" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 30 juin 2018

Saint Bernard et la Théorie des deux glaives


Il n’est guère possible de comprendre les relations entre le Pape et l’Empereur, ou les rois, au temps du Moyen-âge sans connaître la théorie des deux glaives comme il n’est guère envisageable de comprendre les attaques de Marsile de Padoue, de Guillaume d’Occam ou de Luther contre l’Église et le Pape, ainsi que leurs doctrines, sans la connaître également. Encore dans un passé plutôt proche, voire à notre époque, de bons-penseurs, ou de furieux anticléricaux, les plus érudits sans-doute, brandissent cette théorie pour prouver les prétentions théocratiques de l’Église et ainsi l’accuser de despotisme. Même au sein de l’Église, certains voient dans cette théorie une réaction justifiée des Papes mais limitée à un temps déterminé et désormais anachronique. En clair, elle n’est qu’une théorie devenue sans objet et abandonnée par l’Église. En l’ensevelissant dans un passé à jamais disparu, espèrent-ils désarmer leurs adversaires ?

Rappelons que selon la théorie des deux glaives, le Pape détient deux glaives, spirituel et temporel, c’est-à-dire la plénitude des pouvoirs. Il utilise directement le pouvoir spirituel alors que les princes du monde utilisent le pouvoir temporel de manière indirecte après l’avoir reçu des mains du Pape. Nous pouvons alors en conclure que le Pape a le droit de retirer le pouvoir des mains d’un prince, c’est-à-dire de le déposer du trône au profit d’un autre. Selon certains commentateurs, cette théorie viendrait de Saint Bernard ou selon d’autres, celui-ci lui aurait donné sa forme définitive. Nous allons donc écouter Saint Bernard (1090-1153)

Le sens du terme « glaive »

Mais avant d’étudier ce que Saint Bernard a pu dire sur ce sujet, examinons le terme de « glaive ». Reconnaissons d’abord que le sens a évolué au cours du temps. À l’origine, il désignait le pouvoir de sanctionner. Le prince porte le glaive pour punir celui qui commet le mal, nous dit Saint Paul. La parole de Dieu agit comme un glaive, nous dit-il encore dans son épître aux Éphésiens (VI, 17). Saint Jean est encore plus clair dans son Apocalypse. L’autorité religieuse exerce par exemple ce glaive en prononçant la sentence d’excommunication. C’est à ce titre aussi que l’Églises condamne l’hérésie. Puis au XIIe siècle, le terme s’applique au pouvoir en tant que tel. Les glaives religieux et temporel symbolisent respectivement le pouvoir dans les mondes temporel et religieux. Cette évolution devient alors source de confusion

Comme nous allons le voir, c’est bien au sens premier que le terme de glaive est utilisé dans l’ouvrage de Saint Bernard…

De consideratione de Saint Bernard, un livre réformateur

Saint Bernard est souvent présenté comme l’inventeur de la théorie des deux glaives. Il l’aurait décrite dans son ouvrage intitulé De consideratione [1]. Ce traité est adressé au Pape Eugène III (1145-1153). Avant de devenir Pape, Bernardo Paganelli était camaldule puis moine de Clairvaux et abbé du monastère de Saint-Vincent-et-Saint-Anastase à Rome. Ainsi le Pape est l’ancien disciple de Saint Bernard, « un fils bien-aimé même sous la tiare de Pontife. » (Prologue)

En le voyant élevé sur le trône pontifical, Saint Bernard craint pour le salut de son ami. Habitué à la vie monastique, à la solitude et au silence, il pourrait perdre ses vertus dans sa nouvelle charge. Or cet ancien disciple lui est cher. « Vous êtes si profondément ancré dans mon cœur qu’il ne m’est presque plus possible de vous en arracher maintenant. Élevez-vous donc dans les cieux tant qu’il vous plaira, ou descendez jusqu’au fond des abîmes si vous le voulez, vous ne pourrez échapper à mon amour, je vous suivrai partout où vous irez. » Son traité n’est donc pas écrit pour magnifier la dignité pontificale ou pour justifier son pouvoir. Ce n’est point un traité politique. Soucieux du salut de son ancien disciple, il écrit pour lui donner des conseils afin qu’il ne se perde pas sur le trône pontifical. Saint Bernard prescrit « une règle de vie et de conduite au souverain Pontife »[2].

L’ouvrage est constitué de cinq livres ou parties. Seuls les quatre premiers livres nous intéressent, le dernier comprenant des considérations relatives aux anges et à Dieu.

Le traité aurait été écrit dans les dernières années de la vie de Saint Bernard, probablement au cours de l’année 1148 ou 1149.

Ce n’est pas seulement une lettre qu’il adresse au Pape. Si elle est adressée à un seul destinataire, elle est en fait destinée à de nombreux lecteurs. Saint Bernard propose en effet des suggestions pour la réforme de l’Église. Ces conseils et ces règles, il les adresse à tous les clercs. 

Finalement, le traité n’est aucunement un traité politique comme il n’a pas pour vocation de justifier une théorie sur la primauté pontificale ou sur les rapports entre le Pape et l’Empereur, entre l’Église et l’État. Il est donc clairement faux de voir dans cet ouvrage le fondement de la théorie des deux glaives. Il doit être lu dans le cadre de la réforme que Saint Bernard encourage et veut répandre dans l’Église, notamment au travers du Pape Eugène III.

