" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 29 décembre 2017

Les leçons de la pré-réforme du XVIe siècle, besoin d'une réforme plus adaptée

Au XVIe siècle, un mouvement de redressement religieux anime de nombreux monastères et Ordres religieux. Il s’inscrit dans un mouvement plus vaste que certains historiens ont appelé « pré-réforme ». Mais s’il parvient à faire renaître un certain éveil religieux, il demeure localisé et en outre provoque en réaction, par ses maladresses et ses désillusions, un fort mouvement anti-monastique, y compris au sein des monastères. Il s’oppose en outre à une autre conception du christianisme qui anime aussi un autre mouvement en quête de réforme, celui de l’humanisme chrétien. Proches par les moyens employés et hostiles aux mêmes adversaires, ces deux mouvements demeurent néanmoins radicalement opposés par leurs intentions. La confrontation est alors inévitable. Enfin, fragile et peu durable, ce redressement n’évite pas la naissance et la progression d’une autre « réforme », ou plutôt d’une révolte puis d’une révolution religieuse, le protestantisme.

À partir du milieu du XVIe siècle, l’Église catholique doit non seulement combattre les abus qui l’affligent mais également raffermir la foi et s’opposer à l’extension du protestantisme. Elle entreprend à son tour un vaste et profond mouvement de redressement religieux, cette fois-ci plus efficace et étendu. Cette nouvelle réforme s’inscrit aussi dans un mouvement dynamique catholique plus global et plus profond, c’est-à-dire dans une véritable réforme catholique. Elle est incontestablement une réussite. La vie religieuse s’épanouit de nouveau jusqu’au jour où de nouveau, elle commencera à décliner…

Depuis les premiers pas dans le désert de Saint Antoine et des premières fondations monastiques en Gaule, le monachisme a en fait connu de nombreuses réformes au cours des siècles. De ces renaissances a toujours découlé un véritable progrès dans la vie religieuse et conduit à de nouvelles fondations, de nouvelles congrégations, de nouvelles formes de vie religieuse. De même, l’Église a aussi connu des périodes de déclin et d’apogée. Après une période de crise, elle se redresse plus vaillante et fervente avant de retomber dans de nouveaux travers. La réforme grégorienne puis la réforme tridentine en sont des exemples.

L’histoire de l’Église soulève ainsi la question de la réforme dans le christianisme, question qui demeure encore pertinente encore de nos jours, temps de crise et de désordre, de doute et d’amertume, voire de nostalgie. L’abbé de Rancé, le fondateur des Trappistes, peut nous aider à mieux comprendre la nécessité de la réforme dans l'histoire de Église. « Tant ce que l’on est demeuré dans ces premières règles, les choses ont prospéré et ont reçu une bénédiction toute particulière : il a protégé ses œuvres, il les a soutenues, il les a augmentées ; et l’expérience ne nous a trop appris qu’aussitôt qu’on a quitté les vues des Fondations, qu’on a suivi d’autres maximes et qu’on s’est fait des chemins qu’ils n’avaient point connus, les institutions les plus saintes ont dégénéré et se sont affaiblies ; en un mot, la sagesse humaine n’a fait que gâter ce qui était établi et qui ne devait subsister que par sa divine Providence. »[1] Pour mieux comprendre ses propos, nous allons nous interroger sur les échecs de la pré-réforme…

Retour à la pré-réforme

Rappelons d’abord les points qui caractérisent la pré-réforme et que nous avons pu identifier dans nos précédents articles. Elle se présente comme un ensemble d’initiatives locales, que soutiennent parfois des Papes, des évêques, des rois ou des autorités laïques, pour répondre à un relâchement général de la vie monastique suite à des épreuves douloureuses, à la dévastation et à la ruine des monastères, à une dépopulation et à une perte d’indépendance ou d’autonomie au profit des puissances du moment. Des événements extérieurs conduisent donc à un relâchement de la discipline. En dépit de l’autonomie plus ou moins grande des monastères, la vie monastique est influencée par les mouvements qui agitent la société. Ce relâchement provient aussi d’une adaptation progressive de la Règle par la mise en place de coutumes qui finissent par éloigner les moines de leur vocation première. La discipline s’assouplit. Les abus proviennent donc de causes externes et internes.

Une remise en cause des habitudes prises



 
La pré-réforme est marquée par un désir de retour aux origines. Conscients des abus, les réformateurs veulent revenir à la Règle et la faire respecter. Par conséquent, ce qui est contraire aux premières intentions des fondateurs est supprimé. Il ne s’agit pas, contrairement à ce que pense Érasme, à une vénération abusive à l’égard d’un fondateur, un Saint Benoît, un Saint François ou un Saint Dominique, qui prendrait la place du Christ. Il s’agit plutôt de revenir au véritable esprit monastique qu’exprime la Règle, c’est-à-dire à la renonciation de sa volonté propre afin de se livrer tout entier au Christ. Or, les textes coutumiers traduisent une volonté d’adaptation, d’assouplissement, de remises en cause. L’abandon de soi a alors perdu de sa valeur au cours des siècles. Les abus tant décriés par Érasme lui-même sont les fruits amers de ce relâchement. Ainsi il y a une volonté de retour aux origines pour épurer de la vie religieuse tout ce qui a pu l’affadir et la faire dégénérer afin de retrouver la première ferveur, et au-delà le sens premier du monachisme. Et par conséquent, les mesures réformatrices impliquent une remise en cause d’habitudes qui se sont accumulées depuis quelques siècles.

La pré-réforme tente aussi de réagir face à des déviations. Que devient la vie monastique si les moines sont plus souvent dans des universités que dans leur couvent ? Que devient leur solitude si la clôture n’est pas respectée ? Et le silence, comment peut-il être fructifiant si le monde finit par entrer dans les monastères ? Ainsi, les réformateurs s’opposent à l’intellectualisation des moines, à leur participation à la vie sociale, bref à tout ce qui entache l’identité du moine.

L’adaptation aux nouveaux besoins religieux

Dans la pré-réforme, il y a aussi une certaine modernité, c’est-à-dire une adaptation aux nouveaux besoins religieux. L’individualisation de la vie monastique ou encore la méditation personnelle au détriment de la prière collective et des offices dans le chœur en sont sans-doute les aspects modernes les plus caractéristiques. Les dortoirs disparaissent au profit des cellules individuelles. L’invention de l’imprimerie, qui permet à chaque moine de disposer des livres spirituels, notamment la Règle, modifie les comportements. Cette modernité se traduit aussi par la prise en compte de la nationalisation du monde chrétien, c’est-à-dire de l’émergence des États, de la mise en place de frontières, notamment celles de la langue. Ainsi les réformateurs prennent en compte plus ou moins consciemment du nouveau visage de la société. Tout en prônant le retour aux origines, la pré-réforme s’adapte, tentant de lier tradition et modernité.

Une résistance aux réformes

Néanmoins, usant des moyens parfois peu pertinents, voire peu louables, et enclin à des maladresses, les réformateurs ne réussissent pas à s’imposer. Leur échec relatif s’explique aussi par une forte opposition des moines, dits « déformés ». Bien des communautés résistent aux tentatives de réforme, à un retour de la discipline, à la fin des privilèges. Il n’est pas facile de quitter des habitudes si longtemps admises. Il est encore plus difficile d’admettre que ce qui a été longuement toléré puis accepté soit désormais condamnable. Cette opposition conduit alors à des incidents, voire à des affrontements. Des religieuses refusent la clôture qu’on veut leur imposer. Certaines en appellent au pouvoir laïc, d’autres préfèrent user de la force. Les réformateurs s’imposent aussi parfois par l’intervention de la force armée. Ainsi, une réforme peut faire face à une résistance et donner lieu à des conflits, voire à des scandales. La charité peut alors être cruellement blessée. Et si la charité est atteinte, comment la réforme peut-elle gagner des cœurs et des âmes ?

Pour l’imposer, les réformés ont en outre tendance à s’appuyer sur le soutien du pouvoir et sur le régime de la commende, les abbés commendataires étant davantage de leur côté. Ils en viennent à refuser l’élection libre des abbés afin d’éviter qu’un moine « déformé » dirige un monastère. Nous constatons alors une contradiction terrible qui ne fait qu’aggraver la situation et multiplier les conflits. Dans le but de réformer un monastère, les réformateurs en viennent à défendre le régime de la commende, et donc à réduire l’indépendance du monastère. Mais ont-ils d’autres choix ?

