La vie monastique
abêtisse-t-elle l’homme ? Érasme et bien d’autres le prétendent. Pourtant,
que serait notre brillante civilisation actuelle sans le travail des moines, qui
ont œuvré du Ve au XIIe siècle, pour préserver inlassablement les plus œuvres intellectuelles
de l’inéluctable oubli ? Quelle serait la Renaissance sans l’enseignement
monastique et la formation d’une certaine élite ? Pouvons-nous aussi
ignorer leur rôle dans le développement des sciences, du droit et des
arts pendant les premiers siècles du Moyen-âge ? La critique n’est pas
recevable. Même si elle n’a pas pour fonction d’élever le niveau culturel de
l’homme, la vie monastique en soi ne peut être accusée d’abêtissement. Le
monachisme et la raison ne sont ni opposés ni opposable. Mais allons encore
plus loin. Interrogeons-nous sur la part des moines dans la société et dans
notre monde dans d’autres domaines.
Le monastère, centre
d’apostolat
Certes, comme les premiers
moines orientaux, leur ascèse est excessive, leur discipline rude et terrible.
Elles sont à l’image de leur zèle et de leur tempérament. Mais sans leur
générosité de feu, auraient-ils pu réveiller une Europe si infidèle? À
peine convertis, les Irlandais ont permis aux peuples germaniques d’embrasser
la foi…
Mais les moines celtiques
ne sont pas les seuls à assumer la tâche d’évangélisation. Les bénédictins
deviennent aussi des missionnaires. Saint Grégoire le Grand (590-604) envoie
Saint Augustin de Cantorbéry en Angleterre pour convertir les anglo-saxons. Les
moines répandent la foi en Scandinavie, en Belgique, en Hongrie, en Bavière,
grâce notamment à l’action de Wilfrid, de Willibrod ou encore de Saint Boniface
…
Ainsi l’Église poursuit sa
mission d’évangélisation en Europe par les moines et les monastères en un temps
pourtant troublé tout en réveillant les Chrétiens dont la foi a perdu de la
vigueur et de la ferveur.
Le monastère, lieu de
résistance
Saint Grégoire appartient
à une famille de grands fonctionnaires de l’Empire. À trente ans, il est déjà
préfet de Rome, maire de la ville. Mais, vers 574, il renonce à sa fonction,
quitte le monde, distribue sa fortune aux pauvres. Il devient alors moine dans
la maison de ses ancêtres. Lors d’une mission en Orient, il découvre le
monachisme oriental, puis de retour, accueillant les moines du Mont-Cassien,
détruit par les barbares, il rencontre la vie bénédictine. Saint Grégoire se
forme désormais à l’école de Saint Benoît jusqu’au jour où malgré lui, il
devient Pape. Tout en étant sur le trône pontifical, assumant toutes ses
responsabilités, il continue sa vie de moine autant qu’il peut, priant,
jeûnant, s’offrant à Dieu jour et nuit.
Devenu Pape, entouré de
moines, Saint Grégoire le Grand prend en main l’Église, remet de l’ordre et
s’oppose aux forces de division. Il unifie les bonnes volontés, la mobilise,
prend d’heureuses initiatives. Il envoie des missionnaires et rassemble les peuples.
Le monastère, centre
d’accueil et de soin
Revenons en ce temps où le
monde s’écroule. De grandes abbayes tiennent encore debout, insolentes face aux
désordres et à la violence qui s’abattent sur les populations. Ce sont parfois
des îles au milieu d’une mer agitée. Mais ce ne sont guère des îles
puisqu’elles accueillent ceux qui ont besoin d’assistance ou qui recherchent
une protection. N’oublions pas en effet que l’une des missions des monastères
demeure l’hospitalité quelle que soit la Règle qui les régit. Saint Pakhôme
prévoit déjà un bâtiment pour accueillir les étrangers. Saint Benoît insiste beaucoup
sur l’hospitalité que doivent remplir les moines. Ainsi les monastères mettent
ainsi un service d’accueil et d’assistance. Le rôle d’hospitalité et d’assistance
auprès des pauvres, par exemple dans des endroits dangereux ou hostiles, prend
parfois une telle importance que des abbayes se spécialisent avant que des
communautés ne soient fondées pour assumer ce rôle, notamment à partir du XIIe
siècle. Ainsi des établissements sont fondés dans les cols des Alpes ou dans
les zones frontières entre l’Escaut et le Rhône par exemple.
Le monastère est aussi
terre d’asile ou de refuge pour les hommes et les femmes poursuivis par les autorités du moment. Il bénéfice en effet du droit d’inviolabilité. En dépit des efforts
d’Henri II et des menaces de représailles, l’abbaye de Pontigny puis celle de
Saint-Colombe de Sens accueillent et protègent Saint Thomas Beckett. Pépin le
Bref ne peut rien contre les moines de Saint-Denis qui gardent Gascelin.
