" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 24 juin 2017

La révolution intellectuelle du XIVe siècle, prélude de la rupture religieuse du protestantisme

En cette année d’anniversaire, selon un rituel bien connu, Luther revient sur le devant de la scène médiatique comme un véritable héros, un second Saint Paul. Il est décrit comme le héraut de la réforme, l’ardent défenseur d’un christianisme authentique. Cette image qu’on colporte est péniblement erronée, fortement scandaleuse. Nous en avons déjà suffisamment parlé pour ne plus y revenir. Luther est surtout le symbole d’un homme de son siècle, un homme confronté à un enseignement perverti, à une scolastique en déclin, à une philosophie aussi subtile que vaine. Son siècle ne répondant pas à son besoin spirituel, il accuse l’Église catholique et le Pape d’en être responsables. Or, il se trompe de cibles. L’esprit contre lequel il combat n’est pas celui de l’Église. Et dans ses colères et ses emportements excessifs, emporté par une prétention démesurée, Luther finit par se révolter contre l’Église. Fermé dans ses certitudes, fermé à tout esprit critique, fermé à toute discussion, il rompt avec l’Église et échafaude un nouveau christianisme dans les injures et la haine.

La fin d’un âge, le XIIIème siècle

L’Histoire est classiquement découpée en périodes ou phases qui se débutent et s’achèvent par des repères commodes nécessaires pour situer les événements. Ainsi la chute de Rome est considérée comme le point de départ du Moyen-âge, la découverte de l’Amérique ou la prise de Byzance par les Turcs comme sa fin. Tout ce découpage est évidemment superficiel. Cependant, cela a l’avantage de bien inscrire les choses dans le temps. Il n’y a pas d’Histoire sans repère chronologique.

Dans l’histoire de la pensée, l’âge d’or de la scolastique débute par l’enseignement de Saint Albert le Grand vers 1228 et se termine par la mort de Guillaume d’Ockham en 1349. Pourtant que de différences entre les doctrines des scolastiques du XIIIe siècle et du XIVe siècle, entre les doctrines de Saint Bonaventure et de Saint Thomas d’Aquin, et celles de Duns Scot et de Guillaume d’Ockham, entre le réalisme des premiers et le nominalisme plus ou moins radical des seconds ! Les uns donnent la primauté à l’intelligence, les autres à la volonté. Une rupture s’est produite au début du XIVe siècle, une rupture lourde de conséquences. Luther et ses successeurs en sont les enfants…

Le XIIIe siècle est marqué par la volonté « d’unir en une solide synthèse la théologie naturelle et la théologie révélée, la première s’accordant avec la deuxième dans les limites de sa compétence propre, et reconnaissant son autorité pour toutes les questions relatives à Dieu qu’elle-même ne pouvait résoudre. »[1] Les scolastiques sont convaincus qu’il est possible de lier les deux modes de connaissance que sont la foi et la raison, les données de la foi et les connaissances rationnelles, pour atteindre la réalité et notamment pour connaître Dieu. Ces efforts ont produit de remarquables œuvres, d’extraordinaires cathédrales intellectuelles. Le franciscain Saint Bonaventure et le dominicain Saint Thomas d’Aquin en sont les deux illustres représentants, chacun développant un système né de cette confiance en l’intelligence humaine, de cette relation entre la foi et la raison, chacune dans son domaine de compétences. Ils ont uni avec une très grande rigueur les connaissances qu’apportent la science de leur époque et la philosophie avec les données de la foi. Le XIIIe siècle est ainsi marqué par une certaine philosophie de la nature, c’est-à-dire d’un certain réalisme, et d’une démarche spéculative. Or dès la fin du XIIIe siècle, cette confiance et cet effort sont profondément remis en cause. On se méfie du lien qui pourrait unir la foi et la raison, et de tout système qui rendrait la première dépendante de la seconde. On se méfie du rôle donné à l’intelligence.

Duns Scot (1265/66-1308)

Duns Scot est né dans un village écossais, d’où son surnom « scot ». Prêtre franciscain, il étudie à Oxford dans les années 1280 puis à Paris en 1302. Il est expulsé de France en juin 1303 pour avoir soutenu le Pape Boniface VIII contre le roi Philippe le Bel dans leur dispute. Après la mort du roi, il revient en France où il devient docteur en théologie en 1305, puis enseigne à Cologne à partir de 1307. À partir des sources aristotéliciennes, il élabore un nouvel édifice qui se démarque des précédents. Notre but n’est pas de présenter sa philosophe particulièrement complexe mais d’en donner quelques points sans la dénaturer.

Théologie et philosophie, un mariage remis en cause

Contrairement à ses prédécesseurs, Duns Scot limite la métaphysique. Elle ne peut atteindre Dieu en lui-même, ce qui est l’objet de la théologie, mais en tant que Dieu est être. Comme le réel n’est accessible que par ce que nous pouvons extraire du sensible, nous ne pouvons connaître de l’être qu’indirectement. Le mot « être » n’est donc pas concevable pour des êtres immatériels et intelligibles comme Dieu. Cependant, la métaphysique est possible si elle atteint la plus haute abstraction afin qu’elle s’applique à tout ce qui est. Il faut donc s’écarter des évidences sensibles. Scot est donc fidèle à l’interprétation traditionnelle d’Aristote selon laquelle tout savoir provient des sens. Mais si l’expérience est le point de départ du connaissable, l’intellect doit rapidement s’en détacher pour raisonner à partir du nécessaire.

Toujours dans le domaine de la raison, Duns Scot limite la valeur de la démonstration comme moyen d’accès à la connaissance. Les scolastiques qui le précèdent distinguent les vérités rationnelles et celles qui ne sont accessibles que par la Révélation. Pour Duns Scot, seule la démonstration qui va de la cause à l’effet est admissible, c’est-à-dire la démonstration a priori. Elle se fait à partir d’une cause nécessaire et évidente appliquée à la conclusion par un raisonnement syllogistique. Donc les démonstrations de l’existence de Dieu ne sont pas des démonstrations dignes de ce nom, mais des démonstrations relatives ou encore des arguments probables. Ainsi certaines notions comme la Providence divine ou l’immortalité de l’âme sont inconnaissables à la raison. Elles ne sont vraies que pour la foi. Il est possible de trouver des arguments pour en faire des conclusions probables mais il est impossible de trouver des démonstrations pour les rendre nécessaires.