Une expérience décevante

Le réveil religieux peut aussi donner lieu à des désillusions. De nombreux humanistes ont cru que les réformes mises en place allaient répondre à leurs souhaits, voire à leurs idéaux. Mais rapidement, ils s’aperçoivent de leurs erreurs. Les valeurs que défendent les réformateurs s’opposent fortement à celles des humanistes et à la Renaissance. Leur réaction sera alors vive, à la hauteur de leurs déceptions. Ils quittent les monastères et les attaquent par des écrits virulents, souvent calomnieux. Leur ironie est effroyablement redoutable. Mais si le monachisme est remis en cause, souvent de manière malhonnête, il faut en voir les causes non dans la vie monastique en elle-même mais dans cette désillusion. Pour comprendre les attaques d’Érasme, il faut d’abord l’interroger et saisir ses déceptions.

En position de faiblesse

Et qui peut répondre à leurs mensonges ? Comment les moines peuvent-ils en effet répondre efficacement à leurs ouvrages puisqu’ils ont décidé de fuir le monde des lettres et de la culture ? Lorsque les protestants vont à leur tour s’attaquer au monachisme, ils seront aussi impuissants à leur opposer des arguments efficaces. Les conflits qui les opposent aux « déformés » et les scandales qui ternissent leurs images ne peuvent qu’aggraver la situation. Les adversaires de la vie monastique sont ainsi en position de force.

Ainsi, le temps n’est pas propice à la réforme des religieux. Elle peut naître dans un monastère ou dans une région mais elle ne peut se répandre. Les obstacles sont trop nombreux. Et peu à peu, elle perd ses soutiens. Son prestige diminue…

Une grande attente chez les fidèles

La pré-réforme éloigne aussi les fidèles de la vie monastique, et parfois de manière brutale. Or la dévotion demeure grande chez les fidèles. L’examen de conscience et l’oraison mentale se développent dans la population. Certes, la superstition dénature certaines pratiques, comme le culte des saints et des reliques, mais la ferveur religieuse est encore bien réelle. Une forte majorité de la population est authentiquement chrétienne. Les pèlerinages sont nombreux. La prédication attire encore beaucoup de monde. Et parallèlement à cette ferveur, de nombreux chrétiens ne se comportent guère chrétiennement. Faut-il alors dénoncer une certaine hypocrisie ? Nous ne le pensons pas. Nous y voyons plutôt un  profond déséquilibre spirituel. La guerre de religion qui va s’abattre sur l’Europe en sera la funeste manifestation. Le sang et la croix se côtoient allègrement. Les Chrétiens ont en fait besoin de guides et de lumières. Ils ont besoin d’être encadrés et formés. Livrés à eux-mêmes, ils se livrent à tous les excès et à toutes les influences. Avec la Renaissance et l’humanisme, leur regard a tendance à se tourner vers eux-mêmes alors qu’un profond besoin spirituel les tourne vers le ciel.

Qui pourrait alors aider ces chrétiens entraînés par tant de contradiction ? Les théologiens ? Comme nous l’avons constaté, ils sont trop éloignés de leurs préoccupations avec leurs débats stériles. Ils ne peuvent répondre à leur soif spirituel. Les moines ? Derrière leur clôture, refusant toute relation avec les fidèles laïcs pour respecter davantage leur Règle, les moines réformés ne peuvent pas non plus répondre à leurs besoins. Au contraire, ils s’éloignent de leurs inquiétudes. Leurs intentions sont hautement légitimes et louables. Leur popularité décroit inévitablement…

Un grand besoin spirituel

Le désir de réforme est vivement ressenti dans la population chrétienne. Elle demande une plus grande ferveur dans l’Église, une plus grande fidélité à la Parole de Dieu, et surtout la fin des scandales. Les discours de Luther sont ainsi largement entendus par une catégorie de population alors que, finalement, Luther ne souhaite aucune réforme. Il manifeste les contradictions qui secouent la société et pris par un orgueil démesuré, il a apporté la révolution. Comme Érasme, il s’est aussi égaré dans la voie monastique, croyant y trouver les remèdes de ses maux. Ces deux personnages portent en eux les réponses à nos questions. En embrassant la vie religieuse, ils ont voulu répondre à un besoin.

Impulsif, Luther cherche dans le monastère à apaiser les tourments qui affligent. La peur de la damnation l’obscène. Sa formation intellectuelle, très volontariste, et la dévotion moderne, très individualiste, le laissent seul devant la question fondamentale : le salut de l’âme. Il voit alors chez les chanoines réformateurs la voie qui pourrait lui permettre de se sauver. Un homme si zélé et fervent ne peut en effet se tourner vers ceux qui représentent le mieux l’idéal du religieux. Certes, il est un chanoine exemplaire, fidèle à la Règle, mais il en oublie l’esprit, l’esprit religieux, c’est-à-dire l’abandon de sa propre volonté. Il s’abîme dans l’ascèse et s’enorgueillit au fur et à mesure de ses pénitences. Constatant ces échecs, il se tourne alors vers les « déformés ».

Fervent humaniste, Érasme est entré dans la vie monastique, malgré lui selon certains commentateurs. Néanmoins, au début, il le compare à un jardin paradisiaque. En effet, la solitude et le silence lui plaisent. C’est idéal pour mener ses études et s’oublier dans les livres anciens. Or, les réformateurs rappellent que le moine ne gagne pas son salut par les livres ou par l’érudition. Constatant les abus dans ce domaine, ils ont violemment rejeté l’étude des lettres et des sciences de leur monastère. La désillusion est alors terrible pour Érasme.

Le drame de cette époque est l’absence de réponse adéquate aux besoins spirituels d’un grand nombre de chrétiens. La seule voie qui leur est proposée à leur époque, capable de répondre aux besoins d’authenticité et de ferveur, est la voie des réformateurs monastiques. Elle est la voie la plus attrayante aux premiers regards. La renaissance religieuse attire de nombreuses âmes en quête de renouveau. Or les réformateurs veulent un retour au vrai esprit monastique, c’est-à-dire à l’abandon de la volonté propre pour s’emplir de Dieu en quittant le monde. Mais tous ne peuvent pas prétendent à en suivre les exigences. La voie leur est trop dure, trop brutale. Elle n’est pas réservée à tous les Chrétiens. En un mot, c’est une véritable vocation. Nombreux sont alors les moines qui désertent ou apostasient. Or, à cette époque, il n’existe pas vraiment d’autres solutions. Il faut les inventer. Et certains s’y attellent…

Besoin d’une réforme plus globale

Quelles que soit la qualité des réformes monastiques entreprises dès le XVIe siècle, l’Église demeure encore en proie à des abus et à des difficultés. Pire encore. Des abbés commendataires, que défendent les réformateurs, ne sont guère à la hauteur des exigences chrétiennes. Et quand la réforme n’intéressera plus les pourvoyeurs de bénéfices, les mesures réformatrices ne seront qu’un vague souvenir.

Et le fidèle perçoit-il réellement le réveil religieux dans les monastères ? La clôture les éloigne de cette renaissance. Et dans les églises, les moines se sont éloignés d’eux. Que peuvent-ils penser de ces religieux devenus plus distants ? La pré-réforme n’apparaît alors à leurs yeux qu’au travers des incidents qui opposent réformés et déformés.

La plupart des Chrétiens n’y croient plus à la réforme. Les abus religieux, ce qui était communément accepté, est désormais mis au pilori. À mesure que la prise de conscience s’élève, le niveau de tolérance se réduit à l’égard des moines indignes. Ils sont donc plus réceptifs aux discours de leurs adversaires, même si ces derniers généralisent trop facilement et sont excessifs dans la description des abus. Les images caricaturales font davantage d’effets dans une population de plus en plus sévère. L’anti-monachisme ne fait qu’accentuer la colère et le mépris à l’égard de la vie monastique.

Conclusion

L’échec relatif de la pré-réforme monastique est très instructif. En dépit des bonnes intentions et des succès locaux, d’une renaissance religieuse manifeste, les réformateurs ne parviennent pas à répondre aux besoins spirituels de leurs contemporains. Les obstacles à leurs réformes et les résistances ainsi que leurs maladresses sont nombreux et entraînent des conflits, parfois violents, qui ternissent leur image. La charité ne brille pas dans ces querelles. Les Ordres anciens traversent alors une crise redoutable. Les querelles entre réformés et déformés risque de les diviser et de les amoindrir encore. L’adhésion à la réforme n’est pas encore suffisante forte et généraliser pour qu’une véritable renaissance élève la vie monastique. Il faudra encore attendre un siècle…

Pourtant, aux premiers abords, la réforme entreprise paraît répondre aux besoins d’un grand nombre de chrétiens, en particulier chez les élites. Elle répond en effet aux besoins d’authenticité, qui fait si cruellement défaut chez les clercs et les évêques. Or, rapidement, ils s’aperçoivent de leurs erreurs. La voie qui leur est proposée ne répond pas à leur vocation. Il faut en effet être appelé à cette vie. En effet, et c’est sans-doute l’origine de nombreuses désillusions, la vie monastique est avant tout une renonciation de soi, dans la solitude et le silence. Il est à l’encontre de l’esprit qui anime la société de l’époque, c’est-à-dire de la Renaissance et de l’humanisme. Conscients des abus et du relâchement dans les monastères, les réformateurs ont cherché à imposer de nouveau l’esprit monastique tout en adaptant les moyens aux nouveaux besoins spirituels les plus acceptables. Or Luther, Érasme et bien d’autres sont bien éloignés de cet esprit. Ils se recherchent eux-mêmes. Leur regard est tout tourné vers eux-mêmes. Mais comment est-il possible d’orienter leur âme vers Dieu si, dans la société, ils sont livrés à eux-mêmes, sans pasteurs dignes et convaincants ? C’est sans-doute tout le drame de ce temps comme du nôtre.

Au XVIIe siècle, l’Église a réussi à se redresser de manière extraordinaire lorsque ses pasteurs, en particulier les Papes, ont mené les efforts nécessaires pour guider de nouveau ses brebis et veiller sur elles. Elle a mobilisé toutes ses forces pour s’attaquer aux abus et aux négligences, pour mener leurs missions que Notre Seigneur lui a données.

Une réforme est donc possible et durable lorsque finalement l’homme se renonce à lui-même pour laisser Dieu le guider vers la voie qu’Il a tracée. Cela ne signifie pas qu’il doit cesser d’agir. Bien au contraire. En s’abonnant à la volonté divine, des forces sont en fait libérées et gagnent en efficacité puisque finalement, en se tournant vers Lui, elles sont en quelques sortes portées par Lui. Elles ne peuvent donc que réussir et soulever des montagnes. La réforme est ainsi nourrie de foi. Elle vit de la charité. Elle est élevée par l’espérance. Aucune véritable réforme ne peut donc naître d’une volonté purement humaine, d’un besoin affectif, intellectuel ou spirituel, encore moins d’un moi exorbitant… C'est toute la leçon que nous pouvons tirer de la révolution religieuse de Luther... Les prières des moines et des moniales, retirés dans leurs cellules derrière leur cloître, apportent ainsi leur concours à toute véritable réforme…





Notes et références
[1] Abbé de Rancé, Lettres spirituelles, 12 août 1673, dans Histoire des Ordres et congrégations religieuses en France du Moyen-âge à nos jours, XIII, Sophie Hasquenoph, Champ Vallon, 2009.

vendredi 22 décembre 2017

Humanisme et pré-réforme au XVIe siècle : malentendus et maladresses

Au XVIe siècle, la vie monastique manifeste une vigueur qui annonce la réforme catholique. Les Ordres anciens cherchent à se redresser en combattant les abus et à se transformer pour répondre aux nouveaux besoins spirituels. De nouvelles congrégations sont fondées, de nouvelles familles religieuses apparaissent. Pourtant, au même moment, les moines sont méprisés, raillés, ridiculisés au point qu’aujourd’hui encore, l’image d’archaïsme et d’ignorance leur est inéluctablement associée. Les critiques des humanistes et des protestants, qu’ont ensuite reprises les prétendus philosophes des Lumières, semblent concerner un autre temps et méconnaître le réveil religieux.

Pourtant, comment pouvons-nous excuser leur ignorance puisque la plupart de ces railleurs viennent de ces monastères réformés ? Luther a même défendu les fervents réformateurs des chanoines augustins avant de les abandonner pour mener sa révolution. Selon certains historiens, les religieux réformateurs seraient à l’origine de la réformation protestante. Comme nous l’avons noté dans l’article précédent, Érasme, Rabelais et bien d’autres sont profondément déçus de la vie monastique qu’ils ont connue. Leurs écrits manifestent leur déception et leurs désillusions. La restauration de la vie religieuse au XVIe siècle semble alors provoquer l’antimonachisme

Des réformes monastiques limitées

Les efforts menés par les réformateurs demeurent le plus souvent localisés et ne s’étendent pas à l’ensemble d’un Ordre ou d’une famille religieuse. Nombreux sont en effet ceux qui demeurent attachés à leur existence, aux coutumes et à une discipline peu rigoureuse. Les « déformés », comme on les appelle, se défendent contre les prétentions des réformateurs. Les Franciscains finissent par se diviser et se constituer en deux branches bien distinctes après une forte rivalité entre les Observants et les Conventuels. « Ce grand mouvement de l’Observance a bien, comme le dira plus tard Léon X, revivifié un Ordre qui était presque mort » : il n’a pas réussi à soulever l’Ordre de Saint François en entier. »[1] Saint Colette a fondé une nouvelle branche des Clarisses mais elle est consciente des limites de sa réforme. Elle ne parvient pas à fonder une communauté dans sa ville natale. Les réformes monastiques demeurent ainsi fragmentaires et se révèlent inefficaces. Elles sont encore bien plus impuissantes pour restaurer la vie religieuse dans l’Église.

Rabelais (1483 ou 1494 - 1553)
L’humanisme et le christianisme

Depuis le XIVe siècle, un mouvement se dessine dans les arts et les lettres. Il était surtout marqué par un retour aux œuvres antiques. On l’appelle « humanisme ». Tout esprit soucieux de culture ne peut y échapper. Nombreux sont ceux qui recherchent les livres anciens et rassemblent dans leur bibliothèque ces trésors de l’esprit. Avec l’invention de l’imprimerie, les chefs d’œuvre gréco-romain se répandent. Virgile, Cicéron, Plaute, Tacite, et bien d’autres sont au centre des discussions et bouleversent les milieux intellectuels. Une fièvre s’empare ainsi des élites, « fièvre de connaissance, brûlant amour des idées. »[2] Un véritable engouement pour le latin et le grec agite les intellectuels. Des Académies, rassemblant ces hommes de culture, se créent d’abord dans les grandes villes italiennes, à Florence, à Rome, à Naples, à Venise avant d’apparaître dans toute l’Europe occidentale. De là vient la mode de se désigner de noms latins ou grecs. Cette soif de connaissance aboutit à un développement des langues antiques mais aussi des sciences et des méthodes critiques. Dans tous les domaines, il y a un progrès réel.

Mais en renouvelant les connaissances et les méthodes, l’humanisme ne touche pas uniquement le savoir ou la culture. Il apporte une nouvelle conception du monde et de la vie. L’homme en devient « le centre unique d’intérêt, la norme de tout, la mesure du monde »[3] au point d’exalter ses pouvoirs et en faire indirectement un rival de Dieu. En se tournant de manière excessive vers les œuvres antiques, les humanistes mêlent à leurs pensées chrétiennes des idées païennes. Cependant, chez certains, le christianisme prédomine. Ils voient dans ce retour à la culture gréco-romaine un moyen d’enrichir la foi, voire un renfort dans l’apostolat. Mais chez d’autres, la tendance païenne finit par supplanter les certitudes traditionnelles, s’opposant alors au christianisme. Il y a ainsi deux humanismes, un humanisme chrétien et un humanisme païen.

Or ces deux humanismes défendent deux conceptions de la vie radicalement opposées. Selon la vision chrétienne, la nature humaine corrompue par le péché a besoin du secours de Dieu pour retrouver son intégrité. De plus, l’homme participe surnaturellement à la vie divine s’il la mérite par ses actes et s’il reçoit la grâce divine. Selon la vision païenne, la nature est « la condition unique de tout ce qui est sur la terre, le but de la connaissance et de l’action, le concept de valeur qui permet d’apprécier ce qui est juste, saint, parfait. »[4] Mais deux civilisations se rencontrent dans l’humanisme. Face à l’idéal chrétien se dresse un autre idéal. La vraie grandeur se trouve dans l’homme totalement affirmé, résolu à parvenir par ses propres efforts à sa fin ultime, à sa perfection, dans le bien comme dans le mal. Machiavel est certainement l’un des plus illustres représentants de cet humanisme.

