" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 9 juin 2018

L'affirmation de l'autorité de Église face aux princes avant le Xe siècle : opposition contre les abus de pouvoir

Charles le Chauve (miniature)
Aujourd’hui, nos contemporains se sont habitués au silence de l’Église au point que lorsqu’elle ose lever la voix, elle est vite décriée. Ils ne la tolèrent que lorsqu’elle demeure dans son indifférence et sa passivité. Ils ne l’acceptent que lorsqu’elle s’enferme dans les églises et les chapelles. Toutes immiscions dans les affaires du pays sont alors considérées comme inacceptables, un véritable non-sens, voire un crime. La liberté en serait même menacée. Au nom de la laïcité, elle fait alors l’objet des pires accusations. Qui aujourd’hui pourrait alors accepter son intervention dans les affaires de l’État ? Ainsi est-elle bâillonnée. Et nos contemporains ne s’en inquiètent pas. Tout semble normal. Les hommes d’Église s’en contentent aussi. Or cette situation qui aujourd’hui semble être normale, l’est-elle vraiment ? Le silence ne cache-t-il pas un mensonge ? Ce n’est pas parce qu’une autorité est rendue silencieuse qu’elle n’est pas une autorité et qu’un jour, elle ne brisera pas ses chaînes pour prendre sa véritable place.

Dans notre histoire, les princes, rois ou empereurs, ont souvent été tentés de considérer l’Église comme leur instrument de pouvoir. Il serait bien audacieux d’accuser l’Église d'être une force oppressive ou liberticide au temps des mérovingiens et des carolingiens! Dans cette nécessaire collaboration entre les pouvoirs temporel et religieux, c’est bien les premiers qui tente de soumettre les seconds. C’est bien au niveau de l’État qu’on cherche à confondre ces pouvoirs. Pourtant, dans sa position de faiblesse, l’Église n’oublie pas les principes qui guident son action ici-bas. Dans cette histoire douloureuse, elle pose des actes décisifs qui réaffirment son autorité. Patiente et résignée, elle avance comme si le temps n’a pas d’emprise sur elle. Elle n’est jamais vaincue en dépit de l’apparent silence dans lequel on s’acharne à l’enfermer.

Ainsi, notre passé nous laisse suffisamment de leçons pour remettre en cause l’attitude de nos contemporains à l’égard de l’Église dans ses relations avec l’État et dénoncer les erreurs pernicieuses qui se cachent derrière le terme de laïcité.  Encore faut-il les entendre et briser le silence …

L’Église à la bonne volonté des seigneurs avant le Xe siècle



Au pire temps de Mérovingiens, l’Église est soumise à la bonne volonté des seigneurs qui abusent de leurs pouvoirs pour vendre des dignités religieuses et piller les biens des églises et des monastères. Ce temps se répète après les glorieuses années de l’Empire de Charlemagne. Une effroyable tempête souffle une nouvelle fois sur l’Occident. Toujours en guerre, les souverains sécularisent de nouveau les biens de l’Église, les confisquant pour leurs besoins et les donnant à leurs fidèles selon leur bon vouloir. À la recherche de protecteurs dans cette époque de violence et de désordre, des prêtres, des abbés, des évêques se recommandent à un seigneur, entrant ainsi dans les liens de la féodalité. Et comme au temps de Charles Martel, des rois distribuent les titres ecclésiastiques comme des dignités laïques. Tel bon serviteur est nommé abbé d’un riche monastère.

Les résultats sont alors catastrophiques. Le curé n’est plus au service des fidèles mais du seigneur. Les liens politiques supplantent les liens canoniques. En raison de son serment de fidélité féodale, tel abbé part à la guerre avec une troupe armée. La paroisse ou le monastère ne sont plus qu’un bien qu’on traite comme un capital à exploiter. Et que de scandales à cette époque ! La concubine de Lothaire II devient par exemple l’abbesse d’un monastère d’hommes ! Et que dire la misère de ce clergé réduit à la portion congrue, à la mendicité ?…

« Comment oses-tu en venir à distribuer les dignités, ou plus exactement les charges ecclésiastiques ? Sache d’abord que tout bien consacré légalement au Seigneur sous forme d’aumônes ne peut appartenir qu’aux églises. Et si tu veux transmettre par décret divin les bénédictions et le Saint-Esprit que tiennent du Seigneur ses élus, par le moyen des évêques consacrés, sache aussi que tu outrepasses grandement l’office qui est le tien. »[1] C’est par ses paroles que Wala, abbé de Corbie, s’adresse au roi Louis le Pieux. Il n’est pas le seul à s’opposer aux abus des souverains. Au concile de Yutz, en 836, les évêques réclament avec force la fin des abus aux rois réunis. Charles le Chauve est obligé de promettre de ne plus séculariser des biens de l’Église et même de les restituer face aux doléances des évêques en 846. Mais toute cette opposition semble vaine. À peine sa promesse donnée, Charles le Chauve se soumet à ses seigneurs au cours du plaid d’Épernay. Ils ne peuvent renoncer aux richesses de l’Église.

