" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 29 août 2015

Abraham, le père de la foi ?

Abraham est le père de la foi. A ce titre, on présente parfois les Chrétiens comme les frères des Juifs selon la foi, unis par des liens spirituels. On n’hésite pas alors à rapprocher le christianisme du judaïsme. Ce discours peut troubler les âmes. Si les Juifs et les Chrétiens sont frères, comment alors pouvons-nous expliquer l’attitude de l’Église depuis deux mille ans ? Leur séparation ne serait-ce qu’une dispute familiale comme nous en voyons souvent dans l’histoire ? Ce ne serait qu’une brouille transmise de génération en génération, de malentendus en malentendus ? 

Cette interprétation hâtive et incohérente est sans fondement. Pour y voir plus clair, interrogeons la Sainte Écriture. Elle est œuvre divine, écrite pour notre enseignement, si nous la regardons avec les yeux de la foi. « Qu’est-ce qu’enfin que l’Ancien Testament sinon le voile du Nouveau ? Et qu’est-ce que le Nouveau Testament, sinon la manifestation de l’ancien ? »[1] Nous savons que l’Ancien Testament annonce de manière cachée le Nouveau Testament qui lui-même est l’accomplissement de l’Ancien Testament. Par conséquent, par la Sainte Écriture, Dieu nous fait saisir le véritable sens de la filiation de la foi.

La double postérité d’Abraham

Dans La Cité de Dieu, lorsqu’il aborde l’histoire sainte, Saint Augustin revient longuement sur Abraham et sur les promesses qu’il a reçues de Dieu. La première de ces promesses comporte deux parties. L’une lui annonce que sa race possédera la terre de Canaan et qu’il est établi comme « chef d’un grand peuple ». L’autre est « beaucoup plus excellente » (Livre XVI, XVI) : « en toi toutes les tribus de la terre seront bénies. » Cette promesse annonce ainsi deux paternités. Abraham sera 
  • le père du seul pays d’Israël, « car c’est ce peuple qui a possédé cette terre. » (Livre XVI, XVIII) ;
  • le père de toutes les nations qui Lui demeureront fidèles. 
Sa postérité n’est donc pas seulement de l’ordre de la chair mais également de l’esprit. Ainsi Abraham est-il appelé notre père comme le rappelle Saint Etienne. « Le Dieu de gloire apparut à Abraham, notre père. »

« Et je te rendrai ta postérité nombreuse comme les grains de sable de la terre. » (Livre XVI, XXI). Saint Augustin voit dans ce verset une hyperbole, qui s’emploie quand « le signe est beaucoup plus grand que l’objet signifié » (Livre XVI, XXI). La postérité d’Abraham est en effet plus grande que la postérité selon la chair. Elle est non seulement « la postérité d’Israël, mais aussi celle qui vit et doit vivre à l’imitation de sa foi, entre toutes les nations de la terre » (Livre XVI, XXI).

Certes, cette multitude est aussi vraie au sens de la postérité de la chair. Le peuple juif s’est répandu et « s’est accru jusqu’à remplir presque toutes les parties du monde » (Livre XVI, XXI). Mais la promesse précise qu’elle sera valable jusqu’à la fin des siècles. Faut-il entendre cette expression par « éternellement » ou par le temps futur ? 

Abraham n’a pourtant qu’un seul héritier, Eliezer. Sans-doute pour dissiper ses inquiétudes, intervenant de nouveau, Dieu lui rappelle qu’une postérité innombrable lui est promise. Puis dans une nouvelle promesse, il précise la nature de cette multitude. Elle n’est plus comparée aux grains de sable mais aux étoiles du ciel. « C’est plutôt cette promesse qui lui annonce une postérité destinée à la gloire des béatitudes célestes » (Livre XVI, XXIII). Et « Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice » (Rom., IV, 3). Comme le souligne Saint Paul, Abraham n’était pas encore circoncis et donc lié à l’ancienne alliance. Abraham n’est donc pas uniquement le Père des circoncis mais aussi le Père des incirconcis.

Le changement de son nom manifeste son nouveau rôle. Il ne sera plus appelé « Abram », qui signifie « père illustre » mais « Abraham ». Dieu lui en donne la raison : « c’est moi, mon alliance est avec toi ; et tu seras le père d’une multitude de nations. Ton nom ne se sera plus Abram, mais Abraham ; parce que je veux accroître ta puissance et t’élever sur les nations, et des rois sortiront de toi. Et j’établirai mon alliance entre moi et toi, entre moi et tes descendances ; et cette alliance sera éternelle, afin que je sois ton Dieu et celui de ta race après toi. » (Gen., XVII, 1) 

Isaac, le fils de la promesse

La Répudiation d'Agar

Ricci Sebastiano (1659-1734)
Dieu annonce à Abraham la naissance d’Isaac en qui Il lui renouvellera sa promesse. Sara, qui signifie « ma princesse », sera désormais appelée Sarah, c’est-à-dire « vertu ». Elle sera la mère du fils de la promesse en dépit de sa stérilité due à son grand âge. Pour assurer sa descendance, Abraham avait pris auparavant Agar, l’esclave de Sarah, et d’elle, il eut un fils, Ismaël. Plus tard, elle sera chassée avec son fils Ismaël.

Conformément à la Sainte Écriture et à la Tradition, nous voyons dans les épouses d’Abraham la figure des deux alliances. Sarah, son épouse libre, représente la Jérusalem céleste et figure le Nouveau Testament. Agar figure l’ancien Testament. Dieu prédit l’avenir de ses deux enfants, Isaac, fils de la femme libre et Ismaël, fils de la femme esclave. « C’est en Isaac que ta postérité aura son nom. » Dieu ajoute : « et le fils de l’esclave, je l’établirai chef d’une grande nation, parce qu’il est ta postérité. »(Gen., XXI, 12) 

Comment pouvons-nous comprendre la promesse relative à Isaac ? En reprenant les paroles de Saint Paul, Saint Augustin en donne une explication. « Les véritables fils d’Abraham sont les fils de la promesse. » (Rom., IX, 8) Ce n’est pas en effet selon la chair que l’homme appartient à la postérité d’Abraham. « Pour être de la postérité d’Abraham, les fils de la promesse ont leur nom en Isaac ». Ils « se réunissent au Christ à l’appel de la grâce. » (XVI, XXXII) 

Abraham reçoit en effet la promesse après avoir obéi à Dieu qui lui avait demandé de sacrifier Isaac, le fils de la promesse. Par son obéissance, il a montré une foi sincère à cette promesse. « C’est par la foi qu’Abraham s’élève, quand il est éprouvé en Isaac » (He., XI, 17). Tout cela est une figure de ce qui est arrivé en Notre Seigneur Jésus-Christ. Un bélier embarrassé par ses cornes dans un buisson remplacera Isaac et sera sacrifié. Cet holocauste figure le sacrifice du Christ. « J’ai juré par moi-même, dit le Seigneur ; puisque tu as fait selon ma parole, et n’as pas épargné ton fils bien-aimé, pour l’amour de moi, je te comblerai de bénédictions, et je multiplierai ta postérité autant que les étoiles du ciel et les grains de sable des rivages de la mer. Et ta postérité possédera en héritage les villes ennemies ; et dans ta race seront bénies toutes les nations de la terre, parce que tu as écouté ma parole. » L’holocauste est ainsi suivi de la confirmation par serment de la vocation des Gentils dans la postérité d’Abraham. Nous ne sommes plus en effet de l’ordre de la promesse mais du serment.



