" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 10 juin 2017

La scolastique, oeuvre chrétienne du Moyen-âge

Il n’est pas rare encore d’entendre que le protestantisme est né des abus d’une Église catholique décadente. Aujourd’hui, nous savons bien combien une telle affirmation est fausse. Les humanistes de son époque se sont aussi trompés. Lorsque Luther a commencé à protester et à se rebeller contre les erreurs de leur temps, ils l’ont soutenu ou du moins, ils ne l’ont pas condamné, même s’ils regrettaient la violence de ses discours. Il a fallu beaucoup de temps à Érasme et à d’autres pour s’opposer ouvertement à sa doctrine et aux erreurs qu’il colportait. De nombreux humanistes ont aussi adhéré à ses idées, même si progressivement ils s’en sont finalement écartés, y compris son cher disciple Melanchthon. Ils ont probablement vu en lui un allié dans leur combat contre un ennemi commun, la scolastique.

Le terme de « scolastique » est aujourd’hui sans-doute méconnu. Cependant, il garde peut-être dans les esprits cultivés une connotation négative, voir diffamante. Ont-ils encore en mémoire les mots terribles de Rabelais qui la décrit comme abâtardissant les bons ? Les humanistes nous ont en effet laissé une image déplorable de la scolastique. Érasme l’a si souvent décriée comme un fléau que nous avons fini par y croire. Il est aussi vrai qu’en étudiant l’époque de Luther, nous découvrons de nombreux étudiants dégoûtés de la scolastique. Ses critiques sont-elles justifiées ? La scolastique a-t-elle joué un rôle dans la révolte contre l’Église ? Telles sont les questions que nous nous posons. Avant tout, cherchons à connaître ce qu’elle est…

La scolastique au sens premier

Le terme de « scolastique » est tiré du latin « schola », qui signifie « école ». Il signifie littéralement « qui appartient à l’école ». Le scolastique est donc selon le sens étymologique celui qui appartient à l’école, c’est-à-dire versé dans les lettres et dans les sciences. Il désigne aussi le titulaire d’un enseignement. Le « scolasticum officium » est un poste d’honneur avec ses privilèges et ses insignes. « Pour le Moyen-âge le scolastique s'identifie avec le savant, et la scolastique avec la science du Moyen-âge »[1]. Ainsi au sens premier, la scolastique se définit comme l’enseignement fourni au temps du Moyen-âge dans les écoles épiscopales et monastiques puis et surtout dans les Universités. 

Commençons donc à connaître le milieu scolaire du Moyen-âge...

Les écoles épiscopales, capitulaires, abbatiales au Moyen-âge

Du XIème siècle au début du XIIIème, de nombreuses écoles se multiplient, à l’initiative des évêques, des chanoines, des abbés et des curés de paroisse. Les petites écoles (« scolae minores »), établies dans les paroisses et monastères, donnent des instructions élémentaires, c’est-à-dire la lecture, l’écriture et le chant des offices. Les grandes écoles (« scolae majores ») sont établies dans les villes à côté des cathédrales et des collégiales, et auprès des grandes abbayes. Elles distribuent un enseignement complet sur les sept arts libéraux[2] tels qu’ils étaient définis depuis le VIème siècle. L’enseignement de l’histoire est inexistant. Seules les personnes dotées d’une licence (« licentia docendi ») peuvent enseigner dans les écoles.

Si en principe, l’enseignement est gratuit partout, il l’est en fait uniquement dans les abbayes alors que dans les écoles épiscopales, les élèves doivent payer des professeurs, voire les locaux qui leur servent de salles de cours. C’est d’ailleurs la réputation des maîtres qui fait celle de l’école et attire les étudiants.

Les Universités, centre d’enseignement, « véritable ossature intellectuelle de l’Occident chrétienne »[3]

Les Universités naissent à la fin du XIIème siècle à partir du regroupement de maîtres et d’élèves qui s’associent dans une même ville à l’exemple des artisans et des marchands. Ils se réunissent en corporation pour constituer un centre d’enseignement autonome avec des privilèges obtenus auprès des rois et des Papes. À Bologne, en 1111, ils se rassemblent pour étudier le droit. À Salerne, en 1228, se crée la première corporation d’enseignement médical, ancêtre des universités de médecine. Autour de 1200, se placent les premières origines de l’Université de Paris. Dans une bulle du Pape Honorius III, apparaît pour la première fois, en 1221, « universitas magistrorum et scolarium Pariensium ».