Néanmoins, certains chrétiens veulent opérer une synthèse entre l’humanisme et le christianisme. Érasme est l’un d’entre eux. Il rêve d’un christianisme d’un type nouveau. Rabelais, l’autre humaniste chrétien, nous donne la maxime de vie de son monastère utopique qu’est Thélème : « Fais ce que tu voudras, parce que, gens libres, bien nés, bien instruits, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux ! ». Nous retrouvons encore l’idée d’une nature exaltée, suffisante pour la vertu, ou encore celle de l’homme qui accomplit toute sa nature, qui va jusqu’au bout de soi, qui « vit sa vie ». Ce christianisme d’un type nouveau se repose sur la confiance en l’homme. Il n'est plus tourné vers la nature humaine créée par Dieu à son image, une nature inclinée vers le beau et le bien, une nature dont l’épanouissement nécessite la grâce divine. Érasme défend une religion accueillante et paisible, dans lequel prend toute sa place le libre arbitre de l’homme. Il veut par conséquent changer profondément le christianisme de son époque. L’Utopie de Saint Thomas More en est aussi une illustration.

Ainsi, les deux humanismes, chrétien et païen, ne peuvent que réagir contre une vision traditionnelle du christianisme dont les meilleurs représentants semblent être les religieux en quête de réforme. La renaissance du monachisme provoque alors leur anti-monachisme.

L’étrange malentendu

Or, tout semble rapprocher les humanistes chrétiens et les moines réformateurs. Chacun cherche en effet à retourner aux origines et s’oppose aux abus qui dénaturent le christianisme. Chacun veut retourner à l’authenticité de la vie religieuse et refuse les signes extérieurs qui s’accumulent sans véritable conviction. Chacun veut répondre aux nouveaux besoins religieux. La méditation, la contemplation individuelle, la dévotion moderne, bref l’individualisation de la vie monastique défendue par les réformateurs devraient convenir aux humanistes chrétiens. Ils devraient aussi se rejoindre dans leur opposition commune à la scolastique desséchante, à un monde universitaire peu attrayant pour les lettrés. Ces points communs expliquent probablement l’entrée de nombreux humanistes dans la vie monastique. Érasme est un ancien chanoine régulier d’une congrégation réformée, la congrégation de Steyn. Rabelais est un franciscain de l’Observance. Et le grand humaniste Lefèvre d’Étaples a voulu entrer dans le monastère réformé de Saint-Germain-des-Prés. Ils participent même aux réformes comme Gilles de Viterbe dans l’ordre des Augustins.

Comme nous l’avons déjà noté, la réforme monastique se caractérise par une dimension individuelle et par la valorisation de la culture monastique différente de la culture universitaire. Ce deuxième point ne peut donc satisfaire les humanistes. Mais ce ne sont que des moyens pour atteindre un idéal, un idéal de perfection qui se fonde principalement sur le renoncement de leur propre volonté, le respect des vœux et sur la vie de prière en union avec Dieu. Nous retrouvons donc l’idéal des premiers moines. Il y a donc bien un retour aux origines de la vie monastique. Et là se trouve l'abîme qui sépare les réformateurs et les humanistes. Car, le sacrifice de soi est radicalement contraire au volontarisme que prônent les humanistes.

Le cloître attire aussi de nombreux humanistes qui, loin des tourments du monde, peuvent se consacrer aux loisirs des Belles Lettres. Érasme loue le cloître, véritable « jardin des délices »[5]. Or rapidement, ils constatent que les monastères réformés bannissent les humanités et les ouvrages anciens. Les réformateurs leur rappellent qu’il faut être des chrétiens et non des cicéroniens. Les religieux réformés se méfient en effet de toute étude intellectuelle qui affadie la piété. Ils veulent avant tout être des hommes de prière et de méditation. C’est pourquoi le saint le plus souvent cité comme modèle est Saint Jérôme, cet érudit qui a fini par abandonner ses ouvrages pour se consacrer entièrement à la vie religieuse. « Non, tu n’es pas chrétien, tu es cicéronien. », lui dit une voix dans son sommeil. Dans certaines congrégations réformées, comme celles de Valladolid ou de Saint Justine de Padoue, il est interdit aux moines de prendre des grades universitaires. Il y a bien une opposition radicale entre les réformateurs et les humanistes.

« Réformé » et « déformé »

La réforme n’est pas une chose aisée à mener dans un monastère. Ce n’est pas parce qu’une forte personnalité ou un saint homme cherchent à réformer un monastère que les moines vont le suivre spontanément ou que d’autres monastères du même Ordre vont l’imiter. Des religieux n’y adhèrent pas, y compris dans les maisons où ils sont minoritaires. Il est en effet bien difficile de quitter ses habitudes, surtout lorsqu’elles ne paraissent pas anormales ou abusives, encore plus les particularismes de certains monastères. Certains veulent aussi demeurer fidèles aux textes coutumiers, c’est-à-dire les coutumes et les statuts. Ce ne sont pas simplement des textes qui définissent la vie communautaire et adaptent la Règle selon les circonstances. Ce sont aussi des documents qui justifient leurs droits et leurs privilèges. Ainsi des luttes opposent les « réformés » et les « déformés », entre Les défenseurs de la Règle et les bénéficiaires de la coutume, les premiers au nom de la réforme, les seconds au nom de leurs intérêts particuliers. Les uns en viennent à idéaliser la Règle, les autres à justifier sa nécessaire adaptation.

Les « réformés » se présentent surtout comme les ardents défenseurs d’une véritable vie monastique et décrivent les « déformés » comme de dangereux moines, souillés par le mal, comparables aux pestiférés. Ce sont alors des bêtes à traquer et à expulser. Les « réformés » peuvent alors apparaître comme de moines fidèles à leur vocation au contraire des « déformés ». Mais leurs adversaires les décrivent aussi comme des sectaires, enfermés dans leurs prétentions, se croyants les meilleurs. 

En outre, un pressent besoin de réforme est vivement ressenti aussi bien dans la société que dans l’Église, en particulier chez les humanistes. Or « l’urgence de la réforme ne s’impose pas parce qu’il y a plus d’abus qu’auparavant mais parce qu’il y a un désir de réforme, un désir de conversion généralisé qui explique que, dans le climat donné de l’époque, ce qui était peut-être jusqu’alors admis est désormais jugé comme étant totalement inadmissible. Car s’il y a des abus sans réforme, il n’y a jamais de réforme sans qu’elle désigne ces abus. »[6] Par conséquent, le « réformé » apparaît comme le meilleur moine, le « déformé » comme le pire des moines. Disons que le « réformé » est nettement plus exigeant que le « déformé ».

Ainsi en une époque où la quête de salut est grande, les monastères réformés apparaissent comme la meilleure voie pour tous ceux qui soucieux de leur âme. Or comme nous l’avons déjà évoqué, les réformes monastiques sont éphémères ou localisées. Elles ne s’imposent pas au XVIe siècle. Comment pouvons-nous expliquer ce relatif échec ? 

Le relatif échec de la réforme monastique

Selon les commentateurs, notamment Jean-Marie Le Gall, l'échec s’explique par la manière avec laquelle ils imposent la réforme. Certains, majoritaires dans leur monastère, expulsent les moines récalcitrants, voire en appellent aux forces de l’ordre. Des privilèges, même mineurs, que des monastères ont gagnés et toujours défendus sont subitement supprimés. Le port de l’habit rouge dans certaines maisons de chanoines réguliers est ainsi interdit. En imposant la Règle, tombée en désuétude, les réformateurs uniformisent la vie religieuse des monastères d’un même Ordre, ce qui peut être considéré par les « déformés » comme une violation des coutumes et de l'identité de leur monastère. Or certaines coutumes étaient peut-être recevables. Elles ne méritaient peut-être pas autant de mépris. Ces méthodes radicales soulèvent l’adversité. Les « déformés » contestent aussi les procédés pour nommer les abbés. Le choix par élection leur est refusé. Ils s’opposent notamment à la pratique de la commende que d fendent les réformateurs. Cette pratique va même à l'encontre de la Règle.

Le régime de commende, que nous avons défini dans l’article précédent, n’est pas une si mauvaise chose au XVIe siècle tant que les abbés commendataires soutiennent les réformateurs. Bien qu’ils ne soient pas moines, les commendataires sont soucieux de leur vie spirituelle. Il faut souligner qu’à cette époque, les moines réformés sont puissamment aidés par les abbés commendataires et soutenus par les rois. Ils acceptent ainsi le Concordat de Boulogne par lequel le roi de France obtient le droit de nommer les abbés car, disent-ils, il nommera de bons abbés. Cette imposition de la réforme par la hiérarchie est alors mal vécue. Certes, le régime de la commende a permis de répandre les mesures de réforme en plaçant des réformateurs comme abbés commendataires, mais que se passera-t-il quand le roi ne pensera guère au bien spirituel des moines ou quand le commendataire ne cherchera qu’à profiter des revenus de ces biens ? Ainsi en refusant de s’opposer systématiquement à cette pratique, les réformateurs la banalisent sans le vouloir. La commende finira par détruire ce pour quoi elle a été favorisée, c’est-à-dire la réforme monastique.