La dignité éminente du Pape

Remarquons que dans son ouvrage, Saint Bernard a une haute considération du Pape. C’est bien « un homme assis au rang suprême » (Livre II, chap. VII, n°14). Il est placé sur un trône pour occuper « le premier rang dans l’Église, le premier rang par excellence » (Livre III, chap. III, n°13). Il est le « souverain des souverains même » (Livre III, chap. III, n°13)

Il est, nous dit-il, « le premier des évêques, l’héritier des Apôtres » (Livre II, chap. VIII, n°15). Il a reçu les clefs d’une manière toute différente des autres évêques. C’est pourquoi son pouvoir est plus glorieux. Son pouvoir est universel. « Ils n’ont de troupeau que celui qui leur est assigné, chacun d’eux a le sien, tandis que pour vous tous les troupeaux n’en font qu’un dont vous êtes le pasteur. » (Livre II, chap. VIII, n°15). Ainsi le Pape est appelé à « la plénitude des pouvoirs » (Livre II, chap. VIII, n°16). Son pouvoir « s’étend sur ceux mêmes qui ont reçu le droit de commander aux autres. » (Livre II, chap. VIII, n°16). Il peut ainsi déposer un évêque de son siège. Il dispose du « privilège incontestable sur les clefs du ciel qui vous ont été remises et sur les brebis du Seigneur qui vous ont été confiées. » (Livre II, chap. VIII, n°16). Il conduit l’Église universelle, répandue dans le monde entier.

Au profit de l’Église

S’il est le « souverain des souverains », le Pape ne doit pas user de son pouvoir pour en tirer profit. De même, s’il domine sur les autres évêques, il ne doit pas en profiter pour s’enrichir. « C’est la marque d’une âme petite et basse que de voir dans ses inférieurs, non le bien à leur faire, mais le profit à en tirer » (Livre III, chap. III, n°13).

Le Pape doit aussi préserver l’ordre hiérarchique dans l’Église, laissant à chacun son pouvoir. « On vous a élevé au poste que vous occupez, non pour ôter, mais pour conserver à chacun son rang dans la hiérarchie, sa charge et ses dignités » (Livre III, chap. IV, n°14), selon la justice. Avant d’agir et d’exercer son pouvoir, le Pape doit se demander si cela est permis, convenable et enfin utile. Il ne doit pas agir selon ses caprices et sans raison.

Le Pape a aussi pour devoir de faire observer avec soin dans l’Église les décrets pontificaux afin d’appliquer et de faire appliquer les règles de réforme nécessaire. Et bien-sûr, il doit montrer l’exemple et le zèle nécessaire dans l’application de la réglementation comme il doit veiller à ce que le clergé de Rome soit aussi un modèle pour l’Église toute entière.

Pour surmonter les dangers liés à la suréminence du siège pontifical, Saint Bernard demande au Pape de bien considérer et d’examiner sérieusement ce qu’il est et d’où il vient sans oublier la dignité du titre qu’il porte.

Non dominateur mais serviteur travailleur et zélé

Dans les premiers livres, Saint Bernard insiste sur les vertus que le Pape doit exercer et sur l’esprit avec lequel il doit assumer sa fonction.

Si le Souverain Pontife est élevé à des choses supérieures, ce n’est pas pour dominer en maître mais dans la servitude. « Et nous aussi, quelque haute opinion que nous ayons de nous, il faut bien nous persuader que nous ne sommes point appelés à commander en maître, mais à travailler comme de véritables serviteurs. » (Livre II, chap. VI, n°9) Comme un des ouvriers de l’Évangile et héritiers des Apôtres, le Pape doit travailler et se mettre à l’œuvre. Ainsi ne doit-il chercher aucun honneur ni richesse mais fatigue et soucis. « Le nom même d’évêque emporte l’idée d’un devoir à remplir et non pas d’une domination à exercer. » (Livre II, chap. VI, n°10) Il doit aller dans le monde « non pas comme un seigneur dans son domaine, mais comme un colon qui vient surveiller et exécuter des travaux dont il doit rendre compte un jour » (Livre II, chap. VI, n°12).

À plusieurs reprises, Saint Bernard revient sur l’esprit qui doit guider le Pape dans sa fonction, un esprit semblable à celui des Apôtres. « Voilà la règle des Apôtres : ils ont un devoir à accomplir et non pas une domination à exercer » (Livre II, chap. VI, n°11). Et s’il est placé à la tête de l’Église, il ne doit pas oublier son devoir qui est « de lui être utile, de la gouverner comme un serviteur prudent et fidèle que le maître a établi sur toute sur toute sa famille pour lui donner de la nourriture en son temps » (Livre III, chap. I, n°2). Sa mission est de veiller sur elle, de la protéger et de prendre soin d’elle. Son rôle est de propager la foi et de conserver l’unité, de préserver les fidèles de l’erreur et de combattre l’hérésie et les schismes. Ainsi le Pape doit-il corriger et réprimer tout en répandant la bonne parole. Mais pour mener ses missions, il ne peut négliger les exercices spirituels

Saint Bernard nous rappelle le sens premier du terme « évêque » qui vient du grec « épiskopos » signifiant « surveillant » ou « inspecteur ». Il doit « avoir l’œil sur tout » nous dit-il. Il est « placé sur un lieu élevé » pour « tout embrasser du regarder » (Livre II, chap. VI, n°10). Ce devoir n’est pas sans fatigue ni soucis, surtout quand le repos lui est impossible.

Ainsi Saint Bernard insiste sur les vices que le Pape doit éviter en s’élevant sur le trône pontifical, comblé d’honneur et de puissance. Mais s’il doit chercher la gloire, celui-ci doit être semblable à celle des Apôtres et des Saints, « une gloire où rien ne sent la vanité, la mollesse et l’oisiveté. » (Livre II, chap. VI, n°12).

