" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 29 janvier 2016

Les failles des théories mythiques



Selon certains beaux penseurs, y compris chrétiens, les événements bibliques ne seraient que des mythes. De manière périodique, des revues dites spécialisées nous le rappellent sans-cesse sans se lasser. Or toujours selon ces faiseurs de chimères, un mythe dissimule des vérités qu’il faut dévoiler. Il faudrait donc rechercher celles qui se cachent dans les récits de la Sainte Écriture. Pour y parvenir, des experts élaborent de belles méthodes, novatrices et révolutionnaires, censées remplacer l’exégétique traditionnelle, devenue obsolète et ringarde. Les théories et les méthodes ne manquent donc pas depuis le XIXe siècle, se succédant rapidement sans pourtant apporter les résultats escomptés. Heidegger, Jung, Freund, et bien d’autres ont inspiré bien des solutions.

En dépit de la diversité et de l’ingéniosité des exégètes aux solutions miraculeuses, nous retrouvons les mêmes principes, les mêmes procédés, les mêmes objectifs. En partant du principe que le christianisme est d’origine humaine, c’est-à-dire une religion comme une autre, fondée sur des fictions et non sur des faits historiques avérés, ils le comparent avec les diverses religions, les récits mythiques et légendaires, voire folkloriques, afin de déterminer des filiations et des dépendances, et pour les plus ambitieux la religion primitive, originelle. Ainsi derrière l’étalage de science qui accompagne des déclarations prometteuses, nous retrouvons parfois une volonté continue de dénigrer et de s’opposer à la foi chrétienne, à l’Église et à son enseignement. Dans notre article, nous présentons les principales failles des méthodes employées en nous bornant aux récits évangéliques.

Les « plagiats » du christianisme

La méthode la plus répandue pour démontrer des liens de dépendance entre les récits évangéliques et un mythe censé être plus ancien est de les rapprocher puis de juxtaposer les éléments similaires pour faire naître des liens de dépendance. Comme le mythe est supposé plus ancien, la conclusion paraît évidente : le christianisme les a empruntés pour forger une nouvelle fable. Par ces parallélismes en apparence frappants, on tente de montrer que le christianisme a plagié les religions païennes de manière volontaire ou inconsciente. On dénonce par ailleurs son manque d’originalité, voire l’esprit mensonger des premiers chrétiens. Finalement, on en déduit que le christianisme n'est que la survivance du paganisme sous une nouvelle forme d’expression religieuse, ou encore une synthèse des religions au temps de son développement.

Les exemples de comparaisons ne manquent pas. Notre Seigneur Jésus-Christ est ainsi comparé à  Isis, le dieu sauveur, qui ressuscite après avoir été tué, à Asclépios, un dieu sauveur, médecin des âmes, ou encore à Mithra, le dieu solaire, né dans une grotte. On rappelle aussi les naissances miraculeuses de certains dieux, provenant de l’union d’immortels avec des femmes dont certaines sont vierges, enfantant alors un homme-dieu. La déesse Cybèle est souvent évoquée. Son titre de mère des dieux nous renvoie à celui de Sainte Marie. On compare aussi les éléments cultuels, les sacrifices, les formes de piété. L’eucharistie et le baptême sont ainsi comparés aux rites du mithracisme, au taurobole notamment. La fête de Noël est associée aux fêtes saturnales, aux célébrations du Mithra ou encore au jour solennel du « sol invictus »[1]. Tout est bon à comparer, même l'incomparable…

Toutes ces comparaisons s’appuient sur des connaissances qui proviendraient notamment des découvertes archéologiques. Tout cela semble sérieux et scientifiquement démontré. Tant de similitudes entre les récits évangéliques et les histoires païennes nous conduiraient à croire que le christianisme ait été fortement influencé par les religions païennes au point d’en être une forme évoluée. Est-ce vraiment le cas ?

Une tactique forte ancienne

Cette méthode n’est en fait guère nouvelle. « Vous avez converti les sacrifices des païens en agape, leurs idoles en martyrs à qui vous offrez les mêmes hommages ; vous apaisez les ombres des morts avec du vin et des aliments ; vous célébrez les mêmes fêtes que les Gentils, comme les calendes et les solstices… »[2] Cette accusation est celle de Faustus, manichéen au temps de Saint Augustin, au IVème siècle (entre 350 et 400).

Elle provient aussi des païens eux-mêmes. Au IIème siècle, Celse utilise à profusion « la méthode comparative pour ravaler les dogmes chrétiens au rang des antiques fictions et des légendes périmées »[3]. La naissance virginale de Notre Seigneur Jésus-Christ serait des vestiges des fables de Danaé, de Mélanippe, d’Augé et d’Antiope. Le récit de sa résurrection ne serait qu’une copie de l’histoire d’Aristée de Proconnèse. Mais son attitude est ambigüe puisqu’en même temps, il flétrit le christianisme comme étant une innovation en rupture avec la religion des aïeuls.

Les Juifs accusent aussi les Chrétiens d’imiter les païens. « Vous devriez rougir de raconter les mêmes choses qu'eux »[4] en parlant de la naissance virginale de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Enfin, cette méthode a souvent été reprise dans un passé plus proche par les adversaires de l’Église. Voltaire compare ainsi les religions dans le but de montrer que le christianisme n’est qu’une copie dégradante et décadente du paganisme.

Trop de suggestions

Le triomphe de Dionysos
Il est parfois très rapide de déceler l’imposture dans les ouvrages qui accumulent les comparaisons entre le christianisme et les religions antiques pour ensuite affirmer des filiations. Or de tels ouvrages n’abordent pas sérieusement leurs croyances et leur fonctionnement. Ils ne font que multiplier des rapprochements et des ressemblances, juxtaposant des éléments semblables, pour que leur accumulation emporte l’adhésion. Finalement, « on suggère plus qu’on ne démontre. »[5].

Parfois, il ne s’agit que de simples allusions. Mais elles dévoilent suffisamment de graves lacunes et de profondes ignorances de la part de leurs auteurs. Après avoir évoqué les déesses antiques, l'un d'entre eux affirme par exemple  que « la théologie de Sainte Marie reprend et parfait les conceptions immémoriales, asiatiques et méditerranéennes, de la parthénogénèse (faculté d’autofécondation) des Grandes Déesses. »[6] Il n’hésite pas à parler de la divinisation de Sainte Marie.

Un peu de recul, de connaissances et d’esprit critique suffisent pour déceler et dénoncer de telles impostures.

Des erreurs philologiques

Les ressemblances qu’on évoque avec plus ou moins de détails sont-elles bien réelles ou artificielles ? Telle est une des questions que nous devons nous poser. Ou dit autrement, proviennent-elles des faits eux-mêmes ou de leur description ? Les similitudes qu’on exhibe parfois avec force peuvent en effet être purement fictives au sens où elles n’existent que dans les mots et non dans la chose en elle-même.

De manière générale, de telles similitudes peuvent provenir de deux erreurs ou fautes caractéristiques. D’une part, la religion antique est décrite avec un regard moderne, profondément influencé par le christianisme. Sans être chrétiens, ce sont bien une main et un esprit façonnés par une société christianisée qui écrivent et comparent, qui interprètent et projettent leurs idées. Même l’adversaire le plus acharné du christianisme ne peut se défaire de cet héritage encore vivace. L’image qu’on donne d’un récit antique est alors imprégnée de christianisme. On ne parvient pas si facilement à prendre le recul nécessaire pour se détacher de son environnement, de ses habitudes intellectuelles, de sa façon de penser. Il est aussi très probable que cette description soit fortement teintée d’esprit chrétien de manière volontaire afin de mieux souligner les similitudes recherchées…

Prenons un exemple. Dans un ouvrage savant, on présente Osiris comme un Dieu-Sauveur qui meurt violemment avant de ressusciter ou encore de sa résurrection après un baptême dans les eaux du Nil. Toujours dans le même ouvrage, on décrit les mystères de Mithra et d’Attis : « le néophyte participait rituellement à un scénario liturgique autour de la mort et de la résurrection (ou de la re-naissance) de la divinité. En somme, l’initiation réalisait une sorte d’imitatio dei. »[7] Ou « le premier repas initiatique se réduit en somme à l’expérience de la valeur sacramentaire du pain et du vin ». On n’hésite pas ainsi à parler en théologien pour expliquer les cultes païens. Les Égyptiens auraient-ils développé une théologie qu’ils nous auraient transmise avec une si grande précision ?

Certes, il est parfois nécessaire et inéluctable d’utiliser des références chrétiennes, suffisamment connues par l’opinion, pour faciliter la compréhension d’une religion et d’un culte devenus étrangers et inaccessibles tant les principes et les idées auxquels elle se référe nous sont inconnus. Les lecteurs ont besoin de se raccrocher à des choses et à des images qu’ils connaissent et qu’ils peuvent manipuler pour comprendre. Un passé enfoui n’est abordable que s’il est traduit dans un langage que nous pouvons entendre. Nous retrouvons ce même besoin dans la science lorsqu’il s’agit de vulgariser une théorie complexe. Nous retrouvons aussi les mêmes erreurs[8]. À force de simplifier et d’interpréter, on finit par égarer le lecteur, voire par le tromper. Ainsi le langage employé pour décrire un mythe est imprégné de concepts chrétiens. Finalement, des similitudes naissent dans la description quand elle est en fait absente dans le fait décrit.

D’autre part, il est difficile de décrire des religions sans employer le langage actuel, son style, son vocabulaire, eux-mêmes influencés par le christianisme. On arrive même à employer la terminologie chrétienne, parfois volontairement. Cet abus de langage crée alors de la confusion, invente des liens, provoque des parallèles. Les similitudes ne proviennent pas alors des faits en eux-mêmes mais des mots. Elles n’existent pas dans la réalité historique mais uniquement dans l’esprit du lecteur.

Cette confusion est encore accrue lorsqu’on emploie des mots comme s’ils étaient éternels, comme si les générations les ont toujours employés avec le même sens, la même signification, le même esprit. C’est méconnaître l’inéluctable évolution de la langue. Il est donc trompeur de souligner une ressemblance en partant des mots seuls. Certains ouvrages manquent de rigueur et de prudence dans les termes employés. Ont-ils au moins recours à la philologie pour justifier leurs discours ?

Ainsi tout parallélisme qu’on tente d’établir entre deux faits si éloignés dans le temps et l’espace est-il véridique ou artificiel ?

Des erreurs historiques

Une autre erreur consiste à décrire une religion antique comme éternellement figée et immuable. Or, elle a nécessairement évolué au cours du temps, en particulier sous l’influence des religions qu’elle a rencontrée ou des circonstances notamment politiques. En se répandant, elle a généralement absorbé des éléments provenant d’autres religions et d’autres pratiques. Mithra en est un exemple caractéristique. Quand on parle d’une religion déterminée, faut-il donc l’associer à une époque précise, à une phase de son développement, sinon on arrive à des confusions regrettables. Le paganisme de Julien l’Apostat, fortement influencé par le christianisme, ne peut être comparé au paganisme de ses aïeuls. La rigueur historique permet ainsi d’éviter bien des confusions.

Tout en étant très antiques par ses origines, des mythes incorporent des éléments d’âge plus récent et moins ancien que les récits évangéliques. Certains d’entre eux font l’objet d’une cure de rajeunissement, en particulier pour s’opposer au christianisme. Les cas d’Apollonius de Tyane ou d’Asclépios en sont des exemples caractéristiques. Le mithracisme et le néo-paganisme ont aussi imité son adversaire pour le combattre comme l’attestent de nombreux historiens. Les défenseurs de la foi ont rapidement souligné ces plagiats manifestes, voire caricaturaux.

Prenons l’exemple du culte d’Isis. D’abord localisé dans une ville parmi d'autres avant de s'imposer localement puis dans toute l'Égypte, il devient culte public avec l’avènement des rois. Puis après Ptolémée, elle devient un culte à mystère en 300 avant Jésus-Christ, devenant une sorte de synthèse entre les religions grecques et égyptiennes. Reprenant les attributs de plusieurs divinités, il s’identifie aussi à Dionysos et à Asclépios, devenant un dieu universel, maître du ciel et de la terre. Introduit à Rome sous Caligula, elle devient fortement marquée par un rituel impressionnant et par l’espoir d’immortalité pour ses adeptes. D’abord fortement associé à Isis, Osiris est ensuite remplacé par Sérapis par Ptolémée. Le premier est dans certains mythes présenté comme le dieu du royaume des morts, retrouvant la vie après être dépecé par son frère, quand le second est plutôt décrit comme le dieu du Soleil, un dieu qui ne meurt point. Nous voyons donc dans les religions antiques une très grande fluctuation. Elles ne sont pas aussi figées que nous pouvons le croire. À l’époque de Notre Seigneur Jésus-Christ, le culte d’Isis version Sérapis prédomine.

Il est en fait très difficile de fixer la chronologie d’un mythe ou d’une religion. Tout n'est qu'hypothèse et intuition. Cela nécessite beaucoup de prudence, d’hypothèses, de sens critique, bien souvent absents dans les articles des beaux penseurs, si affirmatifs dans leurs déclarations.

Question de sources historiques

Lorsque des savants nous décrivent avec détails et certitude des religions orientales comme celles des mystères orientaux, nous sommes un peu déconcertés. Leurs connaissances soulèvent de sérieuses questions. D’où viennent-elles ? Comment les connaissent-elles ? Ce sont en effet des cultes à mystère, fondés sur une initiation. Localisées, peu répandues et destinées à une certaine élite, ces religions gardent secrets leur savoir, l’organisation de leurs cérémonies, et tout ce qu’elles contiennent, secrets jalousement gardés que seuls les initiés peuvent connaître.

Cependant, certaines religions ont dévoilé une part du mystère qui les recouvrait. Le mystère d’Osiris provient par exemple essentiellement d’un historien grec de l’ère chrétienne, vers le IIIe siècle. Tout en le décrivant avec un esprit grec et un vocabulaire évolué, dans un monde qui commence à devenir chrétien et qui entre en conflit avec la nouvelle religion, il le décrit comme s’il était sous sa forme originelle. Comme cette description porte quelques influences chrétiennes, on finit par croire que la religion originelle qu’il semble décrire a influencé le christianisme. Conclusion bien hâtive et peu convaincante !

Le plus souvent, notre connaissance des religions anciennes ne provient pas directement de sources historiques fiables. Elle est même difficile, voire impossible, pour les cultes à mystère qui ont su préserver leurs secrets. Le passé nous laisse en fait peu de traces pour comprendre réellement ce que croyaient et pratiquaient des hommes à une époque lointaine. Il faut donc être prudent lorsqu’on nous donne une description précise d’une religion antique, surtout lorsqu’elle n'est censée être connue que par des initiés.

Ressemblances superficielles

Mais en dépit de toutes les difficultés que nous venons de décrire, imaginons que nous connaissions une religion antique telle qu’elle était pratiquée et crue. Imaginons aussi que ses croyances soient clairement connues dans ses concepts et sa terminologie. Faisons en plus l’hypothèse que nous disposons suffisamment de preuves pour être convaincus de son antiquité. Enfin, supposons que nous trouvions des points de ressemblances avec le christianisme en toute objectivité. Reste alors à démontrer qu’il y a imitation, copie ou plagiat. En effet, si nous pouvons établir des ressemblances, cela signifierait-il nécessairement qu’il y a imitation ou dépendance ? Le simple fait d’établir des parallélismes ne suffit pas en effet pour le démontrer. En restant sous ce seul plan, nous sommes encore loin de la démonstration, de la science. Il ne s’agit pas en effet de persuader mais de convaincre.