De nombreuses thèses considérées auparavant comme relevant de la philosophie se trouvent donc renvoyées à la théologie. « Puisqu’elle devient l’asile naturel de tout ce qui ne comporte pas de démonstrations nécessaires et de tout ce qui n’est pas objet de science, il s’ensuit que la théologie n’est une science que dans un sens très spécial du mot. »[2] Ce n’est pas une science spéculative mais pratique au sens où elle a pour but premier de régler nos actions en vue de la béatitude que nous espérons sur la foi des promesses divines. Elle est moins mode de connaissance. En outre, toujours selon Duns Scot, ce qui est démontrable par la raison n’est pas révélé, et rien de ce qui est révélé n’est démontrable, sauf à partir de la Révélation. Finalement, la philosophie et la théologie commencent à se séparer. Le mariage tant voulu par les scolastiques du XIIIe vacille...

Le volontarisme de Duns Scot

Ensuite, Duns Scot insiste sur la liberté de la volonté divine. Dieu crée ce qu’Il veut et Il ne crée que parce qu’Il veut. Sa volonté est l’unique cause du choix qu’Il a fait. Il est donc inutile de trouver des raisons des choses qu’Il a faites. Les seules réserves à sa volonté sont les principes de contradiction et de non immutabilité. Ses lois demeurent en outre immuables lorsqu’elles ont été décrétées. Par conséquent, Il n’est pas soumis à la règle du bien. Au contraire, la règle du bien lui est soumise. Si Dieu veut une chose, cette chose sera bonne. Aucune loi n’est droite qu’en tant qu’elle est acceptée par la volonté de Dieu. Le bien n’existe donc pas en soi.

La doctrine de Duns Scot est volontariste selon deux aspects. D’abord, au niveau de l’idée de Dieu. Il refuse de voir dans la création la moindre conséquence d’un principe. Pour élever Dieu de tout nécessitarisme, « il sépare la créature du Créateur par le décret d’une suprême liberté. »[3] Mais une telle démarche le rend inintelligible à la pensée philosophique. Dans le raisonnement, il n’y a pas de place pour la liberté. La liaison nécessaire des principes aux conséquences est la condition de toute intelligibilité pour la philosophie. Ainsi la philosophie est impuissante à atteindre Dieu. Seule la théologie peut le faire. Elle prime donc sur la philosophie, qui en devient un auxiliaire. Duns Scot se sépare donc de ses prédécesseurs qui voient la primauté de la théologie dans la philosophie alors que lui la considère hors de la philosophie.

Le volontarisme de Duns Scot s’applique aussi à l’homme. Dans son système, la volonté prime sur l’intelligence. Certes comme ses prédécesseurs, il enseigne que c’est bien la volonté qui veut et l’intelligence qui connaît, et que nous ne voulons que ce que nous connaissons mais l’intelligence n’est que cause occasionnelle. La volonté peut en effet commander les actes de l’intelligence. Nous connaissons une chose parce que nous avons voulu appliquer notre regard sur cette chose sans pourtant la connaître. Et parce que nous la connaissons, notre volonté peut encore s’exercer sur cette chose. La volonté est la cause de son acte. Duns Scot s’efforce d’attribuer à la seule volonté humaine la causalité totale de l’acte volontaire. Elle se détermine elle-même. Certes nous devons connaître un objet pour le vouloir, mais il est aussi vrai que si nous connaissons cet objet plutôt qu’un autre, c’est parce que nous le voulons. Et c’est la volonté qui a voulu et accepté les connaissances qui à leur tour peuvent nous entraîner.

La volonté a deux inclinations, l’affection pour l’avantageux, c’est-à-dire l’appétit intellectuel dirigé vers le bonheur, et l’affection pour la justice, c’est-à-dire celle qui vise les choses bonnes en raison de leur bonté même. Elle est donc capable de transcender la nature, de se dépasser. L’affection pour la justice lui garantit sa liberté sur laquelle repose sa responsabilité morale. Duns Scot défend alors une morale pratique, commandé par la prudence et non par les vertus morales. La moralité n’est pas une propriété intrinsèque d’un acte. Le jugement de la droite raison est le critère déterminant de la bonté morale.

À partir du XVe siècle, le scotisme devient une école au côté du thomisme. Il est surtout devenu par un de ses plus ardents adversaires, Guillaume d’Ockham (ou Occam).

Guillaume d’Ockham (avant 1300, 1349 ou 1350)

Il est né en Angleterre à Ockham un peu avant 1300. Franciscain, il fait ses études à l’Université d’Oxford de 1312 à 1318. Vers 1320, il enseigne à Paris comme maître. De nombreuses propositions tirées de son œuvre, Commentaire sur les sentences, sont condamnées en 1324. Il s’enfuit auprès de l’empereur Louis IV, alors en plein conflit avec le Pape Jean XXII sur la question du pouvoir temporel. Il soutient la cause de l’empereur par de nombreux écrits et manifestes qu’il dirige contre le Pape. Mais Ockham est surtout connu pour le système philosophique qui porte son nom, l’occamisme.

Ockham est avant tout un « terministe ». Il pratique une logique qui analyse le sens des termes. Il est en continuité avec une certaine scolastique, qui s’affirme au XIVe siècle. En analysant le langage, il édifie une nouvelle théorie de la connaissance. Plus tard, il sera surtout considéré comme « nominaliste » ou plutôt comme un chef de file du nominalisme médiéval tardif. Cette dernière considération nous renvoie alors à la célèbre querelle des universaux qui depuis Porphyre anime les débats philosophiques. Il est vrai qu’en étudiant les mots, les concepts et les choses qu’ils signifient, Ockham en arrive à ne voir la réalité que dans le particulier, dans l’individu, refusant catégoriquement toute réalité aux mots et aux concepts : il n’y a d’être qu’individuel. « N’importe quelle chose qu’on peut imaginer exister est, de soi, sans rien qui lui serait ajouté, une chose singulière numériquement une »[4]

Une nouvelle théorie de la connaissance

Pour Ockham, une proposition est prouvée si nous démontrons soit qu’elle est immédiatement évidente, soit qu’elle se déduit nécessairement d’une proposition immédiatement évidente. Ce critère de la preuve, il l’applique de manière impitoyable. Ainsi pour désigner sa méthode, particulièrement radicale, on parle classiquement de « rasoir d’Occam ». Il élimine toute entité inutile. Enfin, il est très attaché au concret et au particulier. Ces deux traits de sa philosophie conduiront à la ruine de la théologie scolastique.

Si l’évidence est le seul critère de preuve à admettre, cela revient à n’admettre que la connaissance intuitive. Elle-seule porte sur les existences et nous permet d’atteindre les faits. Par conséquent, la connaissance sensible est la seule certaine lorsqu’il s’agit d’atteindre des existences. Si nous voyons un ballon rouge, cette seule intuition nous permet immédiatement d’établir un lien évident entre ces deux termes et d’affirmer cette vérité : ce ballon est rouge. La connaissance intuitive est donc le point de départ de toute connaissance. Elle est dite expérimentale. Par une généralisation de la connaissance particulière, elle permet de formuler des propositions universelles qui sont les principes de l’art et de la science.

À ce principe, Ockham associe le principe aristotélicien : il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. Ainsi cherche-t-il à expliquer les choses de la manière la plus simple possible. Si l’on veut affirmer avec certitude la cause d’un phénomène, il est nécessaire et suffisant d’en faire l’expérience. Nous devons assigner une cause à un effet que si l’expérience nous le contraint. Seule l’expérience peut donc prouver l'effet par l’absence ou la présence de la cause. Ockham cherche donc à atteindre le particulier.

Or pour ses prédécesseurs, la science porte sur le général. Ils ont pu le faire car leur doctrine s’inscrit dans une conception qui donne une réalité à l’universel. Ils se sont aussi dotés d’outils capables de saisir l’universel. Pour justifier sa théorie, Ockham doit donc démontrer que l’universel est dépourvu de réalité et attribuer à l’intelligence les facultés nécessaires et suffisantes pour qu’elle soit capable d’appréhender le particulier.

Le « nominalisme » d’Occam

Pour Ockham, en effet, l’universel n’existe que dans l’âme du sujet connaissant. Hors de la pensée, il n’a pas d’existence réelle. Comment un universel peut être un tout en se multipliant donc en se divisant avec les choses particulières ? Comment peut-il se multiplier avec les choses particulières tout en étant un ?

Ockham cherche alors à comprendre ce qu’est l’universel dans l’âme. Et pour cela, il étudie ce qu’est la connaissance. La science consiste en propositions qui se composent de termes, les universaux. Ces deniers entrent dans les propositions car ils portent une signification. Or pour Ockham, chaque chose réelle est individuelle de plein droit. Tout ce qui hors de la pensée est un individu. Il l’est du seul fait qu’il est. Par conséquent, les genres et les espèces n’ont aucune réalité. Ils ne sont rien en dehors de la pensée. Mais les individus peuvent être classés par la pensée en genres et en espèces. Ce sont des faits au-delà duquel il est impossible de remonter. Ainsi les termes, ou noms, avec lesquels nous formons des propositions dont notre science est faite, sont autant de signes qui tiennent lieu dans le langage des individus correspondants. Ils en sont les substituts. Notre esprit les attribue à plusieurs objets.

Comment pouvons-nous alors distinguer les mots qui désignent soit des concepts, soit des choses ? Nous appelons Socrate par son nom lorsque nous le percevons distinctement. Il est dit homme lorsqu’il est insuffisamment reconnu. Ainsi les termes désignant des concepts signifient des objets insuffisamment connus. Par conséquence, il désigne le même objet que le mot désigne mais sous un aspect différent. Dans les choses mêmes, il n’y a donc ni général ni particulier, mais seulement dans notre manière de les considérer. Les propositions vraies, qui forment notre connaissance, se réduisent donc à des mots qui signifient toujours, en fin de compte, des êtres réels et particuliers. Un universel n’est qu’un attribut que nous pouvons affecter à plusieurs individus. Il n’est pas une réalité.

En appliquant son principe de nécessité et en suivant une démonstration par l’absurde, Ockham supprime tout intermédiaire entre l’objet connu et l’intellect qui connaît, démontant ainsi toutes les théories de la connaissance qui en appelaient à l’espèce. Selon Ockham, l’expérience montre suffisamment son absence et aucun raisonnement ne peut en montrer sa nécessité. L’objet et l’intellectuel suffisent à expliquer l’intuition sensible et donc la connaissance abstraite qui en découle.

Une remise en cause théologique

Ockham applique les mêmes exigences en étudiant les problèmes théologiques. Une donnée de la Révélation ne peut être une vérité démontrable. Il affirme en fait l’indépendance absolue de la philosophie et celle de la théologie.

De nombreux principes jugés évidents par Aristote et ses prédécesseurs sont alors remis en cause. Les traditionnelles démonstrations de l’existence de Dieu[5] ne résistent pas à ces critères de preuves. De même, les attributs divins ne sont que des noms que nous donnons à Dieu à partir de ses effets. Rien dans notre expérience ne garantit l’existence de l’âme. Enfin, toutes les lois morales sont soumises à la pure volonté de Dieu. Le vol est mauvais en raison du précepte divin qui l’interdit. Si la loi de Dieu l’avait autorisé, il aurait été un acte bon. Dieu n’a pas de mérites en soi à récompenser chez l’homme, ni de fautes en soi à punir. Il n’y a rien de tout cela qui ne dépende de sa simple volonté. « A partir du moment où nous supprimons radicalement les essences et les archétypes universels, il ne reste plus aucune barrière qui puisse contenir l’arbitraire du pouvoir divin. »[6]



Ainsi Ockham applique radicalement ses principes à la théologie. D’autres avaient été nominalistes avant lui comme Abélard et Pierre Lombard, mais leurs positions philosophiques précèdent les œuvres des grands scolastiques du XIIIe siècle, qui sans difficulté les avaient éliminées. En les reprenant avec sa virulence et sa radicalité, Ockham remet en question tout ce qui s’est fait avant lui. Il purge les théologies précédentes de tout l’héritage grec qu’elles avaient accueillies. Ses principes sont la base du criticisme et du scepticisme qui se développeront…

Le volontarisme d’Occam

Pour Ockham, il n’y a pas de distinction entre volonté et entendement en Dieu. Il n’y a pas deux puissances. Ce ne sont que des mots. Pour les philosophes arabes, la volonté de Dieu suit nécessairement la loi de son intellect. Or il n’y aucune nécessité en Dieu. Ockham supprime toute Idée en Dieu. C’est pourquoi les universels n’ont pas de réalité. Il garde le mot pour signifier les choses que Dieu peut produire mais il élimine la chose. Tout est ainsi vu selon la volonté de Dieu et donc de sa puissance absolue.

Comme Duns Scot, Ockham fonde la différence du bien et du mal non sur l’essence des choses mais sur la libre volonté de Dieu.

Le divorce consommé de la philosophie et de la théologie

La théologie et la philosophie sont désormais deux sciences séparées. La première contient toutes les vérités nécessaires au salut, et toutes les vérités nécessaires au salut sont des vérités théologiques. Et la théologie ne doit compter sur aucune démonstration métaphysique. Ainsi Ockham remet finalement en cause l’usage de la philosophie dans la théologie en apportant des raisons positives, fortes et bien liées contre la soumission de l’essence divine aux analyses spéculatives de la raison naturelle. La théologie naturelle est donc fortement remise en question. Il réagit contre la compétence de la métaphysique comme connaissance de Dieu. Il permet alors à une certaine forme de la pensée théologique et du sentiment religieux de s’épanouir.

Ensuite, deuxième conséquence, en remettant en question les scolastiques et leur synthèse, Ockham revient aux Pères de l’Église, ce qui conduira à favoriser tous les mouvements qui veulent le retour de la doctrine augustinienne.

Ainsi Ockham nie toutes les philosophies qui l’ont précédé en ruinant le réalisme sur lequel elles reposaient. Il n’introduit pas une réforme dans le mouvement de la pensée, il apporte une véritable révolution. Deux voies s’opposent désormais, celle dite « via antiqua », qui regroupe tous les réalistes, et celle dite « via moderna », qui rassemble les nominalistes. Deux voies qui s’opposent et s’affrontent.

Conclusion

La théorie de la connaissance d’Ockham ne donne réalité qu’aux individus et à l’intuition la source de connaissance certaine. Elle s’oppose radicalement à celle des scolastiques du XIIIe siècle qui fonde la connaissance sur l’abstraction du réel. Il s’oppose aussi à l’idéalisme qui voit dans les concepts une réalité. Comme le nominalisme d’Ockham vide toute existence aux mots qui ne sont que des inventions sans réalité et que les démarches intellectuelles s’appuient sur le principe de la définition, c’est-à-dire sur des concepts, des notions et finalement sur des mots, il remet finalement en cause la démarche spéculative. Ainsi la nouvelle théorie de connaissance ruine les acquis des siècles précédents.

La nouvelle théorie implique alors de terribles conséquences dans la connaissance de Dieu et dans la notion de la foi. Puisque l’homme ne peut connaître que des singuliers, l’universel lui est inconnu. Dieu ne peut donc être accessible à la raison. Il n’est pas connaissable par la raison. Son existence ne peut être démontrée. Aucune notion ne peut donc Le définir. La métaphysique perd aussi toute consistance. La foi et la raison ne sont donc pas conciliables, chacune est cloisonnée dans son domaine propre. Nous comprenons donc que la notion de foi ne relève pas de l’intelligence mais de la volonté. Car ce que la raison ne peut faire, la volonté le peut. Ainsi dans l’acte de foi, c’est la volonté qui joue le rôle capital. On croit parce qu’on veut croire. La foi devient donc chose subjective, irraisonnée et incommunicable. Luther sera fortement imprégné de cette philosophie volontariste. Le protestantisme en est finalement né. La révolution intellectuelle annonce la grande rupture religieuse du XVIe siècle. Il est faux d’y voir un retour à la foi authentique ou à une volonté de réforme.




Notes et références
[1] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, tome 2, Du XIIIème siècle à la fin du XIVème siècle, 9, III, éditions Payot,
[2] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, tome 2, Du XIIIème siècle à la fin du XIVème siècle, 9, I.
[3] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, tome 2, Du XIIIème siècle à la fin du XIVème siècle, 9, I.
[4] Guillaume d’Ockham, Expositio in librum Porphyrii de praedicabilibus, Proem., § 2, ed. Moody, Opera philosophica, II, St Bonaventure, N. Y., The Franciscan Institute Publications, 1978, dans Le Nominalisme au Moyen-âge tardif, Joël BIARD, Centre d’études supérieures de la Renaissance, UMR 7323, CNRS / université François-Rabelais, Tours, http://ockham.free.fr/NominalismeTardif-VF4.pdf.
[5] Voir Émeraude, juillet 2014, articles "La connaissance naturelle de Dieu : les cinq vies de Saint Thomas d'Aquin".
[6] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, tome 2, Du XIIIème siècle à la fin du XIVème siècle, 9, III.

samedi 17 juin 2017

La scolastique, cible d'attaque pour les humanistes et les protestants

Les mots ont une certaine valeur. Ils évoquent une image, une histoire qui elle-même enrichit leur sens et le modifie. Certains sont valorisants et réjouissent le cœur ou l’esprit, d’autres sont à peine prononcés de peur d’être soi-même atteint par l’infamie qu’ils semblent porter. Et ce qui était aimé et attrayant hier peut devenir détestable et répulsif aujourd’hui. Un mot qui était honorifique autrefois peut désormais être objet de mépris et de déshonneur. La valeur d’un mot évolue au cours des siècles. Tel est le cas du terme « scolastique ». Au XIIIe siècle, il faisait honneur à celui qui en portait le titre. Trois siècles après, il est victimes d’acerbes critiques. Le scolastique est ridiculisé et caricaturé. Il est devenu le symbole de la bêtise humaine. Les humanistes, Luther et les autres prétendus réformateurs se sont attaqués à lui avec une très grande violence. Les Lumières ont noirci à leur tour, s’il était encore besoin, l’image déplorable de la scolastique. Pourquoi tant de haines ?


L’opposition des humanistes

D’abord, férus de l’antiquité, les humanistes reprochent le latin en usage chez les scolastiques, langue de piètre qualité, langue dont ils ne maîtrisent plus le génie. En fait, ils s’attaquent à l’ignorance du « maître scolastique ». Il « n’est que bêtise, et leur sagesse que moufles, abâtardissant les bons esprits et corrompant tout fleur de jeunesse », nous dit Érasme. Il condamne « ses subtils ergoteurs, ses délicieuses niaiseries et des frêles syllogismes »[1].

Les humanistes attaquent aussi la méthode scolastique pour sa complexité. « Sous prétexte de clarté, on multiplie les distinctions, les sous-distinctions, les marches et les contremarches, et la pensée sombre dans un fatras inextricable de cadres et de schémas. »[2] Ils rient du verbiage et des formules creuses des scolastiques, de leurs « commentaires commentant des commentaires ». Ils accusent le formalisme dialectique de primer finalement sur le fond.

Érasme (v.1467-1536)
Contre la prédominance de la logique, les humanistes en appellent à la grammaire et à la philologie, que les scolastiques semblent négliger. Or par la philologie, ils intègrent le temps dans le discours. Ils étudient en effet l’évolution des mots au cours de l’histoire ou bien les sens différents qu’ils ont pris selon le contexte. La réalité historique est donc mise en honneur chez les humanistes quand les discours des scolastiques sont fondamentalement intemporels. Les uns travaillent dans un milieu concret quand les autres évoluent dans la pure abstraction. En effet, le scolastique travaille hors du temps et du singulier, jouant avec les mots et les propositions, mouvant dans l’absolu. Elle est une démarche spéculative, de plus en plus abstraite. Le scolastique « n’a pas le sens de l’histoire ni de la durée ; aussi sa théologie est-elle plus systématique que positive »[3]. L’humaniste et le scolastique ne peuvent guère s’entendre.