En raison même de sa position élevée, le Pape ne peut être ni insensé ni sans grandeur d’âme. Plus le rang est élevé, plus ses qualités d’âme doivent être éminentes. « C’est monstrueux pour moi qu’une âme sans grandeur dans le rang suprême, une vie abjecte et basse dans un poste éminent, une langue habile à parler de grandes choses et une main paresseuse à les faire, des paroles sans nombre et des actions stériles, un visage plein de gravité et une conduite légère, une autorité souveraine et une volonté sans consistance aucune. » (Livre II, chap. VII, n°14) Saint Bernard dessine ainsi ce qu’un Pape doit être. Et quelques soient ses qualités, il ne doit pas s’en satisfaire.

Ainsi, Dieu a établi le Pape chef de la Sainte Église romaine, elle-même mère et non dominatrice des autres Églises. Le Pape n’est pas « le souverain des évêques, mais l’un d’entre eux, le frère de ceux qui aiment Dieu, le compagnon de ceux qui le craignent. » (Livre IV, chap. VII, n°23) En outre, le Pape doit être « un modèle de justice, un miroir de sainteté et un exemple de piété ; l’organe de la vérité, le défenseur de la foi, le docteur des nations, le guide des chrétiens, l’ami de l’Époux, […], la terreur des méchants, la gloire des bons, la verge des tyrans, […], le père des rois, le modérateur des lois, […], le pontife du Très-Haut, le vicaire du Christ, l’oint du Seigneur, enfin le Dieu de Pharaon. » (Livre IV, chap. VII, n°23)

Les glaives spirituel et temporel


 
Saint Bernard parle du glaive spirituel au sens propre dans deux passages. Dans le premier, il en parle indirectement. En effet, il demande à Eugène de ne pas empiéter les droits des princes temporels dans des choses qui ne concernent que les biens de ce monde. « C’est donc sur les fautes des hommes, et non sur leurs possessions terrestres, que vous devez exercer votre pouvoir de juger ; c’est uniquement en vue des premières et non pas des secondes que vous avez reçu les clefs du royaume des cieux pour en fermer la porte aux pécheurs, et non aux propriétaires. » (Livre I, chap. VI) Le Pape ne doit donc exercer que le glaive spirituel selon son périmètre de responsabilité. « Ces intérêts temporels et vulgaires ont leurs juges spéciaux, ce sont les princes et les rois de ce monde. » (Livre I, chap. VI) Son action doit être tournée vers des choses bien plus supérieures. Dans le même livre, Saint Bernard critique sévèrement tous ceux qui, dans l’Église, jugent avec fourberie, « verbiage inutile » (Livre I, Chap. X), et exercent l’art de l’imposture, indigne de l’Église. Ces avocats et procureurs, plus cupides qu’animés d’esprit de vérité et de justice, devraient être punis.

L’autre passage est plus célèbre. Le Pape est certes élevé au-dessus de tous les hommes mais, comme l’insiste Saint Bernard, il a été élevé pour s’opposer à ceux qui font le mal. Toutefois, précise-t-il, il doit les soumettre « avec la parole et non avec le fer. » (Livre IV, chap. III, n°7) Cela ne signifie pas que le Pape ne détienne pas un glaive, ce glaive qui est fait mention dans le passage de l’Évangile de Saint Jean (XVIII, 1) mais son usage respecte des règles. « Il est donc bien à vous ce glaive, peut-être même ne doit-il pas en être fait usage sans votre aveu, quoique votre main ne puisse plus le tirer. En effet, s’il ne vous appartenait pas, le Seigneur n’aurait pas répondu à ses apôtres quand ils lui dirent : « Nous avons deux glaives. C’est bien (Luc, XII, 38) », mais c’est trop. On ne peut donc nier que l’Église n’ait deux glaives aussi, le temporel et le spirituel ; si le premier doit être tiré pour elle, le second ne le doit être que par elle, celui-là par la main du prêtre et l’autre par celle du soldat, mais du consentement du Pontife, et sur l’ordre de l’empereur, comme je l’ai dit ailleurs. Mais pour vous aujourd’hui, armez-vous de celui qui vous est donné pour en user vous-même et frapper pour sauver, sinon tous les pécheurs, sinon même un grand nombre d’entre eux, du moins tous ceux que pourrez atteindre. » (Livre IV, chap. III, n°7) C’est à partir de ces paroles que des commentateurs fondent la théorie des deux glaives.

Selon certains historiens, Saint Bernard aurait traité de ce sujet dans une autre lettre qu’il aurait adressée à Eugène III concernant la croisade. « Puisque le Sauveur souffre de nouveau aux lieux où jadis il est mort pour nous, il est temps de tirer du fourreau les deux glaives dont Pierre était armé pendant la passion du Sauveur. Mais qui les tirera, si ce n'est vous ? Or si l'un se tire d'un mot de votre bouche ou d'un signe de votre tête, c'est la main qui doit tirer l'autre de sa gaine : lorsque saint Pierre voulut faire usage de ce dernier, dont il semblait qu'il ne dut pas se servir, le Seigneur lui dit : Remettez votre glaive dans son fourreau. " Il était donc bien à lui, mais ce n'était pas lui qui devait s'en servir »[3]

L’Église aurait donc les deux glaives, les glaives spirituel et temporel. Le premier, seul le Pape peut l’utiliser directement, le second est utilisé par les autorités temporelles pour défendre l’Église avec le consentement du Pape. Saint Bernard use bien du terme de « glaive » dans le sens de sanctionner et de frapper. Il ne désigne pas le pouvoir spirituel ou temporel.