Abraham et le sacrifice d'Isaac

Le Dominiquin (1628-29)
De tous les enfants d’Abraham, seul Isaac reçoit l’héritage, c’est-à-dire la promesse divine. Seuls les fils selon la promesse ont en effet droit à l’héritage céleste. Saint Augustin voit dans les autres enfants la figure des Juifs charnels. Car les enfants de Dieu ne sont pas les enfants selon la chair mais les fils de la promesse. Car ce n’est pas par la chair que nous devenons enfants de Dieu mais uniquement par la grâce

Cette filiation par l’esprit et non par la chair se retrouve dans la naissance d’Isaac. Le fils de la promesse ne vient pas en effet par génération, c’est-à-dire par un acte pleinement naturel, mais par l’intervention de Dieu, par un miracle. Saint Augustin y voit l’image de la vocation des Gentils qui doit s’accomplir « non par génération, mais par régénération » (Live XVI, XXVI). 


Le signe de l’alliance

Pour marquer cette alliance, Dieu instaure la circoncision. « Tel sera le signe de l’alliance qui est entre vous et moi. » Le commandement de la circoncision touche tous les fils d’Abraham, y compris ceux qui sont issus de l’esclave. « C’est la preuve que la grâce est pour tous. » (Livre XVI, XXVI) Que figure en effet la circoncision ? Elle est « la nature dépouillée de sa vieillesse et renouvelée » (Livre XVI, XXVI). Elle est une figure de ce qui doit arriver. 

La circoncision est le signe d’une renaissance. Elle nous renvoie donc vers une mort. Elle nous renvoie en effet à une première alliance qui se manifeste dans une parole : « le jour où vous en mangerez vous mourrez de mort. » Par sa désobéissance, Adam a violé cette alliance. 

Toute alliance nécessite une loi. Il n’y a pas non plus de prévarications sans loi comme le rappelle Saint Paul. Si tous les hommes sont tenus comme pécheurs, cela signifie donc qu’ils sont tous assujettis à une loi et qu’ils sont tous coupables d’infraction à cette loi. La première alliance a été violée par Adam. Or les enfants sont innocents de toute négligence envers eux-mêmes. L’alliance divine n’est donc pas violée par eux-mêmes mais en lui. Ils ne l’ont pas rompue « par l’emploi propre de leur vie mais selon l’origine commune du genre humain ». Ils « ont tous enfreint l’alliance de Dieu, dans la personne de ce premier homme en qui ils ont péché. » (Livre XVI, XXVII) C’est parce que le père de l’humanité a trahi cette alliance que la mort est entrée dans le monde. 

Les fils selon la chair et selon la foi

Rebecca, l’épouse d’Isaac, reçoit aussi une promesse de Dieu : « deux nations sont dans ton sein, et deux peuples, sortis de tes flancs, se diviseront ; et l’un surmontera l’autre, et l’aîné sera soumis au plus jeune. » (Gen., XXV, 23) Ésaü, l’aîné, sera supplanté par Jacob. Cette prophétie s’est accomplie dans la race des Édomites, dits encore Iduméens, et dans celle du peuple d’Israël. « Il est toutefois plus probable que cette prophétie […] a un sens supérieur. » (Livre XVI, XXXVI) Qui maudira Jacob sera maudit, qui le bénira sera béni. Dans un songe, Dieu renouvelle à Jacob la promesse qu’il a faite à Abraham et à Isaac. « L’aîné est le type des juifs, et le jeune, celui des chrétiens. » (XVI, XLII)

Aux approches de la mort, Jacob bénit ses enfants. A Juda, il dit : « Juda, tes frères te glorifieront. Ta main s’appesantira sur le dos de tes ennemis ; les fils de ton père t’adoreront. Juda est un jeune lion ; tu t’es élevé, mon fils, dans ta sève vigoureuse ; tu t’es couché pour dormir comme le lion et le lionceau ; qui te réveillera ? Le sceptre ne sortira point de la maison de Juda, et les chefs issus de ta race ne manqueront pas jusqu’au jour de l’accomplissement des promesses. Il sera l’attente des nations, attachant à la vigne son poulain et le petit de son ânesse. Il lavera sa robe dans le vin, et son vêtement dans le sang de la grappe. Ses yeux sont rouges de vin, et ses dents plus blanches que le lait. » (Gen., IL, 8-12)

Saint Augustin voit dans cette bénédiction la figure du Christ. L’expression « sommeil » annonce sa mort. Le terme « élevé » pourrait signifier le genre de mort et rappeler la croix. Les termes de « couché » et « dormir » figurent sa sépulture. Le terme de « lion » atteste sa puissance. Le « vin » est l’annonce de son sang comme l’expression « sang de la grappe » le souligne. Sa robe lavée dans le vin et son vêtement purifié par le sang représentent l’Église. Les yeux rougis de vin rappellent le psaume « que la coupe de ton ivresse est belle ! » (Ps, XXII, 5), c’est-à-dire ses fidèles enivrés de l’Eucharistie. Les « dents plus blanches que le lait » sont les paroles des Apôtres. « C’est donc en lui que reposaient les promesses faites à Juda » (Livre XVI, XLI). « Et lui-même est l’attente des nations. »

C’est Isaac, le plus jeune, qui reçoit la bénédiction de son père. L’aîné s’en émeut légitimement. Il croit à une méprise de son père. Mais Jacob persiste. « Celui-ci sera l’auteur d’un peuple et s’élèvera en puissance. Mais son jeune frère sera plus grand que lui ; et de lui va descendre une multitude de nations. » (Gen., XLVIII) Contrairement aux droits coutumiers, tirés de la nature, ce n’est pas l’aîné qui reçoit l’héritage. Les fils de la promesse ne sont pas les fils selon la chair. Nous avons encore deux promesses distinctes, l’une annonçant le peuple d’Israël, filiation selon la chair, et l’autre toutes les races de la terre, filiation selon la foi.

Conclusion




Dieu promet à Abraham un héritage à sa postérité, le peuple d’Israël, selon la chair, et toutes les nations, selon la foi. Cette promesse a été renouvelée dans ses fils selon des principes qui ne répondent pas aux coutumes humaines mais bien à la volonté de Dieu. C’est en ce sens qu’Abraham est père du peuple juif selon la chair et des chrétiens selon la foi. La circoncision, qui marque la filiation charnelle, est aussi le signe de la nécessité d’une renaissance et nous renvoie au péché originel. L’épreuve à laquelle est soumise Abraham révèle la cause de la justification. C’est bien par la foi rendue manifeste par son geste qu’il est justifié. La Cité de Dieu est bien fondée sur la foi et non selon la chair. Elle annonce aussi le sacrifice de Notre Seigneur Jésus-Christ, préalable à cette renaissance. Les prophéties restent cependant encore voilées sur le Messie. 


Abraham et Isaac entourés

de Melchisédech (à gauche) et de Moïse(à droite). 

Cathédrale de Chartres, portail Nord.


Comme le souligne Saint Augustin, le point important à retenir des promesses divines est la distinction entre deux peuples, l’un selon la chair et l’autre selon la foi, et leur accomplissement respectivement dans le peuple d’Israël et dans l’Église. Cela est si important qu’il parlera de Moïse très rapidement et en référence avec les promesses données à Abraham. La fuite d’Égypte, l’errance dans le désert manifeste l’accomplissement de la promesse de Dieu à l’égard des fils de la promesse selon la chair. Les événements et l’établissement de la loi mosaïque contiennent aussi des « figures des choses à venir » et la « figure si réelle du Christ» (Livre XVI, XLIII). La Cité de Dieu est fondée sur les promesses qui font appel à la foi, promesses qui ont trouvé leur accomplissement dans le Christ. 