Les monastères s’occupent
aussi des pauvres. Ils font même l’objet d’un cérémonial précis. Ils ont droit
à une distribution quotidienne de nourriture. Le monastère distribue aussi
chaussures et vêtements. Une bonne partie des ressources est consacrée à leur
accueil et à leur prise en charge. Un tiers des revenus de Cluny est ainsi
consacré à l’assistance. Des abbés, comme Odilon (994-1049), fait fondre des
objets précieux à l’intention des démunis lors d’une période de disette. Vers
1145, alors que la région souffre d’une famine, entre 500 et 700 pauvres sont
nourris par l’abbaye de Fleury-sur-Loire, qui vend tout sorte d’objet de valeur
pour venir à leur aide. Chaque dimanche, l’abbé de Saint-Denis distribue 2 500
pains puis au XIIe siècle, assiste 600 pauvres de manière journalière. Chaque
jour, l’abbé de Montauban réserve à 13 pauvres un repas de moine, Troarn
nourrit 7 000 pauvres. Qui se souvient de ce « pain de mai » que les monastères distribuent pour aider les
paysans à résister jusqu’à la prochaine récolte ?
Le portier est responsable
de l’accueil des pauvres. Il gère normalement le dixième des revenus du
monastère, des aumônes et des dons de toute nature, en argent et en nature. Le
terme de « porte » est
devenu une dénomination classique au Moyen-âge pour désigner un lieu d’accueil
pour les hôtes étrangers, les pauvres, les malades et les infirmes. La « porte » résume ainsi toute une
série de service au profit des extérieurs du monastère. L’assistance des
pauvres et l’accueil de tout étranger, y compris les plus fortunés, font partie
de ces services.
Le soin à apporter aux
malades est aussi une des tâches du monastère. L’hôpital que fonde L’abbaye de
Corbie fonde un hôpital au VIIIe siècle, l'Hôpital de la Porte. À Saint
Benoît-sur-Loire, à Saint Gall, à Malmédy, des maladreries sont construites aux
portes des monastères. Des monastères peuvent diriger des
hospices et des maladreries. Certains disposent de structures de soin comme
l’infirmerie. À partir du IXe siècle, avec le développement de l’Ordre de
Cluny, les hôpitaux monastiques sont nombreux. Chaque monastère clunisien doit
avoir un hôpital dans lequel peuvent travailler des médecins, ces derniers ne
faisant pas partie du monastère. La sauvegarde et la transmission des livres
médicinaux antiques par les moines, la traduction des œuvres arabes par les
cisterciens, et l’expérience médicinale acquise en Orient permettent à la
médecine de se développer. À partir du XIe siècle, des abbayes distinguent
certaines fonctions concernant les soins des malades. Nous pouvons citer ceux
qui sont chargés des saignés ainsi que les infirmiers, les médecins, les
physiciens. Puis, à la même époque, apparaît l’Hôtel-Dieu.
Les moines, des agriculteurs,
des industriels, des entrepreneurs
Prenons un autre rôle
qu’assument les moines de manière parfois involontaire. Prenons l’exemple de
l’abbaye de Cluny. En 909, Cluny n’est qu’un lieu désert et sauvage, dans une
vallée au creux de laquelle serpentent les méandres d’une rivière, une forêt
giboyeuse forte appréciée par les chasseurs. Douze moines s’installent dans ce
site sévère. Moins de trente ans après, l’abbaye de Cluny devient le phare du
monachisme occidental, à la tête d’un ordre qui rayonnera sur toute l’Europe
par son organisation, sa discipline, sa saine administration. Cluny n’est pas
le seul exemple. D’autres lieux déshérités se transforment et deviennent des
aires fertiles. Les moines défrichent, percent des clairières dans les forêts,
assèchent les marécages, installent des élevages et des fermes, frayent des
routes, des canaux, construisent des moulins. Selon B. Chauvin, les Cisterciens
sont de « véritables entrepreneurs
de (re)mise en état de friches, landes et tourbières »[2].
De considérables travaux de grande
envergure sont entrepris pour aménager les terres. Au XIIe siècle encore, plusieurs centaines
d’hectares sont grignotés sur les espaces forestiers en France.
Quittons la vallée de
Cluny pour nous rendre rapidement à Cîteaux. Ce qui n’était que marais est
devenu plaine féconde et champ nourricier au profit de toute une région. Comme
à Cluny et dans bien d’autres lieux, des déserts sont devenus fertiles. Lorsque
nous avons visité cette abbaye, nous avons pu découvrir une belle exposition.