Conclusions

Saint Bernard écrit à son disciple et ami Pape Eugène III pour lui donner des conseils dans l’exercice de sa charge et dans le cadre de la réforme qu’il tend de propager dans l’Église. Il ne peut en effet y avoir de réforme si la tête de l’Église n’en est pas le miroir. Il lui rappelle ainsi que le Pape n’exerce les pleins pouvoirs dans l’Église que pour servir et non dans un esprit de domination. Saint Bernard défend ainsi clairement et avec vigueur la plénitude du pouvoir du Pape et son autorité universelle sur l’Église, le désignant comme le « vicaire du Christ ». Il affirme avec la même ardeur ses devoirs en tant que Pape et les vertus chrétiennes qui doivent le guider dans l’exercice de son autorité. Ainsi dans le même ouvrage, il n’hésite pas à critiquer tous les clercs indignes et les abus de pouvoir. 

Parmi ses devoirs, Saint Bernard insiste sur celui de juger et de sanctionner ceux qui commettent le mal, notamment les hérétiques et les schismatiques. Il dispose d’un glaive spirituel qu’il doit user avec raison et sagesse, plus par la parole que par le fer. En exerçant ces pouvoirs, il ne doit pas empiéter sur le domaine temporel mais laisser agir les princes de ce monde. Si le glaive temporel appartient à l’Église, il doit être utilisé avec son consentement au profit de l’Église.

Ainsi dans le traité de Saint Bernard, il n’est pas question de justifier ou de réfuter une théorie quelconque mais de rappeler la haute dignité du Pape et la plénitude de pouvoir qu’il détient ainsi que ses devoirs et ses vertus afin de promouvoir la réforme dans l’Église. Il défend clairement la primauté du Pape sur les princes de ce monde tout en définissant les périmètres du Souverain Pontife et l’esprit qui doit le guider. Il ne revendique aucun droit et aucune ambition.



Notes et références
[1] Les citations viennent du livre Les cinq livres de la considération de Saint Bernard, premier abbé de Clairvaux au Pape Eugène III, préface de Mabillon, avis au lecteur de Jean Merlon Horstius, dans Œuvres complètes de Saint Bernard, trad. par l’abbé Charpentier 1846, accessible sur www.abbaye-saint-benoit.ch.
L'ouvrage est aussi accessible sur http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/es/bel.htm.
[2] Mabillon, Préface, IV.
[3]Saint Bernard, Lettre CCLVI à Eugène III, n. 1 dans Les cinq livres de la considération au Pape Eugène III.

samedi 23 juin 2018

L'affirmation de l'autorité pontificale : Saint Grégoire VII et Innocent III

« Théocratie », « hiérocratie », les mots reviennent inlassablement pour accuser les Papes d’avoir voulu imposer leur domination sur l’État et sur toute la société au Moyen-âge. Ils auraient, nous dit-on, voulu soumettre tout pouvoir à leur juridiction. Telle serait l’œuvre des Papes depuis la réforme grégorienne. Le XIIIe siècle serait alors la période où triompherait cette ambition. Or, comme nous l’avons longuement vu dans nos précédents articles, les Papes n’ont pas d’autres ambitions que de libérer l’Église de la tutelle des princes en se conformant aux principes établis depuis sa fondation. Les critiques seraient-elles donc infondées ?

Il est vrai qu’à partir du XIIe siècle, des hommes énergiques et de forte personnalité occupent le siège pontifical. Ils ont une haute idée de leur dignité et la défendent avec fermeté, notamment face aux Empereurs germaniques et aux rois. Parmi ces Papes, prenons l’exemple de Saint Grégoire VII et d’Innocent III. Ils sont les principaux acteurs de la réforme grégorienne. Écoutons-les afin de mieux entendre leurs intentions. Nous pourrons plus facilement nous défaire des clichés que notre mémoire a emmagasinés, parfois à notre dépend.

Saint Grégoire VII et la réforme grégorienne

Commençons par Saint Grégoire VII. Comme son lointain prédécesseur Saint Gélase Ier, il reconnaît les deux autorités qui dirigent le monde. « Parmi les dignités de ce monde, il y en a deux, qui par la volonté de Dieu sont supérieurs aux autres : ce sont la dignité apostolique et la dignité royale, destinées à conduire les hommes. » Ce sont « deux flambeaux plus éclatants que les autres, le soleil et la lune, de même, il lui a donné la dignité apostolique et la dignité royale pour le guider dans ses divers devoirs. » Il reconnaît à la dignité apostolique une supériorité à celle des chefs d’États. Comme le soleil flamboyant dans le ciel, il est supérieur à la dignité royale en raison de ses responsabilités lors du jugement dernier. « Au jugement dernier, la dignité apostolique est pontificale représentera les rois chrétiens, ainsi que tous les autres devant le tribunal et rendra compte à Dieu de leurs fautes. »[1]


Saint Grégoire VII reconnaît clairement l’origine divine de tout pouvoir, en particulier celle des rois, mais en pratique, le pouvoir a été créé par la volonté des hommes. Il distingue donc le « pouvoir » qui appartient à Dieu seul et la « volonté » dont Dieu dispense l’usage aux hommes. Dieu est ainsi l’auteur de toute puissance mais Il n’empêche pas les hommes de se donner de mauvais rois. Il n’oublie pas non plus la part de la volonté dans l’exercice de ce pouvoir.

Or reprenant les paroles de Nicolas Ier, Saint Grégoire VII rappelle que lors de son sacre, l’Empereur a reçu des mains du Pape la couronne impériale, et par conséquent, il peut aussi la lui retirer si, au lieu de s’en servir pour la défense de la chrétienté, il en use contre ses propres sujets ou contre l’Église. La couronne n’est donc pas un objet de propriété inamissible. Elle est simplement confiée à une personne et le Pape peut la lui reprendre si par ses péchés, elle se montre indigne de la porter. Le Pape peut donc juger de cette indignité et sanctionner le prince. Telle est la notion première du « glaive spirituel » dont dispose le Pape. Ainsi, « au nom de la suprématie romaine, le Pape entend exercer un contrôle permanent sur le gouvernement des rois et des seigneurs, imposer à ceux-ci la pratique des préceptes de la morale évangélique et, s’ils ne s’y conforment pas, les excommunier et les déposer ratione peccati. »[2]

« Ratione peccati »

Cependant, « la doctrine traditionnelle, qu’il a la ferme intention d’observer, ne comportait pas cette intervention du pouvoir pontifical dans le domaine séculier. » [3] Le Pape Nicolas Ier le dit nettement. Le Pape ne doit pas intervenir dans les affaires temporelles. Saint Bernard s’élève aussi contre tout empiétement du Pape dans ce domaine. Il faut laisser le prince agir. « Celui qui fait partie de la milice de Dieu ne doit en aucune façon s’engager dans les affaires temporelles, pas plus que celui qui s’est engagée dans les affaires temporelles ne doit paraître se mettre à la tête des choses spirituelles. »[4]

Saint Grégoire VII demeure pourtant fidèle à cette doctrine. Il refuse de se substituer aux princes et de s’occuper des intérêts temporels de la Chrétienté. Il réaffirme au contraire la distinction des deux pouvoirs ainsi que leur périmètre de responsabilité qui leur est propre. Rien d’innovant. Ce n’est qu’une reprise des propos de Saint Gélase Ier…

Mais Saint Grégoire VII n’accepte pas que les princes soient sous l’emprise du péché et donc deviennent esclaves du démon. S’ils refusent de « marcher sur les traces des prêtres du Seigneur », les rois seront l’objet de censures canoniques. Comme le rappelait Saint Ambroise, un prince demeure dans l’Église et ne doit pas agir en dehors des commandements de l’Église comme tout chrétien. Tout péché est objet de sanction, même s’il est commis par un roi. Or un roi excommunié peut-il gouverner ses sujets selon la loi de Dieu ? C’est dans ce sens qu’il faut interpréter la sentence de Saint Grégoire VII : « les prêtres du Christ doivent être considérés comme les pères et les maîtres des rois, des princes et des fidèles. »[5] Pour justifier l’autorité pontificale, Saint Grégoire VII évoque le pouvoir de lier et de délier.

Pour le salut du roi et de ses sujets

Responsable du salut des rois comme celui de tous les fidèles, le Pape doit donc veiller à ce qu’ils ne s’écartent pas des voies du salut et à ce qu’ils ne risquent pas de se priver de la béatitude éternelle en gouvernant contrairement à la loi. C’est bien d’abord son salut qui fait l’objet de la sollicitude pontificale. Mais se joue aussi le salut de ses sujets. Il ne peut aller à l’encontre de leur sanctification. En outre, le Pape doit veiller à ce que leurs sujets soient gouvernés selon les lois de la justice et de la charité, et par conséquent que les vertus chrétiennes soient pratiquées par ceux qui les gouvernent et les dirigent. C’est le sens du serment du roi des Francs lors de son sacre. L’autorité royale est donc soumise à son contrôle. Ce contrôle limite le pouvoir temporel et prévient tout arbitraire de sa part. Nous dirions aujourd’hui qu’il est un contre-pouvoir particulièrement puissant.

Le sacre de Philippe III le Hardi
Prenons encore l’exemple de l’onction royale que le roi des Francs reçoive des mains de l’évêque. Le rite de consécration est identique à celui de l’évêque. Ce n’est pas par manque d’imagination. Le Pape considère en effet le roi et l’évêque comme des auxiliaires naturels dans la mission qu’il a reçue de Dieu. Celle-ci « ne confère au Saint-Siège aucune souveraineté temporelle, mais elle a pour but exclusif d’assurer le triomphe de la morale évangélique qui doit régir les États comme les individus ; elle n’est qu’une forme de la lutte menée par l’Église contre le mal et principalement contre le péché de ceux qui sont placés à la tête des peuples : l’orgueil qui engendre la tyrannie. »[6] Si l’évêque est indigne de son état, le Pape peut le déposer. Excommunié, l’évêque ne peut plus conférer licitement l’ordination sacerdotale. De même pour un roi. S’il est excommunié, ses sujets sont déliés de leur serment.


Devant la volonté impériale de gouverner l’Église, et soucieux d’apporter les véritables remèdes à la crise qu’elle connaît, Saint Grégoire VII veut ainsi appliquer les principes traditionnels qui doit régir les rapports entre le Pape et l’Empereur, principes aussi valables pour ses relations avec les rois. En raison de la Querelle des Investitures, les discours sont certes tournés vers l’Empereur mais tout prince est concerné. Il est donc faux de voir dans sa réforme la volonté de diriger les rois ou de régir l’État. Il est un réformateur conscient de son rôle et de sa dignité dans la direction des âmes.

L’affaire de Canossa, une véritable leçon de la suprématie pontificale

Pour bien comprendre l’intention de Saint Grégoire VII, nous vous invitons à une des scènes les plus célèbres de l’histoire, celle de Canossa. Elle reflète certainement un des points clés de sa pensée.

Revenons donc en l’an 1076. Furieux de se faire réprimander par Saint Grégoire VII pour avoir désigné ses créatures sur des sièges épiscopaux d’Italie, ignorant sciemment ses dernières décisions contre l’investiture laïque[7], l’Empereur Henri IV injurie le Pape et l’accuse d’usurpation et de mœurs malsaines. Il le déclare déchu et invite les fidèles et le clergé de lui donner un successeur. Mais Saint Grégoire VII ne se laisse pas faire. Il le dépose et délie tous les chrétiens du serment qu’ils ont contracté envers lui. Cette décision trouble ses adversaires. Une assemblée de princes et d’évêques reconnaissent que le Pape a raison et qu’Henri IV ne doit plus régner. Les nobles de l’Empire s’agitent en terres germaniques. Henri IV est dans une situation périlleuse. Il décide alors de se rendre à Canossa le 25 janvier 1077.

Canossa est une ville du Nord de l’actuelle Italie, proche de Parme et de Modène. Henri IV franchit les Alpes avec une faible escorte et traverse l’Italie du Nord. Au loin, il voit le château sur un nid d’aigle. C’est là que Saint Grégoire VII s’est réfugié sous la protection de la comtesse Mathilde dans un château réputé pour être imprenable. Mais Henri IV ne vient pas pour l’assiéger. Il est sans couronne, ni pourpre, vêtu de bure et nu-pieds. Il attend trois jours aux abords de la forteresse. Le roi supplie le Pape de l’entendre. La comtesse Mathilde ainsi que des cardinaux interviennent auprès du Pape en sa faveur. Saint Grégoire VII finit par le recevoir. Henri IV se prosterne alors devant lui et demande pardon. Il prête serment en de termes vagues et le Pape lève l’excommunication. Il peut alors garder sa couronne et se maintenir sur le trône impérial…



 
Sur le plan temporel, ce geste est un désastre pour le Pape. Il l’a désarmé comme il a désarmé les adversaires d'Henri IV. Il mena la guerre en Italie, prenant Milan et marchant sur Rome. Il fit élire un antipape. Saint Grégoire VII s’enferme au château Saint-Ange…

Le roi a-t-il joué une comédie pour sauver son trône ? Un serment ambigu méritait-il l’absolution ? Le pardon du Pape est-il finalement une faute politique ? Cette question répond finalement à nos interrogations et à tous ceux qui voient dans les Papes des ambitieux en quête de domination universelle. Saint Grégoire VII a agi en Pape. Le geste qu’il fait est « l’expression de l’infinie miséricorde à laquelle nul pécheur ne fait appel sans qu’elle l’accueille ; jamais le Pontife n’a été plus grand qu’en cet instant. » Son action dépasse celle de la politique. C’est pourquoi sa dignité est supérieure…

Innocent III, un Pape énergique et infatigable

Innocent III est l’autre Pape que nous devons désormais évoqué. Il est en effet souvent présenté comme le responsable de la prétendue « théocratie ». À trente-huit ans, il accède au trône pontifical. Son pontificat est alors riche en éclats. Il a évincé d’Italie l’Empereur, établi sa tutelle sur la Sicile et sa suzeraineté sur le royaume d’Angleterre comme sur le duché de Pologne ou encore le royaume du Danemark. Il a disposé de la couronne germanique, contrôlé la Hongrie, l’Aragon, la Castille. Il a enfin relancé la Chrétienté dans la croisade et a combattu une hérésie. S’il est vrai que « son action innombrable révèle un caractère de taille exceptionnelle »[8], ne pouvons-nous pas y voir aussi une confusion dans les pouvoirs ?

Innocent III est, comme Saint Grégoire VII, très conscient de la dignité du Souverain pontifical. Comme lui, il utilise la même comparaison pour distinguer les dignités pontificales et royales : « De même que Dieu, le créateur de l’Univers, a fixé deux grands luminaires au firmament du ciel, le plus grand pour qu’il préside au jour, le plus petit pour qu’il préside la nuit, de même il a établi au firmament de l’Église universelle qui est appelée « ciel » deux grandes dignités ; une plus grande pour que, comme pour le jour, elle préside aux âmes, et une plus petite pour que, comme pour les nuits, elle préside au corps, et ce sont l’autorité pontificale et le pouvoir royal. »[9]

Ainsi il distingue deux pouvoirs, non en fonction des responsabilités mais en fonction de leur objet, l’un dirigeant les âmes, l’autre les corps. Comme le soin de l’âme est supérieur à celui du corps, la dignité pontificale surpasse celle des rois. Le motif de la suprématie a donc évolué.

Conscient alors de cette dignité, Innocent III met toute son énergie et ses capacités de travail, capacités par ailleurs extraordinaires, à l’affirmer et à la défendre. Il met en œuvre une politique pour la faire respecter, notamment au sein du clergé, y compris à Rome. Son pontificat est aussi marqué par la naissance de deux Ordres religieux particuliers, les Ordres mendiants. Innocent III appuie et encourage en effet les deux saints que sont Saint François d’Assise et Saint Dominique. L’Église se dote de nouvelles troupes et d’un nouvel élan, répondant aux vœux du Pape de disposer de nouveaux prédicateurs.

Très décidé à poursuivre la réforme grégorienne, Innocent III s’avère être opiniâtre et ferme à appliquer les règles définies pour lutter contre les abus. Imprégné des considérations de Saint Bernard, il est marqué par un grand zèle et soucieux des âmes, il n’hésite pas à intervenir dans les diocèses lorsque cela s’avère nécessaire.

Le zénith de l’autorité pontificale sous Innocent III

Mais comment Innocent III peut-il appliquer la réforme si Rome et les États de l’Église sont dirigés par des notables insolents ou par les troupes germaniques ? Les États de l’Église sont donc repris en main. Le Pape devient maître de la ville et les vassaux de l’Empereur sont chassés de son domaine. Dans le conflit du Sacerdoce et de l’Empire, il excommunie l’Empereur Otton IV et reconnaît son pupille, alors âgé de 17 ans, comme successeur, le futur Frédéric II. Le Pape parvient ainsi, dans le domaine temporel, à remporter de grandes victoires. Et comme nous l’avons signalé, son influence s’étend sur toute l’Europe, au Portugal qui lui paie tribut, à Aragon, mis sous sa tutelle, en Norvège, en Suède, en Pologne, en Hongrie, fief pontifical. Il est certainement le premier souverain de la Chrétienté. Son prestige est immense.

Son prestige atteint son point culminant lors du IVe concile de Latran, tenu en 1215. Ce concile est le point culminant de son prestige. Il illustre l’autorité pontificale. Il réunit 412 évêques et 800 abbés ou prieurs ainsi que des ambassadeurs de tous les pays. Les principaux canons concernent la réforme morale, mettant en œuvre ce que les Papes n’ont pas cessé d’affirmer depuis Saint Grégoire VII.

Les conflits entre Innocent III et Philippe Auguste

Innocent III ne défend pas seulement son autorité dans l’Église et face aux Empereurs. Il veille aussi sur les rois. Fidèle à ses pensées, il leur rappelle en effet leur dignité de chrétien qui doit primer sur leur dignité royale. Ainsi dit-il au roi de France Philippe Auguste (1180-1223) : « La dignité royale ne peut être au-dessus des devoirs d’un chrétien, et, à cet égard, il nous est interdit de faire la distinction entre prince et fidèle. Si, contre toute attente, nous serons obligés, bien malgré nous, de lever notre main apostolique. »[10] Le roi a en effet répudié son épouse pour se remarier, violant ainsi les règles de l’Église.  Philippe Auguste refusant de quitter sa seconde femme, Innocent III jette l’interdit sur le royaume. Mais peu d’évêques ont suivi l’ordre du Pape. Il est vrai que ceux qui l’exécutent, leurs biens sont aussitôt confisqués.

Couronnement de Philippe Auguste
Une autre affaire oppose Innocent III et Philippe Auguste. Alors que le roi d’Angleterre part en Croisade à l’appel de Clément III, le roi de France attaque ses domaines. Le Pape Clément III proteste. Il menace de jeter l’interdit sur son royaume. « Il n’appartient pas à l’Église romaine de porter aucune censure quand le roi châtie des vassaux rebelles », lui répond le roi. Pour faire cesser la lutte entre les deux royaumes, Innocent III intervient à son tour. Philippe Auguste lui refuse toute légitimité : « en matière féodale le roi n’a pas à recevoir d’ordre du Saint-Siège ; le Pape n’a pas à intervenir dans les affaires qui s’agitent entre les rois. »[11] Or, comme dans l’intervention de Clément III, il est bien question d’ordre moral, y compris dans la politique. Innocent III réplique aussitôt. Certes, il ne peut pas intervenir dans les affaires féodales mais dans cette affaire, il est surtout question de « ratione peccati » qui relève de ses compétences. Il peut condamner la guerre entre chrétiens et intervenir dans des affaires qui ont des conséquences dans le domaine spirituel. Il se prononce ainsi sur la valeur morale des actions du roi et non sur leur valeur politique. Il veut enfin juger sur leurs péchés que le roi peut avoir commis. Mais Innocent III ne peut vaincre la volonté du roi. Dans cet exemple, il est donc bien difficile de croire à la mise en place d’une théocratie en Europe. Les rois demeurent maîtres dans leur royaume.

Le glaive spirituel

Dans sa volonté de faire respecter la dignité pontificale, Innocent III ne peut ne pas être engagé dans les luttes politiques de son temps. Les actions d’une si forte personnalité et animées d’une ferme volonté de faire respecter ses décisions et la réforme grégorienne ont certainement dépassé ses intentions. Mais par ses actions et celles de ses prédécesseurs, le rôle du Pape s’est accru dans le domaine politique pour que son autorité soit respectée. Comment ne l’aurait-il pu être autrement tant la réforme nécessitait un combat contre ceux qui privilégiaient leurs intérêts à ceux de l’Église ?

Car dans toute lutte, il doit y avoir une morale, y compris en politique. Et les lois de l’Église sont aussi à appliquer en politique comme en privé. Il appartient à l’Église d’observer leur application en tout domaine. Et le Pape ne peut guère s’en désintéresser sans renier ce qu’il est. Il veille sur la Chrétienté comme un père et un chef. Et son prestige est grand aux yeux de tous. Il a beau être menacé, enfermé, emprisonné, et même insulté, sa dignité s’impose. Son autorité est avant tout spirituelle, morale. Il transcende les partis. Jouissant d’un rayonnement universel, il est aussi un arbitre entre les princes. Et sa force réside aussi dans son pouvoir qui est double, un pouvoir de jugement et de décision. Il ne faut pas oublier leur rôle dans la recherche de la paix, notamment au travers des Trèves de Dieu, de la lutte contre les duels et contre toute violence.

Othon IV et Innocent III
En collaboration avec le glaive temporel

Comme nous l’avons déjà évoqué, Innocent III ne veut point empiéter dans le domaine des rois. Il rappelle au roi Philippe Auguste qu’il n’a aucun droit pour intervenir dans les affaires féodales. Lorsque le comte de Montpellier lui demande de légitimer son fils bâtard pour qu’il puisse le succéder, il lui rappelle que cette décision ne relève que de son seigneur[12]. Il est donc parfaitement conscient de la distinction des pouvoirs et de leur autonomie. Il y a bien distinction de trois jugements : spirituel, temporel et mixte, et dans le dernier cas, la décision du Pape prime sur tout autre jugement en cas de difficulté ou de complexité. Mais dans la même lettre adressée au comte de Montpellier, Innocent III affirme que tout jugement en son principe émane du Pape. C’est la réaffirmation de la théorie des deux glaives au sens premier.


Innocent III rappelle néanmoins aux princes qu’ils ont le même but. Le glaive temporel qu’ils détiennent doit aussi servir à punir le mal. Le Pape invite le roi Philippe Auguste en ces termes très clairs : « Très cher fils, ce glaive que tu as reçu du Seigneur pour le châtiment des malfaiteurs et la louange des hommes de bien, joins-le à notre glaive pour qu’ensemble nous sévissions contre des malfaiteurs si scélérats et inhumains. »[13] Il y a donc une nécessaire collaboration entre le Pape et le souverain temporel

Mais alors pourquoi le Pape est-il devenu le suzerain de tant de royaumes ? Il faut noter que certains rois ont demandé cette tutelle pour se protéger des ambitions de leurs ennemis. Le roi d’Aragon, entouré de cinq petits royaumes, vient ainsi à Rome pour se faire sacrer par le Pape avant de déposer son sceptre et sa couronne sur le tombeau de Saint Pierre. Il fait ainsi don de son royaume : « Ce royaume, je le constitue censitaire de Rome au taux de 25 pièces d’or que mon trésor paiera chaque année au Siège apostolique. Et je jure, pour moi et mes successeurs, que nous demeurerons tes vassaux et tes obéissants sujets. » [14]  De même, en Hongrie, au Portugal ou en Bohême, le roi reçoit des mains du Pape. De jeunes royaumes sont ainsi créés. Et qui légitime l’accession des Carolingiens ou des Capétiens ? Menacés par ses barons et par le roi de France, Jean sans Terre « ne veut plus tenir son royaume que du Pape et de l’Église de Rome à titre de vassal. »[15] Même le lointain royaume de Kiev est vassal du Saint Siège.

Toutes ces suzerainetés ne sont en fait que purement nominales. Certes cette suzeraineté consiste en pratique à payer un cens annuel mais parfois, comme dans le cas du royaume d’Angleterre, la rétribution du cens n’est qu’un vain mot. Il est vrai que le non-paiement du cens entraîne parfois des excommunications comme au Portugal. Le Pape se trouve parfois aussi impliqué dans des conflits où ses vassaux sont engagés. S’il est vrai que ces suzerainetés manifestent le prestige du trône pontifical, elles ne sont pas sans risque. L’intervention du Pape dans le conflit entre les royaumes d’Angleterre et de France en est un exemple. Elles impliquent nécessaire un devoir de protection de la part du Pape.

Conclusions

Aujourd’hui, quelques articles nous rappelle heureusement ce que nous devons aux actions des Papes du Moyen-âge. Certains historiens n’hésitent pas à rappeler que les principes que notre société défend et dont elle croît en être l’initiatrice viennent de là ! Sans leurs actions et leur persévérance, comment des princes excommuniés auraient-ils pu se soumettre à des clercs désarmés ? Avec les Papes tels que Saint Grégoire VII ou Innocent III, les forces spirituelles et morales avaient une importance dans la politique des nations.

Cela est possible parce que le Pape a le droit de juger et qu’il est au-dessus des princes. Cela a été rendu possible parce que les Papes de cette époque avait une foi profonde, exigeante, en leur mission. Il serait faux d’y voir un orgueil ou une folle ambition de dominer. Cela a enfin été rendu possible parce qu’« elle répondait à l’aspiration des peuples, en sauvegardant la justice chrétienne et en créant le droit dans cette société de nations chrétiennes que constituait la Chrétienté au Moyen-âge »[16]. Mais si les conditions ont évolué ainsi que « l’aspiration des peuples », rendant désormais impossible l’application de la primauté de l’Église sur l’État, cela ne signifie pas que le principe de primauté spirituelle est devenu obsolète et donc vain. La vérité reste vraie même si les hommes n’y croient plus…





Notes et références
[1] Saint Grégoire VII, lettre à Guillaume le Conquérant, Registrum , VIII, 25, 8 mai 1080 dans La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII, Augustin Fliche, Spicilegium Sacrum Lovaniense, études et documents, fascicule 9, 1925 et dans La théocratie pontificale et Innocent III, Marcel Dietler, Les Échos de Saint Maurice, 1966, abbaye de Saint Maurice, 2013, www.digi-archives.org.
[2] Augustin Fliche, La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII.
[3] Augustin Fliche, La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII.
[4] Nicolas Ier, Epistolae, t. VI dans La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII, Augustin Fliche.
[5] Saint Grégoire VII, Lettre à Hermann, évêque de Metz, 15 mars 1081 dans La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII, Augustin Fliche, et dans Saint Grégoire VII et la réforme de l’Église au XIe siècle, Abbé O. Delarc, Tome I, archive.org, 1889.
[6] Marcel Dietler, La théocratie pontificale et Innocent III.
[7] Voir Émeraude, juin 2018, article "L'empereur germanique face au Pape, l'Empire contre le Sacerdoce".
[8] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, IV, Fayard, 1952.
[9] Innocent III, lettre adressée au consul Acerbus de Florence en 1198.
[10] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, IV.
[11] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.
[12] Voir lettre d’Innocent III au comte Guilhem VIII, Per venerabilem, 1202.
[13] Innocent III, Register 11, n° 26, 36 dans Innocent III, Introduction, Julien THÉRY-ASTRUC, Université Paul-Valéry Montpellier, Cahier de Fanjeaux.
[14] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.
[15] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.
[16] Mgr Arquillière, dans Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.