Les Juifs et les Chrétiens ne sont donc pas de la même nature de filiation. Ce ne sont donc pas des frères en dépit d’un passé dont les Chrétiens sont les successeurs légitimes. Cette différence de nature manifeste tout le drame des Juifs et leur malheur. Elle révèle le sens profond d’une réalité que nous ne devons pas voiler, réalité que Dieu Lui-même nous a annoncée par les prophéties bibliques. « A tous ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, enfants qui ne sont pas nés de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. » (Jean, I, 12-13) 


[1] Saint Augustin, Cité de Dieu, Livre XVI, XXVI. Toutes les citations, sauf avis contraire, proviennent de La Cité de Dieu, trad. du latin de L. Moreau, revu par Jean-Claude Eslin, éditions du Seuil, 1994.

samedi 22 août 2015

Saint Augustin, Contre Les Juifs

« Toutes ces choses ont été pour nous autant de figures » (I. Cor., X, 6-11), nous dit Saint Paul. Elles ont été écrites pour nous afin qu’elles nous servent d’enseignement. L’Ancien Testament contient des prophéties qui s’appliquent à Notre Seigneur Jésus-Christ et à l’Église. Les événements anciens, le culte et les prescriptions juives sont aussi des figures de ce qui devait arriver et ce qui s’est réalisé depuis l’arrivée du Messie. Nous trouvons ainsi dans l’Ancien Testament l’intelligence du Nouveau Testament. Il contient de manière voilée ce dont témoignent les Évangélistes et les Apôtres. 

Les événements annoncés bien avant leur réalisation devaient être accomplis pour que l’Ancien Testament soit en quelques sortes le garant de la vérité. « Il fallait que tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les Psaumes, s'accomplît » (Luc, XXIV, 14). Les prophéties et les figures sont des signes qui permettent à Notre Seigneur Jésus-Christ de légitimer ses actions et de confirmer ses paroles. L’objectif de l’Évangile selon Saint Matthieu est de le prouver. 

Saint Augustin en conclut que l’Ancien Testament établit notre foi au Nouveau Testament. Ainsi pour cette raison, faut-il admettre l’Ancien Testament sans suivre les prescriptions qu’il contient. Il est en effet inutile de se soumettre au rite ancien puisque les mystères qu’il contenait ont été dévoilés par le fait même qu’ils ont été réalisés. Nous ne sommes donc plus astreints aux observations juives. « Elles étaient l'ombre des choses à venir ». Les choses étant venues, elles cessent d’être ce qu’elles ont été.

Mais pour comprendre cet enseignement qui se cache dans les prophéties et les figures, faut-il avant tout croire. Sans la foi, il est en effet impossible de puiser efficacement dans un tel trésor la lumière qu’il contient. Sur le chemin d’Emmaüs, des disciples de Notre Seigneur Jésus-Christ sont désappointés. Ils ont été témoins des événements qui se sont survenus à Jérusalem mais ils ne les comprennent pas. Ils sont plongés dans le doute et l’inquiétude. En discutant avec Notre Seigneur Jésus-Christ, ils découvrent toute la signification de ces choses. De même, avant la Pentecôte, les Apôtres sont bien ignorants. En dépit des efforts de leur Maître, ils sont incapables de saisir tout son enseignement. L’Ancien Testament et la réalité dont ils sont témoins sont donc incapables à eux seuls de les éclairer Tout cela demeure voilé et obscur, même lorsque les choses signifiées sont clairement là, devant eux. La grâce est nécessaire pour voir et entendre ...

En dépit de leur amour authentique de la Loi, les Juifs rejettent le Christ et son enseignement. Ils ne le reconnaissent pas comme le Messie. Ils ne reconnaissent ni les signes que contient l’Ancien Testament ni leur accomplissement. Ils usent même des textes sacrés pour justifier leur conception erronée de la religion. Ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent. Mais comment peuvent-ils comprendre quand ils refusent la lumière que Dieu leur a envoyée ? Ils ne voient pas. Ils n’entendent pas. L’Ancien Testament leur devient-il alors inutile ? Non puisqu’il jouit chez eux d’une grande autorité. Ce n’est en effet que par son autorité que nous pouvons les convaincre de l’évidence de la vérité. Ainsi faut-il l’utiliser pour témoigner.

Mais les Juifs rétorquent que les Chrétiens ne peuvent comprendre l’Ancien Testament puisqu’ils ne suivent pas ce qu’il demande de suivre. « A quoi vous sert la lecture de la Loi et des Prophètes, puisque vous ne voulez point en observer les préceptes ? »[1]


La manne dans le désert
A l’exemple des Apôtres et des apologistes, Saint Augustin nous rappelle le sens profond des prescriptions bibliques. Les anciens rites ne sont que les ombres des choses futures. Il faut donc se détacher de ses ombres pour en saisir la véritable lumière. Ainsi éclairés, nous pouvons alors véritablement suivre les commandements de Dieu. Par exemple, la véritable circoncision n’est pas celle de la chair mais celle du cœur. Nous accomplissons aussi le véritable sabbat en trouvant en Notre Seigneur Jésus-Christ notre véritable repos. Il faut donc se détacher de la lettre pour être fidèle à la Parole de Dieu. 

Il ne s’agit pas de condamner l’ancien rite ou de le mépriser. Il a été nécessaire au temps prescrit. Il demeure même encore utile au sens où il contient un enseignement profitable. Mais l'ancien rite a été accompli, transformé, dépassé par le nouveau rite. « Le peuple de Dieu, qui est maintenant le peuple chrétien, n'est point obligé d'observer les lois des temps prophétiques, non qu'elles aient été condamnées, mais parce qu'elles ont subi une transformation. »[2]  En les réalisant, Notre Seigneur Jésus-Christ les a changés. Le rite charnel est devenu spirituel. A l’origine adapté à un peuple et à une époque précise, il ne répond plus aux besoins et au temps inauguré par le Messie. Il s’est transformé en se réalisant, non pas dans leurs applications rigoureuses selon la conception erronée des Juifs mais en Celui qui devait les accomplir avec perfection. Les figures sont devenues réalités. Le voile s’est déchiré…

Ainsi, « nous n'observons pas ces rites, parce qu'ils ont été changés : ils ont été changés, parce que leur transformation a été prédite, et nous croyons en Celui qui les a transformés par sa venue en ce monde. Si donc nous n'observons pas les rites, prescrits par la Loi et les Prophètes, c'est que nous comprenons ce qu'ils ont prédit, c'est que nous possédons la réalité de ce qu'ils ont promis. » [3]

Il est donc inutile de suivre l’ancien rite puisqu’il est désormais caduc. Cela ne doit pas nous surprendre. Dieu a bien promis ce changement de rite. L’ancienne alliance devait faire place à une nouvelle alliance. Or ce jour promis a eu lieu. « Le jour commence à luire », « les ombres se dissipent » (Cant., II, 17). Notre Seigneur Jésus-Christ a inauguré la nouvelle alliance.

Mais enfermés dans leurs privilèges, les Juifs prétendent que cette alliance leur est uniquement destinée, qu’eux-seuls sont les destinataires de toutes les promesses divines. Cette prétention s’avère rapidement incompatible avec de nombreuses prophéties qui annoncent clairement la vocation des nations. Le salut n’est pas réservé au peuple juif. Le véritable peuple de Dieu auquel sont rapportées les prophéties est d’ordre spirituel et non charnel. Il faut en effet comprendre la Parole de Dieu selon son Esprit et non selon notre propre pensée. 

Le refus juif n’est pourtant pas vain. En proclamant la Loi de Dieu, Loi qu’ils ne comprennent pas, les Juifs témoignent de leur contradiction avec la vérité. Ils continuent à donner une réalité aux événements qui sont survenus à Jérusalem il y a plus de deux mille ans. Ils demeurent finalement un signe vivant comme le prédit l’Ancien Testament. « Dans la personne de vos ancêtres, vous avez mis le Christ à mort. Depuis lors, vous avez refusé de croire en lui ; vous êtes restés en opposition avec lui ».

Le rejet de Notre Seigneur Jésus-Christ par le peuple juif et la conversion des Gentils accomplissent de manière éclatante des prophéties bibliques. Les circoncis et incirconcis se rejoignent pour former le nouveau peuple de Dieu. L’universalité du culte de Dieu les réalise également. De même, la Sainte Écriture annonce que les Juifs n’accompliront plus de sacrifices comme nous pouvons le constater. Par la bouche des prophètes, Dieu a en effet annoncé qu’Il refuserait le culte d’un peuple orgueilleux tout en prédisant que son culte se répandra dans le monde entier. Ce sont des signes encore présents qui nous témoignent de la réalité de la nouvelle alliance. Ils appartiennent à la réalité et témoignent d’une réalité bien plus haute encore.

