" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 29 juin 2012

Mahomet, une légende ?

Muhammad Sven Kalish est professeur de théologie en Allemagne et titulaire d'une chaire sur l'islam à l'université de Munster. Converti à l'islam à l'âge de 15 ans, il est plutôt considéré comme musulman radical. Mais, à la surprise générale, en 2008, il met en doute l'existence historique de Mahomet ! Dans un article de Wall Street Journal, il explique son cheminement intellectuel qui l'a conduit à ce doute. Après avoir dévoré des livres questionnant l'existence d'Abraham, de Moïse et de Notre Seigneur Jésus-Christ, il a pris le risque de s'interroger sur l'existence même de Mahomet. Au fur et à mesure de ses recherches et de ses contacts avec des chercheurs, il finit par douter : « plus je lisais, plus la personne historique à la base de tout me paraissait improbable » (1). Son hypothèse n'est pas une nouveauté. Le Père Gabriel Théry (1881-1959) est probablement le premier à mettre en doute l'existence de Mahomet. D'autres l'ont suivi, en particulier Patricia Crone, à partir de sources documentaires abondantes et externes à l'islam. Certes, il est bon ton de remettre en question les « fondateurs » de religions, et donc les religions elles-mêmes, mais cette hypothèse est-elle raisonnable ? 


Interrogeons le Coran...


Mahomet (ou Muhammad) est cité rarement dans le Coran (version d'Hamidallah). Il apparaît en intitulé de la 47ème sourate, mais les intitulés ne font pas partie du Coran et auraient été ajoutés au Xème siècle. Selon les islamologues, dans le texte arabe primitif, donc la seule version véridique, nous ne rencontrons pas le nom « Muhammad » mais la forme « mhmd » à quatre reprises (III, 144, XXXIII, 40, XLVII, 2 et XLVIII, 29) et la forme « hmd » une fois (LXV, 6). Rappelons-nous en effet que la langue arabe primitive ne connaît pas les voyelles. Le nom du prophète est donc mentionné par la racine « mhmd » ou « hmd ». Mais, ces racines sont employées comme des qualificatifs et non comme des patronymes. Elles signifient « digne d'éloge », « loué ». Or, à chaque fois, elles sont traduites abusivement par « Muhammad ». Ces racines se rencontrent souvent dans toutes les langues sémitiques qui ont précédé l'arabe. En hébreux, elles ont le sens de précieux, d'excellent ou d'homme de prédilections comme nous le trouvons dans le Livre de Daniel. Ce qualificatif peut donner lieu à un surnom. 

Dans la prophétie de Daniel (IX, 23), le mot qui désigne « l'homme des prédilections » a pour racine en araméen hmd (2). Dans une vision, Saint Gabriel annonce à Daniel qu'il est « cet homme de prédilection ». N'a-t-il pas une certaine ressemblance avec la vision de Mahomet ? Ou une confusion avec Notre Seigneur, l'homme de prédilection annoncé ? Selon des chercheurs, la première communauté musulmane, influencée par une secte chrétienne, attendait la venue d'un Messie. Les « dogmes » musulmans l'annoncent en effet à la fin des temps. Dans un manuscrit du VIIème siècle (3), un Juif demande à un sage si ce prophète n'est pas le messie. Selon Saint Théophane, au VIIIème siècle, les Juifs voyaient Mahomet comme le Messie promis. 

Comme le Coran en langue arabe primitive est seul véridique selon la doctrine du Coran incréé et qu'il ne mentionne pas le nom du Prophète, nous ne pouvons pas nous appuyer sur la « parole de Dieu » pour croire à un certain Mahomet. Serait-il alors le seul envoyé de Dieu dont le nom ne figure pas dans un « texte saint » ?! Dieu Lui-même n'aurait pas donné à son prophète une légitimité indiscutable. Cela est en effet bien étrange... 

Interrogeons d'autres sources musulmanes 

La vie de Mahomet est essentiellement connue d'une source écrite arabe, écrite au début du IXème siècle, deux cents ans après l'époque des évènements, intitulée Kitab sirat rasul Allan le livre de la vie de l'envoyé de Dieu »), communément désigné par "sirat" ou "sira". Il est censé reproduire un récit antérieur d'un chroniqueur arabe, Ibn Is'haq, mort en 767 ou 768. Ce récit n'a jamais été découvert mais des critiques émanant de différents écrivains dont Malik ibn Anas (713-795) ont été retrouvées. Ces critiques mettraient en doute l'exactitude des faits qui y sont rapportés. Les hadiths mentionnent aussi des faits de la vie de Mahomet mais, certains sont peu crédibles et sont relativement tardifs ( VIIIème, surtout IXème siècle). Des chercheurs (4) admettent finalement le manque de fiabilité des sources littéraires arabes pour prouver l'existence de Mahomet. Les « clerc » musulman « en ont sélectionné et compilé les éléments selon l'idée qu'ils voulaient donner des origines de leur communauté et de la vie de leur prophète » (5)

Interrogeons les traces du passé 

L'archéologie et l'épigraphie donnent peu de preuves et les recherches seraient interdites dans les villes saintes de l'islam. 

Mohammed Sven Kalish n'a trouvé les premières traces du nom du prophète que sur des pièces de monnaie vers la fin du VIIème siècle. On a en effet trouvé une pièce de monnaie datée de 685 portant le nom de Mahomet et son titre de prophète (6). Mais, nous savons que les premières pièces fabriquées par des musulmans datent précisément du règne d'Abd-el-Malik (685-705). Auparavant, ils utilisaient les pièces byzantines. Ce n'est que vers 696 que les « musulmans fonde un véritable système monétaire » (7)

On a aussi trouvé des graffitis et des gravures sur pierre en arabe mentionnant la chahada. Elle se présentait comme ceci : « je témoigne qu'il n'y a de Dieu que Dieu, pas d'associé à lui ». En 690, apparaît la forme : « je témoigne qu'il n'y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ». La forme actuelle ne s'imposera qu'à partir de 735. Pourtant en 740, on connaît encore cette forme étrange : « je témoigne qu'il n'y a de Dieu que Dieu, et le Christ est son prophète » (8). La forme actuelle de la chahada devient exclusive vers 735-740 (9).

Interrogeons les témoins des évènements 

Les textes non-musulmans et contemporains des évènements témoignent du point de vue des vaincus, mais ils apportent quelques témoignages ou silences intéressants à prendre en compte. 

Sophrone (vers 550, 638 ou 639), évêque de Jérusalem, ouvre les portes de Jérusalem au calife Omar. Il ne mentionne aucun Mahomet dans ses récits de la prise de Jérusalem. 

Le patriarche jacobite Jean Ier rencontre l'émir Saïd ibn Amir en 644 en Syrie pour débattre. Dans sa lettre (10), il n'y a aucune trace de Mahomet, ni d'un prophète auteur d'une doctrine religieuse, encore moins du Coran. Les musulmans n'évoquent que la Torah dans la controverse pour défier les chrétiens de prouver que le Christ est Dieu. Cette lettre nous paraît intéressante et pertinente mais aucune information n'a été trouvée sur son authenticité. 

Thomas, dit le Presbyte, syriaque de Mésopotamie, rapporte des évènements de 634 et 636 dans une chronique datée vers 640. Ce texte mentionne les Arabes de d-Mhm ("Tayayê d-Mhmt"): « Dans l'année 947 » [c'est-à-dire 634-635], « il y eut une bataille entre les Romains et des « Tayayê d-Mhmt » en Palestine, à douze mille à l'Est de Gaza ». Mais qu'exprime d-Mhm ? Le « d » correspondrait à Daniel. 

Saint Théophane le Confesseur, né vers 758 et mort en 817, a écrit une importante chronographie qui serait une source unique sur l'histoire de Byzance pour le VII et VIIIème siècle. Il évoque un commerçant du nom de « Mouamed, leader et faux prophète des Sarrasins ». 

Dans une chronique syriaque anonyme, écrite vers 660 dans le Khûzistân, en Iran occidental, un chroniqueur relate l'assaut des fils d'Ismaël qui sont dirigé par un certain « Muhammed » sous le règne de Yazdagird III (632-651) (11). S'agit-il du prophète ou le nom d'un guerrier ? Est-il le chef des guerriers entrain de lancer l'assaut ou le chef des ismaéliens restés en Arabie ? 

La Doctrina Jacobi nuper baptizati (12) est un manuscrit rédigé en grec, d'auteur inconnu et datant du VIIème siècle. Il nous est parvenu sous une forme fortement altérée. Elle mentionne un nouveau prophète chez les Arabes, qui ont vaincu et tué un général de l'Empire romain dans un bataille près de Gaza au début de l'année 634. Or, Mahomet est mort deux ans avant, il n'aurait jamais été en Palestine et selon la tradition musulmane, la conquête de la Palestine revient au premier calife Abou Bakr. Selon Laurent Lagartempe, ce Mahomet serait un glorieux chef arabe de l'époque. Nous pouvons aussi envisager d'autres solutions qui peuvent ne pas remettre en cause l'existence de Mahomet (erreurs dans la bibliographie officielle). Selon la datation du manuscrit reconnue généralement, il est le texte le plus ancien mentionnant la conquête islamique. Mais, certains historiens doutent de sa véracité. 

Sébéos, religieux arménien, serait l'auteur d'un ouvrage historique intitulé Histoire d'Héraclius. Il raconte les premières incursions arabes en Arménie en 640. Son histoire se termine en 662. Il ne parle que de l'esprit de conquête des arabes. « La première édition de cet ouvrage, à Constantinople, en 1851, se base sur un manuscrit découvert à Etchmiadzin en 1842 ; le manuscrit ne portait lui-même ni titre ni divisions, et le titre d’Histoire d'Héraclius ainsi que l'attribution à Sébéos lui sont donnés lors de sa découverte, en supposition d'une identification de ce manuscrit avec l'Histoire de Sébéos évoquée par diverses sources médiévales. Ce manuscrit étant par ailleurs aujourd'hui perdu, la paternité de l'œuvre est donc fort incertaine dans sa totalité. » (13). Pour certains chercheurs, le manuscrit serait en partie considéré authentique (14). Dans une traduction découverte sur internet, nous y avons trouvé trois mentions de Mahomet, le présentant comme prédicateur (15)... 

Que conclure de toutes ces recherches ? 

A notre avis, rien ne peut prouver ou non l'existence de Mahomet. Il est en particulier bien difficile de faire parler des textes anciens. Il est tentant de les interpréter dans le sens d'une négation de l'existence de Mahomet ou dans le sens contraire. Soyons donc prudents. N'imitons pas ceux qui remettent en cause la Sainte Écriture et notre foi par des interprétations de textes parfois abusives et surtout présentées comme les seules véridiques. 

De ces recherches, nous pouvons retenir trois points. D'abord, le Coran lui-même ne peut justifier l'existence de Mahomet. Ce simple constat nous suffit pour douter fortement. Essayons d'imaginer la Bible sans la mention de Moïse ! Qui justifie Mahomet et sa mission ?! Éternelle question sans réponse... Faut-il alors trouver des preuves humaines pour justifier sa mission divine ? Quel comble !... Le deuxième point est la faiblesse de la langue arabe. Et pourtant, elle serait la langue inimitable choisie par Dieu pour donner un message claire ! Enfin, au-delà du doute sur l'existence de Mahomet, retenons la leçon du sage érudit des Livres Saints de la Doctrina Jacobi

« On disait que le prophète était apparu, venant avec les Saracènes [Arabes], et qu’il proclamait la venue du Messie qui allait venir. Étant arrivé à Sykamine, je m’arrêtai chez un vieil homme bien versé dans les Écritures et lui dis : Que me dis-tu du prophète apparu avec les Saracènes ? Il me répondit dans un profond soupir : Il est faux car les prophètes ne viennent pas armés avec épée et char de guerre... Et moi, Abraamès, ayant poussé l’enquête, j’appris de ceux qui l’avaient rencontré qu’on ne trouve rien d’authentique dans ce prétendu prophète : il n’est question que d’effusion du sang des hommes. Il dit aussi qu’il détient les clés du Paradis, ce qui est incroyable » (16)


Références

Mohammed Sven Kalish, Wall Street Journal, le 15 novembre 2008, cité sur Point de Bascule, 19 novembre 2008.
Article Muhammad comme prophète dans la Bible dans Résurrection, L'islam au risque de l'histoiren°123-124 (janvier-avril 2008). François-Xavier, membre de Résurrection, participe à un groupe d'apostolat « Saint-Jean de Damas » qui a pour objet l'annonce de l'Évangile aux Musulmans. 
Doctrina Jacobi nuper baptizati, V, 16, 209 cité dans http://www.lemessieetsonprophete.com/
Les historiens de l'islam : John Wansbrought (1928-2002), Patricia Crone (1945-), Alfred Louis de Pémare (1930-2006). 
Alfred Louis de Prémare, Les fondations de l'islam, cité par Agnès Devictor, dans www.sissco.it le 23/05/2002.
Selon le site http://www.lemessieetsonprophete.com/. Cette attestation est reconnue fiable par Maxime Lenôtre, Mohammed fondateur de l’Islam, (voir http://afs.e-catho.com/ideologieserreurs/fausses-mystiques/445-les-origines-de-l-islam ). 
Article paru dans le Courrier de l’Unesco de janvier 1990 et légèrement remanié par l’auteur. 
11Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l'islam, Le Seuil, Paris 2002, cité sur le forum http://www.bladi.net/forum/231066-bahira-moine/index2.html
12 L'Enseignement de Jacob, nouvellement baptisé
13 Wikipedia, article "Sébeos". Le site afs précise qu'une partie du manuscrit n'est pas reconnue. http://afs.e-catho.com/ideologieserreurs/fausses-mystiques/445-les-origines-de-l-islam Selon Frédéric Macler, qui a traduit de l'araméen, seul le livre III est authentique. 
14 Nevo Yehuda D. and Judith Koren, Crossroads to Islam, The origins of the Arab Religion and the Arab State (2003) Promotheus Books, New York . Voir http://www.observatoiredesreligions.fr/spip.php?article31
15 Histoire d'Héraclius, chapitre XXX, traduit de l'araméen par Fréderic Macler, numérisé par Marc Szwajcer 

lundi 25 juin 2012

La science en quête de sens

Quand nous traitons des rapports entre la foi et la raison, nous avons la fâcheuse habitude de prendre comme référence les relations qui existent entre la religion et la science. Or, comme nous l'avons déjà évoqué, la science moderne ne peut pas se confondre avec la raison, même si dans un monde idéal, elle devrait en être la servante. En outre, la religion n'exclue pas la raison. La foi n'est pas irrationnelle. Et qui pourrait nier le rôle de la raison dans les œuvres des Pères et des Docteurs de l'Église? Que seraient notamment la théologie et l'apologétique sans un minimum de raison ? 
Ainsi, reporter les rapports entre la foi et la raison à ceux plus restreints de la religion et la science est une erreur commune. Ainsi certains antichrétiens n'hésitent pas à lever l'étendard de la science pour mépriser notre religion, évoquant la suprême raison contre la prétendue superstition. Le discours se résume alors à une dialectique simple, particulièrement efficace ...

Néanmoins, mettre en relation ces différents termes permet d'identifier le véritable problème sous-jacent, celui de la connaissance et de la vérité. Le monde de la science n'a pas cessé de s'interroger sur ces questions, donnant naissance à une nouvelle branche philosophique ou scientifique, l'épistémologie. Elle comprend une partie de la philosophie de la science et de la théorie de la connaissance. Jean-Paul II dans son encyclique, toujours d'actualité, Fides et Ratio, souligne encore l'enjeu actuel de ces débats : « la philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers l'être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s'appuyer sur la capacité de l'homme à connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements » (1). Selon Jean-Paul II, la philosophie moderne entraîne une « défiance à l'égard de la vérité ». « Tout devient simple opinion ». « Le temps des certitudes serait irrémédiablement révolu, l'homme devrait désormais apprendre à vivre dans une perspective d'absence totale de sens, à l'enseigne du provisoire et de l'éphémère » (2)

Certes, dans nos articles, nous avons insisté sur les limites des sciences modernes et sur leurs difficultés à être véritablement objectives afin de nous poser de bonnes questions quand nous sommes confrontés à une théorie. Il est beaucoup plus simple de s'attaquer aux présupposés d'une théorie qu'à son contenue et à ses conclusions, qui, le plus souvent, dépassent nos compétences. C'est une des leçons que nous tirons de notre périple dans les méandres de l'épistémologie. Dans notre article, nous allons décrire brièvement les différentes courants qui la composent. 

Qu'est-ce que l'épistémologie ? 

Qu’est ce que la connaissance ? Comment est-elle constituée ou engendrée ? Comment apprécier sa valeur ou sa validité ? L'épistémologie pose ces trois grandes questions essentielles et tentent d'apporter des réponses.

La théorie classique des sciences modernes repose sur l'idée que la connaissance est une croyance vraie et justifiée. Le but avoué est d'exclure du domaine de la connaissance les cas dans lesquels la croyance est vraie, mais où on n'est pas en mesure d'expliquer scientifiquement pourquoi elle est vraie. Ainsi, fait-on la distinction entre la croyance et la vérité scientifique. Cette théorie revient alors à prétendre que seule compte la vérité scientifique. Le but de cette entreprise est bien d'exclure la métaphysique et la religion de ce domaine considéré comme seul fiable. Mais comment justifier une croyance vraie ? 


Vers le triomphe de la science : du rationalisme au positivisme logique... 

Le rationalisme prétend que toute science théorique doit être basée sur des principes fondamentaux, découverts et validés à travers l'analyse systématique d'idées intuitives, donc révélées par la simple introspection. Cette forme a priori de notre sensibilité ne devient connaissance qu'à travers l'expérience. Hors du cadre de l'expérience, il n'y a pas de connaissance valable. 

Selon l'empirisme, les idées intuitives ne suffisent pas. Les scientifiques doivent vider leur esprit de tout préjugé, et seulement ensuite faire des observations. Ils pourraient alors généraliser par raisonnement logique et ainsi découvrir les lois fondamentales régissant la nature. La méthodologie s'appuie donc sur l'expérience et non sur le savoir théorique. 

Le positivisme prétend que tout ce qui est dans la nature peut être connu rationnellement. Il exprime la volonté de connaître, de prévoir et d'agir sur le monde exempt de phénomènes surnaturels. Deux tendances semblent le constituer. La première est l'agnosticisme, selon laquelle la nature des choses reste cachée et ne peut faire l'objet d'une étude scientifique. Seuls les phénomènes et les rapports qu'ils entretiennent entre eux sont connaissables. La réalité scientifique est donc la réalité concrète, celle dans laquelle se produisent les faits observables. La deuxième tendance est le matérialisme, selon laquelle la nature est composée d'une substance unique, la matière. Elle en constitue l'être, le réel dernier et fondamental. La réalité phénoménale est une apparence ou une conséquence de ce réel. 


Selon le positivisme logique, la science se distingue par les vérifications que le scientifique peut apporter à sa théorie. Seule l'expérience permet cette vérification. Comme les énoncés éthiques et métaphysiques ne sont pas vérifiables, ils sont nécessairement « vides de sens ». La sensation est donc le fondement de la connaissance. Cela revient aussi à situer le sujet au centre de la connaissance. Les sensations peuvent être formulées dans un langage précis, sous forme d'énoncés protocolaires. Ces énoncés étant absolument vrais, la science n'a plus qu'à établir des relations entre ces propositions, selon des règles de logique, pour obtenir une théorie complète de la réalité physique, sans la moindre hypothèse ontologique. Le physicien philosophe Ernst Mach (1838-1916) en vient à défendre l'idée selon laquelle le concept de réalité objective est inutile en science. Elle ne ferait qu'organiser de façon rationnelle et précise les relations entre les sensations. Des courants philosophiques formalistes en viennent à ne plus discuter du sens des propositions. La science ne doit définir que l'ensemble des règles d'interférence et se contenter de la cohérence des démonstrations. Finalement, elle n'est plus liée au monde sensible. On aboutit à simples constructions logiques qui déterminent les propriétés d'un monde artificiel. 

Critiques contre le positivisme... 

Des philosophes remettent en cause sérieusement ces rationalistes et leur démarche inductive : Godel avec le théorème d'incomplétude (3) et Karl Popper avec la théorie de réfutabilité. Ce dernier soutient qu'aucune théorie n'est logiquement ou empiriquement vérifiable au sens de certitude. Une théorie est scientifique si elle est réfutable, c'est-à-dire potentiellement fausse et même fausse en comparaison de la vérité certaine à laquelle elle prétendrait se rapprocher. Seules les théories finalement formulées de manière à pouvoir permettre la déduction logique d'un énoncé particulier, capable potentiellement de les réfuter, peuvent être considérées comme scientifiques et non métaphysiques. Cela revient à évaluer les théories à partir de tests. Ces tests sont relatifs et ne peuvent être qu'améliorables. La science ne peut donc que progresser au fur et à mesure de l'amélioration des moyens et des méthodes de tests. Karl Popper croit en l'évolution croissante de la science tout en soulignant la forme relative et non absolue de la vérité scientifique. 

Le positivisme logique connaît encore un autre adversaire : Willard Van Orman Quine (1908-2000), avec l'article Deux Dogmes de l'empirisme. Il affirme que la philosophie de la connaissance et des sciences constituent elles-mêmes une activité scientifique, corrigée par les autres sciences, et non pas une « philosophie première » fondée sur une métaphysique comme le prétendent les rationalistes. 

Vers le pragmatisme... 

L'école du pragmatisme considère qu'une théorie ne se distingue d'une autre que par les effets qu'elle produit une fois qu'elle est posée. Elle introduit notamment le concept d'abduction, par lequel une règle hypothétique est générée par un cas unique ou un fait surprenant. Contrairement à l'induction et à la déduction, l'abduction est, selon Peirce, le seul mode de raisonnement par lequel on peut aboutir à des connaissances nouvelles. 


L'instrumentalisme... 

Selon Pierre Duhem (1861-1916), la science ne peut pas accéder à la constitution du monde, réservée à la métaphysique. Il considère que les méthodes utilisées dans les théories sont des outils de prédictions des résultats, qui permettent d'appréhender le réel. Si un jugement n'est pas validé par une mesure, c'est un préjugé. La science ne décrit pas la réalité au-delà des phénomènes . Elle n'est qu'un instrument le plus commode de prédiction et d'appréhension. 

L'anarchisme épistémologique ... 

Selon la théorie de Feyerabend (1924-1994), « on ne pourra jamais trouver un ensemble de règles susceptibles de guider le scientifique dans le choix d'un théorie et c'est entraver le progrès d'imaginer l'existence d'un tel ensemble » (4). Le seul principe qui n'empêche pas l'avancement de la science est a priori « tout peut être bon ». « Le seul principe qui n'entrave pas le progrès est que tout marche ». Il critique donc l'aspect réducteur de la théorie de la réfutabilité de Karl Popper, et défend le pluralisme méthodologique. Il existe selon lui une très grande variété de méthodes différentes, adaptées à des contextes scientifiques et sociaux toujours différents. De plus, il remet en question la place que la théorie de la réfutabilité accorde à la science, en la faisant l'unique source de savoir légitime et le fondement d'une connaissance universelle qui dépasse les clivages culturels et communautaires. Enfin, Feyerabend critique le manque de pertinence de cette théorie pour décrire correctement la réalité du monde scientifique. 

Le constructivisme... 

Un courant plus important se dessine et s'affirme au XXème siècle, mouvement qui s'étend à de nombreux domaines, y compris l'art : le constructivisme. En épistémologie, le constructivisme est une approche de la connaissance reposant sur l'idée que notre image de la réalité, ou les notions structurant cette image, sont le produit de l'esprit humain en interaction avec cette réalité, et non le reflet exact de la réalité elle-même. Nous retrouvons encore les idées kantiennes selon lesquelles la connaissance des phénomènes résulte d'une construction effectuée par le sujet. Hans Vaihinger (1852–1933), dans sa Philosophie des Als Ob (philosophie du « comme si »), défend l'idée que nous ne pouvons percevoir que des phénomènes à partir desquels nous construisons des modèles de pensée fictionnels auxquels nous accordons une valeur de réalité. Nous nous comportons « comme si » le monde correspondait à nos modèles. 

La conception constructiviste s'oppose à une certaine tradition dite réaliste. Elle marque en effet une rupture avec la notion traditionnelle, selon laquelle toute connaissance humaine devrait ou pourrait s’approcher d’une représentation plus ou moins « vraie » d’une réalité indépendante. Le réalisme croit à une réalité indépendante du sujet qui la perçoit. La science serait à même de découvrir cette réalité. 

Au lieu de prétendre que la connaissance puisse représenter un monde au-delà de notre expérience, le constructivisme considère toute connaissance comme un outil dans le domaine de l’expérience. Le constructivisme mathématique limite ainsi la liberté des mathématiciens aux seuls résultats significatifs pour l'homme. De tous les raisonnements et lois possibles, on ne garde que les théories capables de prouver les choses. Cette construction est synonyme d'algorithme. Elle conduit à l'informatique, qui combine des opérations logiques capables, en théorie, de tout calculer et donc de découvrir les lois de la nature... 


Notre article ne prétend pas décrire l'ensemble des mouvements philosophiques traitant de la théorie de la connaissance et de la philosophie de la science, mais d'énoncer brièvement les tendances les plus fortes et les plus caractéristiques. Si les premiers courants philosophiques prétendaient ramener la véritable connaissance à la vérité scientifique à partir des expériences, d'un certain formalisme et d'une méthode inductive, leurs ambitions ont été profondément remises en cause. 

Une autre tendance philosophique s'est alors développée. La science n'est vue que sous l'aspect utilitaire et fécond. L'important n'est pas ce qu'elle est, mais ce qu'elle donne. En outre, comme elle prétend que nos connaissances ne sont que des constructions de l'esprit, disjointes de la réalité, il est vain de vouloir la saisir et de s'y attarder. L'informatique est probablement le fruit de cette tendance... Nous sentons bien que toute contrainte ou cadre ne peut guère être admis dans cette théorie. Nous percevons alors clairement tout le danger que représente une telle conception dans laquelle l'éthique et la morale n'ont guère de place. Mais n'est-ce pas aussi la tendance qui anime actuellement la société ? Devant ces tendances qui finalement nient toute connaissance de la réalité et toute morale, notre devoir est alors plus clair : rappeler notre capacité à saisir la vérité, montrer le véritable rôle de la connaissance et ses exigences, finalement donner un sens et un cadre à la science... 




Références

1 Fides et ratio, Introduction 
Fides et ratio, n°91 
Voir article Incomplétude,  mars 2012
Feyerabend, Contre la méthode, le Seuil, 1979.

mardi 19 juin 2012

Le spirituel dans l'art

Depuis notre premier article sur l'art, en réaction à des pièces de théâtre odieuses, nous ne cessons pas d'aborder les relations entre l'art et l'âme. Nous avons conclu de nos réflexions que si l'âme s'élevait au contact d'une œuvre, vers la source de toute inspiration, de toute beauté, cette œuvre répondait exactement à l'essence même de l'art. Sa valeur se mesure donc à ses capacités d'élever l'âme du spectateur. Dans cet article, nous allons rencontrer une autre conception de l'art, celle d'un artiste-philosophe, Kandinsky. Fondateur de l'art abstrait, il est reconnu pour un ouvrage important, réactionnaire à son époque : Du Spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier. « L'évidence primaire en art, c'est le pouvoir qu'a l'œuvre de mettre l'âme humaine en vibration. C'est pourquoi le principe essentiel de toute création artistique est, selon Kandinsky, le principe de nécessité intérieure, c'est-à-dire le principe de l'entrée en contact efficace avec l'âme humaine » (1). Il semblerait que Kandinsky confirme nos propos. Mais, en regardant de plus près ses pensées, nous y découvrons des erreurs qui pourraient être la cause de ce que nous déplorons. Notre article a pour but de présenter brièvement ses idées et d'en faire un très rapide commentaire. 

Kandinsky (1866-1944) critique sévèrement son époque. Il la considère comme fondamentalement matérialiste, c'est-à-dire athée dans la religion, positiviste dans les sciences, utilitariste dans le domaine morale, et naturaliste dans l'art. Ce matérialisme a tout pénétré et a conduit au désenchantement du monde. La vie n'a plus de sens ni de réel intérêt. L'artiste ne doit pas se tourner vers ce monde déchu, mais vers la seule source de beauté qui lui reste, lui-même... 

Que contient l'art selon Kandinsky ? « Il y a d'emblée renvoi à l'aventure intérieure personnelle ». Mais, il y a plus. « Il y a dans l'œuvre d'art la révélation d'une réalité supérieure inaccessible au discours de la raison et elle devient par une coïncidence inouïe dans le même mouvement le support d'une méditation métaphysique ». L'œuvre d'art est donc à la fois « le support de la métaphysique et l'image de l'itinéraire ». L'art est caractérisé par la personnalité de l'artiste, qui s'exprime à travers son œuvre, par le style de son époque, c.a.d. l'expression dans l'œuvre d'une certaine ambiance spirituelle commune propre à l'époque durant laquelle l'œuvre a été créée, et enfin par l'art pur. Le troisième paramètre, le seul objectif, est primordial dans l'œuvre, mais elle ne peut s'exprimer sans les deux autres. Enfin, l'artiste « a une inévitable volonté de s'exprimer ; cette volonté est la force que nous désignons par nécessité intérieure » (2)

Kandinsky reconnaît en l'homme l'existence d'un corps et d'une âme. Il étend cette distinction à tous les objets au point de considérer la réalité constituée de deux dimensions distinctes : la réalité physique, corporelle, et la réalité spirituelle, encore appelée « vie spirituelle ». Il rapporte la raison à la dimension matérielle, considérant que le raisonnement est un phénomène physique. L'âme n'est pas le lieu de la pensée, mais de l'émotivité. 

Il distingue encore les sensations, provenant des organes sensoriels, et les sentiments, issus de l'âme. Les sensations sont les premiers effets physiques quand on rencontre un objet. Elles se prolongent par un second effet, cette fois spirituel, qui provoque une émotion de l'âme, qui, elle, perdurent plus longtemps. La « vibration de l'âme » est finalement cette émotion. 

La vie spirituelle étant constituée dans les sentiments, il est alors évident, toujours selon Kandinsky, que ni la philosophie, ni les sciences sont primordiales mais l'art. « L'art […] est le langage qui parle à l'âme, dans la forme qui lui est propre, de choses qui sont la pain quotidien de l'âme. Si l'âme se dérobe devant cette tâche, ce vide ne pourra être comblé, car il n'existe pas d'autre puissance qui remplace l'art ». Il peut donc conclure qu' « une œuvre est bonne lorsqu'elle est apte à provoquer des vibrations de l'âme, puisque l'art est le langage de l'âme et c'est le seul »... 


Et la beauté ? Nouvelle distinction. Il existe une beauté matérielle, qui consiste dans la forme, et une beauté intérieure, qui consiste dans le sentiment. Lorsqu'il n'y a aucun contenu dans une œuvre autre que sa beauté matérielle, l'art est réduit à une simple imitation de la nature. « La beauté de la couleur et de la forme […] n'est pas un but suffisant en art ». L'art ne consiste pas en cette beauté matérielle mais « est puissance qui a un but et doit servir à l'évolution et à l'affinement de l'âme humaine ». Le but de l'artiste est bien de provoquer des émotions dans l'âme du spectateur par des moyens artistiques. Quand Kandinsky parle d'affinement ou d'évolution, il ne parle pas d'éducation morale ou philosophique, qui est du domaine de la raison selon l'artiste philosophe. La pensée est inutile à l'artiste pour parvenir à toucher l'âme efficacement. Le sentiment prime... 

Relevant uniquement du sentiment, la beauté ne peut pas être fixée par des règles. L'art est donc éternellement libre. Tous les moyens sont bons pour réaliser ce que les sentiments le poussent à faire. « L'artiste a non seulement le droit, mais le devoir de manier les formes ainsi que cela est nécessaire à ses buts […]. Ce qui est nécessaire, c'est une liberté totalement illimitée de l'artiste dans le choix de ses moyens ». Pour provoquer une émotion dans l'art, tous les objets sont possibles car ces derniers ont tous une « vie spirituelle » capable d'influencer l'âme. Pour éviter que le spectateur se limite à la beauté matérielle et ainsi l'aider à ressentir la beauté intérieure, Kandinsky choisit l'abstrait. Ne pas pouvoir résister à la « nécessité intérieure » est la marque du génie artistique. L'artiste n'est pas libre autrement que dans l'art... 

Tentons maintenant de commenter cette conception de l'art.... 

Nous considérons que l'art est un mode de connaissance comme la science. L'art utilise en effet l'émotivité, la science, la raison. L'un a pour objet premier la beauté, l'autre, la vérité. La beauté et la vérité sont objets de connaissance. Et les deux produisent les mêmes effets : la jouissance de l'âme. La connaissance est le propre de l'intelligence donc de l'âme. Ces deux modes de connaissance n'ont en effet de valeur que parce qu'ils atteignent l'intelligence, par l'émotivité ou par la raison. Ce sont finalement les deux moyens dont disposent l'homme pour connaître. L'art n'est donc pas le seul langage de l'âme. Croire que la pensée est d'ordre matériel revient finalement à épouser le matérialisme. 

Dire que l'art est un langage revient à dire qu'il est structuré, composé, rationnel. L'art n'est donc pas exempt de raison. Pour confirmer nos propos, il suffit d'entendre les artistes du XIX et du XXème siècle. Contrairement aux époques précédentes, leur art est souvent accompagné de manifestes qui expliquent leur conception. Que d'artistes penseurs ! Aujourd'hui, que vaut une prétendue œuvre sans explication ? Parfois, cette dernière justifie seule l'œuvre, qui finit par perdre toute signification par elle-même. Croire que l'art est exempt de raison nous laisse donc perplexes... 

La fin de toute mode de connaissance est celle de son objet lui-même. L'art a donc pour fin la beauté elle-même. Son objectif est bien de « verser dans nos âmes les délicieuses émotions du beau » (3). Et, « le beau est ce qui, quand on le regarde (avec les yeux de l'intelligence plus qu'avec les yeux du corps) procure à l'âme une certaine jouissance spirituelle (et non pas purement sensible) parce qu'elle s'y reconnaît et qu'elle y retrouve quelque chose de sa propre lumière et de la lumière que Dieu a mise dans les choses en les créant » (4

Le contact entre le beau et l'âme produit des effets. « L'atteinte que l'âme reçoit du beau est puissante et profonde. Par ce coup, elle se sent vaincue, mais vaincue comme elle aime à l'être et comme elle ne rougit point de l'être. Ce n'est pas une défaite, à vrai dire, c'est un envahissement délicieux, une étreinte ravissante, dont elle ne cherche ni à se défendre, ni à se dégager. C'est une palpitation intime et suave, où, sous le rayon de l'objet admiré, toutes les forces de notre vie spirituelle se dilatent et se montent à leur ton le plus haut. L'âme cède, s'abandonne à cette influence qui lui semble divine, qui se nomme l'enthousiasme » (5). Ces effets ne sont pas que du domaine de l'émotivité : « de ce même regard dont elle a échauffé notre cœur, elle avait d'abord éclairé et elle éclaire encore notre raison. ». L'âme connaît la joie quand la raison contemple ce qui fait que l'œuvre est belle. La beauté donne de la joie, nous ravit et nous éclaire... 

Kandinsky ne parle que de « vibration ». Il en vient à affirmer que c'est la marque d'une œuvre bonne. Est-ce cela la seule fin de la beauté ? C'est bien la déconsidérer. Provoquer de la vibration de l'âme n'est pas la caractéristique d'une œuvre bonne, mais d'une œuvre tout simplement. Dans sa conception, il n'y pas de morale puisqu'il la considère comme étant de l'ordre matériel. Encore une marque de matérialisme ! Or, la morale est d'ordre spirituel. A côté de la beauté et de la vérité, nous avons la bonté que l'âme peut aussi connaître. La bonté aussi nous ravie et nous éclaire. La bonté nous fait vibrer... 

Si une œuvre nous charme, nous ravit, nous éclaire, et donc nous élève, alors elle est bonne. L'état de l'âme est meilleure. En un mot : « éveiller l'âme, tel est, dit-on, le but final de l'art, tel est l'effet qu'il doit chercher à obtenir ». « Son but consiste à révéler à l'âme tout ce qu'elle recèle d'essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai » (6). La beauté est inséparable de la vérité et de la bonté... 

L'artiste n'est pas libre dans l'art. Tout n'est pas bon pour faire vibrer l'âme ! Certes, Kandinsky décrit dans ses ouvrages des techniques permettant d'émouvoir l'âme, notamment par l'association de couleurs, mais sa conception ouvre le chemin à toutes les folies qui ne cessent d'assombrir les expositions et de nous écœurer. Dissocier la beauté, la vérité et la bonté dans une œuvre d'art, c'est se fourvoyer, c'est mépriser l'art et l'âme... 

Quand nous parlons d'élévations, nous indiquons que l'âme peut progresser vers un état meilleure. Quel est l'état supérieur ? Jusqu'où peut-elle s'élever ? Nous devons donc parler de perfection, d'immutabilité, d'éternité et finalement de divin. Kandinsky ne définit pas la nature de la spiritualité. Traite-t-il de la perfection et du divin ?... 

« Une œuvre d'art n'est pas belle, plaisante, agréable ». « La valeur n'est pas esthétique ». Kandinsky veut éviter que cette « vibration » ne soit pas uniquement saisie par les yeux du corps. Veut-il donc dire qu'elle ne doit pas satisfaire nos yeux ? L'art doit-il donc mépriser le corps pour faire vibrer l'âme ?! Ce qui plaît à voir est, selon Saint Thomas, la définition descriptive du beau. Or, ce que perçoit le corps ne laisse pas insensible l'âme tant le corps et l'âme forment un tout. La Création est le plus bel exemple. Qui n'a pas connu cet enthousiasme intérieur en admirant un paysage ! Y enlever tout ce qui fait ordre, harmonie, couleur, et autres formes, et vous ne ressentirez que l'écœurement. Certes, l'âme vibrera mais elle sera blessée. Abstraire la réalité de ses formes pour atteindre la « vie spirituelle » qui s'y cache s'est finalement intellectualisée ou encore déconstruire la réalité pour construire une fiction. Étrange pour un artiste qui refuse tout rôle de la pensée dans l'art ! Cela est parfaitement normal pour celui qui voit la source de la beauté uniquement dans l'homme ! Or, la beauté existe en dehors de l'homme ! Quand Dieu créa la terre et le ciel, Il vit que tout cela était bon. Il n'a pas besoin de l'homme pour que sa Création soit bonne. Certes, l'art est spécifique à un artiste, à une époque et à une culture, mais la beauté n'est pas l'art et la beauté existe sans l'art et sans l'homme... 

Les extraits et commentaires que nous avons pu lire nous ont permis de réfléchir plus profondément sur la véritable fin de l'art et de préciser les erreurs d'une conception erronée et dangereuse. Certes, il rappelle les effets de l'art sur l'âme, son aspect spirituel inévitable. A une époque où l'âme était si méprisée, où le divin était chassé du monde des arts, nous pouvons que souligner son courage et sa lucidité, mais sa conception est rejetable. Car à force de faire vibrer l'âme en méprisant le corps, on brise l'unité et l'équilibre de l'homme. A force de rejeter la vérité et la bonté, on méprise l'âme et on joue d'elle. A force de voir en l'homme la source unique de toute beauté, on finit par ne plus la voir. On déconstruit la réalité. On se déconstruit... Et on sombre dans la folie... 

Références
Philippe SERS, philosophe et critique d'art, dans la préface du Spirituel dans l'Art de Kandisky, 1988, Denoël, Folio essais, 2009. 
p.136 cité dans Le génie, travaux personnels de Cyrille Tuzi, encadré par l'enseignant Delphine Bellis, en licence 2 philosophie, 24 avril 2006. La plupart des extraits sont tirés de ces travaux. 
Charles Lévêque, La science du Beau, tome II, cité dans Henri Buron, Le Sens de l'Art, édition la Flamme d'Amour, chapitre 12, p.42. 
Henri Buron, Le Sens de l'Art, édition la Flamme d'Amour, chapitre 14. Selon l'auteur, ce chapitre est le résumé de la définition de la beauté par Saint Thomas, selon le Frère Emmanuel Marie des Dominicains d'Avrillé. 
Henri Buron, Le Sens de l'Art, chapitre 12, p.41. 
Charles Lévêque, La science du Beau, chapitre 12, p.51.

mardi 12 juin 2012

Hellénisme et christianisme, confrontation ou assimilation ?

Deux scènes évangéliques marquent la rencontre entre le christianisme naissant et l'hellénisme. Chassés d'Iconium, Saint Paul et Saint Barnabé se rendent à Lystres en Asie mineure. L'Apôtre des Gentils y guérit un infirme de naissance. A la vue du prodige, la foule païenne les prend pour des dieux. « A la vue de ce que Paul venait de faire, la foule éleva la voie et dit en lycaonien : les dieux sous une forme humaine sont descendus vers nous. Et ils appelaient Barnabé Jupiter, et Paul Mercure, parce que c'était lui qui portait la parole. Le prêtre de Jupiter […] amena des taureaux […], et voulait, de même que la foule, offrir un sacrifice » (Act. Ap., XIV, 10-13). Ceux-ci ont grand-peine à empêcher les païens de leur offrir un sacrifice. « O hommes, pourquoi faites-vous ces choses ? Nous sommes des hommes de la même nature que vous ; nous vous annonçons qu'il faut quitter ces vaines divinités pour vous tourner vers le Dieu vivant, qui a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu'ils renferment. […] Malgré ces paroles, ils ne parvinrent qu'avec peine à empêcher le peuple de leur offrir un sacrifice » (Act. Ap., XIV, 14-17). 

Saint Paul prêchant à l'Aréopage
(Raphaël)
La deuxième rencontre se déroule au cœur de la Grèce, à Athènes. Saint Paul n'apprécie guère cette ville. Il sent « au-dedans de lui son esprit s'irriter, à la vue de cette ville pleine d'idoles » (Act. Ap., XVII, 16). Il comparaît devant l'Aréopage, une assemblée composée des sages qui contrôlent notamment les doctrines enseignées à leurs concitoyens. Voulant savoir la nouvelle doctrine qu'il enseigne, l'Aréopage demandent à Saint Paul de lui exposer la doctrine chrétienne... 
Les sages écoutent attentivement Saint Paul, mais « lorsqu'ils entendirent parler de la résurrection de morts, les uns se moquèrent, les autres dirent : « nous t'entendons là-dessus une autre fois. » » (Act. Ap., XVII, 32). Quelques uns seront pourtant convertis... 

Ces deux scènes nous présentent les premières rencontres entre le christianisme et l'hellénisme qui semblent se conclure par la fuite et le mépris, c'est-à-dire par l'incompréhension de deux « mondes ». Pouvons-nous en conclure que l'hellénisme et le christianisme sont incompatibles, voués à l'affrontement comme le suppose ceux qui « parlent de conflit, d'antagonisme, d'incompatibilité d'esprit », quand d'autres « affirment la continuité entre l'hellénisme et le christianisme et la supériorité du second sur le premier » (1)? Ou pouvons-nous parler de l'hellénisation du christianisme, qui aurait abouti à l'abandon de la foi primitive pour conquérir le pouvoir, comme nous l'avons lu sur un site païen ? Nous pourrions croire aussi que le christianisme est tributaire absolument de la pensée grecque comme semblent le supposer des études actuelles (2). Si les deux dernières attitudes sont facilement rejetables, la question de l'incompatibilité de l'hellénisme et du christianisme n'est pas simple. Car il y a eu rupture et conflit, mais également continuité et appropriation. Notre article tente de montrer que la rencontre entre l'hellénisme et le christianisme ne se résument pas à une simple confrontation... 

Philon
L'hellénisme n'est pas inconnu des premiers chrétiens. La rencontre n'est donc pas une découverte. N'oublions pas, en effet, que les chrétiens ont deux origines, soit juive, soit païenne. La première communauté comprend des chrétiens de langue et de culture grecque comme Saint Étienne, Saint Philippe, Saint Barnabé et bien d'autres encore. Une partie du peuple juif se trouve implantée dans l'Orient hellénistique, notamment à Alexandrie ou à Antioche. Tarse, la ville de Saint Paul, est une ville hellénique. Pouvons-nous croire que les Juifs et les Grecs vivaient cloisonnés comme si les uns ignoraient les autres ? Le peuple de Dieu est donc confronté depuis longtemps à l'hellénisme... 

Si elle a tendance à se replier sur elle-même, la communauté juive vit néanmoins au contact des Grecs et les côtoie plus ou moins, en tirant partie de la richesse de l'hellénisme. La langue grecque comme la philosophie ne lui sont pas étrangères. La Septante est traduite en Grec. Le philosophe juif Philon revendique la double fidélité à la Loi juive et à la raison grecque. L'hellénisme et le judaïsme se côtoient et se connaissent, mais ils s'affrontent au point qu'Israël se révoltera contre les mesures d'intégration culturelle prises par Antiochus Epiphane dans sa campagne d'hellénisation de l'Orient. Cet événement conduit sans doute les Juifs à confondre hellénisme et impiété. Cet affrontement n'est pas que violence, elle est aussi littéraire, philosophique et apologétique. Les juifs critiquent l'hellénisme. Et les apologistes chrétiens reprendront cet héritage intellectuel pour combattre le paganisme, les mœurs grecques et la philosophie. 

Nous retrouvons cette attitude conflictuelle et accueillante dans le christianisme à l'égard l'hellénisme. Les chrétiens condamnent le paganisme sous toutes ses formes. Ils s'opposent aux sacrifices et aux oracles, critiquent la philosophie, l'immoralité des mœurs grecques (inceste, avortement, homosexualité), sans rejeter l'hellénisme en bloc. Une partie de notre vocabulaire, de notre religiosité, de nos concepts proviennent en effet de l'hellénisme. 

Cette influence de l'hellénisme n'est pas une anomalie, encore moins signe de faiblesse de part du christianisme. Elle peut s'expliquer simplement. Des païens se convertissent et en entrant dans les communautés chrétiennes, ils n'oublient pas ce qu'ils ont été. Ils portent avec eux des comportements et des sentiments issus de la civilisation hellénique. Quand Saint Justin devient chrétien, il reste philosophe. Peut-il oublier toute la culture et l'éducation hellénique qu'il a reçues ? Sa conversion n'a pas entraîné un « effacement » de sa mémoire, de son éducation, de son intelligence. Même les chrétiens qui rejettent la philosophie grecque, comme Tatien, Tertullien, ou encore Théodoret, raisonnent comme des philosophes grecques. Nourris de philosophie, ils utilisent tout l'arsenal des arguments sceptiques (3). La conversion en masse, qui s'est certainement produite après la conversion de Constantin, n'a pu que favoriser ou faciliter cette influence. Mais, pour absorber ces convertis, était-il possible de tout supprimer et de faire comme s'ils n'avaient jamais été païens ? N'est-il pas plutôt judicieux d'adapter les comportements ? Il est en effet possible de récupérer les antiques pratiques religieuses en gardant l'aspect extérieur tout en modifiant le contenu. Nos processions sont des exemples de cette adaptation réussie. Les chrétiens ont aussi utilisé des temples païens tout en changeant de manière fondamentale leur emploi. 

Comment les chrétiens peuvent-ils se faire comprendre des païens s'ils n'emploient pas leur propre langage, et s' ils ne sont pas considérés ? Ils ont dû parler et philosopher comme des Grecs pour engager un dialogue (4). Ce dialogue a finalement enrichi le langage, la terminologie et les techniques spéculatives de la théologie chrétienne. 

Les chrétiens peuvent-ils rejeter l'hellénisme quand lui-même peut donner des arguments apologétiques redoutables pour la défense de la foi et pour répondre aux attaques de leurs adversaires ? Certains arguments qu'ont utilisés les chrétiens ont été puisés dans la littérature et la philosophie des penseurs antiques. Pouvaient-ils négliger une telle argumentation ? N'est-ce pas la preuve que les chrétiens ne sont pas aussi insensés que prétendent leurs adversaires puisque leurs propres philosophes ont pensé de même ? 

Les chrétiens savent employer leurs méthodes et leurs genres rhétoriques pour convaincre et argumenter. La plupart d'entre eux l'ont appris dans leurs écoles. Ce n'est pas par hasard que contrairement aux Juifs, les chrétiens n'ont pas créé dans les premiers siècles des écoles religieuses mais philosophiques pour apprendre à raisonner et à voir dans la philosophie antique ce qui pouvait confirmer leur foi

Julien l'Apostat
Le christianisme a aussi joué un rôle dans l'hellénisme, y compris dans le paganisme, L'empereur Julien l'Apostat en est un exemple flagrant. Voulant le combattre, il rénove le paganisme en l'imitant, en instituant par exemple une hiérarchie sacerdotale et des structures d'assistance. Quand nous lisons certains antichrétiens vanter le paganisme, il le considère comme une religion une et universelle en dépit de la multiplicité des dieux et des cultes. Or, cette notion n'est pas hellénique. L'unité et l'universalisme du paganisme sont issus du christianisme. Enfin, la culture grecque ne s'arrête pas le jour où l'empire devient chrétien. Pour certains historiens, Byzance appartient encore à l'hellénisme. 


Les relations entre le christianisme et l'hellénisme ne se résument pas à une simple confrontation entre deux mondes différents. Cette vision réductrice ne prend pas en compte la réalité des hommes qui, nourris d'une histoire et d'une culture païenne, devaient chaque jour vivre leur foi dans un environnement hostile. Cette vision simpliste nie aussi le devoir de tout chrétien de répandre la parole de Dieu. Cette parole impose dialogue et compréhension. Le christianisme n'a donc pas rejeté en bloc l'hellénisme, non pas par faiblesse mais par réalisme et par intelligence. Il a su prendre de l'hellénisme tout ce qui était bon pour le salut des âmes. Il a su finalement employer de manière juste et correcte la civilisation antique dans tous ses aspects. 

« Les chrétiens n'ont pas subi passivement l' « influence » de la culture classique, ni ne se sont bornés à « imiter » des modèles qui auraient eu donc une valeur plus grande que leur foi, mais qu'ils ont en réalité joué un rôle actif en prenant l'initiative de juger et de choisir ce qu'on aurait pu sauver de cette civilisation et ce qu'on aurait dû détruire. Les formes et les modes de cet emploi […] doivent toujours répondre au critère de l'utilité pour la foi chrétienne» (5). 

N'est-ce pas la plus belle preuve de rationalité et de sagesse du christianisme ? Dans cette rencontre, il n'y a ni concession, ni renoncement. Quel bel exemple pour notre époque où le dialogue rime souvent avec renoncement... ! Ainsi, le christianisme a pris en charge, de manière partielle mais importante, l'héritage de l'hellénisme, retenant ce qui était bon pour la foi. Personne, encore moins les antichrétiens, ne peut prétendre exclure les chrétiens de cette culture... 


Références
Hellénisme et patristique grecque : continuité et discontinuité, de Gilles Dorival, université de Provence et centre Lenain de Tillemont.
2 Lambros Couloubaritsis, La religion chrétienne a-t-elle influencé la philosophie grecque ? Kernos, mis en ligne le 11 avril 2011, http:/kernos.revues.org/591. 
Hellénisme et patristique grecque : continuité et discontinuité, de Gilles Dorival, §4 
Insistons cependant qu'ils ont manipulé les concepts philosophiques pour une fin différente de celle des Grecs. C'est toute l'originalité des philosophes chrétiens. 
5 Pier Franco Beatrice, Hellénisme et christianisme aux premiers siècles de notre ère, §2.3, Kernos, mis en ligne le 12 avril 2011, http://kernos.revues.org/644. Editeur : centre international d'étude de la religion grecque antique.

vendredi 8 juin 2012

Babylone ou Jérusalem

Le dimanche 6 mai, nous étions bien loin des élections présidentielles. La collecte de la messe résonnait encore dans notre esprit : 

« ô Dieu, qui donnez à vos fidèles une même volonté, accordez-leur d'aimer ce que vous commandez, de désirer ce que vous promettez, afin que, parmi les changements du monde, nos cœurs demeurent fixés là où sont les vraies joies » (1)... 

En dépit des évènements qui peuvent nous surprendre ou nous alarmer, nous devons tendre notre esprit et notre volonté vers Notre Seigneur Jésus-Christ, non pas comme esclaves mais comme hommes libres, non pas dans une soumission ou dans une crainte aveugle mais dans une charité authentique. Il doit être l'objet de tout notre amour. « Deux amours ont bâti deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu fit la cité terrestre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi fit la cité céleste. L'une se glorifie en elle-même, l'autre dans le Seigneur. L'une mendie sa gloire auprès des hommes ; Dieu, témoin de la conscience, est la plus grande gloire de l'autre » (2). 

A travers les vicissitudes de notre existence et de notre société, nous devons garder le cap vers la Cité de Dieu. Il ne s'agit pas de tourner notre regard vers le passé que nous avons tendance à idéaliser ou vers un régime qui répondrait à des aspirations légitimes. Saint Augustin nous montre probablement les deux voies fondamentales qui se présentent à chaque homme ici-bas : Babylone ou Jérusalem. « Aspirons à la cité dont nous sommes les citoyens» (3). En dépit des exigences quotidiennes de notre vie, nous devons absolument sauvegarder notre citoyenneté, c'est-à-dire notre identité chrétienne en tant que citoyen du ciel..

Nous sommes ici-bas en pèlerinage. Nous sommes plus que des pèlerins. Saint Augustin emploie le terme de « pelegrinus ». Dans ce mot, se mêlent une certaine mélancolie, une nostalgie, un soupir, celui d'un étranger en exil, d'un voyageur qui n'aime guère voyager. Le « pelegrinus » est aussi un résident temporaire qui accepte de se soumettre aux servitudes de la vie qui l'environne. Nous ne sommes pas hors du monde mais bien dans le monde. Saint Augustin nous apprend non pas à fuir le monde, mais à vivre surnaturellement dans le monde, « ce qui doit être notre tâche à l'intérieur de notre vie mortelle » (4). Nous devons donc garder notre identité, non pas en nous retirant du monde, mais en faisant une chose de beaucoup plus difficile : la préserver et la confirmer dans les vicissitudes du temps... 

Les deux cités sont mêlées, enchevêtrées ici-bas, jusqu'à la discrimination du jugement final. Il est difficile de se forger une citoyenneté céleste dans un monde où se forge également la citoyenneté terrestre. 

Comment vivons-nous dans le monde ? Comment usons-nous des biens de ce monde ? Comment être sûr de notre attachement réel au Souverain Bien quand nous sommes élevés dans les biens ? Comment la véritable richesse est-elle perçue si nous sommes baignés dans la richesse matérielle ? Que devient l'idée de sacrifice pour une âme quand elle est immergée dans un monde de confort ? Notre environnement peut être un obstacle à notre élévation vers la Cité céleste si nous usons des choses de la vie d'une manière si peu conforme à nos aspirations. 

« Il est vrai que l'usage des choses nécessaires à la vie est commun aux uns et aux autres dans le gouvernement de leur maison, mais la fin à laquelle ils rapportent cet usage est bien différent. Il en est de même de la Cité de la terre qui ne vit pas de la foi. Elle recherche la paix temporelle ; et c'est l'unique but qu'elle se propose dans la concorde qu'elle tâche d'établir parmi ses citoyens, qu'il y ait entre eux une union de volonté pour pouvoir jouir plus aisément du repos et des plaisirs. Mais la Cité céleste, ou plutôt cette partie de cette Cité qui est étrangère ici-bas et qui vit de la foi, ne se sert de cette paix que par nécessité, en attendant que tout ce qui y a de mortel en elle passe » (5). 

Les citoyens du Ciel comme ceux de la cité terrestre recherchent la paix terrestre. Les deux Cités sont en accord sur ce point. Ainsi, obéissent-ils aux lois de la cité terrestre qui servent à régler les choses nécessaires à la vie. Mais, les citoyens du Ciel usent de la paix terrestre en bonne intelligence autant que la foi et le piété le permettent tout en la rapportant à la paix céleste, la vraie paix, la seule qui puisse exister et qui consiste « dans une union très réglée et très parfaite pour jouir de Dieu, et pour jouir les uns des autres en Dieu ». La Cité de Dieu « a cette paix ici-bas par la foi, lorsqu'elle rapporte à l'acquisition de cette paix tout ce qu'elle fait de bonnes œuvres en ce monde, tant à l'égard de Dieu que du prochain, d'autant que la vie de la Cité est une vie de société » (5). 

Notre identité est celle des chrétiens de toute époque, vivant sous l'empire romain au temps du paganisme et de la persécution, ou sous la monarchie capétienne, ou encore sous la république laïque. Elle est facilitée dans un régime qui se fonde en principe sur le christianisme mais cette facilitée peut n'être qu'un leurre. A quoi serviraient d'excellents principes gravés sur les frontons des palais s'ils ne servent qu'à cacher une autre réalité, à tromper les consciences ? Dieu n'est pas dupe. Il sait frapper l'impie et l'infidèle... Le christianisme n'est pas propre à une société, à une culture ou à un régime politique, ou à tout ce qui distingue les hommes ici-bas, même s'il imprime et influence fortement le milieu dans lequel il évolue. Ce qui distingue les hommes devant Dieu est leur appartenance ou non à la Cité de Dieu... 

Pour espérer convertir nos contemporains, nous devons affirmer notre identité chrétienne. Il est nécessaire de témoigner, de clarifier, d'expliquer. L'ennemi est Babylone, c'est-à-dire la confusion. Cela implique un engagement personnel, un combat permanent contre les forces qui nous détourneraient de la Cité de Dieu, y compris et surtout dans l'usage des choses de la vie quotidienne. Le grand danger qui nous guette est de nous laisser engloutir par les comportements de nos contemporains... 

L'autre danger est notre manque de confiance en la Providence. N'avons-nous pas en effet tendance à croire que le succès de la foi se mesure à notre échelle … que l'Eglise se redressera selon notre vue bien humaine … que notre pays deviendra de nouveau chrétien comme avant ... ou encore, que tout est déjà terminé ? Qui pouvait prévoir au lendemain de la chute de Rome l'éclat de la chrétienté au XIème siècle ? Gardons donc notre âme résolument tournée vers Notre Seigneur Jésus-Christ dans ce monde si changeant, en nous enracinant en Lui et en son Eglise ! 

Ayons confiance en sa toute-puissance et en sa miséricorde. 

Deo gratias … 


Références

Collecte, IVème dimanche après Pâques. 
2 Saint Augustin, la Cité de Dieu, XIV, 28. 
3 Saint Augustin, Enarr. In Psalm. 64, 2-3, cité dans Saint Augustin et l'augustinisme, Henri-Irénée Marrou, Seuil, février 2003. 
4 Saint Augustin, lettre, 130, 2, cité dans Saint Augustin et l'augustinisme
5 Saint Augustin, la Cité de Dieu, XIX, 17.

lundi 4 juin 2012

Sous la lumière de Dieu...

Nous sommes signes de contradiction. Que notre foi est en effet déconcertante pour un monde qui ne vit plus de certitudes ! Qu'elle peut paraître incompréhensible pour des hommes qui ne voient qu'en eux la source de toute vérité ? Pourtant, la foi n'est ni irrationnelle, ni inintelligible... 

Sous la grande lumière de Dieu, nous percevons ici-bas le sens de l'existence. Nous pouvons donc vivre en hommes libres tout en étant dans le monde, « vivre surnaturellement dans le monde » comme nous le rappelle Saint Augustin... 

« J'ai une compassion profonde pour les âmes qui ne vivent pas plus haut que la terre et ses banalités ; je pense qu'elles sont esclaves et je voudrais leur dire : secouez le joug qui pèse sur vous ; que faites-vous avec ces liens qui vous enchaînent à vous-mêmes et à des choses moindres que vous ? » (1). 

Les misères du monde, les souffrances, les injustices, et tant d'autres malheurs, ne peuvent que nous émouvoir. Nous aurions un cœur de pierre si nous restions insensibles à tant de drames ici-bas. Devons-nous pour cela douter de Dieu ? Devons-nous aussi douter quand nous sommes témoins de l'aveuglement des hommes et de ces situations injustes qui semblent rendre leur conversion impossible ? Au lieu de juger Dieu, laissons le Saint Esprit nous éclairer. Sous sa lumière, nous verrons cette misère d'un autre regard. Cessons de mesurer Dieu selon notre propre mesure ! 

« Il me semble que les heureux de ce monde sont ceux qui ont assez de mépris et d'oubli d'eux-mêmes pour choisir la croix pour leur partage ; quand on sait mettre sa joie dans la souffrance, quelle paix délicieuse ! » (1). 


1 Sœur Élisabeth de la Trinité, Souvenirs, Éditions Saint-Paul, Paris,chapitre XV.