgences (1/2) : un débat qui n'a jamais eu lieu...

Le 31 octobre de l’an 1517, une affiche est placardée sur la porte principale de l’église du château de Wittenberg en pays de Saxe, au Nord de Leipzig. Elle ne peut guère surprendre les passants puisque cet affichage est une forme habituelle de publication depuis 1507, date à laquelle la chapelle fait partie intégrante de l’université de Wittenberg fondée cinq ans plus tôt. La porte de l’église sert en effet de tableau d’affichage à l’adresse des membres de l’université.

L’affiche présente quatre-vingt-quinze thèses d’un moine augustin, le Père Martin Luther, professeur et maître ès Lettre et Docteur en théologie, et annonce vouloir les discuter lors d’un débat public sous sa présidence. Les thèses s’attaquent non seulement à des abus dans la pratique des indulgences mais également à la doctrine qui la fonde ainsi qu’à celle du purgatoire. Leur affichage est généralement présenté comme le début de la révolution religieuse de Luther qui conduira aux différents mouvements protestants. Il est souvent présenté comme un événement dont les conséquences auraient surpris Luther lui-même. Celui-ci est alors peint comme un homme révolté par le scandale que soulève une campagne d’indulgence et finalement comme un réformateur malgré lui. Mais cette image d’Épinal ne résiste pas aux faits historiques. Revenons donc sur cet événement…

Un vrai événement ?[1]

La date de l’affichage n’est pas anodine. Nous sommes en effet la veille de la Toussaint, grande fête chrétienne qui réunira tous les fidèles dans l’église. En outre, dans cette chapelle et à cette date, il est d’usage d’exposer un grand nombre de reliques de saints qui font aussi affluer un grand nombre de pèlerins. Mais, peu de fidèles pourront en fait lire les thèses. Écrites en latin, elles sont en fait difficilement accessibles à la majorité de ceux qui afflueront dans l’église. Elles s’adressent en fait uniquement au monde universitaire dans le cadre d’une dispute théologique. L’affiche précise en effet que, « par amour pour la vérité et par souci de la mettre en lumière, les thèses ci-après seront discutées à Wittenberg, sous la présidence du révérend père Martin Luther… »

Pourtant, en lisant l’affiche avec attention, un membre de l’université serait certainement étonné. La dispute[2] proposée ne correspond à aucune forme prévue par les statuts universitaires. Ceux-ci définissent en effet des règles précises pour organiser et mener des débats qui ressemblent à des compétitions dialectiques bien structurées, où s’affrontent des argumentations solides pour répondre à des problématiques bien définis et ainsi rechercher la vérité. La dispute peut être solennelle, ouverte au public. Elle est organisée annuellement par un docteur sur un sujet libre. La dispute peut aussi être réservée aux étudiants ou pour l’obtention d’un grade universitaire. L’affiche ne précise pas le type de dispute comme elle ne nomme pas les participants. Aucune date n’est non plus mentionnée. Finalement, aucun débat n’aura lieu. Le rédacteur, voulait-il vraiment en organiser un ?...

En outre, contrairement aux usages, avant même l’affichage des fameuses thèses et sans attendre le résultat d’une dispute, une lettre contenant les mêmes thèses est aussi envoyée à l’archevêque de Magdebourg. L’intention de Luther est claire. Il ne se restreint pas au cadre courant de l’université mais il veut atteindre la hiérarchie ecclésiastique et l’engager dans le débat. Les thèses sont aussi déposées auprès d’un imprimeur local de Wittenberg pour les faire imprimer et ainsi plus largement distribuer. C’est donc devenu une affaire publique et politique. La dispute promise n’en est vraiment pas une. Le but de l’affichage est de ne pas débattre.

L’indulgence, la rémission des peines temporelles dues au péché

Présentons en quelques mots la doctrine portant sur les indulgences telle qu’elle était au temps de Luther. Elle est intimement liée à la doctrine sur la pénitence.

Selon l’enseignement de l’Église dès les premiers temps, le pardon des péchés avoués en confession auprès d’un prêtre est associé à l’expiation des fautes par des actes de pénitence. Ces peines, qui dépendent de la gravité du péché, peuvent être des jours de jeûne et d’abstinence, la récitation de prières et de psaumes, des pèlerinages, des aumônes destinées au soulagement des pauvres, à la libération de chrétiens captifs ou à l’entretien des cultes. Pour aider les confesseurs, des codes pénitentiels se sont progressivement élaborés. Ils déterminent pour chaque faute les actes de pénitence à imposer au pécheur pour l’obtention de son pardon. Ces peines sont ainsi dites canoniques.