Les évêques ne parviennent guère à imposer leur autorité sur les rois et les seigneurs locaux. Nous sommes de nouveau face aux difficultés que leurs prédécesseurs ont connues au temps des Mérovingiens. Leur autorité est insuffisante pour s’opposer aux abus de pouvoir. Faut-il attendre qu’un homme véritablement chrétien devienne roi pour que l’Église puisse être libre ?

Le sacre des rois : un geste décisif

Sacre de Pépin le Bref
Pourtant, il est difficile de comparer le temps des Mérovingiens avec celui des Carolingiens. Un événement capital sépare les rois de la première dynastie avec leurs successeurs. Les rois mérovingiens deviennent rois par le privilège du sang en vertu de la coutume ancestrale des Francs. Saint Boniface sacre Pépin le Bref à Soissons au cours de l’été 751. Plus tard, le Pape Etienne II renouvelle le sacre à Saint-Denis le 28 juillet 754. Il déclare en outre « anathème quiconque ne se soumettrait pas à eux et à leur descendance ». Le sacre est la marque de l’Église mise sur la royauté.

L’Église n’innove pas en sacrant le roi des Francs. Le sacre est déjà pratiqué dans le royaume des Wisigoths. En 672, le sacre de Wamba est sans-doute l’un des premiers de l’histoire. La situation de l’Église dans ce royaume est particulière. Le roi fait appliquer avec force les décisions des conciles, régulièrement convoqués à Tolède. Rapidement, ces assemblées se préoccupent des grandes affaires du royaume, religieuses et politiques. Les conciles, dirigés par le métropolitain de Tolède, sont formés des évêques, des abbés, des prêtres et des Grands laïques. Le concile général est en quelque sorte l’assemblée représentative des Wisigoths. Les clercs y imposent très souvent leur volonté.

Revenons au sacre et à sa signification. Il investit le roi d’une autorité et d’une puissance nouvelle. Sacré, le roi devient l’élu de Dieu, marqué d’un caractère religieux indélébile. Rappelons que Pépin le Bref a été élu roi par des élections avant d’être sacré. Si une élection fait un roi, elle peut aussi le défaire. Or, par le sacre, il ne peut plus être déposé par ceux qui l’ont élu. Mais le sacre ne lui apporte pas que des avantages. Il implique aussi un devoir, celui de protéger l’Église. Cet acte établit donc désormais une sorte d’alliance entre le roi et le Pape, entre le trône et l’autel.

Un autre fait marque encore la dynastie carolingienne. Le fils de Pépin le Bref, Charles, dit Charlemagne, est sacré empereur en l’an 800, le jour de Noël, à Rome. L’Empire d’Occident est ressuscité. Mais contrairement aux usages des Empereurs romains, Charlemagne est sacré par les mains du Pape avant la proclamation du peuple. L’ordre a été changé et ce changement est capital. En effet, c’est le peuple qui nomme l’Empereur romain. Le sacre ne fait donc que confirmer ce choix. Il n’est qu’une cérémonie. Or par le geste du Pape, l’Empereur carolingien tire sa légitimité du sacre et non plus de la proclamation du peuple. Celle-ci n’apporte plus qu’un témoignage. En un mot, c’est bien le Pape qui fait l’Empereur !

Charlemagne, le surveillant de l’Église

Pourtant, tout semble faire croire que Charlemagne détient le véritable pouvoir, qu’il est le seul maître dans l’Empire, y compris en matière religieuse. Véritable chrétien, il s’emploie à défendre et à protéger l’Église, parfois avec des moyens bien peu chrétiens, en dépit des avertissements de ses proches. Alcuin (v 730 - 804), un de ses principaux conseillers, lui rappelle bien que le meilleur moyen de convertir les païens, ce n’est pas le glaive ou la terreur, mais la persuasion, la douceur, la charité. Cependant, qu’auraient pu faire les missionnaires sans la protection des armées franques ?

