Quand nous traitons des rapports entre la foi et la raison, nous avons la fâcheuse habitude de prendre comme référence les relations qui existent entre la religion et la science. Or, comme nous l'avons déjà évoqué, la science moderne ne peut pas se confondre avec la raison, même si dans un monde idéal, elle devrait en être la servante. En outre, la religion n'exclue pas la raison. La foi n'est pas irrationnelle. Et qui pourrait nier le rôle de la raison dans les œuvres des Pères et des Docteurs de l'Église? Que seraient notamment la théologie et l'apologétique sans un minimum de raison ?
Ainsi, reporter les rapports entre la foi et la raison à ceux plus restreints de la religion et la science est une erreur commune. Ainsi certains antichrétiens n'hésitent pas à lever l'étendard de la science pour mépriser notre religion, évoquant la suprême raison contre la prétendue superstition. Le discours se résume alors à une dialectique simple, particulièrement efficace ...
Néanmoins, mettre en relation ces différents termes permet d'identifier le véritable problème sous-jacent, celui de la connaissance et de la vérité. Le monde de la science n'a pas cessé de s'interroger sur ces questions, donnant naissance à une nouvelle branche philosophique ou scientifique, l'épistémologie. Elle comprend une partie de la philosophie de la science et de la théorie de la connaissance. Jean-Paul II dans son encyclique, toujours d'actualité, Fides et Ratio, souligne encore l'enjeu actuel de ces débats : « la philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers l'être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s'appuyer sur la capacité de l'homme à connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements » (1). Selon Jean-Paul II, la philosophie moderne entraîne une « défiance à l'égard de la vérité ». « Tout devient simple opinion ». « Le temps des certitudes serait irrémédiablement révolu, l'homme devrait désormais apprendre à vivre dans une perspective d'absence totale de sens, à l'enseigne du provisoire et de l'éphémère » (2).
Certes, dans nos articles, nous avons insisté sur les limites des sciences modernes et sur leurs difficultés à être véritablement objectives afin de nous poser de bonnes questions quand nous sommes confrontés à une théorie. Il est beaucoup plus simple de s'attaquer aux présupposés d'une théorie qu'à son contenue et à ses conclusions, qui, le plus souvent, dépassent nos compétences. C'est une des leçons que nous tirons de notre périple dans les méandres de l'épistémologie. Dans notre article, nous allons décrire brièvement les différentes courants qui la composent.
Qu'est-ce que l'épistémologie ?
Qu’est ce que la connaissance ? Comment est-elle constituée ou engendrée ? Comment apprécier sa valeur ou sa validité ? L'épistémologie pose ces trois grandes questions essentielles et tentent d'apporter des réponses.
La théorie classique des sciences modernes repose sur l'idée que la connaissance est une croyance vraie et justifiée. Le but avoué est d'exclure du domaine de la connaissance les cas dans lesquels la croyance est vraie, mais où on n'est pas en mesure d'expliquer scientifiquement pourquoi elle est vraie. Ainsi, fait-on la distinction entre la croyance et la vérité scientifique. Cette théorie revient alors à prétendre que seule compte la vérité scientifique. Le but de cette entreprise est bien d'exclure la métaphysique et la religion de ce domaine considéré comme seul fiable. Mais comment justifier une croyance vraie ?
Vers le triomphe de la science : du rationalisme au positivisme logique...
Le rationalisme prétend que toute science théorique doit être basée sur des principes fondamentaux, découverts et validés à travers l'analyse systématique d'idées intuitives, donc révélées par la simple introspection. Cette forme a priori de notre sensibilité ne devient connaissance qu'à travers l'expérience. Hors du cadre de l'expérience, il n'y a pas de connaissance valable.
Selon l'empirisme, les idées intuitives ne suffisent pas. Les scientifiques doivent vider leur esprit de tout préjugé, et seulement ensuite faire des observations. Ils pourraient alors généraliser par raisonnement logique et ainsi découvrir les lois fondamentales régissant la nature. La méthodologie s'appuie donc sur l'expérience et non sur le savoir théorique.