Le cas de Paris est instructif. Le roi de France, Philippe-Auguste, accorde d’abord une charte à l’association des maîtres et étudiants de Paris, la soustrayant à la juridiction laïque du prévôt de Paris pour la soumettre à celle de l’évêque, plus indulgente que la première. Puis en raison de nombreux conflits avec l’évêque, l’Université de Paris finit par ne relever directement que de l’autorité du Pape[4]. Ce changement permet deux grands innovations : les licences sont accordées à titre gratuit et confèrent à l’étudiant le droit d’enseigner dans toute la chrétienté. Ainsi contrairement à ce qu’on pourrait croire, le développement des Universités ne marque pas l’émancipation de l’esprit dans le domaine religieux ou l’implémentation de l’esprit laïque dans les écoles. « Il est vrai, par contre, qu’en se faisant universités, les associations scolaires se sont affranchies du pouvoir ecclésiastique local pour se mettre sous la main des papes »[5]. Elle gagne donc en indépendance.

Sceau de l'Université de Paris, 1292Docteurs et étudiants, enseignant ou lisant, symbolisent les quatre facultés.
Au-dessus, la Sagesse, sous les traits de la Vierge, entre saint Nicolas et sainte Catherine, patrons des écoliers et des étudiants.
Le succès des Universités est prodigieux au point d’absorber au XIIIème toute l’activité intellectuelle de la chrétienté. Sur le modèle de l’Université de Paris, se fondent en France de nombreuses  Universités de provinces. Au XVème siècle, la France compte vingt-cinq Universités provinciales. D’autres pays voient aussi s’ouvrir, de nombreuses Universités : Padoue (1228), Rome (1245), Salamanque (1253), Oxford et Cambridge au début du XIIIème siècle, Prague (1347), Cracovie (1362), Vienne (1336), Heidelberg (1386), Cologne (1388), Erfurt (1392), Louvain (1432)… Mais ce développement se fait au détriment des écoles épiscopales et monastiques qui déclinent. En revanche, les écoles primaires sont plus nombreuses et plus fréquentées.

Les Universités présentent deux caractères. Internationales, elles reçoivent les étudiants et les maîtres de toutes origines. À Paris, les élèves peuvent écouter l’allemand Saint Albert le Grand (v. 1200-1280), l’anglais Alexandre de Halés (1185-1245), l’Écossais Duns Scot (1266-1308), les italiens Saint Bonaventure (v. 1227-1274) et Saint Thomas d’Aquin (1225-12774). L’Europe intellectuelle ne connaît guère de frontière. Mais à compter du XIVème siècle, avec la multiplication des Universités en Europe, elles ont tendance à devenir moins cosmopolites et donc plus nationales.

Les Universités sont aussi des corporations religieuses. Elles relèvent de l’Église et plus précisément de Rome. Le Pape les protège et favorise leur expansion afin de fournir à la chrétienté une élite intellectuelle dont elle a besoin. Les dignitaires ecclésiastiques les plus importants proviennent en effet des Universités, élevant le niveau de la curie romaine et du haut clergé. Les maîtres se recrutent dans tous les milieux, parmi les laïcs, dans le clergé séculier mais surtout dans les Ordres mendiants, parmi les Dominicains et les Franciscains. Enfin, les participants ont un statut ecclésiastique.

L’Université est composée de Facultés et de Nations. La Faculté réunit tous les étudiants qui font les mêmes études. L’Université de Paris en comprend quatre : les arts, la théologie, le droit canon et la médecine. La Faculté des arts est préparatoire aux trois autres facultés. Les étrangers de la Faculté des arts se regroupent aussi en Nations selon leur origine géographique. Celle de Paris en compte quatre : France, Picardie, Normandie et Angleterre. Le terme de « nations » ne doit pas être pris au sens étroit. La Nation « France » rassemble les Français mais aussi les Espagnol et les Italiens.

Collège de Sorbonne


Si en principe l’enseignement est toujours gratuit, en pratique, comme les maîtres ne reçoivent aucun traitement de l’État, les étudiants s’entendent directement avec leurs maîtres pour leurs honoraires qu’ils doivent leur payer. Des étudiants doivent alors exercer toutes sortes de métiers ou mendier pour gagner leur vie. Pour répondre à cette situation, des personnes charitables fondent des collèges pour recevoir les étudiants sans fortune. Ce sont des sortes de pensions de familles dans lesquels ils peuvent se nourrir et se loger gratuitement. C’est ainsi qu’est fondée ce qui deviendra la Sorbonne, par le chapelain du roi, Robert de Sorbon. Comme les étudiants y sont soumis à une discipline sévère,  les familles riches finissent par y mettre aussi leurs enfants afin de les soustraire aux dangers de la rue, à une vie de paresse et de débauche. À partir du XIVème siècle, les collèges ouvrent des cours préparant aux Facultés supérieures comme le fait la Faculté des arts. Ils sont désormais rattachés à l’Université.