Son action ne consiste pas à agrandir l’Église et à la protéger. Il veut aussi « fortifier l’Église à l’intérieur dans la connaissance de la foi catholique », « de veiller, à ce que, chacun, selon ses dons, ses forces et sa situation, s’applique au saint service de Dieu ». Charlemagne veille donc sur l’Église et la surveille de près. C’est lui qui désigne les évêques et les abbés des grandes abbayes. L’évêque est même un véritable fonctionnaire, et comme tel, il doit lui prêter serment de fidélité et d’obéissance. Le personnel qui compose la chapelle impériale et donc exerce le service divin est le même que celui de la Grande Chancellerie, qui contrôle toutes les affaires politiques, religieuses, diplomatiques, etc. Et dans les assemblées capitulaires présidée par Charlemagne, où les évêques et les nobles guerriers débattent sur des questions militaires et des choses religieuses, on légifère, y compris sur des choses essentiellement religieuses, comme la récitation quotidienne du Pater ou les moyens d’administrer le baptême. Ainsi dans l’Empire carolingien, les pouvoirs religieux et temporels semblent être confondus.

En dépit de cette confusion, sous les années de Charlemagne, le christianisme fait un progrès considérable. Le paganisme et la superstition ont quasiment disparu. La foi chrétienne s’implante partout. Les monastères se développent. Une meilleure organisation de la dîme permet d’assurer la prospérité des églises et des paroisses, et de financer des œuvres de charité. Charlemagne s’investit aussi pour réformer le clergé et les réguliers, ce qui permet de relever la dignité des évêques, des prêtres et des abbés. Il prend enfin soin de l’enseignement des fidèles. Finalement, Charlemagne se mêle de tout ce qui concerne l’Église., y compris de la doctrine. C’est à son initiative que le "Filioque" est inséré dans le Credo en dépit des réserves des Papes. Il s’occupe aussi des querelles dogmatiques. La confusion entre les pouvoirs temporel et religieux est total…

La véritable autorité de l’Église à l’égard de l’État

Sacre de Charlemagne par Léon III
Pourtant, c’est bien le Pape qui fait l’Empereur par le sacre. Charlemagne considère lui-même que son principal devoir est de « pourvoir au service de Dieu. » De nombreuses personnalités chrétiennes le soutiennent dans son idéal. « Le roi a pour premier rôle d’être le défenseur des Églises et serviteur de Dieu. Son office consiste à veiller avec soin à la sauvegarde des prêtres et à l’exercice de leur ministère, ainsi qu’à protéger par les armes l’Église de Dieu », nous dit Jonas d’Orléans. Le pouvoir politique devient donc un office.

La personnalité forte de Charlemagne et la faiblesse des Papes expliquent la situation paradoxale que vit l’Église sous son empire. Alors que tout semble indique que le pouvoir spirituel est au-dessus du pouvoir temporel, c’est bien l’Empereur qui règne sur l’Église et intervienne dans ses affaires.

La faiblesse des personnalités des Papes n’explique pas tout. Comment l’Église se serait en effet opposée aux réformes de Charlemagne quand celles-ci sont si bénéfiques pour elle ? La « Renaissance carolingienne » est en effet une période de clarté et d’espérance après le déclin et l’effondrement des Mérovingiens. Il assure à la chrétienté la paix dans l’unité de la foi. Elle permet l’imprégnation plus forte encore du christianisme dans tout ce qui constitue les bases de la civilisation. C’est sur l’Église que l’État se repose pour secourir les plus faibles, les malades, les infirmes, les enfants abandonnés, et l’État lui donne les moyens de mener ses œuvres. De même, l’enseignement est confié à l’Église. Charlemagne a ainsi posé les bases sur lesquelles la civilisation médiévale pourra se reposer et s’élever. Il a affermi la position de l'Église dans la société

La position de l’Église change rapidement à la mort de Charlemagne. L’Empire est divisé entre ses fils puis se morcellent entre leurs héritiers. L’Europe est alors déchirée par des guerres. Pendant qu’elle se divise, l’Église demeure une. « Si l’Empire, constitué dans la main de nos pères en unité puissante, s’est divisé, quelque chose demeure, intacte malgré les divisions intestines : l’Église. » La remarque d’Hincmar (806-882), archevêque de Reims, est très bonne. L’Église apparaît alors la seule autorité capable de surmonter les conflits d’intérêts et d’imposer l’application de certains principes. Les évêques apparaissent en effet comme des arbitres. Quand le roi germanique Louis envahit le royaume des Francs au moment où le roi Charles le Chauve rencontre de graves difficultés internes, notamment une guerre civile et l’invasion normande, les évêques protestent fermement. Louis doit alors reculer. Face au pouvoir temporel, l’Église s’affirme donc. Le sacre prend alors tout son sens. « Reçois le sceptre, insigne de la royale puissance, dit la formule du couronnement, afin de bien régir la Sainte Église et le peuple chrétien, à toi confié ! ». Le roi n’est roi que pour servir l’Église.