Devons-nous par exemple croire que la vieille religion romaine ou le mithracisme aient influencé le christianisme car le jour de Noël correspond à la date d’une de leurs célébrations ? Le solstice d’hiver n’a pas le même sens pour les Romains fêtant les fêtes saturnales, les disciples de Mithra ou du « sol invictus », ou pour les Chrétiens. La similitude n’implique pas systématiquement imitation. Un symbole identique peut en effet revêtir plusieurs significations différentes. Le jugement ne doit donc pas s’arrêter à l’image mais aller jusqu’au concept qu’elle est censée porter.

Revenons aux réalités humaines

Loin de toute volonté polémique ou fallacieuse, les similitudes entre religion soulèvent en fait une question intéressante à se poser. Pourquoi certains éléments, porteurs de symboles, sont-ils communs à des religions éloignées dans le temps et l’espace ? Pourquoi le solstice d’hiver est-il si prisé par les religions ? Pourquoi des hommes emploient-ils les mêmes images tout en l’enrichissant de sens différents ? La cause réside probablement dans l’origine et le développement de la religion. Prenons le cas du christianisme. Des païens convertis ne peuvent oublier le contexte religieux dans lequel ils ont vécu. Ils ont nécessairement repris des attitudes et des symboles païens, fortement ancrés dans leur existence et dans leurs pensées, tout en les vidant progressivement de l’esprit païen pour les emplir lentement de l’esprit chrétien. La langue notamment s’enrichit progressivement de nouveaux mots et concepts tout en gardant des termes anciens. La forme demeure mais l’esprit change radicalement. L’Occident ne s’est pas fait chrétien en un jour. Ainsi au-delà du culte, du rite, de la fête, faut-il chercher l’esprit qui l’anime.

Nous voyons l’Église fortement préoccupée de prendre en compte cette réalité humaine. Lors de la conversion des peuples anglo-saxons, le missionnaire Saint Augustin de Canterbory raconte au pape Saint Grégoire le Grand une étrange habitude des païens convertis. Avant la messe, ils se livrent à une sorte de repas rituels à l'imitation des païens. Saint Grégoire lui demande de ne pas interdire cette coutume si elle n’est pas contraire à l’esprit chrétien pour laisser le temps faire son ouvrage. Elle finit en effet par disparaître progressivement et par être interdite lorsque le moment opportun était venu.

Ainsi, au lieu de chercher des similitudes pour établir des parallèles, parfois très sophistiqués, probablement dans l’esprit fallacieux de démontrer l’origine humaine du christianisme, il faut surtout comprendre la cause des similitudes et prendre en compte l’esprit qui anime ces points similaires. Faut-il aussi comprendre les dépendances contextuelles et discerner, au-delà des ressemblances formelles, les dissemblances profondes qui se cachent derrière les symboles. En clair, il faut resituer les points similaires dans leur environnement en prenant en compte les réalités humaines, beaucoup plus prégnantes que nous le pensons. L’homme a besoin de temps pour modifier son comportement et sa vision du monde, pour se libérer de ses erreurs et de ses habitudes afin de s’attacher aux vérités. Cessons donc de croire en l’homme virtuel, qui d’une baguette magique serait devenu l’homme chrétien tel qu’il le sera plusieurs siècles après sa conversion. Ne pensons pas dans l’éternité…

Le véritable élément comparatif

Au-delà des conclusions hâtives et pernicieuses, nous pouvons voir dans ces similitudes formelles, mêmes artificielles, un point commun essentiel, voire fondamental, entre un grand nombre de religions : le besoin inhérent à tout homme de se raccrocher à des éléments qui lui sont proches pour exprimer ses croyances et organiser un culte. L’idée du sacrifice est probablement identique à toutes les religions. Le soleil vainqueur des ténèbres est un bel exemple de symbole pour décrire le processus naturel de la vie, cycle comprenant la naissance, l’affaiblissement, la mort puis la renaissance.

Les différents et nombreux religions et cultes révèlent le besoin d’établir des liens avec Dieu ou des divinités. Or comment peuvent-elles y parvenir, Dieu étant inaccessible et invisible ? L’homme a besoin de symboles, de faits sensibles et concrets pour exprimer des choses insensibles et accéder à un monde inatteignable de manière naturelle. Où peut-il trouver ces « moyens d’expression » si ce n’est dans les manifestions de la présence divine, c’est-à-dire dans la nature ? Les ressemblances que nous pouvons trouver dans les religions montrent finalement ce sentiment fort de la présence de Dieu dans les choses qui entourent les hommes, dans leur vécu, dans leur histoire personnelle et collective. L’homme est un être religieux profondément concret. Les concepts ne suffisent pas pour nourrir sa foi.

Nous comprenons alors les véritables dissemblances qui séparent les religions. S’il utilise les choses qui l’entourent comme moyens d’expression de ses croyances, l’homme les regarde différemment selon la religion qui l’anime. Le disciple de Mithra regarde-t-il le Soleil comme l’adepte du culte d’Isis ou de la vieille religion romaine ? Pour confronter deux religions, faut-il alors comparer la vision qu’elles ont du monde, de la vie et de l’homme. Or comment est-il possible de voir dans les idées de Création ex-nihilo et de Providence, propres au christianisme, une quelconque origine dans le paganisme ?

Des silences significatifs

Dans de nombreux articles défendant l’origine païenne du christianisme et des récits évangéliques, nous constatons souvent que leur auteur oublie d’évoquer l’influence chrétienne dans les religions païennes. Nous avons souvent évoqué cette influence dans les exemples manifestes d’Apollonius de Tyane ou de Julien l’Apostat [11]. Pire encore, on insinue que le christianisme les a imités ! Mais admettre cette influence revient à souligner la nouveauté et la force du christianisme.

Le combat acharné qu’ont mené les véritables défenseurs du paganisme montre en outre l’incompatibilité profonde du christianisme avec la société dans laquelle elle se répand. Le paganisme et le christianisme sont fondamentalement opposés. Les idées de Providence, de Création ex-nihilo, de Résurrection sont inconcevables pour les païens. Or ces idées reposent dans les symboles, dans le rite, dans les récits. Comment pouvons-nous alors croire à une dépendance religieuse entre eux en dépit des ressemblances ?

Enfin, ces « savants » oublient le combat qu’a mené l’Église pour s’opposer à toute confusion dans son enseignement et dans son culte. Dans ses sermons sur Noël, le Pape Saint Léon insiste pour dénoncer ceux qui demeurent fidèles à des attitudes païennes qui manifestent un attachement au culte du soleil. Il condamne par exemple l’habitude païenne de se retourner vers le soleil levant, et, courbant la tête, de s’incliner en l’honneur du soleil. « Que les fidèles rejettent donc de leurs habitudes cette damnation perversité et se gardent de mêler l’honneur dû à Dieu seul aux rites d’hommes qui sont esclaves des créatures. »[9] Il revient alors à la signification chrétienne du jour de Noël, au sens exact du symbolisme chrétien.

Certes le christianisme ne refuse pas l’usage des symboles que peut nous donner la nature mais, comme nous le rappelle Saint Paul, il faut éviter les abus afin de demeurer dans la foi. Il faut user « avec mesure et selon la raison, de toute la beauté des créatures et de toute la parure de ce monde. » (I. Cor., IV, 18)

Les récits, le culte, les symboles, etc. sont donc associés à un enseignement officiel. Les dissocier revient alors à ne plus les comprendre et à établir des similitudes erronées, fondées non sur des réalités mais sur des convictions injustifiées, c’est-à-dire sur des a-priori.