Mais cela ne signifie pas que les Juifs sont condamnés en soi. « […] Mais vous n'êtes point encore condamnés sans remède, parce que vous n'êtes pas encore sortis de ce monde : vous avez maintenant facilité de vous repentir; venez donc maintenant ; vous deviez le faire autrefois ; faites-le aujourd'hui. »[4] Le temps de la pénitence leur est aussi ouvert. Compte tenu de leurs privilèges passés, il leur est même facile de suivre la voie du salut. Il n’y a donc pas de malédictions au sens où ils sont condamnés à demeurer dans l’erreur.

Leur opiniâtreté dans l’erreur ne doit pas non plus donner lieu à des ressentiments à leur encontre. Saint Augustin est très clair. « Ne nous élevons point avec orgueil contre les branches séparées du tronc ; souvenons-nous plutôt de la racine sur laquelle nous avons été greffés ; rappelons-nous par la grâce de qui, et avec quelle miséricordieuse bonté, et sur quelle racine nous avons été entés. Ne nous élevons pas, mais tenons-nous dans l'humilité. Ne les insultons pas présomptueusement, mais tressaillons d'une joie mêlée de crainte »[5] Craignons en effet que nous soyons aussi aveuglés par notre orgueil. Craignons que nous ne puissions pas être éclairés par Notre Seigneur Jésus-Christ. Dieu dénonce non le peuple juif en lui-même mais leur orgueil et leurs prétentions qui sont sources d’aveuglement. C’est aussi en ce sens que l’attitude juive nous apparaît comme un enseignement à méditer.

Par amour pour eux, nous devons alors leur rappeler la vérité. « Que les Juifs écoutent volontiers ces divers témoignages, ou qu'ils en ressentent de l'indignation, nous devons, très-chers frères, quand nous le pouvons, les leur rappeler en leur montrant que nous les aimons. »[6] Nous devons en effet leur apporter la bonne nouvelle car « s'ils nous entendent et qu'ils nous écoutent, ils auront place parmi ceux à qui il a été dit : « Approchez-vous de lui, et il vous éclairera. Et vos visages ne rougiront point de honte (Rom., XI) Si, au contraire, ils nous entendent et ne nous écoutent pas, s'ils nous voient et nous portent envie, ils sont du nombre de ceux dont il a été dit : « Le pécheur verra et il en sera irrité ; il grincera des dents et séchera de dépit (Ps., CXI, 10) ». Il ne faut pas en effet hésiter à témoigner de notre foi pour vivre de la véritable charité. Notre silence serait une faute de notre part. Une telle faiblesse serait en effet condamnable. Car au lieu de nous laisser guider par l’amour de Dieu, nous suivrions des pensées bien humaines. Nous répéterions la faute qu'ont commise les Juifs…

Notes et références
[1] Saint Augustin, Contre les Juifs, 3, trad. de M. l'abbé AUBERT, http://www.abbaye-saint-benoit.ch.
[2] Saint Augustin, Contre les Juifs, 3.
[3] Saint Augustin, Contre les Juifs, 6.
[4] Saint Augustin, Contre les Juifs, 29.
[5] Saint Augustin, Contre les Juifs, 15.
[6] Saint Augustin, Contre les Juifs, 15.

dimanche 16 août 2015

La prophétie d'Isaïe : "la vierge concevra et enfantera un fils"

Le prophète Isaïe et la Vierge à l'enfant.
Icône du Sinaï, XIII siècle 
« Et le prophète dit : Écoutez donc, maison de David : est-ce peu pour vous d’être fâcheux aux hommes, puisque vous êtes fâcheux même à mon Dieu ? A cause de cela le Seigneur Lui-même vous donnera un signe. Voilà que la vierge concevra et enfantera un fils, et son nom sera appelé Emmanuel. Il mangera du beurre et du miel, en sorte qu’il sache réprouver le mal, et choisir le bien. » (Isaïe, VII, 13-15)

Cette prophétie d’Isaïe est une des plus importantes de la Sainte Écriture. Elle annonce la naissance virginale de Notre Seigneur Jésus-Christ et la virginité de Sainte Marie. Saint Matthieu y voit en effet l’accomplissement de la « parole que le Seigneur a dite par le prophète » (Matth., I, 23). Ayant été annoncée bien avant les faits, la conception miraculeuse de Notre Seigneur Jésus-Christ est un signe évident qui montre qu’Il est bien le Messie, l’Envoyé de Dieu. « Un enfant nous est né, et un fils nous a été donné ; et sa principauté est sur son épaule, et son nom sera appelé Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, père du siècle à venir, Prince de la paix » (Isaïe, IX, 6-7)

La Prophétie d'Isaïe

 Louis-Félix Legendre (1835)

Une grave remise en cause

Or de manière générale, les Juifs refusent de reconnaître l’interprétation chrétienne de ce verset biblique. S’appuyant sur le texte hébreu, ils rejettent l’expression « la vierge » pour la remplacer par une autre expression « la jeune fille », ce qui amoindrit considérablement sa valeur apologétique et affaibli la messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Depuis deux mille ans, l’Église se serait trompée, ce qui nuirait gravement à sa crédibilité et remettrait en question son enseignement. « Pour des raisons dogmatiques, le passage d'Isaïe, qui annonce la naissance d'un enfant, qui s'appellerait « Emmanuel » et qui sera engendré par une « jeune femme », une « na‘arah », a été traduit par : « La Vierge concevra » (...). C'est l'exemple le plus classique, le plus traditionnel, mais il montre bien à quel point, à partir d'une traduction, on peut créer des dogmes et, parfois, on peut même créer des thèmes qui transforment, par exemple Israël, quand il s'agit d'Israël l'Église, en Israël peuple de Dieu et juif en peuple maudit. »[1] Une erreur de traduction serait ainsi à l’origine d’un dogme fondamental du christianisme…

Le terme de « vierge » est la traduction exact du mot grec « parthenos » qui, dans la Septante, traduit le mot hébreu « ‘almâ ». Les Juifs voient dans cette traduction une erreur. Pour eux, en effet, le terme ne signifie pas nécessairement « vierge », il peut aussi se traduire par « jeune fille ». Ainsi les autres versions bibliques grecques (Symmaque, Aquila, Théodotion) sont unanimes pour traduire le mot hébreu « ‘almâ » par « jeune fille ». Les Juifs récusent donc la Septante. Il semble même que « la majorité des exégètes considèrent aujourd’hui que la fameuse version grecque a interprété le texte face à la tradition authentique représentée par les autres traductions juives anciennes »[2] Un dictionnaire hébreu récent [3] attribue aussi à ce mot le sens de « jeune fille ». Des versions bibliques actuelles remplacent enfin le terme de « vierge » par « jeune fille ». Les Juifs ont-ils raison ? L’interprétation chrétienne serait-elle une erreur ? L’Église se serait-elle trompée ?

Ainsi « le consensus des exégètes est à présent si général »[4] que nous serions convaincus de la méprise dont témoignerait la Tradition sur le sens originel du nom hébreu et sur la portée de la prophétie d’Isaïe. Pire encore. Cela ne remettrait pas seulement en cause l’enseignement de l’Église mais l’Évangile lui-même. Saint Matthieu se serait aussi trompé. Que deviendraient notre foi et la crédibilité de l’Église ? 

La question est donc importante. Certes notre foi ne s’appuie pas sur cette prophétie mais elle est un argument apologétique considérable que nous ne pouvons pas sous-estimer et négliger. Elle est un signe que Dieu nous a donné afin que nous puissions reconnaître le Messie. Faisons donc un point de situation sur l’interprétation de la prophétie d’Isaïe. Nous verrons bien si le débat est clôt.