Le positivisme prétend que tout ce qui est dans la nature peut être connu rationnellement. Il exprime la volonté de connaître, de prévoir et d'agir sur le monde exempt de phénomènes surnaturels. Deux tendances semblent le constituer. La première est l'agnosticisme, selon laquelle la nature des choses reste cachée et ne peut faire l'objet d'une étude scientifique. Seuls les phénomènes et les rapports qu'ils entretiennent entre eux sont connaissables. La réalité scientifique est donc la réalité concrète, celle dans laquelle se produisent les faits observables. La deuxième tendance est le matérialisme, selon laquelle la nature est composée d'une substance unique, la matière. Elle en constitue l'être, le réel dernier et fondamental. La réalité phénoménale est une apparence ou une conséquence de ce réel.
Selon le positivisme logique, la science se distingue par les vérifications que le scientifique peut apporter à sa théorie. Seule l'expérience permet cette vérification. Comme les énoncés éthiques et métaphysiques ne sont pas vérifiables, ils sont nécessairement « vides de sens ». La sensation est donc le fondement de la connaissance. Cela revient aussi à situer le sujet au centre de la connaissance. Les sensations peuvent être formulées dans un langage précis, sous forme d'énoncés protocolaires. Ces énoncés étant absolument vrais, la science n'a plus qu'à établir des relations entre ces propositions, selon des règles de logique, pour obtenir une théorie complète de la réalité physique, sans la moindre hypothèse ontologique. Le physicien philosophe Ernst Mach (1838-1916) en vient à défendre l'idée selon laquelle le concept de réalité objective est inutile en science. Elle ne ferait qu'organiser de façon rationnelle et précise les relations entre les sensations. Des courants philosophiques formalistes en viennent à ne plus discuter du sens des propositions. La science ne doit définir que l'ensemble des règles d'interférence et se contenter de la cohérence des démonstrations. Finalement, elle n'est plus liée au monde sensible. On aboutit à simples constructions logiques qui déterminent les propriétés d'un monde artificiel.
Critiques contre le positivisme...
Des philosophes remettent en cause sérieusement ces rationalistes et leur démarche inductive : Godel avec le théorème d'incomplétude (3) et Karl Popper avec la théorie de réfutabilité. Ce dernier soutient qu'aucune théorie n'est logiquement ou empiriquement vérifiable au sens de certitude. Une théorie est scientifique si elle est réfutable, c'est-à-dire potentiellement fausse et même fausse en comparaison de la vérité certaine à laquelle elle prétendrait se rapprocher. Seules les théories finalement formulées de manière à pouvoir permettre la déduction logique d'un énoncé particulier, capable potentiellement de les réfuter, peuvent être considérées comme scientifiques et non métaphysiques. Cela revient à évaluer les théories à partir de tests. Ces tests sont relatifs et ne peuvent être qu'améliorables. La science ne peut donc que progresser au fur et à mesure de l'amélioration des moyens et des méthodes de tests. Karl Popper croit en l'évolution croissante de la science tout en soulignant la forme relative et non absolue de la vérité scientifique.
Le positivisme logique connaît encore un autre adversaire : Willard Van Orman Quine (1908-2000), avec l'article Deux Dogmes de l'empirisme. Il affirme que la philosophie de la connaissance et des sciences constituent elles-mêmes une activité scientifique, corrigée par les autres sciences, et non pas une « philosophie première » fondée sur une métaphysique comme le prétendent les rationalistes.
L'école du pragmatisme considère qu'une théorie ne se distingue d'une autre que par les effets qu'elle produit une fois qu'elle est posée. Elle introduit notamment le concept d'abduction, par lequel une règle hypothétique est générée par un cas unique ou un fait surprenant. Contrairement à l'induction et à la déduction, l'abduction est, selon Peirce, le seul mode de raisonnement par lequel on peut aboutir à des connaissances nouvelles.
L'instrumentalisme...
Selon Pierre Duhem (1861-1916), la science ne peut pas accéder à la constitution du monde, réservée à la métaphysique. Il considère que les méthodes utilisées dans les théories sont des outils de prédictions des résultats, qui permettent d'appréhender le réel. Si un jugement n'est pas validé par une mesure, c'est un préjugé. La science ne décrit pas la réalité au-delà des phénomènes . Elle n'est qu'un instrument le plus commode de prédiction et d'appréhension.
L'anarchisme épistémologique ...