Remarquons que le travail d’historisation conduit immanquablement à relativiser les sentences et à développer davantage leur désacralisation, déjà bien entamée par la scolastique du XVIe siècle.

Un enseignement appauvri ou dénaturé de la philosophie

La scolastique est aussi accusée de rompre avec l’enseignement des philosophes antiques. Selon certains penseurs, de la fin de l’antiquité au Discours de la méthode de Descartes, l’humanité a cessé de penser, se perdant dans de vaines puérilités. Cette idée a prévalu notamment au XIXe siècle dans l’enseignement de la philosophie. Qu’apprenait-on en effet à cette époque ? Ouvrons un manuel de l’époque. « Si la philosophie est, comme nous l'avons définie, une libre recherche, nous pouvons dire qu'il y a, depuis l'édit de Justinien (529) jusqu'à la Renaissance au XVe siècle, une sorte d'entr'acte, pendant lequel il n'y a pas, à proprement parler, de philosophie. »[4] Selon d’autres critiques, le scolastique n’est qu’un aristotélisme appauvri et dénaturé. Écoutons Diderot. Il nous dit que « la scolastique est moins une philosophie particulière qu'une méthode d'argumentation sèche et serrée, sous laquelle on a réduit l'aristotélisme, fourré de cent questions puériles. »[5]

Les premiers chefs de file de la « réforme » ont une autre vision. Ils voient dans la scolastique une influence aristotélicienne abusive dans la foi, c’est-à-dire une corruption de l’enseignement de la doctrine par la philosophie païenne. Telle est l’accusation de Luther qui exècre toute intrusion philosophique dans la foi. De nombreuses critiques reprochent aussi le rôle exagéré et néfaste de l’aristotélisme dans la scolastique.

Une démarche unique hors des besoins du temps

Jean Gerson (1362-1429)
Les humanistes comme les protestants ne sont pas les premiers à dénoncer les erreurs de la scolastique ou du moins telle qu’elle est advenue au fil des siècles. D’autres esprits voient dans son évolution un danger. Le rôle prépondérant de la spéculation dans la théologie les inquiète.

Pour Gerson (1362-1429), la raison n’est qu’une voie d’accès à la vérité parmi d’autres. Il s’oppose donc à ce qu’elle soit l’unique source de connaissances. Il demande alors de cultiver davantage la théologie mystique qu’il présente comme un antidote aux dangers de la théologie spéculative. Puis, il dénonce le fossé grandissant qui éloigne la recherche théologique de la connaissance du fidèle. Il  réclame donc une plus grande attention à la pastorale. Sa perception du double danger est très intéressante. Il n’a pas condamné la scolastique en elle-même mais un certain esprit qui prédomine à son époque et l’inadaptation de la méthode qui monopolise l’élite intellectuelle au détriment du besoin réel des Chrétiens.

D’autres opposants aux scolastiques s’emploient à renouveler les connaissances en forgeant un nouveau système à partir des progrès du savoir humain. Tel Nicolas de Cues (1400-1461), Marsile Fircin (1433-1499), qui tente de lier le platonisme et le christianisme, ou encore Pic de la Mirandole (1463-1499), qui étudie les données de la foi dans un sens spiritualiste. Ils se rendent compte de l’inadaptation d’un enseignement avec le progrès des connaissances. La scolastique devient ainsi le symbole d’un enseignement suranné aussi bien dans le contenu enseigné que dans la pédagogie en usage.

Gerson prend bien conscience des défaillances de la scolastique telle qu’elle est conduite depuis la fin du XIVème siècle. Lorsque Luther soulève des questions cruciales à propos de la messe et des sacrements, les théologiens formés dans les universités ne peuvent pas lui répondre de manière efficace et pertinente. Habitués à discuter sur des superfluités, ils se trouvent désormais sur des problèmes concrets et se montrent bien impuissants à répondre aux attaques des protestants. L’art de la dialectique leur est inutile, voire néfaste. Si l’enseignement n’est plus capable de nourrir l’âme éprise de connaissances, cette dernière finie par la repousser. « Trop éloigné des valeurs spirituelles pour inspirer un ferme attachement au dévot, la scolastique était trop manifestement stérile pour intéresser les intelligences envieuses d’apprendre. »[6] Les âmes se tournent alors vers d’autres voies, vers le mysticisme ou l’humanisme. Telle est la voie suivie par Nicolas de Cues et par bien d’autres. Ce n’est pas étonnant qu’ils se développent hors de l’Université. « Pervertie par le nominalisme, la théologie ne servait plus que de pôle de répulsion aux courants nouveaux de dévotion et de pensée. » [7]

Les vices de la dialectique

Gravure du XIVe siècle représentant
 une « disputatio » à l’université
Les problèmes que décrit Gerson sont ceux que rencontre tout système qui tend à s’intellectualiser. Dès le XIIème siècle, des voix se lèvent pour dénoncer les dangers de la dialectique. Ils conduisent à diviser les intelligences et les cœurs. « Les dialecticiens, dont Aristote est le prince, ont l'habitude de tendre les filets des argumentations et d'enfermer la liberté débridée de la rhétorique dans les subtilités des syllogismes. Ceux-là même, qui passent des jours et des nuits à interroger ou à répondre ou à donner une proposition ou l'accepter ou l'assumer, à confirmer et à conclure, appellent belligérants ceux qui ne disputent pas en utilisant la raison, […]. Si eux, les dialecticiens, dont l'art est proprement dit la lutte, font cela, que doit faire alors un chrétien, sinon fuir totalement la lutte ? »[8]

On dénonce aussi les aspects mondains qu’elle présente parfois. « C'est ce reproche que doivent craindre ceux qui pratiquent la dispute séculière des arts, ceux qui veulent davantage paraître savants que l'être, prêter plutôt attention à la faveur des hommes qu'à l'utilité commune »[9].