En outre, récemment, en 2010, Christophe Rico a repris le débat. Il est agrégé de grammaire, docteur en grec ancien, enseignant à l'université de Strasbourg, professeur de philologie grecque à l'École biblique et archéologique française de Jérusalem. Il nous donne son point de vue sur le terme «‘almâ » et donc sur le verset controversé dans un document approfondi intitulé 'almâ et parthenos dans l’univers de la Bible : le point de vue d’un linguiste. Notre article s’appuie en grande partie sur ce document tout en y rajoutant des précisions et en nous aidant d’autres sources.

Une argumentation ancienne

L’interprétation juive n’est pas nouvelle. Nous la rencontrons dans les œuvres des apologistes Saint Justin, Tertullien et Saint Irénée de Lyon. Elle est connue dès le IIe siècle de notre ère. Les défenseurs de la foi l’ont attaquée et nous ont laissés des arguments encore valables.

De nouveaux arguments ont aussi été présentés au XIXe siècle dans une œuvre intitulée De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue[4], écrite par le chevalier P.L. B. Drach. Ce dernier défend la maternité de la Très Vierge Marie et l’interprétation catholique de la prophétie d’Isaïe contre les rabbins. Si certaines de ses conclusions nous paraissent hâtives et certains arguments peu convaincants, d’autres sont très pertinentes. Ils sont proches de ceux de Christophe Rico. L’intérêt de cet ouvrage est de connaître l’enseignement et le point de vue rabbiniques sur ce sujet. Drach cherche en effet à répondre aux objections des rabbins.

Les termes hébreux en cause

Le terme hébreu incriminé est le mot « ‘almâ ». Nous retrouvons ce terme onze fois[5] dans l’Ancien Testament et réparti entre sept livres. Au pluriel, le terme donne « ‘alāmôt ». Nous trouvons aussi dans la Sainte Écriture un terme proche «‘ǎlûmîm ».

Un dictionnaire hébreu [3] que nous avons déjà mentionné attribue à ce mot le sens de « jeune fille ». Il précise en fait qu’il peut s’appliquer à une jeune fille célibataire (Genèse, XXIV, 43) ou à une femme jeune non vierge (Proverbe, XXX, 19 ; Cantique, VI, 8).

Deux autres termes importants sont à connaître :
  • « na’arâ » qui signifie « jeune fille » ;
  • « bethûlâ » qui signifie « vierge ».
Les deux mots donnent respectivement en grec « naaris » et « parthenos ». Ce dernier est traduit en latin par « virgo ».

La difficulté des traductions

Dans les versions bibliques, le terme « ‘almâ » est parfois traduit de manière différente comme nous le voyons dans la Vulgate. Il peut avoir le sens de « naaris » ou de « parthenos ». Dans certaines versions bibliques, nous arrivons même à des absurdités. Certaines traductions bibliques ont par exemple choisi de prendre le terme « jeune fille » dans la prophétie d’Isaïe tout en gardant le mot « vierge » dans l’Évangile selon Saint Matthieu. C’est le choix de La Sainte Bible de Jérusalem[6]. Comment pouvons-nous alors relier la prophétie avec son accomplissement ? Le cardinal Joseph Ratzinger utilise aussi cette traduction tout en confirmant l’enseignement de l’Église sur la naissance virginale de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Oui, je crois que justement aujourd’hui, après toute la recherche fébrile de l’exégèse critique, nous pouvons partager d’une façon toute nouvelle l’étonnement par le fait qu’une Parole de l’an 733 avant Jésus-Christ, demeurée incompréhensible au moment de la conception de Jésus-Christ, s’est avérée, que Dieu, en effet, nous a donné un grand signe qui regarde le monde entier. » [7] Une telle prise de position ne peut que troubler les fidèles…

Pour expliquer une telle incohérence entre les versets, on parle souvent de tradition vivante, d’évolution de la Révélation par les traducteurs ou par la communauté chrétienne. « Ce sont les générations croyantes des siècles suivants qui ont relu et actualisé le texte à la lumière des événements du Nouveau Testament. […] On a ici un exemple frappant de la vie des textes bibliques au sein de la communauté croyante qui lit et relit les textes, qui les interprète et les réinterprète. »[8] Cette solution nous apparaît peu solide et terriblement dangereuse. Elle justifie l’évolution dogmatique et remet en cause le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Elle traduit une vision erronée de la Sainte Tradition. Mais cela est un autre sujet…

Cette polémique ancienne est encore vivace de nos jours comme nous pouvons le constater sur Internet ou dans des déclarations plutôt récentes[9]. Les articles justifiant les différentes positions sont très nombreux. Chose surprenante, la plupart des discours s’appuient essentiellement sur le sens du terme hébreu, contrairement aux apologistes plus tournés vers le sens biblique du verset.

La défense des apologistes
Saint Justin

Dans les œuvres apologétiques du IIe siècle, des apologistes défendent l’interprétation chrétienne de la prophétie d’Isaïe contre les objections juives. Les Juifs refusent la traduction de la Septante et défendent l’expression « jeune fille ». Les apologistes défendent alors la traduction grecque selon trois axes.

Ils montrent d’abord la valeur et l'autorité de la Septante. L’élaboration miraculeuse de cette version grecque de la Sainte Bible est un puissant argument en sa faveur. Ils rappellent surtout que les Juifs eux-mêmes l'ont utilisée et l'ont reconnue comme faisant autorité avant l’avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle fait encore autorité au temps des Apôtres. Les évangélistes n’éprouvent aussi aucune difficulté, aucun gène pour l’utiliser. Il serait surprenant qu’ils utilisent une version reconnue comme fausse ou douteuse dans leur ouvrage, surtout lorsqu’elle est destinée à des Juifs. La Septante a en fait été remise en cause un siècle après la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ.

En outre, il n’est pas juste d’accuser les Chrétiens de falsification puisque la traduction incriminée a été faite par des Juifs au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Ils ne font que reprendre en effet une traduction juive. L’erreur incriminée, si elle a lieu, ne pourrait pas s’expliquer pour des raisons dogmatiques ou apologétiques. Lorsqu’ils ont choisi le terme de « vierge », les traducteurs n’avaient pas à justifier une naissance virginale qui n’a pas encore eu lieu.

Enfin, les apologistes montrent la cohérence de cette traduction avec le texte d’Isaïe. Si ce n’est pas une vierge qui enfante mais une jeune fille, la naissance apparaît alors naturelle et commune. C’est finalement un non-événement. Comment un tel non-événement peut-il alors être un signe ? Et n’oublions pas. Dieu Lui-même donne ce signe au roi de Juda par la voix d’Isaïe. Ce n’est pas une parole de peu d’importance. Il y a une contradiction qu’il faut nécessairement relever et à laquelle il faut surtout apporter une réponse. Or dans leurs interprétations, les Juifs ne présentent aucune solution.

Saint Jérôme au cœur du problème

Mais dans ces ouvrages du IIe siècle, une chose peut nous surprendre. Les apologistes s’appuient sur la Septante sans interroger la version en hébreu alors que la position juive se fonde uniquement sur la bible massorétique.

Au IVe siècle, à la demande du Pape, Saint Jérôme décide de fournir à l’Église latine une version biblique plus exacte à partir des versions anciennes en langue hébreu et grecque. Il utilise notamment des codex grec plus anciens que ceux du II-IVe siècle, probablement de la recension B ou celle de Césarée[10]. Lorsqu’il rencontre la version massorétique, et donc le terme «‘almâ », Saint Jérôme rencontre une réelle difficulté. Comment le traduire puisque les versions se contredisent ? Il finit par traduire le terme grec « parthenos » par le terme latin « virgo ». Fort de son expérience, il est en effet arrivé à une conclusion claire. « J’ai beau fouiller dans ma mémoire, il me semble n’avoir jamais lu le mot «‘almâ » appliqué à une femme mariée, mais seulement à celle qui est vierge »[11].


Saint Jérôme

Cranach
Toutefois, Saint Jérôme n’est pas satisfait. Il est bien conscient du véritable problème que pose le terme hébreu. En hébreu, le terme classique de « vierge » est « bethûlâ ». Les Juifs traduisent en outre «‘almâ » par « jeune fille ». L’hypothèse juive n’est pas idiote. En fait, « le terme alma est dans leur langue un mot dont la signification comporte plusieurs éléments. Il s’applique en effet simultanément à la jeune fille et à celle qui est cachée ». C’est pourquoi le terme d’«‘almâ » qui s’applique à Rébecca en Psaume IX n’est pas traduit par « jeune fille » dans la version hébreu d’Aquila, ce qui serait impropre compte tenu du contexte, mais par « celle qui est cachée ». Saint Jérôme en conclut que la femme de la prophétie d’Isaïe est celle « qui reste cachée et secrète, qui n’a jamais paru aux regards des hommes mais que gardent ses parents dans le plus grand soin »[12].

Selon le linguiste Christophe Rico, il pourrait y avoir une « contamination sémantique » entre le mot «‘almâ » et la racine « ‘lm » qui signifie « être caché ». Mais il ignore à quel moment cette « contamination » a pu avoir lieu. « Pour autant, si le terme ‘almâ a pu connoter, au moins dès le deuxième siècle avant notre ère, ce qui demeure caché, on saisit là tout au plus l’indice, plutôt que la preuve, d’une affinité de ce terme avec la notion de virginité. »

Saint Jérôme résout alors la difficulté en prenant en compte les traductions du terme «‘almâ » dans toute la Sainte Écriture et par la sémantique. La difficulté est alors de déterminer les rapports entre les termes «‘almâ » et « bethûla » pour connaître le sens exacte d'«‘almâ ».

La position rabbinique : interprétation diverse, non messianique, parfois associée à la virginité

Les apologistes ont démontré la convenance de leur interprétation. Le signe que promet Dieu ne peut avoir de sens que s’il est un prodige. Le nom d’Emmanuel désigne le Christ, ou plus exactement comme ils le montrent, le Christ est Emmanuel. Mais selon les Juifs, le signe n’aurait pas pour vocation d’annoncer le Messie mais s’appliqueraient à la naissance d’Ézéchias. Nous sommes toujours au niveau du sens du verset. Cette interprétation est alors réfutée par les apologistes. Elle l’est aussi rejetée par le célèbre rabbin Rachi à cause de l’incohérence chronologique.

La deuxième critique juive consiste à rapporter le verset biblique à un enfant d’Isaïe. Le signe n’est pas dans une naissance mais dans le fait que Dieu se trouverait auprès de son peuple au sens où révèle le nom d’Emmanuel. Le signe serait en fait destiné à Achaz pour qu’il puisse prendre confiance en Dieu à un moment où il était menacé par ses ennemis. Selon David Kimhi (1160 – 1235), le mot « ‘almâh » désigne alors soit la femme du prophète Isaïe, soit celle d’Achaz. Ainsi peut-il soutenir que le terme «‘almâ » peut ne pas être traduit par le terme de « vierge ». « Il ne s’agit pas d’une vierge comme le disent les chrétiens, mais d’une ‘almâ : une jeune fille (na’ara) qui peut être vierge ou pas. » Telle est aussi probablement l’interprétation de Rachi.
Rabbin Rachi

Rachi présente une troisième interprétation juive. Le signe serait le fait qu’une femme « ‘almâ » conçoive un enfant. Au XIIe siècle, le rabbin Eliézer de Beaugency semble alors voir dans cette femme une vierge qui se retrouve enceinte de manière prodigieuse. La naissance ne peut pas suivre la voie naturelle. Plus tard en Italie, vers la fin du XIIIe siècle, Isaïe de Trani définit le signe : « elle était ‘almâ et n’était pas susceptible d’être enceinte, d’attendre un enfant et de le mettre au monde. » Deux autres rabbins, Joseph Kaspi (1279-1340) et Levu ben Gershon (1288-1344) associent nettement le mot « ‘almâ » à la virginité. Sans-doute sont-ils conscients de la difficulté qu’ont relevé les apologistes : un signe ne peut qu’être un prodige. Cependant, ces rabbins ne voient pas la prophétie d’Isaïe comme une prophétie messianique.

La position des karaïtes : une prophétée qui implique la virginité

Les karaïtes sont considérés comme des hérétiques par les Juifs orthodoxes. Comme les Sadducéens, ils veulent uniquement suivre la Torah et l’appliquer strictement. Par conséquent, ils rejettent le Talmud et s’opposent au rabbinat.

Selon des rabbins karaïtes, le terme d’«‘almâ » implique la virginité. Rabbi Yapheth (v. 915 - ap. 992) y voit un sens propre : « les femmes qui ne sont pas mariées et qui n’ont pas de maître », et un sens allégorique : « il s’agit des peuples qui n’ont ni prophète ni de loi », c’est-à-dire les peuples qui vivent dans l’ignorance et le paganisme, qui n’ont eu ni maître ni législateur.

Selon certains commentateurs, comme Rabbi Yapheth, Isaïe aurait eu deux femmes. Le terme d’«‘almâ » ne peut en effet se rapporter à la première épouse d’Isaïe puisqu’il renvoie à la virginité. Or la femme d’Isaïe a déjà eu un enfant. Il devrait donc y avoir une deuxième épouse. Selon ce témoignage, le terme peut donc être traduit par « vierge ».

Un autre rabbin karaïte, Salomon Ben Yeruham, nous donne encore un élément important dans son commentaire du verset 26 du Psaume LXVIII. Il décrit la marche des musiciens qui chantent la gloire de Dieu. Cette marche est composée de groupes successifs. Il y a d’abord les chantres puis la foule « des lévites avec des instruments de musique » et enfin les « prêtres au son de la trompette ». Ces groupes sont dans la cour intérieure du Temple. Le peuple d’Israël, c’est-à-dire les tribus, se trouve sur le parvis extérieur. Ensuite nous avons les chœurs des jeunes filles qui dansent autour du Temple avec des instruments de musique. Et il est écrit « au milieu des « ‘alāmôt » qui jouent du tambour » (Ps., LXIX, 26). Or comme le rapporte Jérémie, seules des vierges doivent jouer avec des tambourins (Jer., XXXI, 4) et danser (Jer., XXXI, 17). Les termes que le prophète utilise ne portent pas à confusion. Il s’agit du terme « betûlot », le pluriel de « betûlat ». Cet emploi du terme « ‘alāmôt » n’est pas unique. Le même rabbin nous renvoie au Psaume XLV, 15 qui décrit toujours la liturgie des cantiques. Les « ‘alāmôt » désignent bien des vierges...

L’aide de la musicologie

Les Psaumes nous donnent d’autres informations précieuses. Leurs titres indiquent parfois l’air prévu pour le chant ou la musique censés l’accompagner. Le titre du Psaume XCVI contient ainsi le terme « al ‘ălāmôt ». Certains commentateurs le considèrent comme une mention d’un instrument de musique. En prenant en compte une étude sur la structure des titres des Psaumes, Christophe Rico l’interprète plutôt comme une référence à la voix humaine. Le psaume se chanterait alors « sur le ton des jeunes filles » ou comme le traduisent certaines versions bibliques modernes « sur une voix de soprano ».