Après avoir décrit l’enseignement au Moyen-âge, revenons à notre sujet, c’est-à-dire à la scolastique…

La scolastique, la philosophie médiévale ?

Depuis le XVème siècle et jusqu’à nos jours, le terme de « scolastique » a pris plusieurs sens. Elle peut en effet désigner soit une philosophie, soit une pédagogie, ou les deux à la fois.

On englobe parfois sous terme de « scolastique » l’ensemble des philosophies du Moyen-âge. « La philosophie scolastique est la philosophie professée dans les écoles du moyen âge depuis l'établissement jusqu'au déclin de ces écoles, c'est-à-dire jusqu'au jour où la philosophie du dehors, l'esprit nouveau, l'esprit moderne, se dégageant des liens de la tradition, viendront lui disputer et lui ravir la conduite des intelligences. »[6] Cette définition nous paraît bien simpliste. Elle oppose le conservatisme à la modernité, le Moyen-âge ténébreux au temps des Lumières. En outre, elle ne nous apprend guère rien de nouveau, puisque la scolastique est par étymologie ce qui est enseigné dans les écoles.

Le médiéviste Maurice de Wulf (1887-1947) doute que la scolastique puisse englober l’ensemble des philosophies qui ont subsisté ou se sont développées durant le long Moyen-âge. Comment une seule philosophie peut-elle en effet englober plusieurs siècles ! En outre, au XIIIème siècle, à une époque où la doctrine de Saint Thomas se diffuse, des doctrines panthéistes sont encore enseignées. Ces dernières relèvent-elles de la scolastique ? Évidemment non. Il faut donc éviter de telles assimilations. L’opinion l’apprécie mais non l’intelligence ni le bon sens. Au Moyen-âge, il existe des doctrines philosophiques parfois contradictoires, irréductibles à des communs principes. Toutes les philosophies n’appartiennent pas à la scolastique. « En résumé, la scolastique n'est pas l'ensemble des doctrines qui se sont fait jour au moyen âge ; elle n'est qu'une des nombreuses écoles du temps, si l'on veut « l'École » par excellence ». Elle est en tout cas « la plus universellement répandue en Occident. » [7]

La scolastique ne peut pas non plus se réduire à un système philosophique particulier ou même à une école particulière. Au temps du Moyen-âge, les systèmes philosophiques sont nombreux, voire individualisés. Le thomisme, le scotisme et l’occamisme sont sans-doute les formes dominantes selon les époques. La scolastique n’est pourtant ni le thomisme ni le scotisme, encore moins l’occamisme. Ce n’est pas une philosophique idéaliste ou réaliste, conceptualiste ou nominaliste. Un système philosophique ne se réduit pas non plus à une école. La philosophie de Saint Anselme est un monument à part entière comme celle de Saint Bonaventure. Chacun connaît ses heures d’épanouissement et de décadence, de gloire et de rejet, selon les Universités et les époques.

Avec plus de réalisme, Maurice de Wulf la définit comme étant une philosophie aux formes multiples ou encore une synthèse philosophique auxquelles il donne des caractères propres, notamment des notions philosophiques communes, comme la distinction entre l’acte et la puissance, entre l’intelligence et la réalité posée en dehors d’elle et indépendamment d’elle, l’objectivité réelle du savoir humain. La synthèse scolastique se caractérise aussi par le rejet de toute forme panthéiste, la reconnaissance de la valeur de la personnalité et celle de l’existence d’être immatériels. Maurice de Wulf l’insère aussi dans une conception du monde spécifique. « La scolastique a des préoccupations dominantes, des allures originales, un génie propre. Elle constitue un ensemble organique de doctrines nettement caractérisé. »[8] Il présente enfin et surtout la scolastique comme la recherche continue de la vérité, considérant que le savoir se construit progressivement, de génération en génération, comme une cathédrale gothique qui s’élève sur plusieurs siècles.

La scolastique, une œuvre chrétienne

Le point essentiel commun aux systèmes philosophiques qui composent la scolastique est leur source d’inspiration, c’est-à-dire le christianisme. Ce sont en effet des systèmes fondamentalement chrétiens. Elle correspond à une conception chrétienne du monde. Elle est aussi enseignée dans un contexte fortement chrétien. Comme nous l’avons pu constater, l’Église est profondément liée aux Universités. C’est elle qui les consacre de son autorité. La scolastique a donc essentiellement un caractère religieux comme toute activité du Moyen-âge. Elle est issue d’une civilisation chrétienne. Sa valeur éminemment religieuse ne peut donc nous surprendre. Tout n’est cependant pas religieux dans la scolastique. Dès le XIIIème, on distingue la philosophie et la théologie, qui progressivement, se sépareront.