Les « réformé » et les « déformés » sont donc en proie à une forte opposition, qui parfois peut les conduire à des procès, voire à des confrontations violentes. Les divisions sont alors fortes dans les Ordres religieux. Certains parviennent à sauvegarder leurs unités, comme les Dominicains, d’autres finissent par se diviser comme les Franciscains. Mais une telle lutte peut faire scandale… La population locale ne peut guère alors apprécier ces étrangers, que sont généralement les réformateurs, qui viennent semer la pagaille ans les monastères alors que les « déformés » leur rendaient bien service. Ainsi les querelles entre les moines, entre « réformés » et « déformés » a pour conséquence une perte de crédibilité des religieux. C’est sans-doute ces luttes que critiquent Érasme. Mais contrairement à ce qu’il dit, ce n’est ni l’ambition ni le besoin de se distinguer qui expliquent ces conflits. L’enjeu est bien plus élevé.

Enfin, si la réforme s’impose dans un monastère, elle ne s’enracine pas toujours. Elle s’étiole progressivement. Ainsi les monastères réformés peuvent retomber dans l’irrégularité. Les exemples de monastères qui retombent dans le scandale après avoir été réformés aggravent encore la déconsidération du monachisme.

Finalement, la réforme monastique du XVIe siècle ne s’étend guère sur tous les monastères. Elle demeure localisée. Il faudra attendre le siècle suivant pour voir naître de grandes congrégations monastiques réformées. Cet échec peut alors expliquer la désillusion de ceux qui se sont investis ans ce mouvement et ont crus en la renaissance de la vie religieuse. Le doute et la désillusion gagnent leur esprit. Certains d’entre eux verront le remède dans le protestantisme …

Conclusion

Les « réformés » en dénonçant les abus des moines « déformés » n’ont-ils pas indirectement nourri l’antimonachisme ? Leurs confrontations n’ont-elles pas nui à l’idéal monastique qu’ils défendaient ? En insistant sur l’importance de la Règle et en prétendant vivre dans un état de perfection, n’ont-ils pas scandalisé certains chrétiens ? Était-il judicieux de s’appuyer sur des autorités politiques ou religieuses pour imposer la réforme, autorités dont certaines ne brillent pas par la réforme de leurs mœurs ? De nombreuses maladresses expliquent sans-doute les critiques d’un Érasme ou d’un Rabelais. Une réforme peut en effet échouer par les moyens mis en œuvre pour la mener et par les divisions qu’elle peut alors créer. L’exemple du XVIe siècle montre qu’elle peut même s’avérer dangereuse et contre-productive

Mais la déception des humanistes vient surtout d’un malentenduCertains humanistes sont entrés dans un monastère réformés, espérant poursuivre librement leurs études de manière sereine. Ils le voient comme l’endroit idéal pour leurs humanités, ou encore le lieu propice à un retour tant rêvé vers un passé vénérable, loin de la détestable université. Mais, la réalité est toute autre. Quelle déception ! Les abbés leur demandent de renoncer à eux-mêmes ! Le contraire de ce qu’ils recherchent ! Ils perdent rapidement leur enthousiasme lorsqu’ils découvrent leurs illusions. « La révélation est cruelle et douloureusement vécue. Elle les conduit souvent à l’apostasie de cléricature, voire parfois de foi et à une critique antimonastique virulente. »[7]

Érasme, Rabelais et bien d’autres, ont ainsi cru faire cohabiter la vocation monastique, que les réformés tentent de restaurer, et l’esprit humaniste, ou encore concilier l’amour de Dieu et l’amour des Lettres ? En abandonnant son habit, Érasme montre publiquement que cela n’est pas possible. Il ne peut être à la fois lettré et régulier. À partir de ce moment, il se montre particulièrement dur et acerbe contre les moines. Il peut alors user des maladresses des moines « réformés » et des scandales qu'ils provoquent pour attaquer le monachisme en lui-même. Cela ne cache pas le véritable motif de leur combat. Il ne peut comprendre qu’un moine renonce à lui-même et que c’est par cette renonciation qu’il peut mieux répondre à l’amour de Dieu… Es-tu chrétien ou cicéronien ? …


Notes et références

[1] Daniel-Rops, L‘Église de la Renaissance et de la Réforme, une Révolution religieuse : la révolution protestante, III, Fayard, 1955.
[2] Daniel-Rops, L‘Église de la Renaissance et de la Réforme, une Révolution religieuse : la révolution protestante, IV.
[3] Daniel-Rops, L‘Église de la Renaissance et de la Réforme, une Révolution religieuse : la révolution protestante, IV.
[4] Daniel-Rops, L‘Église de la Renaissance et de la Réforme, une Révolution religieuse : la révolution protestante, IV.
[5] J. Chomarat, Pourquoi Érasme s’est-il fait moine ?, dans Actes du Colloque national Erasme, Tours 1986.
[6] Jean-Marie Le Gall, La vie monastique au temps des réformes, Journées-Rencontres sur les tapisseries, 23-24 septembre 2006.
[7] Sophie Hasquenoph, Histoire des Ordres et congrégations religieuses en France du Moyen-âge à nos jours, XIII, Champ Vallon, 2009.

samedi 16 décembre 2017

La pré-réforme monastique du XVIe siècle, un désaveu des critiques antimonastiques

Miniature, Décameron, XVe
Notre civilisation reste imprégnée du monde religieux. Les rues de Paris font encore référence à des ordres ou à des congrégations religieuses. Quelques stations de métro portent encore des noms d’anciennes maisons monastiques. Des lieux et des bâtiments de nos villes portent le nom d’une ancienne présence religieuse. Ce sont de doux souvenirs qui malheureusement ne résonnent plus rien dans la mémoire de la plupart de nos contemporains. Une partie de notre histoire s’efface ainsi peu à peu, vidant ainsi notre patrimoine culturel. L’image du moine « moinant moinerie » de Rabelais ou l’histoire scabreuse de la religieuse de Diderot imprègnent davantage notre société. Que de clichés, images partielles et partiales, de notre histoire !  Or cette histoire, la vraie, nous raconte autre chose. Elle nous parle des bienfaits que les moines ont apportés à la civilisation, bienfaits de toute nature. Nous les avons décrits dans nos deux précédents articles. Ils manifestent assurément la richesse et la force de la vie religieuse. Ainsi la réalité historique contredit sans difficulté les critiques d’Érasme ou d’un Luther. Pourtant, nombreux sont ceux qui adhèrent à leurs discours, allant jusqu’à les colporter. L’ignorance est finalement la faiblesse actuelle de l’Église et la force de ses adversaires.

Mais pourquoi tant de calomnies ? Comment pouvons-nous expliquer tant de remises en cause de la vie monastique au XVIe siècle ? Certes, la vie religieuse en ce temps n’est pas celle des premières époques, marquées par le zèle et la ferveur religieux, mais est-ce la faute du monachisme ? Le présent doit-il en effet occulter le passé au risque d’assombrir l’avenir ? L’histoire nous montre suffisamment les biens que peut produire la vie monastique. Érasme et bien d’autres humanistes ont sans aucun doute insisté sur les mauvais aspects de la vie religieuse de son époque au point de négliger les qualités inhérentes au monachisme et d’oublier ce qu’il a apporté et peut encore apporter aux hommes et à la société. Mais notre question demeure encore pertinente. Pourquoi s’acharne-t-il sur les religieux et les moines en ce XVIe siècle ? Revenons donc en cette période…

Une forte déception



 
Un fait est avéré. Au XVIe siècle, nombreux sont les déçus de la vie religieuse. Parmi les déçus, Rabelais. Il a d’abord embrassé la vie monastique en tant que franciscain. Cordelier, il a fini par quitter son monastère avant d’écrire ses œuvres célèbres, qui se sont révélées comme de puissants écrits contre la vie monacale. Son ironie cinglante est une arme redoutable, encore redoutée. Après avoir loué le cloître, véritable « jardin des délices », Érasme est lui-aussi devenu l’un des dangereux adversaires de la vie religieuse. C’est un autre déçu de la vie religieuse. « Je me voyais trompé dans mes espérances »[1], nous dit-il. C’est également par ces paroles que François Lambert (1486-1530) justifie son départ des franciscains. Marguerite de Navarre (1492-1549) est aussi d’abord très attirée par la vie religieuse. Elle fonde même le monastère de Tusson et l’abbaye de Sarance dans les Pyrénées. Mais dans les dernières années de sa vie, elle tient des propos durs et sarcastiques envers les religieux. Dans leurs écrits et leur sarcasme se devine une amère déception. Ils sont d’autant plus acerbes qu’ils sont déçus. Leurs critiques ne peuvent donc être comprises sans d’abord entendre leur rancœur.