Selon la théorie de Feyerabend (1924-1994), « on ne pourra jamais trouver un ensemble de règles susceptibles de guider le scientifique dans le choix d'un théorie et c'est entraver le progrès d'imaginer l'existence d'un tel ensemble » (4). Le seul principe qui n'empêche pas l'avancement de la science est a priori « tout peut être bon ». « Le seul principe qui n'entrave pas le progrès est que tout marche ». Il critique donc l'aspect réducteur de la théorie de la réfutabilité de Karl Popper, et défend le pluralisme méthodologique. Il existe selon lui une très grande variété de méthodes différentes, adaptées à des contextes scientifiques et sociaux toujours différents. De plus, il remet en question la place que la théorie de la réfutabilité accorde à la science, en la faisant l'unique source de savoir légitime et le fondement d'une connaissance universelle qui dépasse les clivages culturels et communautaires. Enfin, Feyerabend critique le manque de pertinence de cette théorie pour décrire correctement la réalité du monde scientifique.
Le constructivisme...
Un courant plus important se dessine et s'affirme au XXème siècle, mouvement qui s'étend à de nombreux domaines, y compris l'art : le constructivisme. En épistémologie, le constructivisme est une approche de la connaissance reposant sur l'idée que notre image de la réalité, ou les notions structurant cette image, sont le produit de l'esprit humain en interaction avec cette réalité, et non le reflet exact de la réalité elle-même. Nous retrouvons encore les idées kantiennes selon lesquelles la connaissance des phénomènes résulte d'une construction effectuée par le sujet. Hans Vaihinger (1852–1933), dans sa Philosophie des Als Ob (philosophie du « comme si »), défend l'idée que nous ne pouvons percevoir que des phénomènes à partir desquels nous construisons des modèles de pensée fictionnels auxquels nous accordons une valeur de réalité. Nous nous comportons « comme si » le monde correspondait à nos modèles.
La conception constructiviste s'oppose à une certaine tradition dite réaliste. Elle marque en effet une rupture avec la notion traditionnelle, selon laquelle toute connaissance humaine devrait ou pourrait s’approcher d’une représentation plus ou moins « vraie » d’une réalité indépendante. Le réalisme croit à une réalité indépendante du sujet qui la perçoit. La science serait à même de découvrir cette réalité.
Au lieu de prétendre que la connaissance puisse représenter un monde au-delà de notre expérience, le constructivisme considère toute connaissance comme un outil dans le domaine de l’expérience. Le constructivisme mathématique limite ainsi la liberté des mathématiciens aux seuls résultats significatifs pour l'homme. De tous les raisonnements et lois possibles, on ne garde que les théories capables de prouver les choses. Cette construction est synonyme d'algorithme. Elle conduit à l'informatique, qui combine des opérations logiques capables, en théorie, de tout calculer et donc de découvrir les lois de la nature...
Notre article ne prétend pas décrire l'ensemble des mouvements philosophiques traitant de la théorie de la connaissance et de la philosophie de la science, mais d'énoncer brièvement les tendances les plus fortes et les plus caractéristiques. Si les premiers courants philosophiques prétendaient ramener la véritable connaissance à la vérité scientifique à partir des expériences, d'un certain formalisme et d'une méthode inductive, leurs ambitions ont été profondément remises en cause.
Une autre tendance philosophique s'est alors développée. La science n'est vue que sous l'aspect utilitaire et fécond. L'important n'est pas ce qu'elle est, mais ce qu'elle donne. En outre, comme elle prétend que nos connaissances ne sont que des constructions de l'esprit, disjointes de la réalité, il est vain de vouloir la saisir et de s'y attarder. L'informatique est probablement le fruit de cette tendance... Nous sentons bien que toute contrainte ou cadre ne peut guère être admis dans cette théorie. Nous percevons alors clairement tout le danger que représente une telle conception dans laquelle l'éthique et la morale n'ont guère de place. Mais n'est-ce pas aussi la tendance qui anime actuellement la société ? Devant ces tendances qui finalement nient toute connaissance de la réalité et toute morale, notre devoir est alors plus clair : rappeler notre capacité à saisir la vérité, montrer le véritable rôle de la connaissance et ses exigences, finalement donner un sens et un cadre à la science...
Références
1 Fides et ratio, Introduction
2 Fides et ratio, n°91
3 Voir article Incomplétude, mars 2012
4 Feyerabend, Contre la méthode, le Seuil, 1979.
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