La théologie scolastique

En effet, la scolastique, ou plutôt la théologie scolastique, se caractérise par la place que tient la philosophie. Avant le XIème siècle, les théologiens antérieurs se limitent à justifier leurs propositions par le témoignage de la Sainte Écriture, de la tradition et des décisions conciliaires. La force de leur « démonstration » dépendait du nombre et de l’importance des autorités citées. Avec la scolastique, les théologiens scolastiques s’appuient davantage sur la philosophie pour démontrer les vérités qu’enseigne l’Église. Ils cherchent à démontrer que les vérités de foi sont conformes à la raison ou que tout au moins, elles ne peuvent être infirmées par aucune objection sérieuse. La philosophie et la théologie forment donc une alliance. Néanmoins la philosophie est subordonnée à la théologie. Mais à partir du XIVème siècle, la philosophie et la théologie s’écartent de plus en plus pour devenir indépendantes. L’autre caractère est l’importance de la dialectique, ou art de raisonner, en particulier au syllogisme.

La scolastique, une recherche et un enseignement

La scolastique est en recherche continue de la vérité accessible à la raison sous l’influence de la foi chrétienne. Elle se dote donc de moyens pour la recherche. Mais la scolastique ne se constitue pas uniquement, elle est enseignée, elle enseigne. Elle se munit aussi de méthodes pédagogiques. Et progressivement, comme le latin qu’elle utilise, ses méthodes s’uniformisent, se caractérisent au point que souvent elles se confondent avec elle. C’est pourquoi la scolastique est souvent réduite à sa méthode. Lambertus Marie Rijk la définit ainsi comme une pratique de la philosophie et de la théologie[9], la caractérisant par « l’emploi, tant pour la recherche que pour l’enseignement, d’un système constant de notions, distinctions, définitions, analyses propositionnelles, techniques de raisonnement et méthodes de dispute »[10].

Bernhard Geyer (1881-1974) relie aussi fortement la scolastique à une méthode commune à toutes les philosophies scolastiques tout en défendant son indépendance à l’égard de cette même méthode. Il la définit comme fortement liée à la philosophie antique. Elle en est une certaine continuité. Cependant, selon ses commentateurs, Geyer ne parvient pas à distinguer avec clarté les relations entre méthode et contenu.

Les adversaires de la scolastique la réduisent aussi à une méthode d’enseignement, refusant d’y voir une doctrine particulière. Selon Diderot, « la scolastique est moins une philosophie particulière qu'une méthode d'argumentation sèche et serrée, sous laquelle on a réduit l'aristotélisme, fourré de cent questions puériles. »[11] Avant lui, Rabelais la décrit comme une pédagogie stérile.

La méthode scolastique

L’enseignement s’appuie d’abord sur des lectures et des commentaires d’œuvres, c’est-à-dire la « lectio », puis sur l’exercice de la question (« questio »), qui met le texte à discussion sous différentes formes, et enfin sur l’épreuve de la dispute (« disputatio »). Nous allons nous attarder sur ces différentes phases.

La « lectio »



La « lectio »[12] des textes est la méthode pédagogique la plus ancienne. Elle consiste à étudier les œuvres de référence du domaine considéré. En théologie, il s’agit de la Sainte Bible, les commentaires patristiques sans oublier les textes liturgiques et tout l’enseignement officiel de l’Église au travers des décisions des conciles et des livres canoniques.

L’étude comprend la présentation du plan du texte (« divisio »), l’interprétation du texte selon les différents sens, l’identification des problèmes ou difficultés à discuter (« dubia »). À partir des ressources de la grammaire, des catégories de langage et de la logique, le maître commente, parfois ligne par ligne, les textes pour clarifier leurs difficultés. En philosophie, on commente surtout les ouvrages d’Aristote. Précisons que le cours se fait uniquement à l’oral. Le maître commente les œuvres devant ses élèves assis au sol. Notons aussi qu’il ne doit pas lire un cours écrit. Il ne dicte pas. Les élèves ne doivent pas non plus écrire. Ils sont contraints à mémoriser le cours de leur maître.