Or selon une étude des textes, la voix du soprano serait une référence dans le monde biblique. Dans la procession décrite dans le Psaume CXVIII, les « ‘ălāmôt » dirigent le chant. Or les enfants ont tous une voix de soprano. Puis au terme de leur puberté, la grande majorité des jeunes filles possèdent une voix d’alto. La meilleure solution pour obtenir un chœur féminin de soprano serait donc de réunir les jeunes filles de moins de 13 ans. Sur ces considérations physiologiques et musicologiques, appuyées par des études, Christophe Rico aboutit à la conclusion suivante : « les « ‘ălāmôt » étaient de toutes jeunes filles, des adolescentes toutes justes nubiles ou sur le point de le devenir. » En un mot, ce serait des jeunes filles vierges.

Un texte grec confirme cette hypohèse. Arixtoxène compare le ton d’un instrument à celui de la voix humaine. Le soprano correspondrait à deux types de flûtes dont les flûtes dites virginales (« aulos parthenios »). Elles correspondent à la voix des adolescentes qui n’ont pas mué.

Les « ‘ălāmôt » dans le harem du Roi

Queen Esther (1878) 
Edwin Long.
Regardons un autre texte de la Sainte Écriture qui utilise le terme d'«‘ălāmôt ». Le Cantique des cantiques décrit la composition du harem royal. Il se compose de trois catégories de femmes : les reines, les concubines et les jeunes filles selon l’expression employée dans la Vulgate (Cant., VI, 8). Or les jeunes filles sont la traduction du terme « ‘ǎlāmôt ». Ces jeunes de filles ne sont ni les épouses ni les concubines du roi. Elles font partie de celles qui sont « en attente » selon le bon gré du souverain. Dès qu’une jeune fille « rencontre » le roi, elle devient concubine. Et lorsqu’elle gagne les faveurs du roi, elle devient reine.

Le terme d’« ‘ǎlāmôt » est employé dans le premier chapitre du Cantique des cantiques : « C’est une huile répandue que ton nom : c’est pour cela que les jeunes filles (« ‘ǎlāmôt ») t’ont chéri. » (Cant., I, 3) Selon le rabbin Levu ben Gershon (1288-1344), « ce sont de toutes jeunes filles qui n’ont appartenu à aucun homme », c’est-à-dire des vierges.

Puis parlant de la bien-aimée, « les jeunes filles l’ont vue et l’ont proclamée bienheureuse ; les reines et les femmes de second rang l’ont vue, et l’ont louée. » (Cant., VI, 8) Dans ce verset, l’expression « les jeunes filles » est la traduction du terme « banot », c’est-à-dire jeunes filles au sens de non mariées.

Les « ‘ǎlāmôt » sont-elles nécessairement des vierges ? Le Livre d’Esther nous donne peut-être des indications. Elle vit en effet dans le harem d’Assuérus. « Qu’on cherche pour le roi de jeunes filles vierges et belles » (Esth., II, 3) L’expression hébreu est « na‘ǎrâ betûlâ ». Elle est sans ambiguïté : « jeune fille vierge ». Esther entre ensuite dans le deuxième harem, celle des concubines, avant d’être préférée à toutes les autres femmes et de recevoir le titre de reine. « Le roi l’aima plus que toutes les autres femmes, et elle trouva grâce et bienveillance devant lui au-dessus de toutes les autres femmes, et il mit le diadème royal sur sa tête » (Esth., II, 17). 

Le livre des Psaumes évoque aussi les « betulôt », c’est-à-dire les vierges dans le harem de Salomon.

Nous voyons donc distinctement et clairement les trois rangs des femmes d’un harem. Le premier rang est constitué de jeunes filles vierges. C’est bien le sens du terme « ‘ǎlāmôt ».

Les différents sens de « vierge »

Annonciation 

Début XIV° siècle
Nous revenons à la difficulté de Saint Jérôme. Pourquoi Isaïe utilise-t-il le terme « ‘almâ » au lieu de « betûla » qui signifie sans ambiguïté « vierge » ? S’il voulait parler de « jeune fille », il aurait aussi pu utiliser le mot « na’ǎrâ ». Les deux interprétations, chrétienne et juive, rencontrent donc la même difficulté. Le choix d’« ‘almâ » est problématique quelque soit le sens qu’on lui donne.

Or, deux termes différents ne signifient jamais exactement la même chose. Leur différence apporte une nuance. Le terme d’« ‘almâ », traduit par « jeune fille » ou par « vierge », doit donc apporter une nuance aux termes de « betûla » et de « na’ǎrâ ». Cette nuance explique son usage.

Le terme de « betûla » indique la virginité d’une femme et n’est pas réservé aux jeunes filles. Il désigne un état indépendamment de l’âge. Ainsi dans la Sainte Écriture, sur les cinquante emplois, jamais il n’est employé seul en tant que substantif déterminé au singulier. Or sur ses neuf emplois, le terme « ‘almâ » apparaît trois fois au singulier précédé d’un article.

Enfin, toutes les langues du monde distinguent le terme de « jeune fille » selon des critères, par exemple selon leur rang social (demoiselle, jeune servante), leur statut à l’égard de l’État (mariée, célibataire), selon l’âge (adolescente, fillette) et selon la virginité (pucelle). Elles distinguent aussi toujours la « jeune fille », la « jeune fille vierge » et la « vierge ». En hébreu, le premier est rendu par « na’ǎrâ » et le dernier par « betûla ». Le terme « ‘almâ » ne désignerait-il pas la « jeune fille vierge » ?

La rareté du mot « ‘almâ » par rapport aux deux mots « na’ǎrâ » et « betûla » témoigne en outre d’un sens spécifique plus restreint. « na’ǎrâ » désigne toute « jeune femme », abstraction de son état vierge, mariée ou veuve. S’il faut indiquer l’idée de virginité, il est alors nécessairement de lui associer le terme « betûla  ».

Enfin, si « na’ǎrâ » désignait une jeune femme vierge, pourquoi le terme d’« ’almâ » ? Serait-elle des jeunes filles ayant l’âge de procréer ? Certains linguistes hébreux choisissent ce terme pour désigner la célibataire. Mais cela ne correspond pas aux « jeunes filles » du harem. La prophétie d’Isaïe ne parle pas non plus d’une conception hors mariage. Des exemples montrent aussi que le terme d’«’almâ » n’est pas en relation avec un âge précis.

La valeur spécifique du terme d’«’almâ »

Lorsque le serviteur d’Abraham voit pour la première fois Rebecca, la Sainte Écriture nous indique qu’elle est « vierge [betûla] très belle et inconnue des hommes » (Gen., XXIV, 16). Ce serviteur est envoyé par Abraham pour trouver une épouse à Isaac. Arrivée à un puits, il demande à Dieu de lui indiquer la femme qu’il doit ramener auprès de son maître. « Me voici près de la source d’eau ; que la vierge [‘almâ] donc qui sortira pour puiser de l’eau, [...], soit la femme que le Seigneur a préparé au fils de mon maître. »(Gen., XXVI, 43-44) Cette vierge (‘almâ) est Rebecca. Que cherche le serviteur pour Isaac si ce n’est une vierge non mariée ?

Retournons vers Isaïe car il utilise le terme « alumin » dans un autre verset de son livre. « Les fils de la délaissée seront plus nombreuses que le fils de celle qui a un mari […] tu oublieras la confusion de la jeunesse [« alumin »] » (Is., LIV, 1-4) et l’infamie du veuvage. La « jeunesse » représente les jeunes filles qui n’ont pas de mari. Elle est confuse car elle ne peut apporter une descendance légitime puisqu’elle n’a pas de mari. Seul compte en effet l'enfant né de parents mariés. Le veuvage est aussi une infamie pour une femme si elle n’a pas de descendance. Elle renvoie encore à l’absence de progéniture. La jeunesse ou la veuve ne seront plus confuses ou infâmes dès qu’elles pourront donner une descendance reconnue comme telle. La « jeunesse » ne sera plus une confusion quand un homme la possédera. « Tu ne seras plus appelée Délaissée, et ta terre ne sera plus appelée Désolée ; mais tu seras appelée ma Volonté en elle, et la terre habitée parce que le Seigneur s’est complu en toi ; et ta terre sera habitée. Car le jeune homme habitera avec la vierge [betulâ], et tes fils demeureront en toi. Et l’épouse se réjouira en son époux et ton Dieu se réjouira en toi. » (Is., LXII, 4-5). Le propre du terme « ’almâ » est de ne jamais être associé à l’état de mariage. Il désigne bien une jeune fille vierge avant qu’elle ne soit mariée et qui n’a jamais été mariée [13].

