Lorsque
nous voulons étudier les relations entre l’Église et l’État, il est classique
de nous tourner vers le conflit qui a opposé les Papes et les Empereurs au XIIe
siècle, conflit que l’histoire a gardé sous le nom de « lutte du Sacerdoce et l’Empire ». Il
est la continuité de la Querelle de l’Investiture[12]. Le concordat de Worms en
1122 et le premier concile de Latran l’année suivante ont partiellement mis fin
à leur lutte. Néanmoins, ils ne résolvent pas le problème de fond.
La
« lutte du Sacerdoce et l’Empire »
oppose deux pouvoirs, le pouvoir pontificale et le pouvoir impérial, le Pape et
l’Empereur. Elle oppose aussi des personnalités aux convictions affirmées. D’un
côté Innocent III puis Innocent IV, de l’autre, un Frédéric Barberousse, un
Frédéric II. Au cours de ce combat, les conceptions sur les relations entre
l’Église et l’État se précisent, se raidissent aussi. Si la Papauté semble
avoir remporté la lutte, marquant alors son apogée, elle en sort aussi amoindrie,
ne voyant pas une autre menace se lever sur elle. Il nous faut donc nous aussi nous y
attarder sans néanmoins nous perdre dans une histoire aux multiples
rebondissements.
L’Empereur
Frédéric Ier Barberousse, le rétablissement de l’autorité impériale
Au
XIIe siècle, deux pouvoirs semblent dominer l’Europe occidentale. L’illustre
Empereur est maître d’un empire qu’a institué Otton Ier dans la moitié du XIe
siècle dans la continuité de l’Empire romain puis de l’Empire carolingien.
Initialement appelé Empire d’Occident puis Saint Empire romain à la fin du XIIe
siècle, il prend le nom sous lequel il est connu aujourd’hui au XVe siècle sous
le règne de Frédéric III, c’est-à-dire Saint Empire romain germanique. Élu par
les évêques et grands seigneurs, réunis en assemblée, appelée diète, l’Empereur
prend le titre de roi de Germanie et roi des Romains. Il est ensuite sacré par
le Pape à Rome et porte le titre impérial. L’idée impériale est très importante
dans ce Haut Moyen-âge. Considéré comme héritier des empereurs romains et
carolingiens, l’Empereur incarne l’autorité universelle devant laquelle tout
autre seigneur doit se soumettre. Son titre est éloquent : « Romanorum imperator semper Augustus, divius,
piisimus, imperator et gubernator urbi et orbi ». Il incarne
l’universalité antique et demeure l’héritier des césars.
L’idée
d’Empire porte donc en elle l’unité cimentée par la foi catholique mais surtout un passé prestigieux. La Querelle de l’Investiture[12], qui oppose l’Empereur
au Pape, porte alors un coup terrible sur cette idée. Un Empereur a été déposé car
il a agi contre l’Église ! Et face au pouvoir impérial se dresse désormais
le pouvoir pontifical, plus fort que jamais. Il est important de comprendre
tout ce que signifie le titre impérial pour saisir la portée de ces événements.
Ainsi,
en arrivant au pouvoir en 1152, Frédéric Barberousse (1122-1190) veut restaurer l'autorité impériale universelle et la puissance de l’Empire germanique. Homme d’État de
grande valeur et portée par la grande idée impériale, il se présente aussi comme
l’héritier de Charlemagne. Et naturellement son regard se tourne vers la ville
de Rome. N’est-il pas roi des Romains ? Mais Rome est aux mains du Pape.
Au moins théoriquement…
À Rome, depuis 1143, la population romaine s’est soulevée au profit des notables
et des aristocrates, puis d’un orateur brillant et révolutionnaire, Arnauld de
Brescia (1090-1155). Avec son armée, Frédéric de Barberousse reprend la ville de Rome et se
fait sacrer Empereur à Saint-Pierre. Le Pape Adrien IV (1154-1159) reprend le pouvoir,
mettant fin à l’éphémère République.
Après
sa victoire, l’Empereur se comporte comme le maître de l’Italie, imposant des
officiers impériaux dans les villes italiennes. Certains d’entre elles, comme
Milan, se révoltent mais l’armée impériale défait la rébellion comme elle
écrase tous ceux qui s’opposent à lui. En outre, oubliant le concordat de
Worms, Frédéric Barberousse désigne ses favoris sur les sièges importants
d’archevêché, comme ceux de Cologne et de Ravenne, en dépit des protestations
du Pape Adrien IV. Enfin, à la diète de Roncaglia, en 1158, il fait exposer la
doctrine de l’autorité impériale absolue.