Lettre d'indulgence du 18 mars 1287

À partir du XIème siècle, l’Église accorde au pécheur une remise des peines canoniques, soit partiellement par des indulgences partielles ou totalement par des indulgences plénières aux pécheurs qui rendent des services à la société chrétienne, en contribuant par exemple par de généreuses aumônes à la construction d’édifices religieux ou charitables ou même d’ouvrages d’intérêts publiques comme les ponts, les routes, les digues… Cette pratique se développe surtout à l’époque des croisades. La première indulgence plénière enregistrée est accordée par le pape Urbain II en 1095 pour tous les croisés repentis qui ont confessé leurs péchés dans le sacrement de pénitence, considérant la croisade comme une pénitence complète.

En l’an 1300, pour célébrer le treizième centenaire de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, le pape Boniface VIII institue le jubilé au cours duquel le pape accorde des indulgences plénières à tout pécheur qui se rendra à Rome en pèlerinage ou remplira des conditions spécifiques. D’abord réglé tous les cent ans, le jubilé est décrété tous les cinquante ans puis tous les vingt-cinq ans.

Les indulgences pour les vivants et les défunts

L’indulgence partielle et plénière est donc accordée aux fidèles vivants pour la rémission des peines temporelles, partielle ou totale, dues au péché. Des conditions sont néanmoins à remplir. Elle ne peut en effet être accordée sans le pardon préalable du péché lui-même et donc d’une confession sincère de ses fautes dans le sacrement de pénitence.

Or les âmes du purgatoire ne peuvent gagner par elle-même des indulgences, étant incapables de mériter. Cependant, elles appartiennent à l’Église dont les membres sont solidaires. Elles peuvent donc profiter des mérites surérogatoires de Notre Seigneur Jésus-Christ, de la Sainte Vierge et des Saints, pourvu que les fidèles encore vivants se chargent de remplir, en leur nom, les conditions requises pour l’obtention de l’indulgence, par exemple en versant à leur place une aumône ou en faisant dire des messes à leur intention à tel autel privilégié.

Vente des indulgences ?

Au temps de Luther, l’obtention d’une indulgence suppose une prédication préliminaire qui définit notamment les conditions d’obtention puis le versement d’une aumône généralement utilisée à des œuvres d’importance capitale. Le montant de l’aumône, dont étaient dispensés les pauvres, est fixé et les sommes perçues font l’objet d’une comptabilité rigoureuse. C’est sans-doute pour cette raison que des historiens ont parlé à tort de vente d’indulgence.

Les aumônes ne sont pas exclusivement au bénéfice de l’Église. L’empereur Charles Quint reçoit du pape Léon X la concession d’une indulgence plénière dont il perçoit les deux tiers pour la réparation des digues du Pays-Bas, l’autre tiers revenant au pape. Nombreuses ont aussi été utilisées pour réparer les désastres de la guerre de Cent ans à la demande même du clergé et des fidèles. Nous percevons ainsi les avantages de cette pratique qui permet en effet de concentrer les efforts vers les besoins les plus essentiels

L’argent des aumônes revenait au pape, aux autorités ecclésiastiques et séculières sur le territoire desquelles était publiée l’indulgence sans oublier les prédicateurs qui jouent le rôle de collecteurs. L’indulgence peut ainsi rapidement apparaître comme une vaste opération financière et commerciale qui a donné lieu à de graves abus et à de véritables scandales

Par l’argent récolté sous forme d’aumône[3], une campagne d’indulgence est donc devenue un grand moyen que l’Église emploie depuis le XIVe siècle pour se procurer l’argent nécessaire à des entreprises d’intérêt primordial comme la construction d’édifices religieux, travaux d’utilité publique, croisades, etc. Mais les papes de la Renaissance l’ont aussi utilisé plus que de raison.