Revenons à la théologie scolastique. À partir des citations patristiques qui glosent les textes bibliques, on élabore des énoncés plus profonds qui conduisent à des conclusions. Cet ensemble est recueilli et compilé sous forme de sentences qui finalement formule le sens des textes fondamentaux. Ordonnées selon des thèmes, les collections finissent par devenir des « Sommes », qui font autorité. Le plus célèbre et remarquable est le livre des sentences de Pierre Lombard (v. 1100-1160). Type abouti de cette forme d’enseignement, elle retrace l’économie chrétienne depuis la création jusqu’au jugement dernier. Reconnue officiellement par le IVème Concile du Latran, elle devient l’œuvre de référence de la scolastique. Tous les étudiants doivent la lire et à son tour, elle fait l’objet de commentaires.

La « questio »



La « questio » est la suite logique des « dubia ». Le maître n’est plus un commentateur ou un exégète. Elle commence par la présentation du problème à traiter sous forme de questions puis de réponses qui inclinent à conclure en un sens négatif et ensuite celles qui inclinent en un sens positif. Toutes les réponses s’appuient sur des textes d’autorité. La solution est ensuite présentée et justifiée de manière rationnelle au moyen de réponses aux arguments orientés dans le sens finalement refusé.

Quand l’exercice de la question est une forme de cours où n’intervient que le maître, on parle de « questio ». Lorsqu’un maître répond à des questions sous forme disputée, les « questio » sont dites « disputatae ». Sous l’autorité du maître, les élèves apprennent à argumenter et à rechercher les solutions. La dispute se termine par une synthèse des arguments développés durant l’exercice. En conclusion, le maître énonce la solution. Cet exercice a pour but « de travailler in vivo l'art de penser juste et d'exprimer correctement sa pensée »[18].

Quand la question est posée par le public, la dispute est dite « quodlibétique ». Pendant une journée, le maître et l’élève acceptent de répondre à toutes les questions venant du public sur tout sujet sans aucune préparation. À Paris, les « questio quodlibeticae » désignent les conférences tenues par des docteurs de l’Université qui se réunissent solennellement une ou deux fois par an[13]. Le jour suivant, le maître conclue la question en présentant une synthèse construite. Les réponses sont parfois connues au travers des « reportationes », qui sont les transcriptions par écrit des disputes publiques. Elles sont rédigées à partir de notes d’étudiants ou par le maître, qui transpose alors par écrit cette pratique d’abord orale. C’est le cas des « Questiones » de Saint Thomas d’Aquin.

La « disputatio »

La « disputatio » est la suite logique de la « questio ». Elle est la discussion d’une question entre un maître et des élèves ou entre plusieurs maître et élèves. Elle doit exercer l’élève à l’argumentation selon des règles dialectiques. La question concerne des difficultés ou des interprétations contradictoires d’une lecture des textes fondamentaux. La dispute a pour objectif de trouver la bonne réponse à la question posée, de déterminer ou d’enseigner la vérité en prenant en compte tous les aspects du problème.

Les règles sont progressivement définies jusqu’au XIIIème siècle. La dispute est dirigée par un maître. Ce dernier pose une question. Un premier étudiant, le « respondens », apporte des éléments de réponse pour éclaircir le sujet. Un second étudiant, l’« opponens », s’oppose au premier en y apportant des arguments contraires. Enfin, le maître intervient pour apporter la réponse. La « disputatio » implique l’usage de la logique, ou selon les humanistes, de la dialectique, c’est-à-dire l’usage d’un raisonnement défini par Aristote puis par Boèce.

La dispute scolastique est donc un exercice oral d’enseignement que l’on fait pratiquer à des étudiants aguerris dans le but de déterminer la vérité. Elle n’est donc pas une véritable joute verbale. Selon Abélard, un des premiers scolastiques, « en effet, la dispute n'est pas une lutte réelle ni la recherche de la connaissance par un seul homme, mais elle est un débat et une polémique entre ceux qui raisonnent à propos d'une question qui est proposée et qui doit être prouvée ou réfutée »[14].

La dispute dialectique

La dispute n’est pas réservée à la philosophie ou à la théologie. Elle est un moyen pédagogique en usage dans de nombreux domaines. La méthode suivie est tirée d’Aristote. Le philosophe grec demande de recueillir au sujet d’une question les arguments favorables et les contradictions, c’est-à-dire le pour et le contre d’une thèse, à partir des auteurs anciens, puis de les discuter et de les réfuter. C’est la méthode dialectique que progressivement on applique tout en la perfectionnant.

