Il n’est pas rare encore
d’entendre que le protestantisme est né des abus d’une Église catholique
décadente. Aujourd’hui, nous savons bien combien une telle affirmation est
fausse. Les humanistes de son époque se sont aussi trompés. Lorsque Luther a commencé
à protester et à se rebeller contre les erreurs de leur temps, ils l’ont
soutenu ou du moins, ils ne l’ont pas condamné, même s’ils regrettaient la
violence de ses discours. Il a fallu beaucoup de temps à Érasme et à d’autres pour
s’opposer ouvertement à sa doctrine et aux erreurs qu’il colportait. De
nombreux humanistes ont aussi adhéré à ses idées, même si progressivement ils
s’en sont finalement écartés, y compris son cher disciple Melanchthon. Ils ont
probablement vu en lui un allié dans leur combat contre un ennemi commun, la
scolastique.
Le terme de « scolastique » est aujourd’hui
sans-doute méconnu. Cependant, il garde peut-être dans les esprits cultivés une
connotation négative, voir diffamante. Ont-ils encore en mémoire les mots
terribles de Rabelais qui la décrit comme abâtardissant les bons ? Les
humanistes nous ont en effet laissé une image déplorable de la scolastique.
Érasme l’a si souvent décriée comme un fléau que nous avons fini par y croire. Il
est aussi vrai qu’en étudiant l’époque de Luther, nous découvrons de nombreux
étudiants dégoûtés de la scolastique. Ses critiques sont-elles
justifiées ? La scolastique a-t-elle joué un rôle dans la révolte contre
l’Église ? Telles sont les questions que nous nous posons. Avant tout,
cherchons à connaître ce qu’elle est…
La scolastique au sens
premier
Le terme de « scolastique » est tiré du latin
« schola », qui signifie
« école ». Il signifie
littéralement « qui appartient à
l’école ». Le scolastique est donc selon le sens étymologique celui
qui appartient à l’école, c’est-à-dire versé dans les lettres et dans les
sciences. Il désigne aussi le titulaire d’un enseignement. Le « scolasticum officium » est un poste
d’honneur avec ses privilèges et ses insignes. « Pour le Moyen-âge le scolastique s'identifie avec le savant, et la
scolastique avec la science du Moyen-âge »[1].
Ainsi au sens premier, la scolastique se définit comme l’enseignement
fourni au temps du Moyen-âge dans les écoles épiscopales et monastiques puis et
surtout dans les Universités.
Commençons donc à connaître le milieu scolaire du Moyen-âge...
Commençons donc à connaître le milieu scolaire du Moyen-âge...
Les écoles épiscopales,
capitulaires, abbatiales au Moyen-âge
Du XIème siècle au début
du XIIIème, de nombreuses écoles se multiplient, à l’initiative des évêques,
des chanoines, des abbés et des curés de paroisse. Les petites écoles (« scolae minores »), établies dans
les paroisses et monastères, donnent des instructions élémentaires,
c’est-à-dire la lecture, l’écriture et le chant des offices. Les grandes écoles
(« scolae majores ») sont
établies dans les villes à côté des cathédrales et des collégiales, et auprès
des grandes abbayes. Elles distribuent un enseignement complet sur les sept
arts libéraux[2]
tels qu’ils étaient définis depuis le VIème siècle. L’enseignement de
l’histoire est inexistant. Seules les personnes dotées d’une licence (« licentia docendi ») peuvent
enseigner dans les écoles.
Si en principe, l’enseignement
est gratuit partout, il l’est en fait uniquement dans les abbayes alors que
dans les écoles épiscopales, les élèves doivent payer des professeurs, voire
les locaux qui leur servent de salles de cours. C’est d’ailleurs la réputation
des maîtres qui fait celle de l’école et attire les étudiants.