La campagne d’indulgence de 1517

En 1506, le pape Jules II (1503-1513) prescrit une indulgence pour la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre de Rome puis en 1517, le pape Léon X (1513-1521) en promulgue une nouvelle pour poursuivre les travaux. Le légat pontifical en Allemagne confie alors au nouvel archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, la mission de la publier dans ses diocèses et de récolter l’argent, dont la moitié doit lui revenir afin d’acquitter la dette qu’il a contractée auprès d’une banque pour payer les frais de son élection et de son installation, et dont l’autre moitié revient à la fabrique de Saint Pierre de Rome.

Albert de Brandebourg charge alors le dominicain Jean Tetzel de prêcher l’indulgence dans ses diocèses selon une instruction qu’il a rédigée à cette intention. Orateur de talent et prédicateur célèbre, Tetzel met alors tous ses efforts pour le succès de l’opération. Il rappelle certes les conditions requises pour gagner l’indulgence mais il recommande l’aumône avec tant de chaleur et de zèle que les fidèles peuvent croire que l’argent joue le principal rôle dans le pardon des péchés.

Pourtant, la publication de l’indulgence n’est pas si facilement acceptée dans les diocèses. Elle rencontre en effet une vive résistance de la part des fidèles qui n’acceptent guère ces appels d’argent trop fréquents à leur goût. Des évêques interdisent même la prédication dans leur diocèse comme à Constance et à Meisen en Saxe. Frédéric de Saxe s’y est aussi opposé pour des raisons qui ne relèvent sans-doute pas uniquement de la religion. En outre, le monopole des Dominicains suscite la jalousie des autres ordres religieux, notamment des Augustins, qui préféraient utiliser les revenus de l’indulgence pour achever leur monastère à Wittenberg. La prédication de Tetzel suscite donc une vive opposition pour des raisons qui n’émanent pas toutes de la piété ou du sentiment religieux…

Le début de la querelle des indulgences

Des fidèles, témoins de la prédication de Tetzel, rapportent auprès de Luther les propos du prédicateur qu’ils jugent scandaleux. C’est ainsi que Luther décide d’agir…

Dans un de ses écrits[4], Luther s’assure qu’il ne savait pas trop ce que c’était que les indulgences, voyant peut-être dans cette pratique une façon d’acheter son salut, ce qui peut surprendre pour un docteur en théologie, surtout quand à plusieurs reprises, il remet en cause cette pratique dans ses sermons à l’église de Wittenberg, devenue les « pires outils de la cupidité »[5]. Son opposition aux indulgences ne date pas en effet de la prédication de Tetzel. Il a déjà prêché contre cette pratique dans des sermons. Puis le lendemain de l’affichage des thèses, le 1er novembre, Luther doit de nouveau prêcher dans la chapelle du château de Wittenberg contre la campagne d’indulgence Et comme nous le développerons dans le prochain article, la doctrine des indulgences est bien connue et approfondie au XVIe siècle, même si elle n’est pas encore établie solennellement. Pouvons-nous croire qu’un tel professeur se met en campagne contre cette doctrine sans l’avoir étudiée ?

En fait, la doctrine sur les indulgences n’est guère compatible avec sa théorie de la justification[6] qu’il développe dans ses cours. Cette théorie enlève à tout fidèle tout mérite dans son salut, ce qui implique l’inefficacité des bonnes œuvres dans le salut et celle des indulgences. Ainsi, Luther s’élève contre la pratique des indulgences, et pas seulement ses abus, pour des raisons doctrinales et non pour faire cesser un scandale. Inévitablement, son opposition va s’étendre sur la doctrine des âmes du purgatoire[7]. Et dans la querelle qui l’oppose au pape et aux théologiens, la question de l’indulgence sera rapidement oubliée pour aller à l’essentiel…

Enfin, son opposition est très visible dans la lettre vigoureuse que Luther envoie à l’archevêque pour faire cesser les abus. Les fidèles « croient que les âmes seront tirées du purgatoire, dès qu’ils auront mis l’argent dans les coffres. Ils croient que l’indulgence est assez puissante pour sauver le grand pécheur, celui (c’est leur blasphème) qui aurait violé la sainte mère de notre Sauveur ! … Grand Dieu ! Les pauvres âmes seront donc, sous le sceau de votre autorité, enseignées pour la mort et non pour la vie. Vous en rendrez un compte terrible, un compte dont la gravité va toujours croissant… »[8]. Luther lui demande alors « de lire et de considérer ces propositions où l’on montre la vanité de ces indulgences que les prédicateurs proclament comme chose tout-à-fait certaine. » Peu théologien, Albert de Brandebourg, qui occupe un rang élevé dans l’Église et dans la société, ne peut admettre qu’un moine et professeur lui fasse la leçon avec une telle arrogance, voire mépris…