La dialectique soumet donc un énoncé à une critique qui vérifie la solidité logique des propositions. L’élève utilise aussi la grammaire qui permet de préciser le sens des mots et la véritable signification de chaque forme. La logique fait intervenir les raisons, c’est-à-dire les arguments dialectiques et les autorités. Dans la théologie scolastique, ce sont la Sainte Écriture, les Pères de l’Église ou les auteurs des premiers siècles du Moyen-âge comme Boèce. Pour le droit, nous pouvons citer Gratien avec son Décret, Hippocrate et Galien pour la médecine. Extraites de leur contexte, les énoncés des autorités servent à appuyer les démonstrations.

La dispute exclut toute forme de subjectivité. Elle n’appelle à aucune émotion. Si les autorités sont nommées, les adversaires ne le sont pas. Ils sont passés sous silence. Des thèses sont contestées, pas les personnes. Tous ceux qui y participent sont en quête de vérité, pensant que par la discussion, c’est-à-dire par la confrontation des idées et des opinions, il est possible de l’atteindre. Ce principe sera oublié lors des querelles du XVIème siècle.

Or si les Facultés utilisent les mêmes outils, ils n’ont pas la même fin. Selon Grabmann[15], la méthode scolastique en théologie rapproche les hommes des vérités révélées, rend possible un aperçu systématique des vérités de salut et doit défendre ses vérités contre les objections rationnelles. L’essentiel réside dans l’usage de la raison pour atteindre la vérité raisonnable et la défendre, dans l’accord entre la raison et la foi.

La dispute dialectique utilisée dans la Faculté des arts ou ailleurs n’est donc pas la même que celle en usage en l’enseignement de la théologie. Cependant, elles connaissent la même tentation qui les conduit à une erreur dramatique. Au gré de générations, comme les mêmes questions reviennent indépendamment des réponses apportées, l’exercice finit par ne plus se porter sur la vérité en elle-même mais sur le statut de la vérité trouvée, c’est-à-dire sur la force du raisonnement.

Tentons enfin une histoire rapide de la scolastique. Précisons que, comme la scolastique désigne aussi bien un enseignement qu’une méthode d’enseignement, son histoire est double. Elle est celle d’une méthode et d’une pensée. Généralement, on distingue trois phases…

Le début de la scolastique du XIème au XIIème siècle

Au XIème siècle, les plus illustres représentants de la scolastique sont Saint Anselme (1033-1109) puis Abélard (1079-1142), Saint Bernard (v.1090-1153) et Pierre Lombard (v. 1100-1160). L’influence de Platon, par l’intermédiaire de Saint Augustin prédomine. Dans leur enseignement, la philosophie et la théologie sont plutôt confondues.

Les méthodes sont déductives. La scolastique part de principes très généraux et très simples pour en déduire des relations de plus en plus particulières et complexes. Les affirmations sont discutées l’une après l’autre au nom de la raison en enchaînant les propositions. À partir de l’idée de Dieu, Saint Anselme en arrive à une proposition de preuve de l’existence réelle de Dieu puis à un ensemble de théorèmes relatifs à ses attributs et à ses rapports avec le monde. Dans son Cur Deus Homo, le traité le plus accompli, il s’en remet aux ressources de l’intelligence sans faire appel aux arguments d’autorité. Les textes sont aussi confrontés entre eux pour en définir le sens et en préciser la validité. L’exemple le plus célèbre est l’œuvre d’Abélard le Sic et non, vers 1122.

Puis les lois du langage et de la démonstration se développent au point de constituer des outils dialectiques d’excellente qualité. La maîtrise de cette technique prédispose à l’exigence et favorise la critique. La pensée gagne donc en maturité. Les proposition évidente sont aussi analysées, débattues, démontrées. La mise en discussion en devient un exercice d’enseignement. Vers 1180, apparaît la dispute dialectique.

L’âge d’or du XIIIème siècle

Au XIIIème siècle, par la création des Universités, les maîtres comme les élèves évoluent dans une organisation reconnue, stable et ordonnée qui permet le développement de méthodes, leur uniformisation et leur efficacité.

En théologie, la scolastique évolue vers la méthode analytique déjà en usage dans de nombreuses matières comme en science, en morale ou en droit. On part désormais de l’observation, c’est-à-dire des sciences et de la philosophie de l’époque pour en arriver à une doctrine. Les résultats obtenus par ce travail analytique font alors l’objet d’une synthèse, qui de la cause redescend jusqu’aux effets. « Il y a un énorme travail de rigueur qui est caractéristique de l’esprit du XIIIème siècle. » [16]

Le XIIIème siècle est aussi marqué par la découverte d’Aristote et des penseurs grecs, juifs et arabes. Une masse considérable de connaissances, venue notamment des philosophes arabes (Avicenne, Averroès), envahit l’Occident chrétien. Non seulement, les Universités se nourrissent d’une source nouvelle de connaissances mais découvrent aussi de nouvelles méthodes d’investigation et de classement. Elle permet l’épanouissement de l’art du raisonnement et d’une dialectique performante. L’art de la dispute atteint sa perfection.

