Charles le Chauve (miniature) |
Dans
notre histoire, les princes, rois ou empereurs, ont souvent été tentés de considérer l’Église
comme leur instrument de pouvoir. Il serait bien audacieux d’accuser l’Église d'être une force oppressive ou liberticide au temps des mérovingiens et des
carolingiens! Dans cette nécessaire collaboration entre les pouvoirs temporel
et religieux, c’est bien les premiers qui tente de soumettre les seconds. C’est
bien au niveau de l’État qu’on cherche à confondre ces pouvoirs. Pourtant, dans
sa position de faiblesse, l’Église n’oublie pas les principes qui guident son
action ici-bas. Dans cette histoire douloureuse, elle pose des actes décisifs
qui réaffirment son autorité. Patiente et résignée, elle avance comme si le
temps n’a pas d’emprise sur elle. Elle n’est jamais vaincue en dépit de
l’apparent silence dans lequel on s’acharne à l’enfermer.
Ainsi,
notre passé nous laisse suffisamment de leçons pour remettre en cause
l’attitude de nos contemporains à l’égard de l’Église dans ses relations avec
l’État et dénoncer les erreurs pernicieuses qui se cachent derrière le terme de
laïcité. Encore faut-il les entendre et
briser le silence …
L’Église
à la bonne volonté des seigneurs avant le Xe siècle
Les
résultats sont alors catastrophiques. Le curé n’est plus au service des fidèles
mais du seigneur. Les liens politiques supplantent les liens canoniques. En
raison de son serment de fidélité féodale, tel abbé part à la guerre avec une
troupe armée. La paroisse ou le monastère ne sont plus qu’un bien qu’on traite
comme un capital à exploiter. Et que de scandales à cette époque ! La
concubine de Lothaire II devient par exemple l’abbesse d’un monastère
d’hommes ! Et que dire la misère de ce clergé réduit à la portion congrue,
à la mendicité ?…
« Comment oses-tu en venir à distribuer les
dignités, ou plus exactement les charges ecclésiastiques ? Sache d’abord
que tout bien consacré légalement au Seigneur sous forme d’aumônes ne peut appartenir
qu’aux églises. Et si tu veux transmettre par décret divin les bénédictions et
le Saint-Esprit que tiennent du Seigneur ses élus, par le moyen des évêques
consacrés, sache aussi que tu outrepasses grandement l’office qui est le tien. »[1] C’est
par ses paroles que Wala, abbé de Corbie, s’adresse au roi Louis le Pieux. Il
n’est pas le seul à s’opposer aux abus des souverains. Au concile de Yutz, en
836, les évêques réclament avec force la fin des abus aux rois réunis. Charles
le Chauve est obligé de promettre de ne plus séculariser des biens de l’Église
et même de les restituer face aux doléances des évêques en 846. Mais toute
cette opposition semble vaine. À peine sa promesse donnée, Charles le Chauve se
soumet à ses seigneurs au cours du plaid d’Épernay. Ils ne peuvent renoncer aux
richesses de l’Église.
Les
évêques ne parviennent guère à imposer leur autorité sur les rois et les
seigneurs locaux. Nous sommes de nouveau face aux difficultés que leurs
prédécesseurs ont connues au temps des Mérovingiens. Leur autorité est
insuffisante pour s’opposer aux abus de pouvoir. Faut-il attendre qu’un homme
véritablement chrétien devienne roi pour que l’Église puisse être libre ?
Le
sacre des rois : un geste décisif
Sacre de Pépin le Bref |
L’Église
n’innove pas en sacrant le roi des Francs. Le sacre est déjà pratiqué dans le
royaume des Wisigoths. En 672, le sacre de Wamba est sans-doute l’un des
premiers de l’histoire. La situation de l’Église dans ce royaume est
particulière. Le roi fait appliquer avec force les décisions des conciles,
régulièrement convoqués à Tolède. Rapidement, ces assemblées se préoccupent des
grandes affaires du royaume, religieuses et politiques. Les conciles, dirigés
par le métropolitain de Tolède, sont formés des évêques, des abbés, des prêtres
et des Grands laïques. Le concile général est en quelque sorte l’assemblée
représentative des Wisigoths. Les clercs y imposent très souvent leur volonté.
Revenons
au sacre et à sa signification. Il investit le roi d’une autorité et d’une
puissance nouvelle. Sacré, le roi devient l’élu de Dieu, marqué d’un caractère
religieux indélébile. Rappelons que Pépin le Bref a été élu roi par des
élections avant d’être sacré. Si une élection fait un roi, elle peut aussi le
défaire. Or, par le sacre, il ne peut plus être déposé par ceux qui l’ont élu.
Mais le sacre ne lui apporte pas que des avantages. Il implique aussi un devoir,
celui de protéger l’Église. Cet acte établit donc désormais une sorte
d’alliance entre le roi et le Pape, entre le trône et l’autel.