L’amertume est ainsi partagée par de nombreux religieux au XVIe siècle. Nombreux sont en effet les moines en rupture de ban. En 1514, le nombre de désertions dans l’Ordre clunisien inquiète le chapitre général de Cluny. Luther n’est ni le premier ni le dernier à avoir rompu ses vœux.

Les XIV et XVe siècles, une période sombre du monachisme

D’où vient alors leur déception ? Pourtant, le XVIe siècle n’apparaît pas comme une ère sombre pour le monachisme. Bien au contraire. De nombreux historiens montrent en effet un redressement de la vie monastique. « Dans le royaume de France de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle, tous les Ordres sont touchés par des mouvements de réforme. »[2] Il est bien différent des deux siècles qui le précèdent. Sombre époque en effet pour la vie monastique comme pour le christianisme. Pour mieux comprendre la réforme qui touche les monastères au XVIe siècle, tournons-nous vers ce temps peu brillant. Il devrait contenir des éléments de réponses à nos questions.

Au XIVe et XVe siècles, l’Europe occidentale est plongée dans une ère sombre. Elle est une époque marquée par les troubles, les guerres et les dévastations de tout genre. La France est notamment ravagée par la guerre de Cent ans (1337 – 1453). Que de désolation, de violence et de désastres ! La guerre n’a certes pas été permanente. Il y a eu des temps de pause dans ce conflit mais en absence de guerres, les bandes de soldats oisifs et impayés, les compagnie de routiers, se livrent au pillage. Triste époque ! Et aux malheurs du temps s’ajoute la terrible Peste noire de 1348. Les villes et les campagnes se vident, la mort rode. Ce temps de violence et de désordre n’ont pas épargné les monastères qui constituent de belles proies. Ils font en effet l’objet des convoitises par leur richesse, leur lien avec les puissances laïques ou encore par leur situation géographique. Ils sont aussi un bel instrument aux mains du roi pour renforcer son pouvoir. Ils subissent ainsi de fortes pressions de la part des pouvoirs.

Néanmoins, la richesse des monastères est à relativiser. Depuis le XIIIe siècle, leur rôle économique, brillant auparavant, est désormais supplanté par les marchands et les artisans. Ils ont fondé des villages et des villes qui peu à peu prennent leur autonomie et leur font concurrence dans le commerce. Puis, les crises économiques et frumentaires affaiblissent considérablement les revenus et l’influence des monastères. Les pressions fiscales sont aussi fortes. Certains monastères s’endettent énormément ou sont ruinés. Pour survivre et réduire leurs dettes, certains monastères pressent à leur tour tous ceux qui doivent leur payer des contributions. Afin de recueillir des dons et attirer des vocations, une des sources principales de leurs revenus, les dispenses sont aussi plus nombreuses, la discipline plus souple. La qualité des novices est peu regardée. Et des moines quittent leur maison pour quémander, vivant de vagabondage…

Dans un tel désordre, nous ne pouvons alors guère nous étonner de la baisse de la population monastique et du relâchement de la vie religieuse. Le recrutement a en effet diminué en quantité et en qualité. Les monastères et les couvents paraissent désormais vides. Et dans les maisons dépeuplées, où vivent quelques moines tant bien que mal, il est bien difficile de faire respecter la Règle. Les défaillances aux vœux, l’indiscipline et la violence ne sont pas rares. Dans certains couvents, les dîners sont somptueux, les parloirs sont des lieux de bavardage…

Ce temps de désordre s’accompagne d’une véritable remise en question de l’autorité pontificale, source de nouvelles divisions. De 1378 à 1409, l’Église est partagée entre plusieurs Papes qui se disputent la légitimité de leurs élections. Les Ordres religieux sont aussi secoués par ces querelles. Certains monastères d’un même Ordre prennent parti pour une obédience quand les autres choisissent une autre. Après le Grand Schisme, une nouvelle lutte s’engage entre les Papes et les Pères du concile de Bâle (1431-1437) qui veut limiter l’autorité pontificale. Elle est encore une occasion pour diviser les moines. Ainsi les Ordres religieux perdent finalement leur unité et leur cohérence. Au sein même des monastères, l’esprit d’unité se dissout…

Et parallèlement, de nombreux monastère perdent peu à peu leur autonomie, voire leur indépendance. Pour survivre, notamment résoudre les réelles difficultés financières, ils finissent par se mettre sous la protection d’un seigneur ou d’un prélat. L’abbaye de Saint-Martin de Tournai se met ainsi sous la tutelle du roi de 1308 à 1339. Cette perte de liberté est encore rendu plus sérieuse avec le développement de la commende au XVe siècle.

Le régime de la commende

À l’origine, donner un monastère en commende consistait à confier provisoirement l’administration à un séculier, en l’absence du titulaire, avec dispense de régularité. Or, progressivement, se développe aussi le système des bénéfices. Toute fonction ecclésiastique est peu à peu rattachée à un revenu avec droit de le percevoir. Il peut s’agir d’une redevance, de la dîme, des offrandes des fidèles, des droits particuliers sans oublier les terres et les biens lui appartenant. Ainsi, la commende est devenue une fructueuse opération pour le titulaire, dit « commendataire ». Ce dernier est autorisé à percevoir les revenus afférents à la fonction qu’il exerce temporairement. Les laïcs ont à leur tour reçu l’autorisation de recevoir des monastères en commende. En outre, ce qui était provisoire est devenu définitif. Le commendataire encaisse ainsi les bénéfices tout le long de sa vie, en faisant exercer les pouvoirs ecclésiastique par un prieur ou un substitut, canoniquement habilité.

Le développement du régime en commende s’explique facilement. Pour gagner des fidélités et accroître leur influence en un temps où le pouvoir fait l’objet d’une âpre lutte, les Papes attribuent aux princes laïcs tout ce qu’ils peuvent de bénéfices, abbayes, monastères. Lors du Grand Schisme, où plusieurs disputent le trône pontifical, nous pouvons imaginer ce que peut donner cette pratique. Les bénéfices en commende font ainsi partie des revenus des grandes familles seigneuriales. Des enfants de douze ans deviennent ainsi abbés. Les commendataires sont alors préoccupés, de manière générale, à en tirer le plus de ressource possible de leurs biens religieux, sans se soucier des biens spirituels, laissant finalement les âmes dépérir. Les monastères sont aussi considérés comme des biens de famille et donc partageables entre ses membres.

La confusion est grande entre le commendataire et le titulaire. Les titres que portent les laïcs apportent encore plus de confusion et peuvent rendre certains faits scandaleux. Ainsi pouvons-nous être scandalisés qu’un comte-abbé se marie mais en fait, ce n’est qu’un comte commendataire d’une abbaye donc un comte laïc. Nous pouvons donc imaginer ce que de telles situations peuvent causer comme scandales. Néanmoins, le régime de la commende se généralise surtout à partir du XVIe siècle…

Les XIVe et XVe siècle, un temps de remise en question

À partir du XIVe siècle, le monastère n’est plus le seul pour apporter de l’aide et de l’assistance aux populations. Les villes s’organisent aussi pour apporter désormais le même service. Or pour certains ordres, la charité est leur première vocation. Certaines vocations ne se justifient plus. Que deviennent en effet les Ordres hospitaliers après la fin des Croisades ?

Saint Bernardin de Sienne
(1380-1444)
Une autre évolution menace les Ordres religieux. Elle est encore plus profonde. Par nature, un monastère ne s’identifie pas à une nation. Les frontières entre les États n’ont pas de sens pour lui. Rappelons que le monachisme a favorisé la fusion entre les peuples gallo-romains et barbares. Or le sentiment national s’affirme progressivement en Europe. Des États se structurent, se développent, s’imposent. Les Ordres religieux ne peuvent être à l’abri de cette division. La langue commence même à diviser certaines familles religieuses. La tendance au séparatisme au sein des Ordres, selon leur appartenance à une nation, se développe fatalement. Des monastères finissent par se rassembler selon leur langue.