Le XIIIème siècle est de manière unanime considéré comme l’âge d’or de la scolastique. Il se caractérise par l’harmonie la plus réalisée entre la foi et la raison qui se manifeste notamment dans des Sommes. Un effort énorme a été entrepris pour concilier les vérités de foi et de raison, la science de Dieu et la philosophie. Les scolastiques sont avant tout convaincus que la raison et la foi sont complémentaires dans leur capacité d’atteindre la vérité révélée, la raison se subordonnant néanmoins à la foi. La philosophie se distingue donc de la théologie tout en restant son alliée.

Le dernier caractère de cette période est la part prépondérante que prennent les Ordres mendiants dans le développement de la scolastique. Les Dominicains et les Franciscains deviennent des ordres savants et ne tardent pas à entrer dans les Universités nouvellement fondées. Les autres ordres, les Cisterciens, les Ermites de Saint Augustin, les Carmes les suivent. Ils se heurtent alors à une vive opposition de la part des maîtres séculiers. Mais au Concile de Lyon (1274), les Ordres mendiants obtiennent définitivement le droit d’enseigner. Saint Albert le Grand (1206-1280) et Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) sont des Dominicains, Alexandre de Halés (1180-1245), Saint Bonaventure (1221-1274),  Jean Duns Scot (1266 ou 1274-1308) et Roger Bacon (1214-1294) sont des Franciscains.

Un effort remis en cause à partir du XIVème siècle

À partir du XIVème, une triple tendance remet en cause les efforts entrepris. D’une part, la dispute devient un exercice pour lui-même, l’objectif n’étant plus la recherche de la vérité, mais la recherche en elle-même. De nouveaux exercices sont aussi développés, qui relèvent davantage de la pure logique. Naît alors un nouvel esprit : le terminisme. Le « terme » est au centre du raisonnement, il en est aussi la finalité. Le formalisme logique se développe pour rendre le raisonnement de plus en plus irréfutable, notamment en écartant toute ambiguïté dans les termes à l’intérieur des propositions. L’exercice s’appuie donc sur la linguistique et la logique. Négligeant les enjeux du discours, on tente de construire un raisonnement infaillible afin de donner au discours un caractère de vérité sans chercher à savoir si la solution proposée est orthodoxe ou hérétique. On veut qu’elle soit acceptable en termes logiques. Le discours devient alors de plus en plus hardi, voire abscons. Ce ne sont plus que des questions de mots, « une cathédrale de mots »[17]. Ainsi, pris par le goût de la dispute et enfermés dans leur méthode, les théologiens scolastiques se penchent sur des questions secondaires et inutiles pour la science religieuse et pour la vie des chrétiens.

En parallèle, sans-doute en réaction à l’aristotélisme et par crainte de l’intrusion trop massive du rationnel dans le sacré, deux philosophies se développent successivement, le scotisme et l’occamisme. Selon Duns Scot (1266-1308), la raison ne peut que donner des certitudes lorsqu’elle se cantonne dans l’univers sensible. Ailleurs, elle n’élabore au mieux que du probable. Guillaume Ockham (1283-1349), plus radical, défend le pur nominalisme : l’universel n’est que le produit de notre esprit, une pure abstraction. Il n’y a de réel que le singulier. Par conséquent, la seule connaissance parfaite est celle dont le singulier constitue la matière. La métaphysique, qui est la science de l’universel, n’est donc qu’une vaine connaissance. Comme la raison ne peut se porter que vers le domaine sensible, l’esprit ne peut rien établir sur Dieu. L’immatériel ne relève que de la foi. La philosophie et la théologie finissent par se séparer. Ainsi, de plus en plus, on se méfie de toute activité rationnelle dans la foi. La certitude intellectuelle est fortement remise en cause.

Enfin, Duns Scot et Ockham développent une philosophie où la volonté prime sur l’intelligence contrairement à leurs prédécesseurs. Leur conception de la religion et de Dieu est ainsi fondamentalement volontariste.

Conclusion

La scolastique désigne aussi bien un contenu philosophique qu’un enseignement de la philosophie dans une période historique, celle du Moyen-âge, et dans un lieu, essentiellement les Universités. Elle est donc fortement liée à une époque du christianisme et plus exactement à une conception chrétienne de la recherche de la vérité par la raison. En outre, la méthode utilisée pour rechercher la vérité se formalise et se développe au point d’être spécifique à cette époque. Il ne s’agit pas simplement de transmettre un savoir mais aussi d’apprendre aux élèves à réfléchir et à exposer leur raisonnement de manière efficace. C’est pourquoi la scolastique symbolise la chrétienté médiévale comme la cathédrale dominant la cité.

Cependant, comme la scolastique s’étend sur de nombreux siècles, il est évident qu’elle change au gré du temps. Elle croît pour atteindre une certaine perfection puis décline lentement, sombrant dans une obscurité décadente. On finit souvent par oublier la fin pour laquelle les moyens ont été conçus. La forme fait oublier le fond. La lettre finit par tuer l’esprit. Après l’âge d’or du XIIIème siècle, la scolastique connaît un profond déclin au XVème siècle, déclin notamment marqué par l’omnipotence de la logique et de la démarche spéculative. L’art de raisonner devient une fin en soi. L’objet du raisonnement n’a plus guère d’importance. La scolastique devient finalement stérile. Nous pouvons alors comprendre la « lassitude spéculative » qui caractérise la fin du Moyen-âge. La révolte protestante trouve sans-doute sa cause dans cette sécheresse insupportable…

Mais que devient la chrétienté médiévale dans notre histoire et dans notre esprit si on réduit l’un de ses plus forts symboles, la scolastique, à ce temps de déclin ? Le danger est grand de confondre la scolastique à son agonie. Peut-on réduire un homme à ce qui a été en ses derniers jours ? Quelle aubaine alors pour les adversaires de l’Église ! Un autre danger, encore plus grand et plus proche, la guette assurément. Lorsque des hérétiques convaincus et bien entraînés à la dialectique se lèveront pour attaquer l’Église, qui saura la défendre si l’élite chrétienne ne s’entraîne qu’à de vaines discussions sans conviction, si elle-même est lasse de la spéculation ? Le succès du protestantisme s’explique peut-être par là…



Notes et références
[1] Manser, Principia dialectica, dans Notion de la scolastique médiévale, de Wulf Maurice, dans Revue néo-scolastique de philosophie,  n°70, 1911.
[2] Les 7 arts libéraux comprennent le trivium (grammaire, rhétorique, logique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique).
[3] Jean Chelini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Hachette, 1991
[4] Défini dans la bulle Parens scientiarum de Grégoire IX en 1231.
[5] Luchaire dans l’Histoire de France, Lavisse, t. III/1, dans Histoire Générale de l’Église, Abbé A. Boulanger, Tome II, Le Moyen Age, volume V, De Grégoire VII à Clément V, 1073-1305, Librairie Emmanuel Vitte, 1935.
[6] Hauréau, Histoire de la Philosophie scolastique, 1. 1. Paris, 1872 dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, de Wulf Maurice, dans Revue néo-scolastique, n°18, 1898, www.persee.fr.
[7] De Wulf, Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes.
[8] De Wulf, Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes.
[9] Voir La philosophie au Moyen-âge, Lambertus Marie de Tijik, Leiden, E. J. Brill, 1985.
[10] Lambertus Marie de Tijik, La philosophie au Moyen-âge. Nous constatons cependant qu’il ne lie pas cette pratique à une époque, et donc au Moyen-âge, et encore moins à la doctrine chrétienne.
[11] Diderot, Œuvres, tome XIX, dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, Maurice de Wulf.
[12] Le terme de « lectio » a donné « leçon ».
[13] C’est de cet exercice qu’est venue l’expression « conversation à bâtons rompus ».
[14]Abélard, Super Topica Glossae, M. Dal Pra éd., Scritti filosofici, Rome-Milan, 1954, dans De la joute dialectique à la dispute scolastique, Weijers Olga, dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, N. 2, 1999, www.persee.fr.
[15] Voir La philosophie au Moyen-âge, Lambertus Marie de Tijik, Leiden, E. J. Brill, 1985.
[16] Jacques Paul, Le christianisme occidental au Moyen-âge, IVème-XVème siècle, Collection U, 2006, éd. Armand Colin.
[17] Jacques Paul, Le christianisme occidental au Moyen-âge, IVème-XVème siècle.
[18] Dumez, 2002 dans La scolastique en dispute : sur l'intérêt pédagogique - à l'ère électronique - d'une innovation médiévale, Ph. Philippe Demontrond, professeur des universités, discours au CIDEGEF, www.cidegef.refer.org/prix/demontrond.doc.

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