Après
la mort d’Adrien IV, la majorité écrasante des cardinaux élisent Alexandre III
(1159-1181), connu pour ses positions antigermaniques. Frédéric Barberousse comprend le sens de cette
élection. Il fait alors élire un antipape que seules les terres germaniques
reconnaissent. Cependant, les rois de France et d’Angleterre reconnaissent le
Pape Alexandre III. L’Empereur est finalement seul. Et comme nous pouvons nous
y attendre, le Pape devient le centre de la résistance à l’Empereur et à sa
politique hégémonique. Certes de nombreuses fois, l’armée impériale intervient
en Italie mais en 1176, les troupes pontificales et les milices des villes
italiennes la battent à Legnano. Cette victoire marque le succès du Pape. Enfin,
Frédéric Barberousse meurt en croisade…
Innocent
III, l’affermissement de l’autorité des Papes
Le
rêve impérial ne meurt pas avec Frédéric Barberousse. Son fils mène la même
politique. Henri VI (1169-1197) s’empare de la Sicile puis fait capturer le roi
d’Angleterre de retour de la Croisade. Les Papes sont plutôt faibles. Ils ne
peuvent s’opposer à ses ambitions. Mais en 1197, il meurt empoisonné.
Un
an après, en 1198, Innocent III devient Pape. De forte personnalité, il affirme
avec fermeté l’autorité pontificale. Il reprend en main Rome ainsi que les
villes italiennes, chassant les vassaux de l’Empereur. Face à lui, le trône
impérial est affaibli. Le fils d’Henri VI, Frédéric, n’est qu’un enfant. Les
princes choisissent Otton de Brunswick comme Empereur avec le soutien du Pape.
Mais sur le trône impérial, Otton IV (1175-1218) mène la même politique que ses
prédécesseurs. De nouveau, il occupe les villes italiennes. Innocent III
l’excommunie en 1210 et reconnaît roi Frédéric, désormais âgé de 17 ans. Puis,
il s’oppose fermement à la politique impériale, en s’appuyant notamment sur le
roi de France, Philippe Auguste. La défaite des armées impériales à Bouvines
scelle la victoire d’Innocent III. Le Pape triomphe de nouveau…
L’Empereur
Frédéric II contre l’autorité des Papes
En
1218, à la mort d’Otton IV, le protégé d’Innocent III, Frédéric II (1218-1250),
devient maître de l’Empire. Innocent III meurt. L’Empereur est un homme
audacieux et habile, d’une intelligence prodigieuse, d’une activité dévorante,
mais aussi sans scrupule ou sceptique en matière religieuse, voire indifférent.
Par sa naissance, il acquiert la Sicile. Il réussit aussi à devenir maître des
terres germaniques. Il parvient enfin à conquérir l’Italie. En 1220, le Pape
Honorius II le sacre empereur. Il a confiance en cet homme qui, trois fois,
fait le serment de se croiser et semble vouloir appuyer une réforme rendue
nécessaire. Plus lucide, le Pape Grégoire IX (1227-1241) cherche à s’opposer à
ses ambitions mais en vain. Frédéric II ose même prisonnier une grande partie
des évêques censés se réunir pour le juger dans un concile. À la mort du Pape
Célestin IV, ses intrigues ralentissent les travaux du Sacré Collège réuni pour
élire un nouveau Pape. Il faut l’intervention du roi de France, Saint Louis,
pour qu’un Pape soit élu après deux ans de vacance du trône.
Le
nouveau Pape Innocent IV (1243-1254) est suffisamment ferme pour s’opposer à
Frédéric II. Il convoque un concile à Lyon (1245), ville impériale mais sous la
protection du roi de France. Frédéric II est déclaré parjure, sacrilège,
hérétique. Il est excommunié, déchu de tous ses trônes. Les villes italiennes
se révoltent contre l’Empereur. Ses fidèles l’abandonnent. C’est la fin.