Elle expose notamment une maquette montrant les travaux d’irrigation qu’ils ont
menés pour répondre aux besoins d’eau. Les Cisterciens ont en effet excellé
dans la mise en valeur des terres et dans l’organisation des ressources
naturelles. Leurs connaissances dans la gestion de la terre ne peuvent que nous
surprendre, nous qui abusons de la nature pour répondre à nos soifs de consommation !
Conformément à la règle de
Saint Benoît, le monastère doit être autonome afin ne pas dépendre du monde
extérieur et de préserver la solitude des moines. Or comme dans toute
collectivité, il est nécessaire de se nourrir, de se loger, de se vêtir, même
lorsque le dénuement est prôné et suivi, surtout lorsque la communauté comprend
une centaine de personnes. La liturgie, mise en valeur par les Ordres
religieux, réclame aussi un fort besoin de produits. L’assistance publique,
l’accueil des pauvres, les hôpitaux que nous avons évoqués augmente encore ce
besoin. Enfin, le monastère doit fournir des services et diverses contributions
financières au Pape, à l’évêque du lieu, aux seigneurs…
Pour répondre à ses nombreux
besoins, le monastère doit exploiter son domaine qui parfois peut être
considérable. Les biens qu’il détient proviennent de son fondateur et de leurs bienfaiteurs.
Des maisons religieuses possèdent ainsi des champs, des forêts, des mines, des
marais, parfois dispersés dans le pays. Dès le IXe siècle, certains monastères
prennent des dimensions de véritables villes, d’où rayonne une intensité
activité économique. Ainsi l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés s’étend sur
33 000 hectares, presque tous situés en Île-de-France, dont la moitié est
réservée aux moines. Sur près de 17 000 hectares, vivent 2900 familles,
chacune cultivant une manse, héréditaire, d’une superficie moyenne de 6
hectares, en échange d’un loyer. « Sur
toute la campagne soumise à sa loi, l’abbaye étend la paix féconde de sa régularité
et de son immutabilité. »[3]
Les monastères aménagent
leurs terres pour répondre d’abord à leurs besoins. Des marais sont asséchés,
des canaux sont creusés. Le canal de l’Anglée est ainsi l’œuvre de l’abbaye de
l’Absie-en-Gâtine. Pour avoir du pain, des moulins sont construits sur des
rivières dont le cours a été régularisé. Pour avoir du poisson, des étangs sont
creusés. Pour les saler, des marins salants sont entretenus. Les salines du
Saintonge et d’Aunis ou de Guérande sont leurs œuvres. Pour avoir de l’huile,
la culture du noyer se développe. Les crus de Bourgogne, de Bordeaux, de
Beaujolais, etc. sont nés de leurs mains.
Les moines sont aussi de
bons agriculteurs, parfois innovateurs. Ils sont capables de faire fructifier
leurs biens avec talent. La Beauce tient sa richesse à l’abbaye de Morigny par
exemple. Les monastères possèdent aussi de grands troupeaux. En Angleterre, en
raison de la pauvreté des terres, l’abbaye de Winchester élèvent plus de 20 000
moutons. Il fournit ainsi de la laine pour l’usage du monastère et pour le commerce.
Les moines travaillent à améliorer la qualité des races par leur croisement
comme ils œuvrent pour se doter de méthodes, de semences et d’outils efficaces.
Indirectement, ils ont contribué à encourager et faciliter le commerce.
Certains monastères organisent des foires annuelles comme
Saint-Germain-des-Près ou hebdomadaires comme Saint-Martin-des-Champs ou
Romainmoutier.
Enfin, le monastère a
aussi bien des tanneurs, tapissiers, forgerons, orfèvres, fondeurs. Il peut se
spécialiser dans la verrerie, dans l’émaillerie ou dans la pisciculture, ou à
l’extraction du fer, de l’ardoise, du plomb. Des moines peuvent s’adonner à la
construction et à l’entretien des ponts et des routes. Ainsi, par leurs
activités, diverses et grandes, certaines abbayes sont riches, ce qui leur
permet de tenir un rôle dans l’activité économique du Moyen-âge et de renforcer
leur puissance temporelle.
De nouveaux villages, de
nouvelles villes
Pour les aider dans leurs
œuvres, les moines peuvent faire appel à des laïcs qu’ils installent sur leurs
terres. De nombreux villages et villes naissent ainsi de ces regroupements. Et
comme les terres récemment défrichées sont souvent exemptes de dîmes, le
peuplement est encore plus facilité. Grâce aux immunités et aux privilèges
monastiques, les populations sont protégées
contre les impôts, contre l’arbitraire et les exactions des grands. « Il fait bon vivre sous la crosse des abbés »
selon un proverbe du Moyen-âge. « Soyons
justes, autant étaient maltraités, pillés, spoliés les paysans entourant le
château, autant étaient secourus et protégés les paysans entourant le
monastère. […] Au lieu d’être
bâtonnés, vendus et acheté comme du bétail, dit un écrivain du temps, ils
étaient traités comme des hommes ! »[4]
Enfin, à l’ombre des monastères, les populations rurales trouvent non seulement
de quoi vivre mais surtout la sécurité et les moyens de salut. Cela est surtout
vrai pour les enfants. « Pour
beaucoup d'enfants le monastère apparaît comme un refuge. Là ils trouvent de
quoi se vêtir, se nourrir et ce qui est encore plus important, ils trouvent le
moyen de faire leur salut et celui de leur famille. »[5]
Ainsi le monastère est un
acteur économique indispensable du Moyen-âge jusqu’au XIIe siècle. Le rôle
qu’il joue attire alors de nombreux marchands, une population en quête de
travail ou de paix. Des villages puis des villes naissent ainsi. En Poméranie
orientale, les monastères ont fondé 1 400 villages et 16 villes. « Comment les moines auraient-ils vécu dans le
mystère de la solitude, les splendeurs liturgiques, une retraite studieuse et
même dans la haute spiritualité sans le concours du droit et de l'économie
? C'est le concours de ces deux sciences et de ces deux arts qui leur a
permis l'isolement, la prière, l'étude et jusqu'aux élans mystiques. »[6]
Conclusion
Le passé nous a légué une
belle contradiction qui peut nous faire sourire, d’un sourire paisible.
Regardons, dans cette lointaine histoire, ces hommes et ces femmes, nombreux et
fervents, qui ont voulu se retirer du monde et renoncer à ses biens, et
pourtant, ce sont eux que les gens du monde ont recherchés pour les sauver des
désastres qu’a conduit leur folie ! Saint Martin, Saint Augustin, Saint
Grégoire le Grand, leurs contemporains sont venus les rechercher quand tout
s’écroulait. Regardons aussi ces hommes qui en ont attiré d’autres ou ces
monastères autour duquel se sont rassemblés artisans, paysans, familles.
En outre, qui a assumé de
hautes responsabilités quand le monde fuyait les siennes ? Étranges, ces
moines qui devient évêques, papes, administrateurs, diplomates ! Enfermés
derrière une clôture et retirés dans le silence d’une cellule, ils deviennent
finalement des hommes d’action. Et lorsqu’ils s’engagent sur cette voie, ils
regrettent leur vie monastique et cherchent, autant qu’ils peuvent, la vie
contemplative qu’ils ont dû abandonner. Ils se font même violence à eux-mêmes
pour accepter leur charge. Pourtant, que d’œuvres sorties de leurs mains, que
de ruines relevées, que d’espoirs retrouvés ? Comment de tels hommes
ont-ils pu alors remettre de l’ordre, préparer l’avenir, mobiliser les
forces alors qu’ils ont renoncé à vivre dans le monde et selon l’esprit
du monde ? Quel paradoxe ! Pourquoi le contemplatif, l’homme du
silence, a fini par modeler l’Europe ? Mais justement, qui aurait pu
porter de tels fardeaux si ce n’est pas celui qui a tout renoncé ?
Certes, du V au XIe
siècle, les monastères n’ont pas toujours brillé. Certains ont commis des
erreurs, des moines ont trahi leur vocation, l’esprit du monde a parfois guidé
certains abbés. Mais ces fautes ne reflètent qu’une vérité : un arbre sans
sève ne donne plus de fruits et finit par périr. Faut-il détruire toutes la
forêt parce que certains arbres sont malades ?...
Notes et références
[1] Sophie Hasquenoph, Histoire des ordres monastiques et congrégations religieuses, 2ème Partie, IV, Champ Vallon, 2009.
[1] Sophie Hasquenoph, Histoire des ordres monastiques et congrégations religieuses, 2ème Partie, IV, Champ Vallon, 2009.
[2] B. Chavun, Économie
cistercienne ou économie des Cisterciens ?, Les Dossiers de
l’Archéologie, n°229, déc. 1997-janv. 1998.
[3] Michel Mourre, Histoire
vivante des moines des Pères du désert à Cluny, X.
[4] Antony Réal, Histoire
philosophiques et anecdotique du bâton, depuis les temps les plus reculs
jusqu’à nos jours, BnF, collection ebooks.
[5] Riché Pierre. Éducation
et enseignement monastique dans le Haut Moyen Age dans Médiévales,
n°13, 1987, Apprendre le Moyen-âge aujourd'hui, pp. 131-141, www.persee.fr.
[6] Le Bras Gabriel, La
part du monachisme dans le droit et l'économie du Moyen Âge.
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