Conclusion

L’étude de comparaison des religions nécessite beaucoup de prudence, de rigueur philologique et historique, et finalement de sens critique, très souvent absents dans de nombreux articles et ouvrages. « Fautes de ces précautions préalables, tout flotte au gré du dilettantisme érudit. »[10] Bien aventureux, présomptueux et insensés sont ceux qui pensent trouver dans des ressemblances plus ou moins superficielles entre les religions païennes et le christianisme des causes, des imitations et des liens de dépendance. Leur force de persuasion réside plus sur notre ignorance et nos naïvetés, sur une méconnaissance profonde des réalités humaines, sur notre silence. De telles études révèlent le plus souvent une volonté fallacieuse de s’attaquer au christianisme. L’objectivité et l’honnêteté y sont souvent absentes. Combattre de telles erreurs revient souvent à démasquer et à dénoncer cette malhônneteté…





Notes et références
[1] Voir Émeraude, janvier 2016, article "Noël et les fêtes païennes".
[2] Faustus dans Contra Faustum, XX, 4, de Saint Augustin, Patrologie latine, dans La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au Vie siècle, Pierre de Labriolle, 4ème partie, III, cerf, 2005.
[3] Pierre de Labriolle, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au Vie siècle, 2ème partie, I.
[4] Saint Justin, Dialogue avec Tryphon, LXVII, 1, trad. par M. de Genoude, numérisé par Marc Szwajcer, édition Royer, 1843.
[5] Chantepie de la Soussaye, Préface au Manuel d’histoire des religions, 1904 dans Préface de Hervé Duchêne, Cultes, Mythes et Religions, Reinach, Robbert Laffont, Bouquin, 1996.
[6] Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Tome II, , n°238, Payot, 1978.
[7] Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Tome II, n°205.
[8] Voir Émeraude, décembre 2015, article « Relativité et relativisme ».
[9] Saint Léon, 7ème Sermon de Noël, §5, Sermons, Tome I, les éditions du cerf, 2008.
[10] Pierre de Labriolle, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au Vie siècle, 4ème partie, VI, Cerf, 2005.

[11] Voir notamment Émeraude, décembre 2015, articles "Julien l'Apostat, un exemple d'évolution religieuse", "Contre Julien l'Apostat, un abîme entre le christianisme et la paganisme" et "Apollonius de Tyane, un exemple de l'influence chrétienne sur le paganisme".

dimanche 24 janvier 2016

De la psychologie des profondeurs

Sûrs de leurs sciences, des adversaires du christianisme ont cherché à montrer que les récits bibliques comportaient des erreurs sur le plan historique. Les Évangiles ont ainsi fait l’objet de nombreuses études et analyses à l’aide de méthodes critico-historiques. À partir de ces travaux dits scientifiques, de nombreuses « vies de Notre Seigneur Jésus-Christ » ont remis en cause l’enseignement de l’Église, faisant la première page des journaux. L’Annonciation et la Nativité ont ainsi minutieusement été scrutées,  disséquées, expertisées afin de dénoncer et de réfuter leur véracité historique. On en vint même à étudier la façon d’emmailloter les enfants au temps de Saint Marie pour y voir une preuve d’anachronisme ! Ces efforts n’avaient qu’un but : prouver que le christianisme se fonde sur des mythes.

Mais comme rien ne peut naître de rien, certains ont cherché à justifier le christianisme et à expliquer son origine. La thèse la plus classique et la plus simple est de trouver sa cause dans l’influence des religions orientales. Pour y parvenir, la méthode consiste généralement à les comparer avec les récits évangéliques, la doctrine et le culte du christianisme pour souligner ensuite les similitudes selon l’idée très répandue que deux choses identiques sont nécessairement liées par une filiation ou une dépendance. La méthode comparative des religions a donc été employée pour parvenir à des conclusions souvent hasardeuses et téméraires.

L’abandon des critiques historiques

Les critiques relèvent toujours d’une dimension historique. Elles se fondent toujours sur une même certitude, celle de la capacité de la  science ou de la raison à démasquer la vérité, c’est-à-dire à confondre le christianisme et à l’expliquer sans faire intervenir le moindre phénomène naturel et ainsi à prouver ses mensonges et ses erreurs. Mais portés par une hardiesse incroyable, de beaux penseurs ont quitté ce plan historique pour s’aventurer dans un monde étrange, celui de la démythologisation[1] et du symbolisme. Désabusés par les vains efforts des « experts historiques », ils ont en effet abandonné les questions d’historicité dans l’espoir d’atteindre le vrai sens des récits évangéliques.

Bultmann[1] est l’un des premiers à se désintéresser de la dimension historique des faits. Il a cherché à interpréter les récits selon une lecture existentiale de la Sainte Écriture. Mais cette méthode est défaillante ; elle n’explique rien. Elle se tourne vers un nombrilisme déconcertant. Ne voyant dans les récits qu’une expression de l’angoisse existentielle, elle vide notre foi pour la remplir d’un moi déprimant à l’image de l’existentialisme d’Heidegger, qu’il tente d’appliquer dans une exégèse  abêtissante.

Nous allons désormais étudier une autre piste d’interprétation qui, comme Bultmann, se désintéresse des critiques historiques et refuse les méthodes rationalistes appliquées à la Sainte Écriture. Elle ne voit dans les récits bibliques que des symboles qui expriment des vérités applicables à notre expérience. Nous allons donc étudier une autre méthode, plutôt récente, tirée de la psychologie et de la psychanalyse. Elle consiste à réinterpréter les textes religieux à partir d’images issues d’archétypes universels présentes dans des religions plus anciennes. Elle est basée sur la « psychologie des profondeurs ». L’un des auteurs de cette méthode est Eugen Drewermann.

La psychanalyse au secours de l’exégèse

Eugen Drewermann, né en 1940, interprète la Sainte Écriture par la psychologie des profondeurs. Théologien allemand, maître de conférences et psychanalyste, il a connu un grand succès dans son pays. Prêtre et psychothérapeute, il a enseigné l’histoire des religions et la dogmatique à la faculté catholique de Paderborn en Allemagne. Dans une thèse publiée à la fin des années 70, il proposait de renouveler la doctrine du péché originel en appliquant aux premiers chapitres de la Genèse la théorie de « la psychologie des profondeurs ». Mais son « interprétation "psychanalytique" de la Bible déclenche un conflit violent avec les exégètes historico-critiques qui l'accusent de détruire les bases historiques de la foi »[2] En octobre 1990, il est interdit d’enseignement par son évêque en raison de ses théories sur la conception virginale de Sainte Marie. L’année suivante, il est « suspens a divini ».

La « psychologie des profondeurs » a été élaborée par Karl Gustav Jung (1875-1861). Fils de pasteur, médecin psychiatre suisse, penseur toujours influent, il est en particulier fondateur de la psychanalyse analytique. Sa théorie est centrée sur les archétypes qui se définissent comme la structure de l’inconscient. Ils remplissent nos rêves et notre imagination. Communs à toute l’humanité, ils se manifestent cependant de manière singulière dans notre vie selon nos cultures, notre éducation, notre histoire personnelle. Drewermann applique sa méthode sur les phénomènes religieux.

Une nouvelle clé de lecture

Des « exégèses » suivent la voie de l’interprétation symbolique tout en la dépassant. Ils tentent d’expliquer les récits évangéliques dans un subjectivisme très accentué. Le problème, disent-ils, est de trouver la clé de lecture des textes bibliques. Ils prônent tous l’abandon de l’exégèse traditionnelle. Bultmann semblait l’avoir trouvée dans nos interrogations existentielles. Les récits devaient être lus selon un langage particulier, celui des mythes, un langage propre aux religions. Avant lui, les critiques historiques soulignaient les similitudes entre le christianisme et les religions antérieures pour prouver leur filiation. Une nouvelle voie consiste à unir ces deux méthodes afin de parvenir au véritable sens des textes.

Le christianisme, un mode d’expression religieuse

Selon la théorie de Drewermann, le christianisme serait un mode d’expression religieuse qui préexistait dans des religions antiques et qui survivrait à travers les générations. Il ne s’agit plus de « définir ainsi objectivement […] l’être de Jésus-Christ » mais de « décrire un champ d’expérience à l’aide d’un concept archétypique donné »[3]. Notre profession de foi serait en fait une forme d’expression très élaborée d’une expérience religieuse que d’autres, avant les Chrétiens, ont éprouvée dans d’autres religions, en particulier dans la religion ancestrale des Égyptiens. Le christianisme ne serait donc qu’une nouvelle forme d’expression de concepts anciens, les fameux archétypes.

Drewermann nous renvoie donc vers d’autres expressions d’une expérience religieuse d’un temps très lointain. La nouvelle interprétation consiste alors à lire un texte sacré ou une scène biblique selon une de ces expressions la plus adéquate. Il est donc nécessaire de la déterminer et de bien la connaître afin de saisir le champ d’expérience auquel renvoie le christianisme. Nous sommes ainsi au niveau de la psychologie des religions. Finalement, les religions ne seraient que la résurgence de « modèles d’une interprétation archétypique des expériences historiques »…

Le christianisme, copie et approfondissement de la religion égyptienne

L’idée de la filiation divine que nous trouvons dans le christianisme se retrouverait par exemple dans la religion égyptienne des temps pharaoniques. Le pharaon serait en effet considéré comme le fils de Dieu, l’image divine d’Amon-Râ. Selon Drewermann, il incarnerait la liberté et la dignité de l’homme absolu après une renaissance par la vertu du dieu égyptien, un dieu qui est descendu du ciel et qui y est remonté. « Au niveau de la symbolique de la foi, il y a identité parfaite entre la religion des chrétiens et celles des anciens Égyptiens. Du point de vue de l’histoire des religions, il nous faudrait même parler d’une dépendance parfaite du christianisme à l’égard de la religion de l’Orient ancien ». Le christianisme aurait donc finalement repris le concept de la filiation divine qu’avaient déjà élaboré les Égyptiens. « Tout le concept de fils de Dieu, né d’une vierge, couverte par l’Esprit et la lumière […], était déjà parfaitement élaboré, comme idée, plusieurs millénaires avant le christianisme dans l’Égypte ancienne, et il était une réalité vivante dans les actes cultuels. […] Aucune croyance chrétienne ne saurait nous contraindre à la malhonnêteté historique. Il nous faut donc admettre, avec reconnaissance, que la théologie de la filiation divine n’est pas une idée spécifiquement chrétienne, mais que le christianisme s’est contenté de la reprendre. » En un mot, le christianisme ne serait qu’une copie de la religion égyptienne ancestrale, « une nouvelle incarnation de l’ancienne religion de la lumière ».

Cependant, le christianisme diffère de son modèle. « Nous pouvons qualifier cette différence de différence dans l’approfondissement personnel. » La religion égyptienne reporte en effet la filiation divine sur un seul homme, le pharaon. Il incarne à lui-seul l’homme idéal. C’est la « forme archaïque de la personne corporative. » Tout est centralisé sur lui. Tout le contenu objectif de la religion est en effet projeté sur un seul homme qui en devient l’idéalité. L’expression religieuse de chacun est alors extériorisée sur le pharaon. Or cette même expression révèle dans son intériorité la dignité et la grandeur de l’homme. Il y a donc une véritable contradiction entre les expressions extérieures et intérieures de la religion égyptienne. L’approfondissement du christianisme serait alors d’ « avoir saisi le symbolisme central de l’Égypte ancienne dans sa teneur spirituelle et de l’avoir élevé, dans sa pure intériorité, au rang d’expression centrale de sa propre foi. »

L’interprétation selon la psychologie des profondeurs

Ainsi Drewermann nous propose de lire et d’interpréter les récits évangéliques selon des archétypes anciens, préexistants au christianisme. Ce dernier n’aurait fait que renouveler et approfondir certaines anciennes formes religieuses. « Il nous faut recentrer la foi au Christ dans des images symboliques, la concentrer et la laisser agir sur nous en tant que réalité concentrée ». Cela explique ainsi les similitudes entre les récits païens et chrétiens.

Cette identité ne relèverait pas de la dépendance littéraire mais nous renvoie à un processus psychologique. Les récits de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ « sont et veulent dire : une méditation de la foi qui fait retour aux origines ». Les chrétiens primitifs auraient exprimé leur foi selon des images déterminées des profondeurs de la psyché, c’est-à-dire des forces vives de l’inconscience. Nous sommes ainsi renvoyés au niveau de « la psychologie des profondeurs ». La vérité des récits est de l’ordre de « la sphère d’expérience, dans une perspective sociologique ou psychologique ».

L’interprétation des récits bibliques consiste alors à leur associer le mythe ou l’archétype qui leur est le plus adapté pour atteindre tout leur sens symbolique. Ce sont des symboles qui, au travers du temps, expriment des mystères qui doivent nous toucher dans notre vie présente, des mystères que d’autres religions ont exprimés sous des formes d’expression différentes.

L’auteur ramène ainsi les différents épisodes de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ à la religion égyptienne (Amon-Râ, Osiris), grecque (Esculape), orientale (Mithracisme), voire bouddhiste, associant les images similaires pour en extraire le « message » chrétien à expérimenter.

Finalement, nous ne devrions pas chercher dans les récits évangéliques la moindre explication rationaliste ou historique. « Dans les images du mythe vit une vérité qu’elles seules peuvent communiquer et dont l’unique évidence repose précisément sur le fait qu’elles échappent à toute tentative conceptuelle. » Pour la saisir, il faut « les retraduire dans le monde imagé du mythe dont ils sont issus, et c’est seulement en re-rêvant ces images, sans prétentions particulières, que nous pourrons s’ouvrir pour nous l’insondable richesse de leur expérience. » Et ce langage est universel, compréhensible pour tout homme. « Ce que les Égyptiens disaient au dieu Amon, qui est né dans le sein d’une reine comme fils de Dieu, peut être l’expérience de tout homme qui retrouve Dieu en soi-même et soi-même en Dieu. »

Ainsi, Drewermann prétend que le christianisme n’est aucunement une nouveauté. Il ne fait que reprendre sous d’autres formes d’expression des concepts anciens, ces fameux archétypes qui manifestent la structure de notre inconscience, faisant parfois œuvre d’approfondissement.

Des affirmations bien péremptoires

Que pouvons-nous dire d’une telle théorie ? Car évidemment, ce ne peut être qu’une théorie en dépit des nombreuses affirmations de son auteur. Revenons en effet sur ses déclarations. Le ton de Drewermann est d’abord agaçant et choquant. Ses certitudes nous affligent. Tout est affirmatif, certain, sans aucun doute possible. Il est sûr de ce qu’il avance. Il ne laisse aucune place à l’hypothèse, à la proposition, au conditionnel.

Prenons un exemple. Drewermann nous propose une image du jugement du défunt devant le tribunal divin que nous retrouverions aussi bien dans la religion égyptienne que dans le christianisme. Cette image est celle de la balance. Dans la religion égyptienne, le cœur du défunt est pesé sur une balance dont l’autre plateau porte une plume provenant de la chevelure de la déesse Maât, déesse de la vérité. « Le christianisme […] a repris dogmatiquement, dans tout son contenu et tous ses détails, la scène, avec toutes les représentations relatives aux châtiments infernaux des méchants » ! L’ange Saint Michel aurait remplacé Maât. Pour justifier son affirmation, Drewermann nous renvoie à un tableau du XVe, le Jugement dernier de Van der Weyden. 

Prenons le temps de réfléchir. La comparaison est d’abord rapide et vite conclue sans apporter de véritables arguments. Or elle soulève de nombreuses questions. La religion égyptienne, est-elle la seule à symboliser le jugement du défunt par une balance ? En outre, le même symbole porte-il le même sens dans les deux religions ? N’est-il pas plutôt le symbole ancestral de la justice comme nous le voyons encore arborer dans nos tribunaux ? Ce symbole vient-il des Égyptiens ou est-il commun à toute l’humanité ? Sa comparaison soulève en effet bien des questions auxquelles l’auteur ne répond guère. Elles nous poussent surtout à connaître la religion égyptienne. Nous en reparlerons.

Deux visions de la justice divine

Mais continuons l’argumentation de Drewermann. Elle est encore plus intéressante. Selon l’auteur, les conceptions de la justice divine seraient différentes entre les deux religions comme le manifesteraient les deux images la symbolisant. La balance chrétienne s’élève et s’abaisse quand la balance égyptienne reste stable, « et cette différence, qui pourrait apparaître accessoire de prime d’abord, est en fait d’une grande importance. »

Dans la conception chrétienne, faire justice consisterait à peser le bien et le mal chez le défunt quand dans la conception égyptienne, il s’agirait plutôt de conserver un certain équilibre, et plus précisément, « un équilibre interne entre essence et existence », « l’équilibre intérieur de toutes les forces de l’existence et les parties du tout », la recherche de « l’harmonie avec l’ordre du monde ». Et Drewermann conclue que « la symbolique de l’Égypte ancienne est plus pertinente que la symbolique de l’Occident chrétien ». Mais si les symboles sont si différents, est-il encore possible d’y voir identité ou similitude ? Et pourtant, n’a-t-il pas affirmé auparavant que le christianisme en avait repris tout le contenu et tous les détails ? Remarquons aussi qu’il ne parle pas du christianisme mais de l’Occident chrétien. Nous avons changé de sujet. Enfin, les termes d’ « existence » et d’« essence » ne conviennent guère. Ces concepts nous renvoient aux philosophes grecs bien loin de l’Égypte et du temps des pharaons. Nous voguons en pleine contradiction, imprécision et anachronisme.

Le christianisme, une aliénation, véritable clé de lecture…

Mais en quoi le symbolisme de l’Occident chrétien serait-il moins pertinent ? Drewermann  nous donne la raison : il « apparaît comme une moralisation très discutable de cette grandiose vision religieuse » ! En quoi serait-il discutable ? « Être chrétien semble consister à vaincre le mal et à le contrebalancer par des bonnes œuvres » C’est en effet un peu simplifier la vie chrétienne. C’est aussi et surtout résumer la vie chrétienne, si riche et si vaste, par un symbole qui peut-être n’est pas aussi révélateur du christianisme que semble prétendre l’auteur. Il existe bien d’autres scènes symboliques pour révéler la vie chrétienne, comme l'athlète cherchant à remporter la couronne, la brebis portée par le bon Pasteur, ou même le jugement divin, comme la séparation des boucs et des brebis par Notre Seigneur Jésus-Christ.

Plus loin dans son ouvrage, Drewermann explique en quoi la moralisation chrétienne est impertinente. Elle impliquerait chez l’individu « un sentiment de responsabilité exagéré », « destiné à tranquilliser sa bonne conscience », « une lutte continuelle contre soi-même », « une vie personnelle de plus en plus lourde à porter », etc. Effectivement, si nous la résumions par une balance, la vie chrétienne serait un enfer tant elles seraient remplies de scrupules. Or, la réalité est toute autre. Mais Drewermann ne cherche pas la réalité. Il reste au niveau des idées, de ses propres idées, sans chercher à les confronter à la réalité. La vie des Saints est-elle une vie d’aliénation telle qu’il la décrit avec une si grand certitude ? Plus loin encore dans son ouvrage, il décrira finalement le christianisme comme une véritable aliénation. « Il ne fait aucun doute, notamment, que dans la théologie et l’histoire de la piété chrétiennes […] la doctrine de la naissance virginale a précisément été la terre nourricière et la justification idéologique de refoulements sexuels, d’angoisse aliénante, de sentiments de culpabilité sans fin et de formations rationnelles masochistes de tout genre. » Tous les récits bibliques sont en fait vus sous ce regard, notamment le récit de la chute d’Adam et d’Ève. La doctrine du péché originel serait par exemple prisonnière « de la peur du sexe et de l’hostilité à l’égard des pulsions ».

« Pour l’Égyptien le monde est parfaitement ordonné et accompli en la personne de Maât, et il ne peut être question pour l’homme que de trouver et de conserver l’harmonie ». Remarquons que l’auteur précise la place du dieu Maât tout en oubliant celle de Dieu dans le symbolisme chrétien.

Mais qui est Amon ?

La religion égyptienne ancienne est très complexe, bien éloignée de notre manière de penser. Elle est complexe car elle évolue selon le temps ou plus précisément selon les circonstances politiques. Amon serait d’abord un des dieux secondaires de Thèbes connu dès l’époque 2140-2022 avant Jésus-Christ comme l’attesteraient des textes anciens. Puis il supplante le dieu local Montou avant de se répandre dans tout l’empire pour devenir le dieu suprême du panthéon égyptien au moment où les rois de Thèbes prennent le pouvoir. Il finit par supplanter le dieu Râ (ou Rê), le dieu dynastique des pharaons, qui disparaît. Amon est alors assimilé au dieu solaire, au dieu des dieux. Il devient Amon-Rê. Plus tard, en 664 avant Jésus-Christ, Amon sera à son tour supplanté par Osiris quand les Assyriens détruiront Thèbes…

Ainsi quand Drewermann parle de la religion ancienne d’Égypte, de quelle époque parle-t-il ? Certes, il ne parle pas en tant qu’historien mais il semble bien oublier que ses affirmations reposent très souvent sur l’histoire, c’est-à-dire sur des faits historiques. Ses propos paraîssent bien trop imprécis, généralistes, vagues…

Une interprétation peu convaincante et particulièrement orientée

Revenons à la notion de justice dans la religion égyptienne. L’interprétation de Drewermann nous paraît insuffisante et insatisfaisante. Comme nous l’avons déjà évoqué, les termes d’« essence », d’« existence » et d’« être » désignent des concepts qui nous paraissent beaucoup trop riches pour le temps des Pharaons.

Dans la religion égyptienne au temps du culte prédominant d’Osiris, le défunt comparaît devant un tribunal présidé par Osiris, seigneur du Maât, et par ses assesseurs. Il doit alors se justifier de ses œuvres. « Je suis un noble qui s'est complu en Maât, qui a pris exemple sur les lois de la salle des deux Maât, car j'avais l'intention d'arriver dans la nécropole sans que la moindre bassesse fût associée à mon nom, je n'ai pas fait de mal aux hommes, ni quoi que ce soit que réprouvent leurs dieux. »[4] Le « Maât » est la déification de la volonté royale. Il n’est pas un dieu proprement dit. Dire et faire le « Maât », c’est obéir et participer à la monarchie, c’est entrer dans l’ordre cosmique. Nous retrouvons le sens d’harmonie. La vie de l’Égyptien devait donc s’inspirer des lois du Maât. « J'ai accompli la justice pour son seigneur, c'est que je l'ai satisfait en ce qu'il aime. J'ai dit la vérité, j'ai accompli la justice, j'ai dit le bien, j'ai répété le bien, j'ai atteint la perfection, car je souhaitais avoir le bien auprès des hommes. J'ai jugé deux plaideurs de sorte qu'ils furent satisfaits. J'ai sauvé le misérable de celui qui était plus puissant que lui en ce sur quoi j'avais autorité. J'ai donné du pain à celui qui avait faim, des vêtements à celui qui était nu, un passage au naufragé, un cercueil à celui qui n'avait pas de fils. J'ai fait une barque pour qui était sans barque. […] »[5] Pour préparer sa défense, avant de mourir, l’Égyptien pouvait s’aider de la magie. Nous sommes bien loin de l’interprétation de Drewermann.

Nous pouvons prendre d’autres exemples aussi caractéristiques pour remettre en question l’interprétation de Drewermann. En dépit de ses affirmations péremptoires, le doute nous paraît parfaitement légitime. Sa méthode est donc peu satisfaisante. Drewermann développe et interprète les symboles d’une religion et ceux du christianisme pour les comparer et les juger ensuite. Mais son interprétation est toute personnelle, très subjective, unilatérale, peu convaincante. Il ne présente aucun argument pour l’appuyer de manière probante. Ses interprétations s’appuient aussi sur des représentations peu significatives, très parcellaires. Il reste dans le monde des idées, très loin de la réalité historique.

Drewermann n’hésite pas, en passant, à souligner la rupture du christianisme avec l’Ancien Testament, sans néanmoins apporter le moindre argument. Cherche-il ainsi à renforcer les liens qui pourraient exister avec les religions païennes ? En quoi le symbole de la balance est-il contraire à l’Ancien Testament ? Nous voudrions bien le savoir.

D’autres exemples de malhonnêteté

Drewermann traite longuement de la filiation divine du pharaon telle qu’elle était conçue en Égypte. Il expose ce sujet pour donner un exemple d’« intuitions qui, dans leurs premières manifestations historiques, collent à une seule personne, bien qu’en elles se révèlent quelques choses de la nature de tous les hommes ». Il relate notamment une histoire du Ve siècle avant Jésus-Christ sur l’origine divine de la Ve dynastie des pharaons. Les trois premiers souverains seraient les enfants de Rê avec une épouse d’un prêtre. Selon une gravure plus ancienne, Amon prend l’apparence d’un roi pour rencontrer son épouse vierge. De leur rencontre naît une fille que Knouhm, dieu de la Création, façonnera. Cet enfant reçoit des mains d’Amon le trône de son père, le roi Soleil, Râ (ou Rê). Drewermann voit dans ces récits égyptiens l’origine du récit de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ car « il saute aux yeux que des récits de ce type sont autrement plus proches de la scène de l’Annonciation […] que n’importe quel texte de l’Ancien Testament ». Devons-nous croire que tous les mythes racontant la naissance d'un dieu-homme provenant d'un dieu et d'une vierge viendraient de la religion égyptienne ? Car nombreuses sont ces histoires de naissance prodigieuse, mêlant divinité et humanité.

Comme tous les récits évangéliques, Drewermann interprète l’histoire de la Nativité comme une mise en scène, une légende qui prend ses origines dans les récits égyptiens. Cependant, il ne cherche pas à comprendre comment la légende originale s’est transmise et s’est développée, ce qui serait pourtant intéressant pour justifier ses affirmations. Il réfute même la pertinence d’une telle question…

Les dogmes chrétiens, une copie de la croyance égyptienne ?

Drewermann nous donne encore de nombreux exemples pour mettre davantage en évidence la « parenté théologique » entre le christianisme et les religions ancestrales. Reprenons de nouveau le cas de la religion égyptienne qu’il affectionne. Amon est considéré comme le dieu du vent, cause de tout dans tous les êtres vivants. Omniscient et invisible, Amon est ainsi dans toute chose. Il est joint à Râ (ou Rê) et à Ptah. « Il constitue une trinité – non une triade », Amon jouant le rôle de l’esprit. Drewermann  conclue alors que la Sainte Trinité est en fait un concept égyptien.

Ses conclusions ne peuvent que nous interroger et nous choquer tant elles nous paraissent bien simplistes et hâtives, voire malhonnêtes. Nous nous interrogeons aussi puisque lui-même ne se pose guère de questions. La première qui nous vient à l’esprit est simple : d’où tire-t-il ses connaissances ? Sur quel fondement bâtit-il ses certitudes ? Certes, il se justifie en nous faisant découvrir un hymne égyptien mais comment à partir d’un hymne peut-il arriver à une conclusion théologique d’une telle portée ? « Tous les dieux sont trois : Amon, Râ et Ptah ». Jouant le rôle de l’Esprit dans cette drôle de « trinité », Amon enfante une reine encore vierge d’où la parenté entre les récits égyptien et chrétien. Rappelons qu’il a fallu des siècles au christianisme pour définir la Sainte Trinité dans un vocabulaire précis et rigoureux, qui ne porte ni confusion ni malentendu. Nous sommes aussi surpris par le savoir de l’auteur. D’où vient une connaissance de concepts si approfondis des mystères d’un culte aujourd’hui disparu ? Comment parvient-il à définir ce que les Égyptiens n’ont su écrire ?... Osons le dire. Drewermann interprète la religion égyptienne à partir du christianisme. Est-ce alors étonnant d’arriver ensuite à des similitudes entre eux ? 



Prenons l’exemple du culte d’Osiris. Les mystères de la religion égyptienne nous sont parvenus grâce au traité De Isis et Osiris de Plutarque (45-140). Il est le premier à les avoir exposés puisque les Égyptiens n’ont laissé aucun traité. Des inscriptions sur les stèles ou des papyrus nous permettent certes de préciser et de confirmer le récit de Plutarque mais elles ne peuvent à elles-seules nous raconter la croyance des Égyptiens. C’est donc essentiellement par l’intermédiaire de cet érudit grec que nous sommes capables aujourd’hui de connaître une religion aujourd’hui disparue. C’est donc au regard d’un esprit grec de l’ère chrétienne qu’il nous est possible de la découvrir. Nécessairement, il relate les mythes égyptiens selon sa vision grecque. Cela expliquerait peut-être la présence de concepts philosophiques grecs dans le récit d’Osiris.

Rappelons ce que les égyptologues savent d’Amon. Il est le dieu des dieux, le dieu qui réside en tout. Le terme d’Amon est tiré de « men » qui signifie « demeurer », « durer » ou d’« imen » qui signifie « cacher », « invisible ». Il est alors associé au vent, au ciel, au souffle de la vie. Il est enfin le dieu aux noms multiples. Son nom est en effet associé à d’autres termes afin de désigner ses pouvoirs. Considéré en tant que dieu de la fécondité, il est dit « Amon-Min ». En tant que dieu des dieux, supplantant le dieu Râ, il est « Amon-Râ ». Peut-être, est-ce un moyen d’étendre le culte d’Amon dans des villes où on adorait Min pou Râ ? Il est donc bien hasardeux et audacieux de voir dans des associations le concept de la trinité. Enfin, Amon, son épouse Mout et son fils Khonsou forment une véritable triade prédominant dans la religion égyptienne.

Amon n’a ni père ni mère mais une multitude de partenaires féminines et d’enfants. Au fur et à mesure que son culte s’étend en Égypte, ses rencontres se multiplient, s’associant aux divinités locales. Bel exemple de syncrétisme et d’opportunisme politique. À Memphis, Amon fut ainsi associé à Phta.

Un regard étranger à la vision de l’Égypte antique

Drewermann nous rappelle aussi, toujours de manière vague, l’image égyptienne devenue classique de la barque descendant et montant le Nil. Il nous renvoie alors à la descente du Christ dans les enfers et à sa montée au ciel. « On revoit formellement, à l’arrière plan de cette mise en scène, les images de l’Égypte ancienne : la barque du soleil glisse à travers la nuit pour retraverser le matin, avec un nouvel éclat, l’océan du ciel. » L’identification ne nous apparaît pas bien éclatante. Nous voyons plutôt une métaphore traduisant le lever du soleil. Mais Drewermann voit plutôt ces deux images comme l’expérience de celui qui « a fait en vérité l’expérience de la figure du Christ comme « lumière dans les ténèbres », comme « le point décisif d’un changement radical dans sa vie ».

Pouvons-nous interpréter autrement cette image égyptienne qui nous ramène à un temps que des millénaires nous séparent ? Revenons encore au culte d’Amon. De nombreuses fêtes y sont consacrées, en particulier la fête d’Opet au cours de laquelle Amon va visiter son harem à Louqsor et la fête de la Vallée qui mène Amon sur la rive gauche du Nil pour visiter les tombes funéraires des pharaons. Nous pouvons imaginer tout le faste qui accompagnait les trois barques sacrées emportant les statues d’Amon, de son épouse et de son fils. Elles sortent de leur temple de Karnak. Comme les principales villes d’Égypte, les temples d’Amon sont situés le long du Nil. Compte tenu enfin du rôle primordial de ce fleuve nourricier, comment pouvons-nous ne pas imaginer le culte d’Amon sans qu’il soit associé au Nil ? Au-delà d’une interprétation marquée de christianisme, ne pouvons-nous pas voir dans l’image de la barque d’Amon une réalité purement historique sans allusion allégorique ?

La lecture de Drewermann est donc hypothétique, facilement récusable. Elle nous paraît bien éloignée d’une religion qui ne colle guère à une vision intellectualisée du monde. Son regard n’est pas égyptien. Il n’est donc pas dans l’esprit de la civilisation égyptienne. Comment peut-il alors comprendre ses cultes et ses rites ? Contrairement à ce qu’il affirme, il n’interprète pas les textes bibliques selon les récits des religions ancestrales mais au contraire, il interprète les récits ancestraux selon l’enseignement chrétien et sa terminologie, tout cela pour finalement conforter sa propre lecture biblique. Étrange méthode ! Les religions antiques ne servent finalement qu’à justifier et à légitimer des idées toutes faites. Bel exemple de manipulation de l’histoire !

Des Égyptiens philosophes sans le savoir ?

Pouvons-nous encore croire que les Égyptiens connaissaient les concepts philosophiques qu’utilise Drewermann pour définir leur croyance ? Est-il alors possible de comparer leur religion avec la nôtre ? N'ne doutons pas un instant car il prétend que « si les théologiens de l’Égypte ancienne avaient néanmoins tenté, à l’encontre de leurs convictions, d’établir des liens logiques entre leurs mystères et de les traduire dans le langage des concepts et des théorèmes abstraits, ils auraient à coup sûr abouti aux mêmes formulations que celles que nous retrouvons quelque mille cinq cent ans plus tard […] chez les premiers théologiens chrétiens d’Alexandrie, héritiers de leur univers symbolique ». Quel optimisme ! Mais d’où vient encore une telle certitude ? Et quelle ignorance ! D’où vient le terme de « trinité » ? D’Alexandrie, d'Antioche ou de Rome ? Théophile d'Antioche aurait le premier à l'employer, puis Hippolyte de Rome et surtout Tertullien. Mais passons…

Drewermann prétend que Saint Athanase n’est que l’héritier des antiques Égyptiens. Pouvons-nous croire que les théologiens chrétiens d’Alexandrie ont hérité des concepts de la religion ancestrale de l’Égypte ? Ils sont avant tout des grecs qui, formés à la philosophie grecque, pensent et parlent grec. La religion égyptienne a depuis longtemps déserté la ville d’Alexandrie, l’héritière d’Athènes ! Nous remettons donc fortement en cause l’affirmation et l’optimisme de Drewermann.

Des interprétations sans question fondamentale, sans réponse véritable

Drewermann compare les récits égyptiens ancestraux et le récit de l’Évangile selon Saint Luc pour nous montrer des similitudes et en extraire des conclusions, sans cependant nous expliquer la cause de ces similitudes. Comment en effet Saint Luc, qui est grec, fortement éloigné des conceptions égyptiennes, peut-il reprendre les récits mythiques des Égyptiens ? Le silence de l’auteur est frappant. Il ne suffit pas d’exhiber et de rapprocher des points de ressemblance pour parvenir à de telles conclusions. Il faut surtout expliquer en quoi ces similitudes démontrent une filiation, surtout lorsque rien ne prédestine des liens entre deux mondes bien étrangers.

Drewermann ne compare pas uniquement la religion égyptienne avec le christianisme. Il fait aussi intervenir Asclépios, le plus grand des dieux médecins de l’antiquité selon l’auteur car « la parenté symbolique entre cette figure grecque du Sauveur et la personne du Christ va notamment très loin dans les récits de leurs naissances ». Asclépios est le fils d’Apollon et d’une mortelle, la fille du roi Phlégyas de Thessalie. Lors d’un voyage à Épidaure, la femme donne naissance à un enfant. Alors que l’enfant est seul, gardé par un chien, une voix annonce que le nouveau-né trouvera tous les remèdes pour les malades et qu’il ressuscitera des morts. Drewermann voit alors dans ce récit des points communs avec le récit de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ : l’abandon de l’enfant, né d’un dieu et d’une mortelle pendant que la mère est en voyage, la proximité des animaux, la voix. Encore une comparaison nette et sans contestation. Et alors ?... Nous sommes en pleine mystification !

Conclusion

Dans l’ouvrage De la naissance des dieux à la naissance du Christ, nous avons rencontré de nombreuses affirmations inconsistantes et incohérentes, parfois même absurdes tant l’anachronisme est flagrant et l’effort intellectuel exagérés. La certitude de ses propos nous choque tant elle nous paraît sans fondement ni argument solide. Elle frise la malhonnêteté et la manipulation intellectuelles. Nous sommes aussi étonnés par les nombreux silences sur des points pourtant fondamentaux qui fragilisent encore plus le discours. Et tout semble certain dans ses interprétations. Pas la moindre hypothèse de la part de l’auteur, y compris dans l’interprétation de récits égyptiens ancestraux.

Son interprétation est en fait guidée par deux fortes convictions : le symbolisme des récits évangéliques et la force aliénante du christianisme. La lecture des récits antiques et chrétiens est alors fortement biaisée. Sont aussi biaisés les choix qu’il opère. La doctrine et la vie chrétienne telles qu’elles sont décrites dans l’ouvrage sont toujours parcellaires et orientées, peu propices à dessiner un portrait exact et entier du christianisme. Or l’auteur est un prêtre, maître de conférences en dogmatique. Ses choix et ses silences sont donc volontaires. L’interprétation que donne Drewermann est donc purement orientée, subjective et partiale afin qu’elle justifie une position doctrinale contraire au christianisme. Il y a bien manipulation et imposture. Il ne fait que remplir des images de sens qui leur est étranger …

À force de considérer les récits évangéliques comme des fictions symboliques, nous arrivons à de telles manipulations. Nous pouvons en effet interpréter les textes selon une lecture complètement étrangère à l’esprit qui a guidé les écrivains sacrés. Nous pouvons attacher à des images un sens qui n’existait pas à leur conception. Sans rattachement à une réalité historique, ni lien à une conception religieuse réelle et à des faits historiques qui la manifestent, tout cela ne demeure que des idées, des rêveries, des palabres. Ce discours au ton arrogant ne sert qu’à appuyer des convictions idéologiques que la véritable Histoire rejette sans difficulté. Il y a véritablement malhonnêteté et imposture lorsque cette démarche est consciente et volontaire. Elle est aussi facile et pratique pour celui qui veut apaiser ses angoisses et refuser d’entendre les cris de sa conscience. La réalité qu’elle soit passée ou présente est parfois gênante et pesante pour ceux qui ont un cœur angoissé…

Mais n’oublions pas le véritable problème que posent Drewermann et bien d’autres exégètes révolutionnaires. Existe-t-il vraiment des similitudes entre les récits antiques et évangéliques, entre toutes les religions passées et actuelles ? Il en existe en effet. Que pouvons-nous alors en déduire sur le christianisme ? Serait-il, comme ils le prétendent, un mode d’expression religieux parmi tant d’autres? La question est cruciale, notamment dans le cadre de l’œcuménisme.


Notes et références

[1] Voir Émeraude, décembre 2015, articles "Bultmann et démythologisation" et "Contre la démythologisation".
[2] Jean-Pierre Bagot, article « Eugen Drewermann », Universalia 2003, Encyclopædia Universalis, 2003, dans Wikipédia, article « Eugen Drewermann », 21 décembre 2015.
[3] Sauf information contraire, les citations sont tirées De la naissance des dieux à la naissance du Christ, Une interprétation des récits de la nativité de Jésus d’après la psychologie des profondeurs, Eugen Drewermann, Seuil, trad.par Joseph Feisthauer.
[4] Stèle funéraire de Baki, XIVe siècle av. J.-C, cité dans Wikipédia, article « Osiris ».
[5] Fausse porte de Néferséchemrê dit Chéch, cité dans Alessandro Roccati, La littérature historique sous l'Ancien Empire égyptien, Paris, Le Cerf, 1982, Wikipédia, article « Osiris ».