Frédéric
Ier Barberousse, l’universalité antique avec le secours du droit romain
Parmi
les hommes qui ont influencé Frédéric I Barberousse, notons son oncle Otton de
Freising qui est très attaché à l’universalisme impérial. Le Saint Empire n’est
pas simplement la continuité de l’Empire carolingien. Il est l’hérité des
empires. Dans sa chronique d’Otton de Freising, il « montre que, selon les plans de la Providence, la cité terrestre,
qui s’est incarnée en quelques grands empires, prépare la venue de la Jérusalem
céleste ». L’Empire romain est le dernier des empires que les Francs
ont pris en charge. Au même titre que Charlemagne, Frédéric de Barberousse peut
revendiquer la direction totale de la chrétienté mais en tant qu’héritier de
tous les Césars, il dispose d’une autorité universelle, même si en pratique,
l’Empire est restreint à certains territoires. Toute royauté relève donc de son
autorité. « De même que le soleil
dépasse en puissance et en éclat les constellations du firmament, de même
l’Empire romain brille d’une splendeur plus éclatante que les autres royaumes
du monde ; de même que les étoiles reçoivent la lumière du soleil, de même
les rois tiennent leur souveraineté de l’empereur. »[1]
Frédéric
Ier Barberousse n’ignore pas que le rétablissement de son autorité ne peut être
fait uniquement que par la force. Il s’entoure de juristes qui défendent sa
conception de l’autorité impériale. Le droit féodal ne lui permet pas de définir
ses pouvoirs face aux prétentions des Papes et des communes[2]. Or à
cette époque, le droit romain réapparaît, notamment par l’école de droit de
Bologne. Le XIIe siècle est marqué par une renaissance juridique. L’usage
du droit romain pour défendre sa conception de l’autorité impériale n’est pas
anodin. Il est considéré comme universel, c’est-à-dire supérieur aux lois et
coutumes ainsi qu’aux droits féodaux. Sa valeur est unanimement reconnue.
Frédéric
Ier Barberousse veut donc appuyer sa conception de l’autorité impériale à
partir du droit romain. Au lendemain de sa victoire contre les villes
italiennes, il convoque une diète à Roncaglia en 1158. Il s’entoure de quatre
docteurs de l’école de Bologne. Ceux-ci lui expliquent l’étendue de ses pouvoirs :
« Tu peux, en tant que lois
vivantes, promulguer des lois, y soumettre [les uns], en dispenser [les
autres] ; les ducs passent et disparaissent, les rois gouvernent, mais
c’est toi qui les juges ; ce que tu veux, tu le fais, car tu es la loi
animée. »[3]
Cette conclusion est tirée de la Novelle[4]
n°105 qui affirme que « Dieu envoie
l’empereur aux hommes comme loi vivante ». Nous voyons par-là que
l’Empereur du Saint Empire accapare tous les droits qui étaient dévolus aux
Empereurs romains conformément à ses pensées de continuité. À partir d’une
interprétation des droits des empereurs romains, la constitution de Roncaglia affirme
les droits régaliens de l’Empereur sur le sol italien, y compris dans les
territoires du Pape. « Les
prérogatives impériales furent expliquées et défendues avec toutes les
subtilités de l’école et des gens de loi. »[5]
Frédéric
II, retour au césaropapisme et à la sacralisation du pouvoir
Frédéric
II affirme avec force que son pouvoir n’émane que de Dieu. Il considère en effet l’Empire comme le moyen
par lequel Dieu veut sauver l’humanité, l’Empereur étant lui-même l’instrument
par lequel Il fait régner le droit et la justice. L’obéissance aux princes est
le moyen divin contre le désordre que provoque le péché. Il est en outre l’homme
de la Providence. « Nous croyons que
la prévoyance du Rédempteur n’a guidé nos pas si puissamment et même si
miraculeusement qu’en vue de ramener le centre de l’Italie, entièrement investi
par nos forces, dans l’obédience de notre Majesté et de restaurer l’unité de
l’empire. »[6]
Ainsi
a-t-il une conscience aiguë « du
caractère sacré de son pouvoir et de sa personne. »[7] Et
« si l’État réalisait la volonté de
Dieu, la société et l’Église lui étaient subordonnées »[8]. Alors
que Frédéric Barberousse prend pour modèle Charlemagne, Frédéric II est plus attiré
par les Empereurs byzantins, notamment Justinien. Sur les monnaies d’or en
circulation, il est représenté portant le manteau de pourpre impérial et coiffé
d’une couronne de laurier, entouré de l’inscription « Imp. Rom. Caesar. Aug. ». Imitant alors les césars, il « développe une sacralisation inouïe de sa
personne et sa fonction. »[9] Mais
surtout, il pense et agit comme successeur des Césars de la Rome antique. C’est
pourquoi Rome est au centre de sa politique. « Depuis que la nature auguste des Césars s’est emparée de nos dons
royaux […] notre cœur a toujours brûlé, dès le commencement de notre vie, de
restaurer le fondateur de l’Empire romain et Rome sa fondatrice dans l’état de
leur antique noblesse et cette volonté a grandi et s’est confondue avec la
dignité impériale qui nous est échue. »[10]
En
1231, Frédéric II publie les « constitutions
de Melfi », connu sous le nom Liber augustales, écrit à partir de
l’interprétation du Corpus juris civilis de Justinien. « La source de la justice devait émaner de la personne même qui défendait
la justice et qui gouvernait en vertu de l’autorité établie par César. »[11]
Finalement, comme l’exprime le juriste Beaumanoir (1250-1296) des rois de
France, « ce qui plaît à faire au
prince doit être tenu pour la loi. »
Comme
ses prédécesseurs, Frédéric II considère les rois comme soumis à son autorité.