Un paradoxe révélateur

Pourtant, comme nous l’avons noté au début de notre article, l’Église est en position de faiblesse. Les seigneurs sécularisent ses terres et les confisquent au profit de leurs clients alors que les hommes d’Église s’insèrent  dans les liens de la féodalité. N'oublions pas la simonie qui se développe, y compris par les rois qui nomment leurs fidèles à des dignités ecclésiastiques. Nous sommes donc dans un temps paradoxal. Alors que l’Église affirme son autorité aux rois, elle perd sa liberté sur le terrain !

Le paradoxe n’est qu’apparent. Les principes de la suprématie de l’Église sont clairement affirmés. Ils s’imposent même par le contexte. La division du pouvoir temporel éclaire davantage son unité. Et par l’unité de la foi, elle est un ciment social. Bientôt, en dépit de leurs divisions, les peuples occidentaux s’identifieront dans une seule entité qu’on appellera la chrétienté. Son autorité morale s’impose dans un monde de violence et d’injustice. Qui peut garantir une autorité universelle dans une Europe de plus en plus morcelée ? L’autorité de l’Église s’affirme aussi par son rôle dans plusieurs domaines : l’enseignement, les lettres, les œuvres de charité, et bien d’autres encore. Aujourd’hui, nous ne soupçonnons plus les tâches qu’elles accomplissaient au profit de la population. Son rôle est encore plus grand dans les moments difficiles où les autorités politique sont défaillantes, voire inexistantes.

Mais, l’Église est aussi faite d’hommes qui vivent dans le monde. Ils sont aussi entraînés par l’anarchie qui gagne la société. Comme les laïcs, ils sont dans l’obligation de se protéger contre les forts du moment. Ils se vassalisent. Et que peuvent-ils faire devant les rois dont ils sont les fonctionnaires fidèles et loyaux ? C’est donc une question de personnalité. Si par principe, le pouvoir religieux prime sur le pouvoir temporel, en pratique, il lui est soumis lorsqu'il est en position de faiblesse. Il suffit que l’homme soit une personnalité forte et ferme pour que le principe ne soit pas un vain mot. Ainsi le contexte explique la position réelle de l’Église dans la société à l’égard de l’État sans que les principes qui doivent commander leurs relations n’aient changé.

L’exemple de Nicolas Ier (v.800-867), pape en 858, est frappant. En neuf ans seulement, par sa fermeté et sa vigueur, il impose l’autorité de l’Église auprès des rois selon le principe « autant l’esprit l’emporte sur la chair, autant les choses spirituelles sur les terrestres. » Selon un chroniqueur médiéval Réginon (842-915), abbé de Prüm, « il régna sur les rois et les tyrans, et il soumit à son autorité comme s’il eût été le maître du monde. » Il suffit que ses successeurs sont des personnalités faibles ou dans des situations de faiblesses pour que de nouveau l’autorité de l’Église ne soit que théorique. Comment un Pape peut-il s’affirmer quand à Rome même, il est inquiété par des factions ou lorsqu’il est entouré d’ennemis ? Sans protecteur, comment peut-il dans les faits exercer son autorité ? Que peut-il faire quand des seigneurs sans scrupule ne veulent que piller ses terres et qu’il est sous la continuelle menace des Sarrasins ou des Normands ?

Conclusion

Couronnement de Charlemagne
Il est indéniable que les relations entre l’Église et l’État dépendent du contexte dans lequel elles évoluent et des personnalités des hommes qui incarnent les autorités religieuses et politiques. Mais il existe des principes qui perdurent et des actes décisifs qui les révèlent. Le sacre des rois carolingiens est une de ces étapes importantes. Alors que Charlemagne domine incontestablement son époque, c’est bien un Pape, pourtant en position de faiblesse, qui le sacre. Geste aux conséquences énormes ! Alors que l’Église est de plus en plus soumise aux laïcs, c’est elle qui assure les services essentiels de la société. C’est elle encore qui sauve l’Europe de la barbarie. Dans une vie cachée, parfois humiliante, elle s’affirme comme une véritable autorité. Ce n’est que dans la faiblesse qu’elle montre toute sa puissance ! Elle est comme son maître et fondateur qui vainc le monde au moment même où celui-ci semble avoir gagné. La croix est la victoire de Notre Seigneur Jésus-Christ.






Notes et références
[1] Walla, abbé de Corbie, sermon à Louis le Pieux, cité dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, VIII, Fayard.

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