Les Universités, centre
d’enseignement, « véritable ossature intellectuelle de l’Occident
chrétienne »[3]
Le succès des Universités
est prodigieux au point d’absorber au XIIIème toute l’activité intellectuelle
de la chrétienté. Sur le modèle de l’Université de Paris, se fondent en France
de nombreuses Universités de provinces. Au
XVème siècle, la France compte vingt-cinq Universités provinciales. D’autres
pays voient aussi s’ouvrir, de nombreuses Universités : Padoue (1228),
Rome (1245), Salamanque (1253), Oxford et Cambridge au début du XIIIème siècle,
Prague (1347), Cracovie (1362), Vienne (1336), Heidelberg (1386), Cologne
(1388), Erfurt (1392), Louvain (1432)… Mais ce développement se fait au
détriment des écoles épiscopales et monastiques qui déclinent. En revanche, les
écoles primaires sont plus nombreuses et plus fréquentées.
Les Universités présentent
deux caractères. Internationales, elles reçoivent les étudiants et les maîtres
de toutes origines. À Paris, les élèves peuvent écouter l’allemand Saint Albert
le Grand (v. 1200-1280), l’anglais Alexandre de Halés (1185-1245), l’Écossais Duns Scot (1266-1308), les italiens
Saint Bonaventure (v. 1227-1274) et Saint Thomas d’Aquin (1225-12774). L’Europe intellectuelle ne connaît
guère de frontière. Mais à compter du XIVème siècle, avec la multiplication des
Universités en Europe, elles ont tendance à devenir moins cosmopolites et donc
plus nationales.
Les Universités sont aussi
des corporations religieuses. Elles relèvent de l’Église et plus précisément de
Rome. Le Pape les protège et favorise leur expansion afin de fournir à la
chrétienté une élite intellectuelle dont elle a besoin. Les dignitaires
ecclésiastiques les plus importants proviennent en effet des Universités,
élevant le niveau de la curie romaine et du haut clergé. Les maîtres se
recrutent dans tous les milieux, parmi les laïcs, dans le clergé séculier
mais surtout dans les Ordres mendiants, parmi les Dominicains et les
Franciscains. Enfin, les participants ont un statut ecclésiastique.
L’Université est composée
de Facultés et de Nations. La Faculté réunit tous les étudiants qui font les
mêmes études. L’Université de Paris en comprend quatre : les arts, la théologie,
le droit canon et la médecine. La Faculté des arts est préparatoire aux trois
autres facultés. Les étrangers de la Faculté des arts se regroupent aussi en Nations
selon leur origine géographique. Celle de Paris en compte quatre : France,
Picardie, Normandie et Angleterre. Le terme de « nations » ne doit pas être pris au sens étroit. La Nation « France » rassemble les Français
mais aussi les Espagnol et les Italiens.
Collège de Sorbonne |
Après avoir décrit
l’enseignement au Moyen-âge, revenons à notre sujet, c’est-à-dire à la
scolastique…
La scolastique, la
philosophie médiévale ?
Depuis le XVème siècle et
jusqu’à nos jours, le terme de « scolastique »
a pris plusieurs sens. Elle peut en effet désigner soit une philosophie, soit
une pédagogie, ou les deux à la fois.
On englobe parfois sous
terme de « scolastique »
l’ensemble des philosophies du Moyen-âge. « La
philosophie scolastique est la philosophie professée dans les écoles du moyen
âge depuis l'établissement jusqu'au déclin de ces écoles, c'est-à-dire jusqu'au
jour où la philosophie du dehors, l'esprit nouveau, l'esprit moderne, se
dégageant des liens de la tradition, viendront lui disputer et lui ravir la
conduite des intelligences. »[6]
Cette définition nous paraît bien simpliste. Elle oppose le conservatisme à la
modernité, le Moyen-âge ténébreux au temps des Lumières. En outre, elle ne nous
apprend guère rien de nouveau, puisque la scolastique est par étymologie ce qui est
enseigné dans les écoles.
Le médiéviste Maurice de
Wulf (1887-1947) doute que la scolastique puisse englober l’ensemble des
philosophies qui ont subsisté ou se sont développées durant le long Moyen-âge. Comment
une seule philosophie peut-elle en effet englober plusieurs siècles ! En
outre, au XIIIème siècle, à une époque où la doctrine de Saint Thomas se
diffuse, des doctrines panthéistes sont encore enseignées. Ces dernières
relèvent-elles de la scolastique ? Évidemment non. Il faut donc éviter de
telles assimilations. L’opinion l’apprécie mais non l’intelligence ni le bon
sens. Au Moyen-âge, il existe des doctrines philosophiques parfois
contradictoires, irréductibles à des communs principes. Toutes les philosophies n’appartiennent
pas à la scolastique. « En résumé,
la scolastique n'est pas l'ensemble des doctrines qui se sont fait jour au
moyen âge ; elle n'est qu'une des nombreuses écoles du temps, si l'on veut «
l'École » par excellence ». Elle est en tout cas « la plus universellement répandue en
Occident. » [7]
La scolastique ne peut pas
non plus se réduire à un système philosophique particulier ou même à une école
particulière. Au temps du Moyen-âge, les systèmes philosophiques sont nombreux,
voire individualisés. Le thomisme, le scotisme et l’occamisme sont sans-doute
les formes dominantes selon les époques. La scolastique n’est pourtant ni le
thomisme ni le scotisme, encore moins l’occamisme. Ce n’est pas une
philosophique idéaliste ou réaliste, conceptualiste ou nominaliste. Un système
philosophique ne se réduit pas non plus à une école. La philosophie de Saint
Anselme est un monument à part entière comme celle de Saint Bonaventure. Chacun
connaît ses heures d’épanouissement et de décadence, de gloire et de rejet,
selon les Universités et les époques.
Avec plus de réalisme, Maurice
de Wulf la définit comme étant une philosophie aux formes multiples ou encore
une synthèse philosophique auxquelles il donne des caractères propres,
notamment des notions philosophiques communes, comme la distinction entre
l’acte et la puissance, entre l’intelligence et la réalité posée en dehors
d’elle et indépendamment d’elle, l’objectivité réelle du savoir humain. La
synthèse scolastique se caractérise aussi par le rejet de toute forme
panthéiste, la reconnaissance de la valeur de la personnalité et celle de
l’existence d’être immatériels. Maurice de Wulf l’insère aussi
dans une conception du monde spécifique. « La scolastique a des préoccupations dominantes, des allures originales,
un génie propre. Elle constitue un ensemble organique de doctrines nettement
caractérisé. »[8] Il présente enfin et
surtout la scolastique comme la recherche continue de la vérité, considérant
que le savoir se construit progressivement, de génération en génération, comme
une cathédrale gothique qui s’élève sur plusieurs siècles.
La scolastique, une œuvre
chrétienne
Le point essentiel commun
aux systèmes philosophiques qui composent la scolastique est leur source
d’inspiration, c’est-à-dire le christianisme. Ce sont en effet des systèmes
fondamentalement chrétiens. Elle correspond à une conception chrétienne du
monde. Elle est aussi enseignée dans un contexte fortement chrétien. Comme nous
l’avons pu constater, l’Église est profondément liée aux Universités. C’est
elle qui les consacre de son autorité. La
scolastique a donc essentiellement un caractère religieux comme toute activité
du Moyen-âge. Elle est issue d’une civilisation chrétienne. Sa valeur
éminemment religieuse ne peut donc nous surprendre. Tout n’est cependant pas
religieux dans la scolastique. Dès le XIIIème, on distingue la philosophie et
la théologie, qui progressivement, se sépareront.
La théologie scolastique
En effet, la scolastique,
ou plutôt la théologie scolastique, se caractérise par la place que tient la
philosophie. Avant le XIème siècle, les théologiens antérieurs se limitent à
justifier leurs propositions par le témoignage de la Sainte Écriture, de la
tradition et des décisions conciliaires. La force de leur « démonstration » dépendait du nombre
et de l’importance des autorités citées. Avec la scolastique, les théologiens
scolastiques s’appuient davantage sur la philosophie pour démontrer les vérités
qu’enseigne l’Église. Ils cherchent à démontrer que les vérités de foi sont
conformes à la raison ou que tout au moins, elles ne peuvent être infirmées par
aucune objection sérieuse. La philosophie et la théologie forment donc une
alliance. Néanmoins la philosophie est subordonnée à la théologie. Mais à
partir du XIVème siècle, la philosophie et la théologie s’écartent de plus en
plus pour devenir indépendantes. L’autre caractère est l’importance de la
dialectique, ou art de raisonner, en particulier au syllogisme.
La scolastique, une
recherche et un enseignement
La scolastique est en
recherche continue de la vérité accessible à la raison sous l’influence de la
foi chrétienne. Elle se dote donc de moyens pour la recherche. Mais la
scolastique ne se constitue pas uniquement, elle est enseignée, elle enseigne.
Elle se munit aussi de méthodes pédagogiques. Et progressivement, comme le
latin qu’elle utilise, ses méthodes s’uniformisent, se caractérisent au point
que souvent elles se confondent avec elle. C’est pourquoi la scolastique est
souvent réduite à sa méthode. Lambertus Marie Rijk la définit ainsi comme une
pratique de la philosophie et de la théologie[9],
la caractérisant par « l’emploi,
tant pour la recherche que pour l’enseignement, d’un système constant de
notions, distinctions, définitions, analyses propositionnelles, techniques de
raisonnement et méthodes de dispute »[10].
Bernhard Geyer (1881-1974)
relie aussi fortement la scolastique à une méthode commune à toutes les
philosophies scolastiques tout en défendant son indépendance à l’égard de cette
même méthode. Il la définit comme fortement liée à la philosophie antique. Elle
en est une certaine continuité. Cependant, selon ses commentateurs, Geyer ne
parvient pas à distinguer avec clarté les relations entre méthode et contenu.
Les adversaires de la
scolastique la réduisent aussi à une méthode d’enseignement, refusant d’y voir une
doctrine particulière. Selon Diderot, « la scolastique est moins une philosophie particulière qu'une méthode
d'argumentation sèche et serrée, sous laquelle on a réduit l'aristotélisme,
fourré de cent questions puériles. »[11]
Avant lui, Rabelais la décrit comme une pédagogie stérile.
La méthode scolastique
L’enseignement s’appuie d’abord
sur des lectures et des commentaires d’œuvres, c’est-à-dire la « lectio », puis sur l’exercice de la
question (« questio »), qui met
le texte à discussion sous différentes formes, et enfin sur l’épreuve de la
dispute (« disputatio »).
Nous allons nous attarder sur ces différentes phases.
La « lectio »
L’étude comprend la
présentation du plan du texte (« divisio »),
l’interprétation du texte selon les différents sens, l’identification des
problèmes ou difficultés à discuter (« dubia »).
À partir des ressources de la grammaire, des catégories de langage et de la
logique, le maître commente, parfois ligne par ligne, les textes pour clarifier
leurs difficultés. En philosophie, on commente surtout les ouvrages d’Aristote.
Précisons que le cours se fait uniquement à l’oral. Le maître commente les
œuvres devant ses élèves assis au sol. Notons aussi qu’il ne doit pas lire un
cours écrit. Il ne dicte pas. Les élèves ne doivent pas non plus écrire. Ils
sont contraints à mémoriser le cours de leur maître.
Revenons à la théologie
scolastique. À partir des citations patristiques qui glosent les textes
bibliques, on élabore des énoncés plus profonds qui conduisent à des
conclusions. Cet ensemble est recueilli et compilé sous forme de sentences qui
finalement formule le sens des textes fondamentaux. Ordonnées selon des thèmes,
les collections finissent par devenir des « Sommes », qui font autorité. Le plus célèbre et remarquable
est le livre des sentences de Pierre Lombard (v. 1100-1160). Type abouti de
cette forme d’enseignement, elle retrace l’économie chrétienne depuis la
création jusqu’au jugement dernier. Reconnue officiellement par le IVème Concile
du Latran, elle devient l’œuvre de référence de la scolastique. Tous les
étudiants doivent la lire et à son tour, elle fait l’objet de commentaires.
La « questio »
Quand l’exercice de la
question est une forme de cours où n’intervient que le maître, on parle de
« questio ». Lorsqu’un
maître répond à des questions sous forme disputée, les « questio » sont dites « disputatae ». Sous l’autorité du
maître, les élèves apprennent à argumenter et à rechercher les solutions. La
dispute se termine par une synthèse des arguments développés durant l’exercice.
En conclusion, le maître énonce la solution. Cet exercice a pour but « de travailler in vivo l'art de penser juste
et d'exprimer correctement sa pensée »[18].
Quand la question est
posée par le public, la dispute est dite « quodlibétique ». Pendant une journée, le maître et l’élève
acceptent de répondre à toutes les questions venant du public sur tout sujet
sans aucune préparation. À Paris, les « questio quodlibeticae » désignent les conférences tenues par
des docteurs de l’Université qui se réunissent solennellement une ou deux fois
par an[13].