Luther accuse donc l’archevêque et les prédicateurs d’être responsables d’un enseignement erroné sur la doctrine des indulgences aux conséquences désastreuses pour l’âme des simples fidèles, et de manière implicite, à des fins pécuniaires. Selon ses propos, le simple fidèle concevrait l’indulgence comme une rémission des péchés, moyennant argent, les plaçant ainsi dans « la sécurité d’une fausse paix »(95e thèse). Mais derrière ses mots et ses thèses, il remet en question la pratique des indulgences telle qu’elle est définie dans ses instructions alors qu’elles correspondent à celles du pape et à l’enseignement de l’Église.

Présentons désormais les thèses de Luther…

De la rémission des peines

Dans ces quatre premières thèses, Luther traite de la vraie pénitence du chrétien, celle d’une toute une vie, qui ne se restreint ni au sacrement de pénitence, ni à une seule pénitence intérieure puisqu’elle se manifeste dans diverses mortifications de la chair, et l’associe aux peines divines permanentes « jusqu’à l’entrée dans le royaume des cieux »(4e thèse). La vraie pénitence intérieure est définie comme « une haine de soi-même »(3e thèse), une négation de soi. Luther s’attaque alors à la doctrine de la rémission des peines.

De nombreuses thèses portent sur le pouvoir du pape puisque c’est lui qui accorde les indulgences. Selon les 5e et 6e thèses, le pape ne peut remettre que les peines qu’il a lui-même imposées de sa propre autorité (cf. aussi 20e thèse) ou par l’autorité des canons (cf. aussi 22e thèse), et en déclarant et en confirmant que Dieu seul les a remises. Or, Dieu ne remet les peines que par le sacrement de pénitence (7e thèse) avant l’absolution comme une épreuve de la véritable contrition (12e thèse). Par conséquent, le pape ne peut délivrer l’homme de toutes les peines en général et ne peut le sauver (20 et 21e thèses). Enfin, la remise entière de toutes les peines ne peut être accordée qu’aux plus parfaits donc à un petit nombre de fidèles (23e thèse). D’autres thèses vont plus loin. Ils remettent directement en cause les pouvoirs universels du pape dans l’Église qui ne sont pas aussi grands que ceux d’un évêque dans son diocèse dans ce qui touche le purgatoire (25e thèse) et ne peuvent égaler le premier des papes (77e thèse).

La rémission des peines n’est applicable qu’aux seuls vivants (8e thèse), et non aux défunts, qui sont déjà morts aux lois canoniques (13e thèse) et ne peuvent donc être atteints par les canons. En clair, Luther s’oppose à la capacité des vivants de délivrer les âmes du purgatoire. En utilisant la parabole de l’ivraie, Luther voit dans la transformation de peines canoniques en peines du purgatoire une erreur qui a été introduite dans la doctrine (11e thèse). Finalement, « cette magnifique et universelle promesse de la rémission de toutes les peines accordées à tous sans distinction, trompe nécessairement la majeure partie du peuple. »(24e thèse)

Des âmes du purgatoire

Les âmes du purgatoire éprouvent une grande crainte en raison de leur piété incomplète et de leur amour imparfait (14e thèse). Celle-ci suffit pour constituer leur peine (15e thèse). « Elle approche le plus du désespoir. » (15e thèse), un quasi-désespoir qui différencie le désespoir en enfer et la sécurité au paradis (16e thèse), lui semble-t-il, ce qui signifie que l’âme au purgatoire n’est pas sûre de son salut. Pourtant, si dans sa 19ème thèse, il est impossible de prouver cette sûreté, nous en avons une entière assurance. Et dans d’autres thèses, Luther rajoute qu’aucun homme n’est certain de son entière rémission (30e thèse) comme il est rare d’en trouver un qui achète une vraie indulgence (31e thèse).

Cette peine du purgatoire diminue à mesure que l’horreur de soi diminue, que l’amour grandit (17e thèse). Au purgatoire, la pénitence intérieure se poursuit donc. La raison comme la Sainte Écriture ne peuvent réfuter cette croissance de charité dans l’âme du défunt comme elles ne peuvent pas rejeter la capacité de mérite (18e thèse).

De la pratique et de la doctrine des indulgences

Si l’aspect pécuniaire de la pratique des indulgences est condamné (27 et 28e thèses), des thèses s’attaquent surtout à ceux qui pensent que les lettres d’indulgence les sauvent (32e thèse) ou que la rémission des péchés ne nécessite pas la contrition (35e thèse). De telles croyances conduisent à ne point rechercher la vraie contrition (40e thèse) qui « recherche et aime les peines ». C’est pourquoi il est préférable de prêcher avec prudence au peuple les indulgences du pape de crainte de l’éloigner des œuvres de charité (41e thèse).

La pratique des indulgences est aussi opposée aux œuvres de la miséricorde (42e et 43e thèse) et à tout exercice de charité qui grandit l’homme (44e thèse). Au lieu de prêcher aux chrétiens l’achat des lettres d’indulgence, il est alors préférable de leur enseigner le désir de pauvreté (46e thèse) ou encore l’aide à l’égard du prochain nécessiteux (45e thèse). Enfin, l’indulgence ne remplace pas la contrition sans laquelle même le pécheur ne peut être délié du moindre des péchés véniels (76e thèse). 

D’autres thèses remettent en cause la doctrine sur les « trésors de l’Église », d’où le pape tire des indulgences. Ces trésors, mal définis et mal connus par le peuple chrétien (56e thèse), ne correspondent pas à ce qui est enseigné (58e, 59e et 60e thèse) et ne relèvent pas du pape (61e thèse).

De la prédication de l’indulgence

Plusieurs thèses condamnent des abus dans la prédication des indulgences. Elle interdit celle de la parole de Dieu (51e thèse) ou prend un temps inconsidéré dans les sermons (53e thèse). Elles s’attaquent aussi aux prédicateurs d’indulgence qui abusent des ordres du pape (70e thèse) pour récolter de l’argent (66e et 67e thèse) au lieu de pêcher les hommes riches (65e thèse).

Est aussi condamnée toute exaltation des pouvoirs pontificaux (77e à 80e thèse) qui discrédite le pape lui-même et nourrit les attaques contre lui, critiques bien peu défendables, y compris par les « hommes même les plus doctes » (81e thèse). Plusieurs thèses donnent des exemples de « questions insidieuses des laïques » (82 au 88e thèse) ou « arguments captieux des laïques » (90e thèse) qu’elle peut soulever.

Une critique insidieuse

Cependant, ne soyons pas dupes. Ce que Luther reproche aux prédicateurs, ce qu’ils considèrent comme des abus, sont véritablement ce que demande le pape. L’attaque ne concerne donc pas uniquement les prédicateurs mais touche le souverain pontife en lui-même. Derrière de nombreuses propositions qui soulignent l’abus des prédications, réside en fait de manière implicite une critique à l’égard du pape, par exemple la raison de la campagne d’indulgence, c’est-à-dire la construction de la basilique Saint Pierre. « Pourquoi le pape n’édifie-t-il pas la basilique de Saint Pierre de ses propres deniers, plutôt qu’avec l’argent des pauvres fidèles, puisque ses richesses sont aujourd’hui plus grandes que celles des plus gros richards ? » (86e thèse). Il est dangereux de vouloir répondre à ces critiques par la violence au lieu de les réfuter par de bonnes raisons (90e thèse). Toutes ces critiques seraient vaines si « on avait prêché les indulgences selon l’esprit et le sentiment du pape » (91e thèse). Tout vient d’une mauvaise et malicieuse prédication qui, au lieu de prêcher les peines et les tribulations pour entrer au ciel, laisse les chrétiens dans « la sécurité d’une fausse paix » (95e thèse)…

La méthode qu’emploie Luther ne trompe guère celui qui veut bien entendre ses propositions. Il cherche à ne pas attaquer le pape de manière frontale, mais préfère accuser les prédicateurs d’abuser de leur pouvoir. L’ironie sous-jacente à ses accusations est néanmoins perceptible. Les thèses ne s’adressent pas aux universitaires ou encore à l’archevêque mais au pape qu’il accuse publiquement d’abuser de ses pouvoirs. Luther engage ainsi un combat contre la papauté…

Notons que ses thèses ne sont ni argumentées ni défendables. Elles manifestent des erreurs doctrinales sur des points pourtant connus et admis au temps de Luther. Des expressions sont aussi excessives et parfois révèlent une certaine ironie, voire un véritable mépris. Il y a beaucoup de caricatures dans la description qu’il dresse finalement de la pratique des indulgences, dont certains traits restent encore vivaces dans les préjugés de notre temps.

Conclusions

Les thèses de Luther ne s’opposent pas seulement aux abus d’une prédication excessive et aux scandales qu’elle provoque. Il est même étonnant que ces excès, connus et déjà condamnés, nécessitent un débat universitaire. Elles remettent en fait en cause la doctrine des indulgences en elle-même et à celle du purgatoire. Le débat que Luther propose est donc un débat théologique. Le père supérieur de Luther, Staupitz, nous le confirme en effet. Quand le prince électeur Fréderic de Saxe lui demande les raisons de la publication et de la diffusion des thèses de Luther, Staupitz les présente comme une matière à discussion afin d’encadrer une pratique contestable et de mieux définir une doctrine encore mal établie.

Mais veut-il vraiment un débat sérieux à la recherche de la vérité quand il se montre si affirmatif à l’égard de l’archevêque et qu’il diffuse ses thèses à la population, ce qui soulèvera nécessairement les passions et les cœurs ? Un moine ose se lever contre le pape ! La lettre qu’il adresse à l‘archevêque montre qu’il est convaincu de sa position et ne semble pas se prêter à la moindre concession. Contrairement à de nombreux commentaire, Luther montre dès le départ une audace extraordinaire, portée par l’orgueil et le mensonge. Aucun débat n’a eu lieu puisque ce n’était pas l’objectif de Luther. Il ne veut pas débattre. Convaincu, il veut imposer ses idées à la papauté…

Les princes sont mêlés à la polémique. Ils voient dans cette querelle doctrinale une bonne occasion pour renverser l’ordre politique à leur profit. Le population s’agite et se divise. Il n’y a finalement plus de place pour le débat. C’est plutôt le temps des vives passions que Luther a soulevées et où se mêlera surtout l’orgueil d’un homme …

Le dominicain Tetzel n’est pas resté silencieux aux attaques méprisantes de Luther. Il remet en question ses propositions dans ses 106 antithèses en exposant la doctrine sur le sacrement de pénitence et sur les indulgences telles qu’elle était connue à cette époque à partir d’arguments. Mais dès que des colporteurs apportent ses antithèses à Wittenberg, celles-ci sont aussitôt arrachées de leurs mains et brûlées par les étudiants dans un feu de joie…

 

 

Notes et références

[1] Depuis 1961, une thèse défendue par le professeur allemand Erwin Iserloch, alors professeur d’histoire à la faculté théologique catholique de Munster, remet en cause l’historicité de l’affichage des thèses sur la porte de la chapelle de Wittenberg. Nous reviendrons sur cette thèse dans le prochain article.

[2] Voir Émeraude, juin 2017, article « La scolastique, œuvre chrétienne du Moyen-âge ».

[3] La pratique des dons que nos contemporains suivent aujourd’hui est aussi devenue une vaste opération commerciale et financière qui conduit parfois à des abus. Elle n’est pas non plus aussi désintéressée que nous le pensons.

[4] Luther, Werke, tome XXI. Voir aussi Michelet, Mémoire de Luther, livre premier, chap. II, dans Œuvres complètes de J. Michelet, Flammarion, 1835.

[5] Luther, Sermon du 27 juillet 1516 et du 24 février 1517 à la cathédrale de Wittenberg, dans Histoire générale de l’Église, Boulanger, Tome III, Les temps modernes, volume VII, XVI-XVIIème siècle, 1517-1648, section 1, chapitre 1, n°15, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938.

[6] Voir Émeraude, février b2017, article « La doctrine de Luther » et  avril 2017, article « Les différentes doctrines de justification ».

[7] Voir Émeraude, janvier 2022, article « Contre le dogme du purgatoire, orthodoxes et protestants, ... ».

[8] Luther, Lettre à l’archevêque de Mayence, chargé par le pape de la ventre des indulgences en Allemagne, n°557, dans Martin Luther, Jules Michelet, Revue des deux mondes, période initiale, tome V, 1832.

[9] Luther, 95ème thèse.


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