Un
autre fait marque encore la dynastie carolingienne. Le fils de Pépin le Bref,
Charles, dit Charlemagne, est sacré empereur en l’an 800, le jour de Noël, à Rome.
L’Empire d’Occident est ressuscité. Mais contrairement aux usages des Empereurs
romains, Charlemagne est sacré par les mains du Pape avant la proclamation du
peuple. L’ordre a été changé et ce changement est capital. En effet, c’est le
peuple qui nomme l’Empereur romain. Le sacre ne fait donc que confirmer ce
choix. Il n’est qu’une cérémonie. Or par le geste du Pape, l’Empereur
carolingien tire sa légitimité du sacre et non plus de la proclamation du
peuple. Celle-ci n’apporte plus qu’un témoignage. En un mot, c’est bien le Pape
qui fait l’Empereur !
Charlemagne,
le surveillant de l’Église
Pourtant,
tout semble faire croire que Charlemagne détient le véritable pouvoir, qu’il
est le seul maître dans l’Empire, y compris en matière religieuse. Véritable
chrétien, il s’emploie à défendre et à protéger l’Église, parfois avec des
moyens bien peu chrétiens, en dépit des avertissements de ses proches. Alcuin (v 730 - 804), un de ses principaux conseillers, lui rappelle bien que le meilleur moyen de convertir les païens, ce n’est pas
le glaive ou la terreur, mais la persuasion, la douceur, la charité. Cependant,
qu’auraient pu faire les missionnaires sans la protection des armées franques ?
Son
action ne consiste pas à agrandir l’Église et à la protéger. Il veut aussi « fortifier l’Église à l’intérieur dans la
connaissance de la foi catholique », « de veiller, à ce que, chacun, selon ses dons, ses forces et sa
situation, s’applique au saint service de Dieu ». Charlemagne veille
donc sur l’Église et la surveille de près. C’est lui qui désigne les évêques et
les abbés des grandes abbayes. L’évêque est même un véritable fonctionnaire, et
comme tel, il doit lui prêter serment de fidélité et d’obéissance. Le personnel
qui compose la chapelle impériale et donc exerce le service divin est le même
que celui de la Grande Chancellerie, qui contrôle toutes les affaires
politiques, religieuses, diplomatiques, etc. Et dans les assemblées
capitulaires présidée par Charlemagne, où les évêques et les nobles guerriers
débattent sur des questions militaires et des choses religieuses, on légifère,
y compris sur des choses essentiellement religieuses, comme la récitation
quotidienne du Pater ou les moyens d’administrer le baptême. Ainsi dans
l’Empire carolingien, les pouvoirs religieux et temporels semblent être
confondus.
En
dépit de cette confusion, sous les années de Charlemagne, le christianisme fait
un progrès considérable. Le paganisme et la superstition ont quasiment disparu.
La foi chrétienne s’implante partout. Les monastères se développent. Une
meilleure organisation de la dîme permet d’assurer la prospérité des églises et
des paroisses, et de financer des œuvres de charité. Charlemagne s’investit
aussi pour réformer le clergé et les réguliers, ce qui permet de relever la
dignité des évêques, des prêtres et des abbés. Il prend enfin soin de
l’enseignement des fidèles. Finalement, Charlemagne se mêle de tout ce qui
concerne l’Église., y compris de la doctrine. C’est à son initiative que le "Filioque" est inséré dans le Credo en dépit des réserves des Papes. Il s’occupe
aussi des querelles dogmatiques. La confusion entre les pouvoirs temporel et
religieux est total…
La
véritable autorité de l’Église à l’égard de l’État
Sacre de Charlemagne par Léon III |
La
personnalité forte de Charlemagne et la faiblesse des Papes expliquent la situation paradoxale que vit l’Église sous son empire. Alors
que tout semble indique que le pouvoir spirituel est au-dessus du pouvoir
temporel, c’est bien l’Empereur qui règne sur l’Église et intervienne dans ses
affaires.
La
faiblesse des personnalités des Papes n’explique pas tout. Comment l’Église se
serait en effet opposée aux réformes de Charlemagne quand celles-ci sont si
bénéfiques pour elle ? La « Renaissance
carolingienne » est en effet une période de clarté et d’espérance
après le déclin et l’effondrement des Mérovingiens. Il assure à la chrétienté
la paix dans l’unité de la foi. Elle permet l’imprégnation plus forte encore du
christianisme dans tout ce qui constitue les bases de la civilisation. C’est
sur l’Église que l’État se repose pour secourir les plus faibles, les malades,
les infirmes, les enfants abandonnés, et l’État lui donne les moyens de mener
ses œuvres. De même, l’enseignement est confié à l’Église. Charlemagne a ainsi
posé les bases sur lesquelles la civilisation médiévale pourra se reposer et
s’élever. Il a affermi la position de l'Église dans la société…
La
position de l’Église change rapidement à la mort de Charlemagne. L’Empire est
divisé entre ses fils puis se morcellent entre leurs héritiers. L’Europe est
alors déchirée par des guerres. Pendant qu’elle se divise, l’Église demeure
une. « Si l’Empire, constitué dans
la main de nos pères en unité puissante, s’est divisé, quelque chose demeure,
intacte malgré les divisions intestines : l’Église. » La remarque
d’Hincmar (806-882), archevêque de Reims, est très bonne. L’Église apparaît alors la seule autorité capable de
surmonter les conflits d’intérêts et d’imposer l’application de certains
principes. Les évêques apparaissent en effet comme des arbitres. Quand le roi
germanique Louis envahit le royaume des Francs au moment où le roi Charles le
Chauve rencontre de graves difficultés internes, notamment une guerre civile et
l’invasion normande, les évêques protestent fermement. Louis doit alors
reculer. Face au pouvoir temporel, l’Église s’affirme donc. Le sacre prend
alors tout son sens. « Reçois le
sceptre, insigne de la royale puissance, dit la formule du couronnement, afin
de bien régir la Sainte Église et le peuple chrétien, à toi confié ! ».
Le roi n’est roi que pour servir l’Église.
Un
paradoxe révélateur
Pourtant,
comme nous l’avons noté au début de notre article, l’Église est en position de
faiblesse. Les seigneurs sécularisent ses terres et les confisquent au profit
de leurs clients alors que les hommes d’Église s’insèrent dans les liens de la féodalité. N'oublions pas la simonie qui se développe, y compris par les rois qui nomment leurs fidèles à
des dignités ecclésiastiques. Nous sommes donc dans un temps paradoxal. Alors
que l’Église affirme son autorité aux rois, elle perd sa liberté sur le
terrain !
Le
paradoxe n’est qu’apparent. Les principes de la suprématie de l’Église sont
clairement affirmés. Ils s’imposent même par le contexte. La division du
pouvoir temporel éclaire davantage son unité. Et par l’unité de la foi, elle
est un ciment social. Bientôt, en dépit de leurs divisions, les peuples
occidentaux s’identifieront dans une seule entité qu’on appellera la chrétienté. Son
autorité morale s’impose dans un monde de violence et d’injustice.
Qui peut garantir une autorité universelle dans une Europe de plus en plus
morcelée ? L’autorité de l’Église s’affirme aussi par son rôle dans
plusieurs domaines : l’enseignement, les lettres, les œuvres de charité,
et bien d’autres encore. Aujourd’hui, nous ne soupçonnons plus les tâches
qu’elles accomplissaient au profit de la population. Son rôle est encore plus
grand dans les moments difficiles où les autorités politique sont défaillantes,
voire inexistantes.
Mais,
l’Église est aussi faite d’hommes qui vivent dans le monde. Ils sont aussi
entraînés par l’anarchie qui gagne la société. Comme les laïcs, ils sont dans
l’obligation de se protéger contre les forts du moment. Ils se vassalisent. Et
que peuvent-ils faire devant les rois dont ils sont les fonctionnaires fidèles
et loyaux ? C’est donc une question de personnalité. Si par principe, le
pouvoir religieux prime sur le pouvoir temporel, en pratique, il lui est soumis
lorsqu'il est en position de faiblesse. Il suffit que l’homme soit une personnalité forte et ferme pour
que le principe ne soit pas un vain mot. Ainsi le contexte explique la position
réelle de l’Église dans la société à l’égard de l’État sans que les principes
qui doivent commander leurs relations n’aient changé.
L’exemple de Nicolas Ier (v.800-867), pape en 858, est frappant. En neuf ans seulement, par sa fermeté et sa
vigueur, il impose l’autorité de l’Église auprès des rois
selon le principe « autant l’esprit
l’emporte sur la chair, autant les choses spirituelles sur les terrestres. »
Selon un chroniqueur médiéval Réginon (842-915), abbé de Prüm, « il
régna sur les rois et les tyrans, et il soumit à son autorité comme s’il eût
été le maître du monde. » Il suffit que ses successeurs sont des
personnalités faibles ou dans des situations de faiblesses pour que de nouveau
l’autorité de l’Église ne soit que théorique. Comment un Pape peut-il s’affirmer
quand à Rome même, il est inquiété par des factions ou lorsqu’il est entouré
d’ennemis ? Sans protecteur, comment peut-il dans les faits exercer son
autorité ? Que peut-il faire quand des seigneurs sans scrupule ne veulent
que piller ses terres et qu’il est sous la continuelle menace des Sarrasins ou
des Normands ?
Conclusion
Couronnement de Charlemagne |
Notes et références
[1]
Walla, abbé de Corbie, sermon à Louis le Pieux, cité dans L’Église des Temps barbares,
Daniel-Rops, VIII, Fayard.
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