Le jour suivant, le maître conclue la question en présentant une synthèse
construite. Les réponses sont parfois connues au travers des « reportationes », qui sont les
transcriptions par écrit des disputes publiques. Elles sont rédigées à partir
de notes d’étudiants ou par le maître, qui transpose alors par écrit cette
pratique d’abord orale. C’est le cas des « Questiones » de Saint Thomas d’Aquin.
La « disputatio » est la suite logique de
la « questio ». Elle est la
discussion d’une question entre un maître et des élèves ou entre plusieurs
maître et élèves. Elle doit exercer l’élève à l’argumentation selon des règles
dialectiques. La question concerne des difficultés ou des interprétations
contradictoires d’une lecture des textes fondamentaux. La dispute a pour
objectif de trouver la bonne réponse à la question posée, de déterminer ou
d’enseigner la vérité en prenant en compte tous les aspects du problème.
Les règles sont
progressivement définies jusqu’au XIIIème siècle. La dispute est dirigée par un
maître. Ce dernier pose une question. Un premier étudiant, le « respondens », apporte des éléments
de réponse pour éclaircir le sujet. Un second étudiant, l’« opponens », s’oppose au
premier en y apportant des arguments contraires. Enfin, le maître intervient
pour apporter la réponse. La « disputatio »
implique l’usage de la logique, ou selon les humanistes, de la dialectique,
c’est-à-dire l’usage d’un raisonnement défini par Aristote puis par Boèce.
La dispute scolastique est
donc un exercice oral d’enseignement que l’on fait pratiquer à des étudiants
aguerris dans le but de déterminer la vérité. Elle n’est donc pas une véritable
joute verbale. Selon Abélard, un des premiers scolastiques, « en effet, la dispute n'est pas une lutte
réelle ni la recherche de la connaissance par un seul homme, mais elle est un
débat et une polémique entre ceux qui raisonnent à propos d'une question qui
est proposée et qui doit être prouvée ou réfutée »[14].
La dispute dialectique
La dispute n’est pas
réservée à la philosophie ou à la théologie. Elle est un moyen pédagogique en
usage dans de nombreux domaines. La méthode suivie est tirée d’Aristote. Le
philosophe grec demande de recueillir au sujet d’une question les arguments
favorables et les contradictions, c’est-à-dire le pour et le contre d’une
thèse, à partir des auteurs anciens, puis de les discuter et de les réfuter.
C’est la méthode dialectique que progressivement on applique tout en la
perfectionnant.
La dialectique soumet donc
un énoncé à une critique qui vérifie la solidité logique des propositions.
L’élève utilise aussi la grammaire qui permet de préciser le sens des mots et
la véritable signification de chaque forme. La logique fait intervenir les
raisons, c’est-à-dire les arguments dialectiques et les autorités. Dans la
théologie scolastique, ce sont la Sainte Écriture, les Pères de l’Église ou les
auteurs des premiers siècles du Moyen-âge comme Boèce. Pour le droit, nous
pouvons citer Gratien avec son Décret, Hippocrate et Galien pour la
médecine. Extraites de leur contexte, les énoncés des autorités servent à
appuyer les démonstrations.
La dispute exclut toute
forme de subjectivité. Elle n’appelle à aucune émotion. Si les autorités sont
nommées, les adversaires ne le sont pas. Ils sont passés sous silence. Des
thèses sont contestées, pas les personnes. Tous ceux qui y participent sont en
quête de vérité, pensant que par la discussion, c’est-à-dire par la
confrontation des idées et des opinions, il est possible de l’atteindre. Ce
principe sera oublié lors des querelles du XVIème siècle.
Or si les Facultés
utilisent les mêmes outils, ils n’ont pas la même fin. Selon Grabmann[15],
la méthode scolastique en théologie rapproche les hommes des vérités révélées,
rend possible un aperçu systématique des vérités de salut et doit défendre
ses vérités contre les objections rationnelles. L’essentiel réside dans l’usage
de la raison pour atteindre la vérité raisonnable et la défendre, dans l’accord
entre la raison et la foi.
La dispute dialectique
utilisée dans la Faculté des arts ou ailleurs n’est donc pas la même que celle
en usage en l’enseignement de la théologie. Cependant, elles connaissent la
même tentation qui les conduit à une erreur dramatique. Au gré de générations,
comme les mêmes questions reviennent indépendamment des réponses apportées,
l’exercice finit par ne plus se porter sur la vérité en elle-même mais sur le
statut de la vérité trouvée, c’est-à-dire sur la force du raisonnement.
Tentons enfin une histoire
rapide de la scolastique. Précisons que, comme la scolastique désigne aussi
bien un enseignement qu’une méthode d’enseignement, son histoire est double.
Elle est celle d’une méthode et d’une pensée. Généralement, on distingue trois
phases…
Le début de la scolastique
du XIème au XIIème siècle
Au XIème siècle, les plus
illustres représentants de la scolastique sont Saint Anselme (1033-1109) puis Abélard (1079-1142),
Saint Bernard (v.1090-1153) et Pierre Lombard (v. 1100-1160). L’influence de Platon, par l’intermédiaire de
Saint Augustin prédomine. Dans leur enseignement, la philosophie et la
théologie sont plutôt confondues.
Puis les lois du langage
et de la démonstration se développent au point de constituer des outils dialectiques
d’excellente qualité. La maîtrise de cette technique prédispose à l’exigence et
favorise la critique. La pensée gagne donc en maturité. Les proposition évidente
sont aussi analysées, débattues, démontrées. La mise en discussion en devient
un exercice d’enseignement. Vers 1180, apparaît la dispute dialectique.
L’âge d’or du XIIIème
siècle
Au XIIIème siècle, par la
création des Universités, les maîtres comme les élèves évoluent dans une
organisation reconnue, stable et ordonnée qui permet le développement de
méthodes, leur uniformisation et leur efficacité.
En théologie, la
scolastique évolue vers la méthode analytique déjà en usage dans de nombreuses
matières comme en science, en morale ou en droit. On part désormais de
l’observation, c’est-à-dire des sciences et de la philosophie de l’époque pour
en arriver à une doctrine. Les résultats obtenus par ce travail analytique font
alors l’objet d’une synthèse, qui de la cause redescend jusqu’aux effets.
« Il y a un énorme travail de
rigueur qui est caractéristique de l’esprit du XIIIème siècle. » [16]
Le XIIIème siècle est aussi
marqué par la découverte d’Aristote et des penseurs grecs, juifs et arabes. Une
masse considérable de connaissances, venue notamment des philosophes arabes
(Avicenne, Averroès), envahit l’Occident chrétien. Non seulement, les Universités
se nourrissent d’une source nouvelle de connaissances mais découvrent aussi de
nouvelles méthodes d’investigation et de classement. Elle permet
l’épanouissement de l’art du raisonnement et d’une dialectique performante. L’art
de la dispute atteint sa perfection.
Le XIIIème siècle est de
manière unanime considéré comme l’âge d’or de la scolastique. Il se caractérise
par l’harmonie la plus réalisée entre la foi et la raison qui se manifeste
notamment dans des Sommes. Un effort énorme a été entrepris pour concilier les
vérités de foi et de raison, la science de Dieu et la philosophie. Les
scolastiques sont avant tout convaincus que la raison et la foi sont
complémentaires dans leur capacité d’atteindre la vérité révélée, la raison se
subordonnant néanmoins à la foi. La philosophie se distingue donc de la
théologie tout en restant son alliée.
Le dernier caractère de
cette période est la part prépondérante que prennent les Ordres mendiants dans
le développement de la scolastique. Les Dominicains et les Franciscains
deviennent des ordres savants et ne tardent pas à entrer dans les Universités
nouvellement fondées. Les autres ordres, les Cisterciens, les Ermites de Saint
Augustin, les Carmes les suivent. Ils se heurtent alors à une vive opposition
de la part des maîtres séculiers. Mais au Concile de Lyon (1274), les Ordres
mendiants obtiennent définitivement le droit d’enseigner. Saint Albert le Grand
(1206-1280) et Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) sont des Dominicains, Alexandre
de Halés (1180-1245), Saint Bonaventure (1221-1274), Jean Duns Scot (1266 ou 1274-1308) et Roger
Bacon (1214-1294) sont des Franciscains.
Un effort remis en cause à
partir du XIVème siècle
À partir du XIVème, une triple
tendance remet en cause les efforts entrepris. D’une part, la dispute devient
un exercice pour lui-même, l’objectif n’étant plus la recherche de la vérité,
mais la recherche en elle-même. De nouveaux exercices sont aussi développés,
qui relèvent davantage de la pure logique. Naît alors un nouvel esprit :
le terminisme. Le « terme »
est au centre du raisonnement, il en est aussi la finalité. Le formalisme
logique se développe pour rendre le raisonnement de plus en plus irréfutable,
notamment en écartant toute ambiguïté dans les termes à l’intérieur des
propositions. L’exercice s’appuie donc sur la linguistique et la logique.
Négligeant les enjeux du discours, on tente de construire un raisonnement
infaillible afin de donner au discours un caractère de vérité sans chercher à
savoir si la solution proposée est orthodoxe ou hérétique. On veut qu’elle soit
acceptable en termes logiques. Le discours devient alors de plus en plus hardi,
voire abscons. Ce ne sont plus que des questions de mots, « une cathédrale de mots »[17].
Ainsi, pris par le goût de la dispute et enfermés dans leur méthode, les
théologiens scolastiques se penchent sur des questions secondaires et inutiles
pour la science religieuse et pour la vie des chrétiens.
En parallèle, sans-doute
en réaction à l’aristotélisme et par crainte de l’intrusion trop massive du
rationnel dans le sacré, deux philosophies se développent successivement, le
scotisme et l’occamisme. Selon Duns Scot (1266-1308), la raison ne peut que
donner des certitudes lorsqu’elle se cantonne dans l’univers sensible.
Ailleurs, elle n’élabore au mieux que du probable. Guillaume Ockham (1283-1349),
plus radical, défend le pur nominalisme : l’universel n’est que le produit
de notre esprit, une pure abstraction. Il n’y a de réel que le singulier. Par
conséquent, la seule connaissance parfaite est celle dont le singulier constitue
la matière. La métaphysique, qui est la science de l’universel, n’est donc qu’une
vaine connaissance. Comme la raison ne peut se porter que vers le domaine
sensible, l’esprit ne peut rien établir sur Dieu. L’immatériel ne relève que de
la foi. La philosophie et la théologie finissent par se séparer. Ainsi, de plus
en plus, on se méfie de toute activité rationnelle dans la foi. La certitude
intellectuelle est fortement remise en cause.
Enfin, Duns Scot et Ockham
développent une philosophie où la volonté prime sur l’intelligence
contrairement à leurs prédécesseurs. Leur conception de la religion et de Dieu est
ainsi fondamentalement volontariste.
Conclusion
La
scolastique désigne aussi bien un contenu philosophique qu’un enseignement
de la philosophie dans une période historique, celle du Moyen-âge, et dans un
lieu, essentiellement les Universités. Elle est donc fortement liée à une
époque du christianisme et plus exactement à une conception chrétienne de la
recherche de la vérité par la raison. En outre, la méthode utilisée pour
rechercher la vérité se formalise et se développe au point d’être spécifique à cette
époque. Il ne s’agit pas simplement de transmettre un savoir mais aussi
d’apprendre aux élèves à réfléchir et à exposer leur raisonnement de manière
efficace. C’est pourquoi la scolastique symbolise la chrétienté médiévale comme
la cathédrale dominant la cité.
Cependant, comme la
scolastique s’étend sur de nombreux siècles, il est évident qu’elle change au
gré du temps. Elle croît pour atteindre une certaine perfection puis décline
lentement, sombrant dans une obscurité décadente. On finit souvent par oublier
la fin pour laquelle les moyens ont été conçus. La forme fait oublier le fond.
La lettre finit par tuer l’esprit. Après l’âge d’or du XIIIème siècle, la
scolastique connaît un profond déclin au XVème siècle, déclin notamment marqué
par l’omnipotence de la logique et de la démarche spéculative. L’art de
raisonner devient une fin en soi. L’objet du raisonnement n’a plus guère
d’importance. La scolastique devient finalement stérile. Nous pouvons alors
comprendre la « lassitude
spéculative » qui caractérise la fin du Moyen-âge. La révolte
protestante trouve sans-doute sa cause dans cette sécheresse insupportable…
Mais que devient la
chrétienté médiévale dans notre histoire et dans notre esprit si on réduit l’un
de ses plus forts symboles, la scolastique, à ce temps de déclin ? Le
danger est grand de confondre la scolastique à son agonie. Peut-on réduire un
homme à ce qui a été en ses derniers jours ? Quelle aubaine alors pour les
adversaires de l’Église ! Un autre danger, encore plus grand et plus
proche, la guette assurément. Lorsque des hérétiques convaincus et bien
entraînés à la dialectique se lèveront pour attaquer l’Église, qui saura la
défendre si l’élite chrétienne ne s’entraîne qu’à de vaines discussions sans
conviction, si elle-même est lasse de la spéculation ? Le succès du
protestantisme s’explique peut-être par là…
Notes et références
[1] Manser, Principia dialectica, dans Notion de la scolastique médiévale, de Wulf Maurice, dans Revue néo-scolastique de philosophie, n°70, 1911.
[2] Les 7 arts libéraux comprennent le trivium (grammaire, rhétorique, logique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique).
[1] Manser, Principia dialectica, dans Notion de la scolastique médiévale, de Wulf Maurice, dans Revue néo-scolastique de philosophie, n°70, 1911.
[2] Les 7 arts libéraux comprennent le trivium (grammaire, rhétorique, logique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique).
[3] Jean Chelini, Histoire
religieuse de l’Occident médiéval, Hachette, 1991
[4] Défini dans la
bulle Parens scientiarum de Grégoire IX en 1231.
[5] Luchaire dans l’Histoire
de France, Lavisse, t. III/1, dans Histoire Générale de l’Église, Abbé
A. Boulanger, Tome II, Le Moyen Age, volume V, De
Grégoire VII à Clément V, 1073-1305, Librairie Emmanuel Vitte, 1935.
[6] Hauréau, Histoire de la Philosophie scolastique, 1. 1. Paris, 1872 dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et
incomplètes, de Wulf Maurice, dans Revue néo-scolastique,
n°18, 1898, www.persee.fr.
[7] De Wulf, Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et
incomplètes.
[8] De Wulf, Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et
incomplètes.
[9] Voir La
philosophie au Moyen-âge, Lambertus Marie de Tijik, Leiden, E. J.
Brill, 1985.
[10] Lambertus Marie de
Tijik, La philosophie au Moyen-âge. Nous constatons cependant qu’il
ne lie pas cette pratique à une époque, et donc au Moyen-âge, et encore moins à
la doctrine chrétienne.
[11] Diderot, Œuvres,
tome XIX, dans Qu'est-ce que la
philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, Maurice de Wulf.
[12] Le terme de « lectio » a donné « leçon ».
[13] C’est de cet
exercice qu’est venue l’expression « conversation
à bâtons rompus ».
[14]Abélard, Super
Topica Glossae, M. Dal Pra éd., Scritti filosofici, Rome-Milan,
1954, dans De la joute
dialectique à la dispute scolastique, Weijers
Olga, dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, N. 2, 1999, www.persee.fr.
[15] Voir La
philosophie au Moyen-âge, Lambertus Marie de Tijik, Leiden, E. J.
Brill, 1985.
[16] Jacques Paul, Le
christianisme occidental au Moyen-âge, IVème-XVème siècle, Collection
U, 2006, éd. Armand Colin.
[17] Jacques Paul, Le
christianisme occidental au Moyen-âge, IVème-XVème siècle.
[18] Dumez, 2002 dans La scolastique en dispute : sur l'intérêt pédagogique - à l'ère électronique - d'une innovation médiévale, Ph. Philippe Demontrond, professeur des universités, discours au CIDEGEF, www.cidegef.refer.org/prix/demontrond.doc.
[18] Dumez, 2002 dans La scolastique en dispute : sur l'intérêt pédagogique - à l'ère électronique - d'une innovation médiévale, Ph. Philippe Demontrond, professeur des universités, discours au CIDEGEF, www.cidegef.refer.org/prix/demontrond.doc.
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