La scolastique, une réalité bien méconnue

Nous avons ainsi présenté les principales critiques qu’on lance classiquement contre la scolastique : puérilité, obscurcissement, inutilité, vanité, etc. Mais ces accusations portent-elles vraiment sur la scolastique ou sur une certaine conception de la scolastique ? Les mots changent en effet de signification au cours du temps. Le terme de « scolastique » n’échappe pas à cette règle. En outre, comme nous l’avons noté dans l’article précédent, il est déjà bien difficile de définir ce qu’est la scolastique. Est-ce une philosophie ou une méthode d’enseignement ? Au temps du Moyen-âge jusqu’au XVème siècle, on appelait scolastiques par exemple les philosophes, les grammairiens et les astronomes. Or les humanistes réservent ce mot aux philosophes et aux théologiens. Le champ est déjà réduit dans leur esprit…

Education au Moyen Age, vers 1305-1340 -
Codex Manesse/Wikimedia Commons
Or que savaient-ils, les humanistes ou les prétendus réformateurs, de la philosophie ou de la théologie ? Leurs discours ne font guère intervenir Saint Anselme, Abélard, Saint Bonaventure, ou encore Saint Thomas d’Aquin. Ils ne connaissaient en fait que les philosophes et théologiens de leur temps, c’est-à-dire ceux du XVème-XVIème siècle. Luther ignore la doctrine de Saint-Thomas même s’il s’insurge contre le thomisme. Comment aurait-il pu la connaître puisque ses maîtres ne lui ont enseigné qu’un nominalisme particulier ? En outre, la scolastique apparaît aux yeux des humanistes comme une philosophie vague, faite d’abstractions dont les termes leur paraissent insaisissables. Ils ne la maîtrisent pas. Ils ne s’attachent qu’à la méthode employée en leur temps. La scolastique qu’ils critiquent ne concerne donc qu’un moment de son histoire, et plus particulièrement de son déclin. Ainsi ce qui paraît à leurs yeux semble être ce qui avait toujours été. Ils n’attaquent que ce qu’ils connaissent tout en ignorant l’histoire de la scolastique. Ainsi le terme de « scolastique » est encore réduit à une certaine époque, celle de son déclin. L’ignorance est en effet un mal bien répandu à leur époque…

Lorsque certains s’attaquent à la scolastique, ils s’opposent en fait à une certaine forme de la philosophie enseignée à partir du XVème siècle, c’est-à-dire à l’ockhamisme. Ou comme Érasme et Rabelais, d’autres n’ont en vue que la méthode d’enseignement de leur temps, c’est-à-dire le terminisme. Ce sont leurs véritables cibles. Les humanistes et les protestants ne connaissent pas en fait l’histoire philosophique du Moyen-âge, encore moins les différents systèmes philosophiques, leurs divergences comme leurs points communs. De manière générale, « on voit que les écrivains de la Renaissance désignèrent du nom de scolastique non l'ensemble de ces systèmes, mais une conception commune et dominante représentant un groupement important de philosophies médiévales, et qu’ils ne connaissaient pas les systèmes entrés en conflit avec cette conception dominante. »[10]

Une attaque qui en cache une autre

Hercules Germanicus, HansHolbein 

Le Jeune allemand terrassant 
les philosophes scolastiques et les inquisiteurs.
Mais pourquoi la scolastique est-elle attaquée alors que l’objet des critiques ne la concerne pas totalement ? Il serait bien idiot celui qui critique la peinture de Fra Angelico parce que ses lointains disciples le copient sans véritable génie. Revenons à ce que représente la scolastique à leur époque. Aujourd’hui, il n’est pas encore rare de la définir comme l’ensemble de la philosophie et de la théologie médiévale, qu’organise et protège l’Église. S’attaquer à la scolastique revient nécessairement à remettre en cause l’enseignement de l’Église tant la scolastique en est un de ses symboles. Salir l’une ne peut guère laisser intacte la seconde. La connotation péjorative que porte la scolastique ne peut donc qu’être nuisible à l’Église catholique elle-même. La doctrine chrétienne ne serait qu’un ramassis d’âneries ! Les rapprochements et les confusions sont rapides. Pourtant, que savons-nous de la scolastique si ce n’est par la bouche des humanistes ? La défense de l’Église passe souvent par un retour à la réalité des faits et un combat contre les préjugés que transmettent les siècles. C’est en déblayant les âneries de l’histoire que l’âme peut alors espérer accéder à la lumière.

La scolastique est revêtue d’un lourd préjugé, le même qui a longtemps pesé sur le Moyen-âge, considéré pendant plusieurs générations comme un âge moyen. « Ainsi ce n'est pas seulement la philosophie que l'on traite puérilement, c'est tout ce qui constitue le moyen âge, son art, sa religion, sa politique, sa vie sociale. Et ce préjugé persiste encore de nos jours en dépit des études d’historiens sérieux. »[11] Une telle opinion persiste encore dans l’opinion en dépit des campagnes de réhabilitation que mènent des historiens plus intéressés à la vérité qu’à la défense d’une idéologie. Soyons cependant heureux. Les mensonges de l’histoire finissent par se dissiper. « Le fil de la tradition qui séparait la philosophie antique de la philosophie moderne est renoué, et rien ne ressemble moins à une léthargie intellectuelle que le brillant épanouissement des idées du XIIIe au XVIIe  siècle. »[12]

La définition de la scolastique n’est pas si simple tant les manipulateurs de l’histoire l’ont brouillée. Il est facile de la définir comme l’ensemble des philosophies qui ont subsisté ou développé durant le long Moyen-âge. « La philosophie scolastique est la philosophie professée dans les écoles du moyen âge depuis l'établissement jusqu'au déclin de ces écoles, c'est-à-dire jusqu'au jour où la philosophie du dehors, l'esprit nouveau, l'esprit moderne, se dégageant des liens de la tradition, viendront lui disputer et lui ravir la conduite des intelligences. »[13] Cette définition oppose le conservatisme à la modernité, le Moyen-âge ténébreux au temps des Lumières. En outre, elle ne nous apprend guère de nouveau, puisque la scolastique est par étymologie la philosophie enseignée dans les écoles. Néanmoins, elle lie la scolastique à la tradition. La critique portée contre la scolastique entre dans une critique plus importante, celle de l’autorité. Or, la forme scolastique qui fait l’objet des critiques se caractérise justement par la remise en cause du rôle de l’autorité dans les démonstrations…

L’aristotélisme et la scolastique

La scolastique est-elle un aristotélisme perverti et asséché, ou a-t-elle perverti le christianisme en le mêlant à la philosophie d’Aristote ? Pour apporter des éléments de réponse, revenons aux faits historiques.

Au début du XIIIe siècle, des œuvres d’Aristote traduites et remaniées par les savants arabes parviennent en Europe. L’aristotélisme se développe alors énormément dans les universités, réduisant l’influence de Saint Augustin et de Platon, alors prédominants. Néanmoins, certaines œuvres d’Aristote sont déjà connues par l’intermédiaire des traductions latines de Boèce.

Or les nouvelles traductions des œuvres d’Aristote sont mêlées de doctrine panthéistes et rationalistes provenant des savants arabes comme Avicenne ou Averroès. Certains théologiens chrétiens[14] s’en inspirent pour enseigner des doctrines que l’Église condamne. Conscient du danger de ces traductions, le Pape Grégoire IX demande à Saint Albert le Grand de reprendre les œuvres d’Aristote et de les interpréter chrétiennement. Saint Thomas d’Aquin achève son travail. Ainsi contrairement aux accusations luthériennes, l’enseignement de l’aristotélisme dans les Universités est encadré pour qu’il demeure orthodoxe. La Somme de Saint Thomas d’Aquin, comprenant la Somme contre les Gentils (1259-1264) et la Somme théologique (1266-1273), « présente la synthèse la plus harmonieuse de la révélation chrétienne et la philosophie d’Aristote. »

Enfin, les méthodes en usage dans la scolastique proviennent des œuvres d’Aristote. Il en est la référence. Or le Moyen-âge élève la dialectique à sa perfection au point qu’à partir du XIVe siècle, les techniques prédominent sur le savoir. Aristote ne peut alors qu’être une référence indiscutable dans l’enseignement.

Finalement, nous constatons que les humanistes comme les protestants se sont opposés à une scolastique particulière, celle qui prédomine à leur époque, celle du XV-XVIe siècle. Et leurs successeurs accusent à leur tour toute la scolastique sans aucune nuance. Elle est en fait attachée à une critique plus globale, celle du Moyen-âge qu’ils considèrent à tort comme ténébreux, à une Église qu’ils veulent détruire. Il est souvent plus efficace de s’attaquer à un symbole qu’à ce qu’il représente…

Au temps des humanistes et de Luther, la scolastique telle qu’elle est à son apogée est en fait méconnue. Le rejet que provoque l’enseignement de leur époque les éloigne de cette époque fleurissante. Ils ne peuvent donc pas chercher à le réformer afin de revenir à un certain équilibre entre la raison et la foi, la forme et le fond. Sans aucune autre référence, ils préfèrent le détruire.

Un enseignement perverti

Au XIIIe, la dispute est un moyen en usage dans les Universités pour exercer l’élève à déterminer la vérité démontrable, c’est-à-dire celle qui relève du raisonnement. Mais peu à peu, de génération en génération, sujettes aux mêmes questions et à d’inaltérables débats, usée par la routine, elle perd de sa valeur absolue. La vérité déterminée devient alors probable au sens où elle peut être soumise à la confrontation, c’est-à-dire à l’opinion. Finalement, elle n’a de sens que si elle fait objet de critique. La dispute est donc de plus en plus un exercice pour lui-même, l’objectif n’étant plus la recherche de la vérité mais la recherche en elle-même.

À partir du XIVe siècle, le but est désormais de construire un raisonnement infaillible afin de donner au discours un caractère de vérité sans chercher à savoir si la solution proposée est orthodoxe ou hérétique. On veut qu’elle soit acceptable en termes logiques. L’important ne réside donc plus dans les idées et les pensées exprimées mais dans la manière dont s’énonce le discours. Cette évolution a pour conséquence de réduire le rôle des autorités sur lesquelles se sont appuyées auparavant les démonstrations puisque seuls priment la logique et le raisonnement. N’est alors vraie qu’une vérité démontrée. La valeur de la vérité est donc tirée de la démonstration et non d’elle-même. L’appel à des autorités n’est alors plus valable. À partir du XVe, l’argument d’autorité commence à être critiqué.

Une proposition devient donc vraie si elle résulte d’une démonstration impeccable, c’est-à-dire logique. Et toute démonstration impeccable conduit obligatoirement à une vérité indiscutable. Ainsi celui qui sort victorieux d’une dispute a acquis la preuve qu’il a atteint la vérité. L’important de l’exercice réside donc dans cette victoire. Il s’agit de battre son adversaire par tous les moyens. La dispute devient non plus une confrontation d’opinions pour arriver à une solution mais un discours d’opposition entre des adversaires qui doivent se vaincre par leurs paroles. La dispute devient alors polémique, un âpre combat où les protagonistes se battent à coup d’armes dialectiques. Un adversaire qui ne se laisse pas convaincre est alors accusé d’opiniâtreté. L’esprit scolastique évolue…

En se centrant sur la seule logique, les disputes deviennent stériles. Ce ne sont que des arguties. Elles ne se réduisent même parfois qu’à des attaques personnelles. Cependant, les exercices de plus en plus sophistiqués exercent les esprits au jeu subtil du raisonnement. Mais tout n’est plus que question de mots, faisant oublier les réalités qu’ils désignent, notamment les réalités sacrées. Exercés brillamment à cet art, les « réformateurs » en usent brillamment pour imposer leurs « vérités ».

Or c’est cette scolastique qu’a étudiée Luther, « une scolastique corrompue par le terminisme d’Occam et de Gabriel Biel, et par cet esprit nominaliste et « pragmatique » […] que la routine des controverses d’école développe trop naturellement »[15].

Des scolastiques incapables de répondre aux défis d’un temps nouveau

Pendant que les scolastiques du XVe siècle imitent de mauvaise façon leurs grands maîtres, la science se développe brillamment au point de remettre en cause les croyances scientifiques de l’époque. Le temps est venu de remplacer le vieux système géocentrique de Ptolémée au profit du système héliocentrique de Copernic. Les lois de Kepler sont découvertes. L’astronomie nouvelle voit le jour. Bientôt arriveront Newton, Leibniz, Descartes…

Une conception surannée du monde disparaît ainsi lentement. Des théories s’effondrent. Or, le Moyen-âge les a incorporées dans sa pensée. Les théories de la perfection du cercle, de l’incorruptibilité des corps célestes, et bien d’autres encore, des théories sur lesquelles certains s’appuient avec maladresse pour justifier des positions doctrinales, ne peuvent guère résister aux nouvelles découvertes. Les doctrines scientifiques erronées et les principes métaphysiques sont en fait si mêlées dans les discours que le déclin des premières conduit inévitablement à celui des seconds. Mais au lieu de vérifier si les nouvelles observations sont compatibles aux doctrines, on fait le choix le plus simple, celui de rejeter la philosophie médiévale ou les nouvelles découvertes.

Saint Albert le Grand
Pourtant, les principes métaphysiques ne se reposent pas sur la science médiévale. La scolastique n’accorde aux données scientifiques qu’une valeur d’hypothèse. Un effort est donc nécessaire pour vérifier que les nouvelles hypothèses sont en accord avec ses principes. Mais les scolastiques de la fin du Moyen-âge ne sont guère à la hauteur de leurs aînés. Ils sont bien incapables de relever le défi. Ils sont bien peu motivés de travailler à ce rapprochement. Comment pourraient-ils le faire puisqu’ils ont brillamment rompu les liens entre la foi et la raison que leurs prédécesseurs ont si longuement noués ? Ils préfèrent alors se détourner des sciences, s’attachant inexorablement à la doctrine d’Aristote. « Ces hommes ont la vue basse ; ils ne distinguent plus le principal du secondaire ; ils ne comprennent pas qu'il soit possible de renoncer à des applications arbitraires de la métaphysique sur le terrain des sciences sans renoncer à la métaphysique elle-même. » [16] Ils ne sont pas à la hauteur de Saint Albert le Grand qui a pourtant développé de manière sérieuse les sciences de la nature, publiant de nombreuses œuvres de minéralogie, de botanique et de zoologie. Vincent de Beauvais, mort en 1264, scolastique moins connu, a élaboré une véritable encyclopédie des connaissances de son temps. Roger Bacon est aussi très versé dans les sciences d’observation et se présente comme un des premiers érudits de la philologie.

Les scolastiques de la fin du Moyen-âge se rendent ainsi solidaires à un état d’esprit, contraire aux sciences, et finalement on les rend responsable des égarements de la science médiévale. « Indépendamment de la valeur de leurs doctrines, quel crédit social purent avoir des hommes qui fermaient portes et fenêtres sur le dehors, et philosophaient sans se soucier des idées dominantes de leur temps. »[16] Par l’attitude d’hommes ancrés dans leur certitude, la scolastique perd toute crédibilité. La nécessité de la voir disparaître s’est alors imposée. On en vient même à rejeter toute philosophie. « Les moins exaltés parmi les savants, après avoir honni la scolastique, réservèrent leur faveur à quelque système de philosophie moderne, respectueuse elle, dès sa naissance, des découvertes sensationnelles du XVIIe siècle. » [16]

Ainsi ce ne sont pas ses principes ou sa doctrine qui font l’objet de reproches et d’attaques. Les barbarismes de la langue, les abus de méthodes, les vices de la dialectique et le refus de se remettre en question conduisent la scolastique à être méprisée et détestée. Or, au XVIe siècle, peu d’hommes sont prêts à relever le défi. À force d’exercer les esprits à raisonner au mépris des vérités à démontrer ou à défendre, on a plutôt élevé leur orgueil et leur vanité. Il est alors bien difficile de remettre en cause ce qui fait la force de leurs vanités. « La scolastique est tombée non pas faute d'idées, mais faute d'hommes » [16].

Conclusion

À partir du XVe siècle, l’enseignement est en décadence. Seule compte la force de l’argumentation. Les esprits s’exercent à raisonner et à vaincre par un discours où s‘affirme l’art de la dialectique. Le but n’est plus la recherche de la vérité démontrable ou la défense de la vérité révélée. Il s’agit avant tout d’imposer ses idées et de vaincre ses adversaires, y compris par les armes rhétoriques. Une proposition devient alors vraie si elle est démontrable aux yeux des hommes. La raison prime donc sur toute autre source de connaissance.

C’est contre ce rationalisme que Luther se révolte. Il prône la vérité à partir de l’expérience spirituelle. Il en a appelle à la conscience de chacun. De même, il prêche le retour de la Sainte Écriture, comme seule autorité, développant la doctrine du libre examen. Est-ce par réaction à une scolastique en déclin, empêtrée dans les vices de la dialectique ? Luther haïe incontestablement toute forme d’intellectualisme. Fils du scolastique en déclin, il rejette aussi tout argument par les autorités.

Mais le rationalisme atteint aussi la religion protestante. Pris dans le même engrenage que les scolastiques du déclin, Zwingli et Calvin élaborent à leur tour une doctrine fortement spéculative, froide et sans bonté, pour aboutir à la prédestination à la vie et au mal. Et c’est bien le calvinisme qui a fini par dominer le protestantisme.

Et au même moment, un nouvel esprit se développe, un esprit qui se détourne de la dialectique stérile des scolastiques en déclin pour se tourner vers une nouvelle forme de connaissance. Un temps nouveau où de nouvelles sciences apparaissent et permettent de faire progresser la connaissance de manière éclatante, un temps de découverte et d’expérimentation, un temps où des certitudes se brisent, un temps de remise en question. Refusant de reprendre le travail des grands scolastiques, s’attachant à des recettes surannées, les scolastiques en déclin préfèrent défendre l’indéfendable, se barricadant avec des armes devenues impuissantes. Ainsi on finit par confondre cet esprit de retranchement avec la scolastique, mettant sur les même plans quatre siècles d’histoire.







Notes et références
[1] Érasme, Éloge de la folie dans L’Église et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-âge, Francis Rapp, Presses universitaires de France, 1980.
[2] De Wulf, La décadence de la scolastique à la fin du Moyen Âge, dans Revue néo-scolastique, n°40, 1903, www.persee.fr.
[3] E. Delaruelle dans Histoire religieuse de l’Occident médiéval, J. Chelini.
[4] Penjon, Précis d’histoire de la Philosophie, Paris dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, de Wulf Maurice.
[5] Diderot, Œuvres, tome XIX, dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, de Wulf Maurice.
[6] Francis Rapp, L’Église et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-âge, chap. V.
[7] Francis Rapp, L’Église et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-âge, chap. V.
[8] Raban Maur, Enarrationes in Epistulas Pauli, dans De la joute dialectique à la dispute scolastique, Weijers Olga, dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, n°2, 1999, www.persee.fr.
[9] Sermon prêché à Saint Victor à la seconde moitié du XIIème siècle De la joute dialectique à la dispute scolastique, Weijers Olga.
[10] De Wulf Maurice, Notion de la scolastique médiévale.
[11] Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes.
[12] De Wulf Maurice Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes.
[13] Hauréau, Histoire de la Philosophie scolastique, 1. 1., 1872 dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, de Wulf Maurice, dans Revue néo-scolastique, n°18, 1898, www.persee.fr.
[14] Amaury de Bène, David de Dinant, Siger de Brabant.
[15] Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, volume 3, 1924-1929, éditions Saint-Paul, Paris, 1993.
[16] De Wulf, La décadence de la scolastique à la fin du Moyen Âge.