Enfin, de plus en plus de moines quittent leur monastère pour se former et enseigner dans les Universités. Le Pape Benoît XII les oblige même à y suivre des cours de théologie ou de droit canonique. Cela conduit aussi à intellectualiser davantage les moines et donc à faire développer les bibliothèques monastiques au point qu’ils deviennent de véritables centres d’études intellectuelles. Mais ces efforts tendent aussi à écarter le moine de sa vocation et de son désir de solitude, de renoncement.

Ainsi au XVe siècle, il était plutôt aisé et même légitime de critiquer les moines devant les abus constatées, le désordre généralisé et la perte d’identité du moine. Mais un siècle plus tard, est-il encore possible de le faire ?

Un temps de pré-réforme

Saint André Corsini
À partir du XVe siècle, et surtout au siècle suivant, des abbés réagissent pour restaurer la vie religieuse et  la vie monastique connaît un réel redressement

Certes, ce désir de réforme apparaît dès le XIVe siècle, mais, il est souvent limité à un ou plusieurs monastères et ne parviennent pas à s’imposer. Il ne dure guère, ne s'enracine pas. La réforme provient principalement de certaines personnalités vigoureuses et d’une autorité morale incontestable. Elles parviennent à faire adopter à des moines et à des monastères une vie religieuse plus conforme à leur vocation monastique. Les Carmes brillent par les différentes tentatives. À Gênes, à Caen, des réformes n’aboutissent pas. À Mantoue, à partir d’un couvent réformé près de Florence, une réforme se répand en Italie. Elle donne naissance à la congrégation de Mantoue. Saint André Corsini (1301-1373) réforme ainsi les carmes de Toscane. En France, nous pouvons signaler la naissance de la congrégation d’Albi. Mais la réforme carmélite la plus célèbre est celle provenant d’une carmélite, ancienne recluse, Saint Colette de Corbie (1381-1447), fondatrice d’une nouvelle branche franciscaine.

Des réformes parviennent à s’étendre et peuvent donner naissance à de nouvelles congrégations. Des monastères réformés se regroupent en effet. En Espagne, au cours du XVe siècle, la congrégation de Valladolid regroupe les monastères espagnols puis donne naissance au siècle suivant à une congrégation portugaise qui essaime au Brésil. En France, nous pouvons citer les monastères de Saint-Martin ou de Chezal-Benoît. En Allemagne, deux réformes s’étendent. Dans le Sud, celle de l’abbaye de Melk, qui a eu lieu en 1426, prend naissance en Italie dans le monastère réformé de Subiaco. Elle s’étend en Autriche et en Bavière. Dans le Nord, des monastères des vallées du Rhin et de la Moselle se fédèrent et donnent naissance à la congrégation de Bursfield. La restauration monastique est ainsi généralement localisée et donne parfois naissance à des congrégations régionales, voire nationales. Elle n'embrasse pas tout un Ordre.

Pourtant, tous les Ordres anciens se lancent dans une politique de réforme, manifestant une forte volonté de reprise en main. Elle touche toutes les familles religieuses. Le répit politique, la paix retrouvée et la reprise économique facilitent leurs tentatives. Le rétablissement est tant disciplinaire que matériel. La réforme chez les Franciscains se marque par la fin des déchirements entre les différentes observances et par une clarification des différentes familles franciscaines. Les tentatives de réforme sont soutenues par des Papes, des ecclésiastiques et par des seigneurs. La congrégation de Bursfield est née à l’origine d’une demande du duc de Brunswick qui veut réformer une de ses abbayes. Le Pape Benoît XII cherche à ramener les Ordres religieux à l’observation de la Règle et tente de réorganiser l’Ordre bénédictin. Le Ve Concile de Latran (1516) fait cesser les hostilités qui secouent les Franciscains depuis plus d’un siècle.

Sainte Colette
La vie monastique semble ainsi retrouver une certaine vigueur et dignité. Le souffle ne vient pas simplement des Ordres anciens ou de monastères réformés. Des hommes continuent encore à fonder des monastères. Après une guérison miraculeuse, Jean Toloméi renonce à tout et fonde un monastère sur le Mont Oliveto, près de Sienne en Italie, en 1313. Il choisit la règle bénédictine qu’il applique avec rigueur. Le monastère prospère et fonde des filiales. La congrégation bénédictine dite des Olivétains est ainsi née. Elle finit par compter une centaine de monastères.

Soulignons aussi la naissance de nouvelles familles religieuses comme celle des Jésuates, fondée en 1360, des Brigittines en 1370 par Saint Brigitte de Suède (1303-1373), des Minimes en 1493 par Saint François de Paul (1416-1517), des Colettines au sein des Clarisses, ou encore celle des Annonciades en 1501.

Les traits de la Réforme

La réforme monastique est d’abord marquée par un retour à la Sainte Écriture et à la patristique. La scolastique telle qu’elle est enseignée à cette époque est dénoncée comme étant peu propice aux religieux. Le moine est avant tout un homme de prière, un « manducateur » de la Sainte Bible. Parmi les réformateurs, nous pouvons citer le Clunisien Jean Raulin, prieur de Saint-Martin-des-Champs à Paris en 1500. Les Pères de l’Église sont aussi en honneur dans les abbayes et les couvents.

Bénédictins olivétains
La volonté de retour aux sources s’affirme aussi dans un attachement plus fort à la Règle. Progressivement, les Statuts et les Coutumes, élaborés au cours du temps, ont progressivement fait évoluer la discipline et l’organisation des monastères, éloignant le religieux de son identité. Les moines réformateurs dénoncent ces infidélités et prônent l’obéissance à la Règle primitive. Les nouvelles fondations bénédictines suivent la règle de Saint Benoît de manière stricte. Les Ordres religieux voient ainsi émerger en leur sein des Observants, d'où des hostilités et des divisions. Ces derniers parviennent à fonder soit des congrégations sans que l’unité de l’Ordre n'en soit atteinte, comme les Dominicains, soit à un courant qui finit par rompre cette unité comme chez les Franciscains. Les Carmélites se divisent en deux familles, les Colettines et les Urbanistes. Les rivalités entre les Observants et les Conventuels sont ainsi nombreuses au XVIe siècle. Rappelons que Luther a plaidé en faveur du couvent réformé d’Erfurt avant de se retourner contre les Observants.

L’invention de l’imprimerie et la multiplication des livres jouent un rôle non négligeable dans la progression des mouvements d’observance stricte à la Règle. Elles permettent une plus ample diffusion de la Règle primitive et aussi sa lecture individuelle. Remarquons que sur les vingt-six éditions de la Règle de Saint Benoît édités au XVIe siècle, doux sont en latin, treize sont bilingues (latin/français) et une seule intégralement en français. La traduction en langue vernaculaire au détriment du latin rend encore plus accessible sa connaissance.

La spiritualité monastique et sa nouveauté au XVe siècle, la "dévotion moderne"

Les Ordres religieux se distinguent par leur spiritualité. La spiritualité bénédictine se caractérise par une piété pratique et affective, dont le meilleur moyen d’atteindre est la liturgie. C’est pourquoi Cluny consacre une grande partie de la journée aux offices religieux. Tous les efforts sont ainsi tournés vers la liturgie. Avec Saint Bernard, elle demeure le grand itinéraire de l’âme vers Dieu, mais contrairement aux clunisiens, elle est imprégnée d’austérité la plus sévère afin d’éviter tout obstacle à l’élévation spirituelle. Les chanoines réguliers des Augustins se distinguent par une spiritualité plus spéculative mais reste encore affective. Ils cherchent à s’élever à Dieu par la méditation et la contemplation des êtres créés. La spiritualité franciscaine est surtout affective. Elle se caractérise par une tendre dévotion à l’humanité sainte de Notre Seigneur Jésus-Christ. À partir de Saint Bonaventure, la spiritualité spéculative se développe à côté de la spéculative affective. Enfin, la spiritualité dominicaine est à la fois pratique et spéculative. Une place est donnée à la prière et aux pratiques ascétiques mais elle se fonde sur une connaissance scientifique. De grands noms illustrent pendant deux siècles la spiritualité dominicaine, d’abord Saint Thomas d’Aquin, puis celle d’Eckart (1260-1327), de Jean Tauler (1290-1361) et enfin Henri Suso (1295-1365). Il est noté une domination de la spiritualité allemande.

À la fin du XIVe siècle, un vif mouvement de réaction contre la spiritualité spéculative dominante se produit d’abord en Hollande puis s’étend dans toute l’Europe. Las des théories, parfois obscures et téméraires, on cherche à revenir à une spiritualité plus simple, plus abordable, sans fioriture. Ce mouvement est désigné sous le nom de dévotion moderne. Gérard Grote (1340-1384) est le principal auteur de cette spiritualité. Les chanoines réguliers de Saint Augustin du monastère de Windesheim sont les principaux promoteurs de ce mouvement. Thomas a Kempis, chanoine régulier de Saint Augustin, au Mont-Sainte-Agnès, en est un des représentants les plus célèbres. L’Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, chef d’œuvre de cette spiritualité, lui est souvent attribuée. Cet ouvrage célèbre caractérise cette nouvelle spiritualité. C’est un ensemble de sentences simples et pieuses qui nous est proposé pour la méditation. Ce chef d’œuvre de la spiritualité comme d’autres livres de l’époque se démarquent des livres antérieurs qui sont plutôt des développements pieux et savants des anciens spirituels. Notre Seigneur Jésus-Christ en est le centre et le modèle à imiter. Des exercices spirituels, comme ceux de Gérard Zerbolt de Zutphen, sont aussi proposés pour la réforme de notre âme et pour réparer les désordres causés par le péché.

La dévotion moderne repose sur la paix intérieure que le chrétien peut atteindre par le reniement de soi-même, la profondeur des sentiments et le silence. Tournée vers l’intérieur de l’âme, elle se détourne des débats théologiques théoriques et se méfie de la dévotion extérieure. Elle développe une spiritualité plus personnelle, moins intellectualisée. Elle est aussi accessible aux laïcs. La dévotion moderne apparaît alors comme un mouvement qui marque un changement considérable dans la spiritualité chrétienne. Les moines réformateurs cherchent ainsi à diffuser cette dévotion, à modifier le comportement et la piété des fidèles. 

L’individualisation de l’espace monastique et un plus grand confort

L’oraison individuelle et la contemplation sont aussi valorisées dans les mouvements réformés, parfois au détriment de la liturgie et de la prière en communauté. Ce désir se manifeste surtout par une modification de l’espace du monastère. L’environnement est désormais conçu pour répondre à leurs besoins de méditation et de recueillement. Une plus grande intimité est recherchée. Les chœurs ont tendance à se compartimenter et à séparer les religieux des laïcs. Les cellules individuelles remplacent les dortoirs communautaires. Le moine s’isole dans le jardin en recherche de silence et de quiétude.

En outre, dès le XVe, après les dommages causés par les guerres, les destructions et les pillages, il faut réparer ou reconstruire. Cet effort de reconstruction facilite donc les nouveaux aménagements. Le cloître détruit ou dans un triste état n’est pas toujours relevé. Les religieux en profitent aussi pour améliorer leurs conditions d’existence. Le souci du confort conduit alors les monastères à changer de visage. Le logis prieural est parfois un véritable manoir seigneurial.

Le désir d’apostolat par l’exemplarité

S’il se sépare de plus en plus du monde, le moine veut néanmoins influencer les fidèles par son exemple. Le réformateur veut « monacaliser » la société en proposant leur modèle de vie aux laïcs. C’est désormais par l’exemplarité qu’il veut apporter la bonne nouvelle, et non plus par des actions apostoliques.

Néanmoins, ce n’est pas nouveau. La vie monastique a toujours été présentée dans l’Église comme la voie de la perfection au point qu’avant le XIIe siècle, l’état religieux est synonyme d’état de perfection. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) présente l’émission des vœux religieux comme un moyen idéal pour conduire à la perfection. Toutefois, il précise que la perfection n’est pas propre à l’état de religieux et que cet idéal s’adresse à tous les Chrétiens, même aux laïcs.

Aide des autorités politiques et religieuses

Le moine réformateur, soucieux de la renaissance de la vie religieuse, n’est pas le seul à engager dans cette entreprise. Il bénéficie d’appuis concrets et multiples auprès des papes, du roi et des reines, des parlements et des évêques. Le religieux n’hésite pas à les faire intervenir. Un véritable réseau de soutien se met ainsi en place qui encourage et facilite leurs actions.



 
Dès le XIVe siècle, des papes, anciens moines comme Jean XXII ou Benoît XII, ancien cistercien, s’attaquent à la réforme de certains Ordres religieux. Benoît XII est particulièrement actif dans le redressement monastique. La constitution Pastor bonus (17 juin 1335) définit clairement la reprise en main des réguliers. La bulle Summi magistri (20 juin 1336) s’intéresse aux bénédictins. Elle décrit un vaste plan de réorganisation et d’unification de l’Ordre bénédiction. Il cherche aussi à relever le niveau intellectuel des bénédictins. La bulle Ad decorem Ecclesiam sponsae (15 mai 1339) se préoccupe des chanoines réguliers. Nous pouvons encore citer les bulles Redemptor noster (28 novembre 1336) pour les Franciscains, Fulgens sicut stella (20 juin 1336) pour les cisterciens. Mais il fait face à de nombreuses difficultés provenant soit des princes laïcs qui refusent l’application des textes, soit des monastères eux-mêmes, qui défendent leur particularisme. Ce n’est pas le seul Pape soucieux de la réforme de la vie monastique. Léon X en est un autre exemple.

François d'Estaing, évêque de Rodez,
réformateur
Des évêques soutiennent aussi les différentes réformes. L’évêque d’Albi, Louis Ier d’Amboise est très actif dans son diocèse comme l’archevêque de Rouen, Georges d’Amboise, nommé légat en France, bénéficie du droit de visite et de destitution des supérieurs indignes. La famille d’Amboise est ainsi un des appuis des réformateurs. L’évêque de Lodève tente de rétablir la discipline à l’abbaye de Saint-Germain-en-Laye dont il est l’abbé commendataire. Ce mouvement n’est pas propre à la France. Le grand cardinal espagnol Cisneros intervient pour réformer les monastères de son pays.

En France, le roi de France Charles VIII intervient dans les monastères en faveur des réformateurs. Il convoque à Tours une commission destinée à étudier les possibilités de réforme dans les monastères de son royaume. La politique de réforme est aussi soutenue par les parlements. Le pouvoir laïc n’est pas insensible à redresser le monachisme.

Conclusion

Saint François de Paul (1416-1517)
Aujourd’hui, lorsque nous pensons à l’Humanisme et à la Réforme du XVIe siècle, nous songeons alors à ces moines paillards et salaces, vautrés dans la luxure et la dépravation. Érasme a vivement attaqué la vie monastique. Rabelais nous a laissé des images peu reluisantes, d’une ironie cruelle. Et pourtant, la réalité est toute différente. Au XVIe siècle, la vie monastique est engagée dans un mouvement de renaissance. Après les désordres des deux siècles précédents, tous les Ordres religieux tentent de mettre fin aux abus et de rénover la discipline religieuse. De nouveaux monastères, de nouvelles congrégations sont fondés. La réforme qu’ils entreprennent est un retour aux sources et une fidélité à la Règle comme elle est aussi une adaptation aux besoins religieux de leur temps, marquée par une recherche plus intérieure et intime de la vie religieuse. Elle demeure alors paradoxale. Tout en voulant restaurer la vie monastique ancienne, elle est moins communautaire. Fidélité et modernité, tels semblerait être les deux traits de la renaissance monastique du XVIe siècle.

Comment alors pouvons-nous comprendre les accusations virulentes de certains humanistes et des protestants ? Les discours et les fabliaux qu’ils écrivent contre les moines n’illustrent pas réellement la vie monastique de leur temps. Les faits qu’ils décrivent ne correspondent pas à la réalité. Leurs critiques illustrent en fait un malentendu, voire une amère désillusion. L’animosité d’un Érasme, d’un Rabelais ou d’un Luther manifeste en fait une profonde déception. Il s’agit maintenant de mieux comprendre la désillusion de ces hommes qui ont tant attaqué les réformateurs…



Notes et références

[1] Roy Lutz Winters, Francis Lambert of Avignon, 1938 dans Histoire des Ordres et des Congrégations en France, du Moyen-âge à nos jours, Sophe Hasquenoph,
[2] Jean-Marie Le Gall, Maître de conférences, Université Paris I, La vie monastique au temps des réformes, article issu de la Journée rencontre des tapisseries, 23-24 septembre 2006.