Comment alors pouvons-nous alors expliquer que la Vulgate et la Septante traduisent aussi le terme « ’almâ » par « jeune fille » dans certains versets ? La réponse pourrait résider dans l’évolution du mot. Étant proche de « bethula » et de « na’ǎrâ » à la fois, le sens peut s’approcher plus d’un des deux termes selon les époques et l’intention de l’auteur sacré. « Si le mot « ’almâ », en hébreu biblique ancien, signifie en langue hébreu une adolescente qui n’a jamais connu d’homme, les effets de parole peuvent mettre l’accent selon les cas, sur le sème de jeunesse ou sur celui de virginité. On comprend dès lors que la Septante ait pu rendre ce mot tantôt par « parthenos », tantôt par « neanis ». »

Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, le terme d’«’almâ » évoque plus pour les Juifs la « jeunesse féminine » au détriment de la « virginité », même si certains rabbins ont conservé le sens originel du mot. Or les Chrétiens s’appuient sur une version grecque qui a non seulement sauvegardé le sens originel mais a su employer quand il le fallait le terme grec « parthenos ».

Retour à la prophétie d’Isaïe, l’annonce d’un événement extraordinaire

Revenons à la prophétie d’Isaïe. Dieu demande au roi de Juda de Lui solliciter un signe. Or il refuse de Le tenter. En dépit de ce refus, Isaïe persiste et annonce le signe. Mais face au refus, il s’adresse désormais à la maison de David. « Écoutez donc maison de David. […] Seigneur Lui-même vous donnera un signe. »

La prophétie débute par un embrayeur (« hinneh », « voici ») « dont le but est de centrer l’attention sur la phrase qui va suivre ». Il souligne l’importance de l’annonce, de ce signe qu’il va révéler. Cet embrayeur est utilisé à cinq reprises dans les chapitres qui touchent la prophétie. « Dans ces conditions, si le mot « ’almâ » n’avait désigné qu’une simple adolescente, nous serions en présence d’un verset d’une banalité extrême à la suite de tout un appareil textuel soulignant, à grand renfort d’effets rhétoriques, l’importance de la parole annoncée. » Comme l’avait déjà signalé Saint Justin, mais relativement au sens même du signe, si le sens d’« ’almâ » est « jeune fille », « l’oracle devient alors l’antithèse d’un signe. » Par conséquent, l’annonce doit désigner un événement significatif.

Des précisions d'une grande importance

Le temps du verbe employé dans le verset est au participe présent, ce qui suggère que la jeune fille reste vierge en dépit de sa grossesse. Selon Drach, il y a en fait deux participes présents : concevant et enfantant. La prophétie annonce donc que la jeune fille demeure vierge après la conception. Elle est vierge alors qu’elle est enceinte. Elle le reste lorsqu’elle enfante. Tel est l’événement extraordinaire qu’annonce Dieu par la voie d’Isaïe. La prophétie d’Isaïe annonce bien la naissance virginale du Messie et la virginité de sa Mère.

La conclusion de l’étude de Christophe Rico est très claire : « d’un point de vue inductif (faits positifs), l’ensemble des emplois, des versions et des textes disponibles engage le chercheur à soutenir la thèse ici avancée : « ’almâ » désigne l’adolescente vierge. En l’absence d’éléments nouveaux, telle est la conclusion à laquelle conduisent les faits. Dans une perspective déductive (modèles théoriques), d’autre part, la solution proposée apparaît comme la plus économique ou, si l’on veut, la plus élégante. Le sens dégagé pour « ’almâ » permet en effet de justifier de façon cohérente la totalité des attestations de ce terme et l’histoire de sa réception. Toute autre hypothèse semble au contraire conduire le chercheur à un ensemble d’apories qui restent, en l’état actuel de nos connaissances insolubles. »

La Septante a donc traduit de manière correcte le verset hébreu, confirmant par là la qualité de la traduction grecque. Contrairement à certains discours, cette traduction ne relève pas d’une relecture ou d’une réactualisation de l’oracle mais est conforme au sens qu’a voulu nous donner Dieu Lui-même. L’Évangile selon Saint Matthieu nous le confirme. Les Saints Pères l’ont unanimement reconnu. C’est toute la Sainte Écriture et la Sainte Tradition qui nous l’affirment. Voilà que maintenant la science linguistique y apporte un jugement très favorable, voire le réaffirme après une étude minutieuse qui fait participer de nombreuses disciplines (musicologie, physiologie, typologie linguistique, sémantique, etc.). Que faut-il de plus pour montrer la véracité de la Révélation ?





Notes et références
[1] Documentaire sur le site internet : kto.tv, au 6 décembre 2010 : André Chouraqui. L'écriture des Écritures dans Almah : la Vierge adolescente, Jean-Marie Mathieu, ContreLitterature, 7 octobre 2013, http://www.contrelitterature.com.
[2] Christophe Rico, ‘almâ et parthenos dans l’univers de la Bible : le point de vue d’un linguiste. Toutes les citations sont directement issues de ce document. Dans le cas contraire, nous indiquons la source.
[3] Mena_em Zevi Kaddari, A Dictionary of Biblical hebrew (Milon ha‘ivrit hammiqra’it), O_ar Lešon ha-Miqra’ me-Alef ‘ad Taw, Bar-Ilan University Press, Ramat-Gan, 2006. Voir ‘almâ et parthenos dans l’univers de la Bible : le point de vue d’un linguiste, Christophe Rico. 
[4] P. L. B. Drach, De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue, ou perpétuité et catholicité de la religion chrétienne, Tome Second, librairie et éditions Paul Mellier, 1844.
[5] Gen., XXIV, 43 ; Ex. II, 18 ; Cant., I, 3 et VI, 8 ; Is., VII, 14 ; Ps., IX, 1 ; XCVI, 1; XCVIII, 15 et CXVIII, 26, III, I. Chron., XV, 20, ; Prov. XXX, 19.
[6] La Bible de Jérusalemle Cerf, 1961.
[7] Cardinal Joseph Ratzinger, Benoît XVI, L’Enfance de Jésus, champs essais, traduit de l’allemand, 2012, p.73.
[8] OP Hervé Tremblay, professeur au collège universitaire dominicain d’Ottawa, Une vierge enceinte : annonce prophétique ou relecture chrétienne?, 11 décembre 2009 dans A la découverte de la Bible, http://www.interbible.org/interBible/decouverte/comprendre/2009.
[9] Exemples : Mme Francine Kaufmann, professeur à l'université de Bar Ilan en Israël, fin 2010 ; Jean-Marie Élie Setbon, rabbin converti dans son livre Le carme Yannick Bonhomme.
[10] Voir Émeraude, septembre 2014, « A la rencontre de la sainte Bible », janvier 2015, « La Sainte Écriture, intégrité et variance dans le temps ».
[11] Saint Jérôme, Commentariorum in Esaiam libri I-IX, Turnhout, Brepols, 1963, p. 104, III, ad Is 7, 14 dans ‘almâ et parthenos dans l’univers de la Bible : le point de vue d’un linguiste, Christophe Rico.
[12] Saint Jérôme, Commentariorum in Esaiam libri I-IX, p. 103 cité dans ‘almâ et parthenos dans l’univers de la Bible : le point de vue d’un linguiste, Christophe Rico.
[13] À la conception de Notre Seigneur Jésus-Christ, Saint Marie était fiancée à Saint Joseph, et non mariée.