En 1236, il rappelle aux rois qu’ils doivent obéissance à sa personne ou à son
fils Conrad.
Conclusions
Frédéric Barberousse reconnaissant l'autorité du Pape Alexandre III |
L’autorité
impériale telle qu’elle est conçue par Frédéric Ier Barberousse ou Frédéric II,
une autorité absolue sur tout l’Europe occidentale à l’image de l’Empire de
Charlemagne ou de Justinien, ne peuvent guère être compatibles avec l’idée
d’une collaboration active avec les Papes. Se considérant comme les successeurs
légitimes des illustres empereurs, ils se considèrent comme la seule autorité
universelle sur tous les peuples et tous les royaumes, une autorité née de Dieu
et ne relevant que de Lui, dont le but est l’instauration de la Cité de Dieu
ici-bas. Leur idée impériale inclut non seulement le retour au césaropapisme
mais aussi une identification entre l’Empire et l’Église, devenus à leurs yeux
la même chose. Comment pourraient-ils admettre l’autorité universelle du
Pape ? La lutte entre ces deux géants est inévitable. Face à
l’universalisme impérial se dresse l’universalisme pontifical, le seul capable
de résister aux Empereurs. L’Empire a été vaincu. Mais le vainqueur sort
atrocement blessé de ce combat.
L’idée
impériale n’a pas survécu. Face aux Empereurs se sont en fait dressés les
royaumes et les communes, deux nouveaux pouvoirs en plein développement, deux
pouvoirs sur lesquels les Papes se sont appuyés. Ce sont aussi de nouvelles
puissances et donc de nouveaux rapports de force. Dès l’instant où elles
prendront conscience de leur force et s’affirmeront avec orgueil, elles leur seront de plus en plus difficile d’admettre l’autorité universelle des Souverains
Pontifes. Après la fin de l’idéal d’un empire universel, l’idéal de la Chrétienté sera à son tour vaincu par l’individualisme des États modernes.
Enfin,
pour défendre leurs prétentions, les Empereurs se sont appuyés sur le droit
romain, redécouvert à la fin du XIe siècle et depuis objet d’études dans les
universités. Raisonné dans le cadre de l’Empire et dans l’idée de
l’universalité, l’empereur ne peut voir dans les autres pouvoirs qu’une
délégation de sa propre autorité. Mais qu’adviendra-t-il lorsque ce droit
ressuscité sera utilisé au profit des jeunes monarchies dans un cadre limité de
la nation ? …
Notes et références
[2]
Selon le colloque tenu en 2006 portant sur les débuts du droit européen, à
partir de la législation de Frédéric Ier Barberousse lors de la grande diète de
Roncaglia, l’Empereur a surtout cherché à affirmer son autorité face aux
communes italiennes. Voir Aux origines du droit public : la
législation de Frédéric Barberousse à la Diète de Roncaglia (1158),
Pierre Racine, www.cairn.info.
[3]
Dans Marginalia
N°9 – L’Empire du droit (II) : le « corpus jurs civilis » et son
héritage, Antoine Adeline, 2008, larevue.squirepattonboggs.com.
[4]
Les Novelles
datent de 533-565. Elles recensent les constitutions impériales postérieures
durant le règne de l’Empereur Justinien après la promulgation du Corpus
uris civilis.
[5]
Sismondi, Histoire des républiques italiennes, tome II dans Mélange,
Étude d’histoire du Moyen-âge, Paul Fabre,
[6]
Dans Frédéric II, Un empereur de
légende, Sylvain Gouguenheim.
[7]
Sylvain Gouguenheim, Frédéric II, Un empereur de légende,
éditions Perrin, septembre 2015.
[8]
Sylvain Gouguenheim, Frédéric II, Un empereur de légende,
éditions Perrin, septembre 2015.
[9]
Benoît Couëtoux du Tertre, Frédéric II, un empereur de légende,
dans Iliade,
Institut pour la longue mémoire européenne, institut-illiade.com.
[10]
Dans Frédéric
II, Un empereur de légende, Sylvain Gouguenheim.
[11]
Liber Augustalis, dans Histoire des idées politiques aux Temps
modernes et contemporains, Pilippe Némo, 2018, Presses Universitaires
de France.
[12] Voire Émeraude, mai 2018, article "Le combat de l'indépendance de l'Église au Moyen-âge (Xe-XIIe siècle)".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire