" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 27 septembre 2013

Al-Andalousie : les chrétiens en terre musulmane

Comment vivaient les Chrétiens en al-Andalousie ? Il est bien difficile de répondre à une telle question. Rares sont les sources historiques fiables. Quand elles existent, elles sont souvent d’origine musulmane et tentent de prouver la légitimité du pouvoir. Une telle pénurie rend alors tous les discours possibles. S’il est difficile d’atteindre la réalité historique, nous pouvons cependant saisir ce que signifiait pour un chrétien de vivre dans une société musulmane …

« La symbiose et l’antibiose sont deux notions qui relèvent d’une conception idéaliste de l’histoire »[1]. 





Comme tout récit historique, ce passé est le plus souvent raconté et enseigné selon des intentions bien précises. Il peut être construit pour souligner la continuité de la nation espagnole à travers le temps. L’Islam ferait alors partie intégrante de la culture hispanique. On insiste alors sur la tolérance du pouvoir musulman, sur la cohabitation des trois religions, sur l’enrichissement culturel qu’elles apportent, etc. On « présente al-Andalus comme une société où des religions et des cultures différentes vivaient en parfaite harmonie. Le mythe de "l'Espagne des Trois Cultures", amplement utilisé comme élément de propagande, est si loin de la réalité historique qu'il ne peut que générer de nouveaux éléments de confusion dans un débat déjà vicié dans de nombreux aspects »[2].

Il existe aussi une autre vision historique, celle d’une Espagne éternelle. La période musulmane de huit siècles est présentée comme une parenthèse dans son histoire, un accident sans aucune influence. « Les apports scientifiques ou littéraires de la culture arabo-islamique sont généralement ignorés ou n'arrivent pas à attirer l'attention des non-spécialistes » [3]. 

L’histoire a aussi pu être racontée comme une légitimation de la reconquête et du combat des Rois catholiques pour chasser les envahisseurs musulmans de leurs territoires au point de nier encore l’influence de l’Islam dans la construction de l’Espagne. « Dans sa monumentale somme, qui a longtemps fait autorité, Francisco Javier Simonet, à la fin du XIXe siècle, présentait les Mozarabes dans une optique d’exaltation de la résistance chrétienne, qui allait jusqu’à la recherche du martyre, comme à Cordoue au milieu du IXe siècle. Il voyait en eux les représentants de l’identité espagnole, d’une identité fossilisée entre l’époque wisigothique et la reconquête, durant la « parenthèse » de la domination musulmane » [4]. Seuls les royaumes qui ont survécu à la conquête apparaissent alors comme les seuls héritiers légitimes de la Nation. La Castille sort alors raffermie de cette histoire. On en vient alors à dénigrer et à ignorer les chrétiens qui ont vécu sous domination musulmane. « Il s’agit d’une indifférence construite, et constitutive d’une mémoire »[5]. Ou au contraire, les vieilles familles qui ont longtemps vécu la domination arabe peuvent vouloir aussi sortir auréolées de leur résistance

Nombreuses sont donc les versions d’une même réalité historique. On construit une histoire pour donner du sens et consolider un discours. Dans certains récits aseptisés, on refuse toute rupture que représente la conquête musulmane. Aujourd’hui encore, cette présence musulmane, passée et contemporaine, n’est-elle pas perçue comme une marque constructive de l’Europe ?

Face à ces théories, des historiens ont réagi, construisant à leur tour un autre modèle, celui d’une péninsule musulmane et orientalisée. « Quelques auteurs comme Miquel Barceló et Pedro Chalmeta commencèrent à remettre en cause cette théorie « continuiste », mais c’est la thèse du Français Pierre Guichard qui révolutionna l’historiographie de l’Espagne musulmane. Se fondant sur les textes des auteurs arabes et latins, mais surtout par le biais de l’archéologie extensive et dans une perspective anthropologique, il s’attachait à démontrer la rupture qu’avait représentée la conquête survenue en 711. Pierre Guichard revendiquait « l’altérité » d’al-Andalus, en lui restituant non seulement son nom, mais sa condition de société islamique et « orientale » dans l’Occident chrétien. […] Il soutenait l’idée de l’appartenance d’al-Andalus au monde islamique maghrébin – et non plus arabe d’Orient – dont il faisait un appendice en Occident […] »[6]. Le fait chrétien est alors fortement diminué. Il finit même par disparaître. Ce modèle a réussi à supplanter les théories « continuistes » tout en donnant lieu à son tour à des controverses. Ne reflète–t-il pas finalement l’idéologie des califes de Cordoue, soucieux de peindre une al-Andalousie musulmane et arabe ? « Pratiquement, ce qui s’est passé est que l’on a pensé que les récits des sources arabes fournissent l’élément primordial d’information »[7].

Connaître de manière objective la vie des Chrétiens en Al-Andalousie est encore rendue plus difficile surtout lorsque nous songeons à ce que peut représenter la péninsule ibérique dans l’image collective. Elle est encore aujourd’hui considérée comme un des bastions de l’Église catholique. Cette histoire est obligatoirement rattachée à cette image trompeuse. Sommes-nous alors condamnés à ne pas répondre à notre question ? 

Les mozarabes, chrétiens arabisés

Eglise mozarabe de Wamba
Avant la conquête musulmane, la population est déjà complexe : romano-hispaniques, survivance de peuples qui ont résisté à la romanisation, wisigoths plus ou moins mélangés aux indigènes. Ils sont païens, juifs ou chrétiens. L’arianisme apporté par les barbares a été vaincu depuis la conversion des rois wisigoths. Le christianisme s’est répandu dans la péninsule grâce aux efforts missionnaires des évêques et aux relations étroites qu’ils ont établies avec le pouvoir. Lorsque les troupes musulmanes ont débarqué à Gibraltar, le Royaume de Tolède est catholique, la population aussi majoritairement catholique. Sa foi rayonne dans la chrétienté….

A partir du VIIIème siècle, des tribus berbères et arabes, musulmans anciens ou nouvellement convertis à l’Islam, s’ajoutent à cette population. De nombreux vaincus se convertissent à l’Islam. Selon la très grande majorité des historiens, les musulmans finissent par être majoritaires au point que certains doutent même d’une présence chrétienne à partir du XI-XIIème siècle. En trois siècles, les chrétiens seraient devenus une minorité insignifiante au sein d’une population musulmane dominante. 


En al-Andalous, la population est classiquement répartie entre chrétiens, mozarabes, « muwallads » [9] (musulmans indigènes convertis) [9], musulmans d’origine arabes ou berbères, juifs. 

Eglise de San Cebrian de Mazote
Que sont les mozarabes ? « Les historiens de la péninsule Ibérique […] entendent par mozarabes des chrétiens d'origine pré-islamique, qui se maintinrent dans la société islamique d'al-Andalus, et leurs descendants »[10]. « "Mozarabe" est un terme arabe qui, dans cette langue, signifie "arabisé", "qui semble arabe sans l'être réellement", "qui présente l'apparence d'un arabe ou qui prétend l'être" » [11]. Ce ne sont pas des Arabes purs. Ils parlent leur langue et imitent leur apparence. Ce terme a aussi été employé pour parler des arabes chrétiens en territoire musulman. D’autres historiens parlent aussi de « néo-mozarabes » les chrétiens d’origine arabe qui s’implantent en al-Andalous ou les musulmans convertis au christianisme. 

Remarquons que si le terme de « mozarabe » est bien présent dans la littérature arabe, il est absent dans les textes en al-Andalous. Les chrétiens sont plutôt qualifiés « de «muaidun » ou de dhimmis pour insister sur leur statut juridique, de « nasara » pour marquer l’appartenance religieuse, d’« agam » pour souligner l’éloignement vis-à-vis de la culture et de la langue arabe »[12]. Ils sont donc vus comme étant différents des musulmans ou des Arabes. Le terme de « mozarabe » apparaît la première fois en Espagne dans une charte de la cathédrale du Léon, hors contexte musulman. Il désignerait donc le chrétien arabisé qui se retrouve en terre chrétienne[13]. Il distingue donc le chrétien qui a vécu en territoires musulmans et celui déjà établi dans le royaume chrétien. « Le vocable dénote le sentiment d’une imprégnation par la langue et la culture arabes » [14]. Il désignerait peut-être l'arabisation des arabes en terre musulmane...

Les mozarabes, une « minorité disparue » ?

Selon la plupart des historiens, les mozarabes semblent former une minorité décadente dans une population à dominance musulmane en raison de la conversion massive des chrétiens à l’Islam. « Les mozarabes […] une "minorité disparue". En effet, ses effectifs diminuèrent rapidement à partir du VIII siècle ; ils sont minimes au XI siècle et disparaissent de la société islamique au XIIe siècle ; ils s'intègrent cependant à la société chrétienne à la fin du XIème siècle (à Tolède) et au début du XII (en Aragon) puis se maintiennent comme minorité à part, dans la société tolédane, jusqu'au XIIIème siècle et comme une survivance résiduelle noble jusqu'à nos jours » [15]. 

L'Annonciation
Miniature mozarabe
Le silence des sources, l’absence de témoignages de la part des communautés mozarabes, le nombre réduit de bâtiments chrétiens, notamment d’églises, apportent en effet des éléments qui confortent l’idée d’une minorité insignifiante de chrétiens, voire leur disparition. En employant des méthodes statistiques dans son étude des bibliographies de savants et d’hommes de religion durant la domination musulmane, un historien a établi une « courbe de conversion »[16] et arrive à cette conclusion : « chronologiquement, la « courbe de conversion » […] pour l'Espagne musulmane aurait son point d'inflexion un peu après le milieu du Xe siècle, en pleine époque califale : c'est seulement alors que se serait renversé le rapport numérique entre musulmans et chrétiens dans la partie islamisée de la péninsule, les premiers devenant seulement alors majoritaires, alors que quelques décennies plus tôt, vers 870-880, au début de la période de crise de l'émirat et de la révolte d'Ibn Hafsun, les trois-quarts des habitants d'al-Andalus auraient encore été chrétiens »[17]. Cette étude ne semble guère être fiable et probante.

Évitons de réduire la population chrétienne aux mozarabes. Il est en effet important de distinguer parmi la population chrétienne les mozarabes et les chrétiens non arabisés (voyageurs, soldats, marchands, diplomates, prisonniers, etc .). D’origine différente, ils n’ont pas non plus le même statut juridique. Par conséquent, leurs relations avec les musulmans sont différentes. La diversité du christianisme impose donc une diversité de situations. Une autre distinction est aussi à faire : les mozarabes soumis à des traités suite à leur capitulation et ceux qui ont refusé tout « contrat » lors de la conquête. Les premiers font l’objet d’une « protection » et les autres, rien …

Les sources, miroirs déformés de la réalité ?

Eglise San Miguel de Escalada (913).
La disparition des mozarabes par conversion massive à l’Islam semble être attestée mais est-ce une réalité ou encore le résultat d’une histoire biaisée ? Le silence des sources est-il une preuve suffisante ? Nous sommes confrontés à un problème classique dans la reconstitution historique, source d’erreurs et de mauvaises interprétations. Avons-nous par exemple dépouillé l’ensemble des sources disponibles ? N’ont-elles pas été sélectionnées ou étudiées selon la théorie que nous voulons mettre en évidence, supprimant ou négligeant ainsi tout ce qui pourrait la contredire ? « Partant de l’argument a silentio, il élimine tout témoignage contradictoire et semble ignorer d’autres silences tout aussi épais, comme l’absence de données précises sur le processus de conversion » [18].

Les sources peuvent aussi nous tromper en nous focalisant sur des situations bien précises, qui, finalement, ne reflètent qu’une situation particulière. La concentration de documentations sur une ville, comme Cordoue, ou sur une période historique, le IXème siècle par exemple, peut certes nous donner quelques informations mais peut aussi focaliser notre attention et nous faire négliger les autres sources. La volonté de construire une histoire cohérente, de construire du sens à partir de sources disparates, nous conduit souvent à un récit bien différent de la réalité historique.

Or, il existe des documentations éparse - épigraphies, manuscrits, traces archéologiques, etc.- qui permettent de nuancer l’idée d’une décadence ou d’une disparition des chrétiens par conversion massive. « L’islamisation connaît d’importantes variations géographiques dues à l’hétérogénéité des processus de peuplement et d’encadrement social à l’échelle locale » [19]. Dans certaines régions, les chrétiens semblent avoir quasiment disparu à partir du Xème siècle, dans d’autres, subsistent des noyaux de christianisme bien implantés. Cette restructuration géographique mais aussi organisationnelle de l’Église montrerait plutôt sa capacité de s’adapter aux nouvelles circonstances. La conversion à l’Islam n’est donc pas la seule interprétation à la disparition prétendue des chrétiens en al-Andalousie. 

Dans un prochain article, nous allons nous attacher à mieux comprendre cet « affaissement » afin de saisir ce qu’a pu être la vie des chrétiens sous l’occupation musulmane …


Références
[1] Le mythe de l’Espagne musulmane, entretien avec Sérafin Fanjul, 9 septembre 2012. 
[2] Manuela Marin et Joseph Pérez, L'Espagne des trois religions du mythe aux réalités, Introduction, In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°63-64, 1992. 
[3] Manuela Marin et Joseph Pérez, L'Espagne des trois religions du mythe aux réalités, Introduction. 
[4] Mikel de Epalza, Les mozarabes. État de la question, in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°63-64, 1992. pp. 39-50. 
[5] Cyrille Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle, Casa de Velazquez. 
[6] Denis MENJOT, L'historiographie du moyen âge espagnol : de l’histoire de la différence à l’histoire des différences, Étude et bibliographie. 
[7] Roger Collins, La Conquista arabe
[8] Le mythe de l’Espagne musulmane, entretien avec Sérafin Fanjul, 9 septembre 2012. 
[9] Les mudéjares désignent les musulmans soumis au pouvoir chrétien ou encore les musulmans d’origine ibérique ou wisigothique sous domination chrétienne. 
[10] Mikel de Epalza, Les mozarabes. Etat de la question
[11] Mikel de Epalza, Les mozarabes. Etat de la question. Voir F.J. Simonet, Historia de los mozarabes en Espana, Le terme de « mozarabe » viendrait de l’arabe « musta’rib » ou « musta-rab ». 
[12] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.
[13] Jean-Pierre Molénat.
[14] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.
[15] Mikel de Epalza, Les mozarabes. Etat de la question. Le même auteur parle même de disparition des mozarabes dans la société musulmane.
[16] Richard W. Bulliet, Conversion to Islam in the Medieval Period
[17] Les Mozarabes de Valence et d'Al-Andalus entre l'histoire et le mythe.
[18] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.
[19] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.

lundi 23 septembre 2013

Le néomalthusianisme : "la société du bonheur"

Au XIXème siècle, Thomas Malthus [1] place « le principe de la population » au centre des préoccupations. Constatant un déséquilibre entre les ressources et la population, il annonce des difficultés imminentes : la planète ne pourra plus subvenir aux besoins de la population. Il place ce principe au centre de la lutte contre la paupérisation de la société et pour l’amélioration de la population. Il préconise alors la limitation des naissances par des moyens passifs comme la chasteté et l’éducation. La procréation est au cœur de sa doctrine.
Sa doctrine s’est développée principalement en Angleterre et aux États-Unis. Rapidement, sa pensée a été déformée, manipulée, radicalisée pour renforcer des idéologies perverses. Elle a été aussi mal comprise et a donné naissance à des mouvements aux idées redoutables, contraires à celles prônées par Malthus. 
Né au XIXème siècle, le néomalthusianisme a joué un rôle déterminant dans l’eugénisme et dans la révolution sociale que nous connaissons. Il demeure encore un moteur des transformations de notre société. Des eugénistes se diront aussi néo-malthusiens ou plus simplement malthusiens. L’étude de l’eugénisme que nous avons entreprise passe inévitablement par celle du néomalthusianisme. Nous allons surtout vous présenter le néo-malthusianisme français …

Qu’est-ce que le néomalthusianisme ?

Le néomalthusianisme est une doctrine sociale et un ensemble de mouvements organisés. Il cherche à « régénérer l’homme » selon deux idées forces :

- reprenant à son compte les constats de Malthus, il préconise comme remède à la misère le contrôle des naissances par des moyens passifs et actifs. La question sociale est donc une question sexuelle ;

- reprenant aussi l’idée d’une sélection naturelle défaillante, il préconise de meilleures naissances pour améliorer la population qu’il perçoit comme décadente. Le néo-malthusianisme prône des idées eugénistes. 


Il se vante de résoudre ces questions de manière « scientifique » sans intervention de l’État en élaborant une nouvelle morale sexuelle. Contrairement à certains eugénistes [2], il ne sépare pas hérédité et environnement. Il mêle pratiques éducatives et moyens de contraception. 

La « Bible de l’humanité »

Le néomalthusianisme est né en Angleterre en 1854. Nous pouvons le faire débuter par la publication d’un ouvrage intitulé Elements of social science or physical, sexual and natural religion du docteur George Drysdale (1827-1904).  Paul Robin, le véritable initiateur du néomalthusianisme en France, l'a considére comme la « bible de l’humanité ». Drysdale dénonce et rejette la continence, le mariage, les familles nombreuses, causes de tous les maux, notamment de la paupérisation et de la prostitution. Les néo-malthusiens reprendront inlassablement ces dénonciations. 

Deux principes résument sa doctrine :
  • les parents ne doivent pas avoir plus d’enfants qu’ils n’en peuvent nourrir, habiller, éduquer convenablement ;
  • les éléments déficients de la population ne doivent pas se reproduire. Ils peuvent avoir des relations sexuelles mais sans avoir d’enfants. Nous retrouvons les idées de certains socialistes anglais [3].
Le néo-malthusianisme associe :
  • le « principe de population », selon lequel la progression de la population, plus rapide que celle des ressources, ne peut conduire qu’à une catastrophe si la croissance démographique n’est pas contrôlée au niveau de l’individu;
  • des « lois de l’hérédité », selon lesquelles des parents « tarés » donnent des enfants « tarés »;
  • des propositions relatives à la sexualité, à l’amour, à la procréation.
Le néomalthusianisme en France : mouvement d’extrême gauche

Paul Robin
En France, le néomalthusianisme prend naissance dans les mouvances d’extrême-gauche. Paul Robin (1837-1912) en est le principal fondateur. Élève de l’École normale supérieure, autrefois lié à Bakounine et à Marx, membre actif de l’Internationale, il est décrit comme un anarchiste, un révolutionnaire aux méthodes éducatives libertaires [4]. Exilé politique, expulsé de Belgique et de Suisse, il découvre le néomalthusianisme en Angleterre. En 1889, il ouvre à Paris un centre de consultation et de vente de produits « anticonceptionnels ». En 1896, il fonde la Ligue de la Régénération humaine et un journal Régénération. Les débuts s'avèrent difficiles. 

En 1902, Paul Robin est secondé par deux autres militants anarchistes, Eugène et Jeanne Humbert (1870-1944) qui organisent efficacement le mouvement. Leur organisation connait alors un vif succès. Des conférences sont organisées, des sections se créent à Paris et en Province.

Eugène et Jeanne Humbert
Paul Robin et Eugène Humbert se séparent en 1908. Eugène Humbert crée son propre mouvement et un nouveau journal, Génération consciente. Paul Robin se suicide en 1912. D’autres organisations, journaux, livres et brochures se multiplient en dépit des lois. En 1920, une loi [5] interdit la propagande néo-malthusienne. En dépit de multiples condamnations, les néo-malthusiens poursuivent leurs activités. 

Rapidement, le néo-malthusianisme s’organise au niveau international. Des Congrès internationaux se mettent en place (Liège en 1905, La Haye en 1910).

Après la deuxième guerre mondiale, il se lie à d’autres mouvements militants et à d’autres causes comme celles de la réforme sexuelle, de l’antimilitarisme. Dominé par les puissantes organisations anglo-saxonnes et soutenu financièrement par les américains, le néo-malthusianisme se rallie surtout au « birth control », mouvement créé par Margerete Sanger [31], fondatrice du Planning Familial. A partir de 1952, il est sous contrôle de l’International committee on planned parenthood [6]. Il donne naissance au Mouvement Français pour le Planning Familial…

Épuré de toute référence révolutionnaire, le néomalthusianisme s’est aussi lié aux mouvements féministes, notamment dans les grandes organisations internationales (Conférence mondiale sur la population et le développement) [7]. 

La cible privilégiée : le monde ouvrier…

En France, le néo-malthusianisme tente de « convertir » le monde ouvrier, sujet aux familles nombreuses et à la décadence. Il prône « la question sexuelle » et vante le « secret du bonheur »[8]. Ils rencontrent les ouvriers à la sortie des usines, dans la rue ou dans les cafés et cabarets. Sachant parler leur langage, ils se font entendre. Ils leur vendent les moyens de contraception, enveloppés dans un prospectus qui vante « la science de limiter les naissances », « la science de ne pas avoir d’enfants sans vous priver d’amour » [9]. La vente des moyens de contraception et des préservatifs leur assure un financement durable. 

Il fustige la société bourgeoise qui, depuis longtemps, selon leur propagande, garde les secrets de la contraception pour limiter leur progéniture. Il dénonce leur « hypocrisie sociale ». Les classes élevées ont déjà « en le pratiquant mis en valeur » l’efficacité et la portée de ces moyens. Ils veulent donc que les prolétaires « s’embourgeoisent », c’est-à-dire adoptent leurs comportements en pratiquant la limitation des naissances. 

Un discours encore inapproprié aux femmes

Le néomalthusianisme s’adresse aussi aux femmes, « sœurs bien-aimées », mais il échoue dans leurs tentatives. Selon Paul Robin, l’avenir du néo-malthusianisme dépend en effet d’elles. « Vous êtes absolument maîtresse de votre destinée »[10]. Mais jugeant leur propagande outrageante pour leur pudeur, les organisations féministes les plus puissantes n’ont guère adhéré au néo-malthusianisme. Elles sont aussi plus soucieuses de gagner de nouveaux droits pour les mères.

Une « procréation réfléchie » pour le bonheur universel

L’objectif du néo-malthusianisme est parfaitement défini : il « a pour but l’amélioration de l’espèce, sa régénération par un procédé de sélection scientifique, la procréation rationnelle ayant pour principe la valeur des enfants plutôt que le nombre et leur limitation aux ressources individuelles et aux besoins sociaux »[11]. La qualité prime sur la quantité afin de répondre à deux objectifs : amélioration de la race et adaptation des naissances aux besoins et aux ressources. 

Pour cela, la procréation doit être « réfléchie ». Les enfants ne doivent plus être « les fruits non désirés de la passion aveugle et du hasard mais au contraire le résultat de la volonté réfléchie de parents bien portants, vigoureux de corps et d’intelligence, sages, prudents, sachant la tâche qu’ils entreprennent, pouvant et voulant la conduire à bonne fin »[12]. L’enfant doit être issu d’un plan mûrement réfléchi dans un environnement capable de l’élever sans difficulté de ressources. 

Le néomalthusianisme oppose donc « procréation réfléchie », « rationnelle » à une procréation imprudente, inconsciente, hasardeuse, qui est finalement la cause de tous les problèmes sociaux. L’acte de procréation ne doit pas échapper à la raison. « Jusqu’à présent l’acte procréateur n’a été qu’un acte instinctif tel qu’il existait à l’âge des cavernes. C’est le seul de nos instincts n’ayant pas été civilisés ». Le néomalthusianisme se présente donc comme un acte de civilisation essentiel pour « la conservation et l’amélioration de l’espèce »[13]. La destinée humaine ne doit plus être livrée au hasard et à la Providence. La procréation doit être contrôlée, éclairée par la science et l’éducation de masse en vue « d’une procréation d’individus meilleurs ». 

Une doctrine eugénique

Le néomalthusianisme expose ses « bonnes » intentions : éviter « la misère, la douleur, toutes les angoisses et toutes les tortures que sème après elle la procréation irréfléchie ». La responsabilité en incombe aux « couples géniteurs » qui doivent vouloir « supprimer les maladies héréditaires et elles seront supprimées à jamais et sans aucun frais »[14]. Or le néomalthusianisme est « le seul mode de sélection artificielle que nous puissions appliquer à l’espèce humaine » [15]. L’eugénisme négatif est un des principes du néomalthusianisme. Ce n’est donc pas étonnant de voir les mêmes hommes dans les ligues et les mouvances néo-malthusiennes et eugéniques, comme Sicard de Plauzoles, eugéniste, socialiste et néo-malthusien. « Le néomalthusianisme est un des moyens de l’eugénisme, plus encore il est comme le levier, l’adjuvant de toutes les réformes »[16].

Le néomalthusianisme classe l’humanité en deux catégories: les « supérieurs » et les « inférieurs », ou encore les « bien doués », l’élite, et les « dégénérés », les « tarés », les « faibles d’esprit ». Il propose de propager les « mieux doués » afin d’éviter « de lancer un grand nombre de descendants tomber dans l’ignoble mêlée sociale au milieu de la foule effrayante de dégénérés de toute espèce qui s‘y entredéchirent »[17]. Nous retrouvons des principes eugéniques que nous avons déjà évoqués dans de précédents articles.

« La grande conquête scientifique de la régénération de l’homme »

Les néo-malthusiens vante d’appliquer une démarche scientifique. ils appliquant « les données positives des sciences biologique et sociale » et des moyens sans douleurs. Son discours se veut donc scientifique et rassurant. « La science vous a émancipées de l’épouvantable fatalité d’être mères contre votre volonté » [18]. 

Le remède de tous les maux de la société

La mangeuse d'hommes, dessin de A.F. Mac
Génération consciente, n°43, octobre 1944

Le néomalthusianisme prétend tout expliquer : le fonctionnement de la société, les modalités d’une transformation de l’homme, le bonheur accessible à tous. « Propagé parmi les prolétaires, le néo-malthusianisme aidera puissamment à l’amélioration de la santé publique, à l’abolition de la prostitution, à la disparition de l’avortement, à la suppression des guerres internationales, à la solution de la question sociale »[19]. En effet sans procréation, pas d’hommes pour la guerre, pas d’exploités dans les usines, pas de clients pour les prostitués. Ils appellent même à la grève des ventres ! « Assez de chair à plaisir ! de chair au travail ! de chair à canon ! ». Cela simplifie bien les choses…



Ainsi par la « prudence procréatrice », « l’indépendance, la dignité, la moralité des individus » seront améliorées. Sans elle, pas de réformes efficaces, pas de progrès social, pas d’émancipation humaine et de perfectionnement social ! « Si l’on désire, si l’on veut l’accord social, l’affranchissement des hommes, la prospérité, l’ordre, le progrès, il faut regarder la prévoyance sexuelle comme aussi nécessaire que l’organisation scientifique de la production »[20]. 

« La question sociale est d’abord une question sexuelle »

Le néomalthusianisme est donc inéluctable pour toute politique « socialiste ». Toute transformation sociale est impossible sans traiter d’abord de la question sexuelle. « Sans la limitation des naissances chez les prolétaires aucune propagande ne peut vraiment aboutir »[21]. 

Pour cela, il faut supprimer « les préjugés entretenus par une fausse pudeur, par une sentimentalité excessive, par des opinions religieuses trop étroites tendant à vouloir faire de l’humanité au point de vue psychologique une classe exceptionnelle et à la soustraire aux règles éternelle qui régissent les êtres vivants ». En clair, les relations sexuelles doivent être rationalisées, déshumanisées, épurées de toutes considérations sentimentales, de toutes connotations religieuses. L’Homme, un être vivant comme un autre. Déconstruire l’image de la sexualité… 

Le néomalthusianisme est conduit à séparer dans l’acte sexuel, « désir » d’un côté, « reproduction » de l’autre. Ainsi, peut-il prétendre que « l’acte sexuel en soi est un acte psychologique ni moral, ni immoral »[22], que le désir et le plaisir sexuel sont pleinement légitimes au même titre que d’autres plaisirs de l’existence.

Il s’oppose alors à une solution préconisée par Malthus, la chasteté, dont il dénonce des méfaits sur la santé et le bonheur de l’homme. « Nous entendons pouvoir déconseiller à la multitude des humains normaux, cet inutile sacrifice, cette vertu négative : la chasteté, cause du pessimisme, de maladies, de vices, de malheur »[23]. 

Contre les institutions sociales

Le néomalthusianisme s’en prend surtout « aux institutions et aux croyances qui, à leurs yeux, s’opposent à l’épanouissement de la sexualité et à la nécessaire régénération de l’espèce humaine »[24], c’est-à-dire au mariage monogamique et à la religion, essentiellement le christianisme. Le mariage est présenté comme un « facteur de dégénérescence ». Les néo-malthusiens se divisent sur ce sujet. Certains préconisent le mariage précoce et d’autres la liberté naturelle avec engagement légal ou non. 

Ils revendiquent la libre maternité, le droit de la femme de disposer librement de son corps. « La liberté de la femme, liberté devant les lois, devant les mœurs, devant l’opinion est par elle-même si l’on peut abandonner des préjugés séculaires, un axiome évident mais cette liberté s’appuyant sur la science sera la véritable régénératrice de l’espèce humaine »[25]. 


Ils se divisent sur la question de l’avortement. Certains en sont partisans, d’autres le condamnent au nom de l’axiome : « mieux vaut prévenir que guérir ». Les moyens de contraceptions le rendent inutiles. La solution est de donner naissance à des enfants « désirés ». Ils répondent « à la volonté, aux moyens physiques, moraux, financiers des parents, à la santé de la femme, à l’utilité sociale, assurés de tous les soins maternels, d’une très bonne éducation commençant avant leur conception, allant jusqu’à leur maternité »[26]. Ils invoquent ainsi le désir d’enfants comme principe de procréation. Il deviendra ainsi « un membre utile de la famille humaine »[27]. 



Une nouvelle morale sexuelle

Contrairement aux mouvements et idées eugéniques déjà étudiés, le néomalthusianisme ne demande pas l’intervention de l’État. Cela relève de la responsabilité de chaque individu. Il s’oppose donc à toute loi réprimant l’avortement, la diffusion et la connaissance des moyens de contraception. Il cherchera à supprimer les lois, notamment celle de 1920, qui interdisent leur propagande. L’État a néanmoins un rôle pour « libéraliser » les mœurs et promouvoir la révolution sexuelle

Ainsi en apportant une nouvelle culture individuelle, le néomalthusianisme propose une nouvelle morale sexuelle capable d’apporter le bonheur universel. « Après la Renaissance et la Réforme qui préparèrent la Révolution des droits de l’homme et du citoyen, voici venir l’ère de la Grande Réforme : la réforme sexuelle. Les vieilles morales chrétiennes, mahométanes et de toutes les autres religions qui consacraient le droit de propriété de l’homme sur la femme et sur les enfants, sont appelés à disparaître. Les chaînes de l’esclavage conjugal, rongées par la rouille, se rompent sous les efforts des époux meurtris. Un souffle nouveau, vivifiant, emporte les générations actuelles vers un mode d’association plus large, plus juste et plus humain. Une nouvelle morale sexuelle, basée sur la raison et sur la science, est en voie de formation. Elle doit régénérer le monde »[28]. 

« La question sociale est une question sexuelle, à résoudre par les moyens d’hygiène et de médecine »[29]. Le néomalthusianisme proclame donc la « procréation réfléchie », « consciente », « rationnelle ». Il prône d’une part « une fécondité moderne, raisonnable, proportionnée aux ressources du couple » et d’autre part « la stérilité » qu’il considère comme « un devoir seulement pour les couples tarés ». La diffusion de la connaissance, l’éducation et la législation, sans oublier la vente de moyens anticonceptionnels permettront de réaliser les objectifs clairement définis. Ainsi naîtra une nouvelle société … 

« […] nous prétendons refaire et fonder la société future, la société du bonheur, du bien-être complet »[30]. 





Références
[1] Voir Émeraude, article « le malthusianisme », juillet 2013. 
[2] Voir Émeraude, mai 2013. 
[3] Voir Émeraude, juin 2013. 
[4] Il est chargé de la direction du premier orphelinat mixte (Cempuis). Ses innovations pédagogiques lui vaut d’être radié de son poste. 
[5] Loi du 31 juillet 1920 « réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle ». 
[6] Fédération internationale de la Parenté planifiée (I.P.P.F.), à l’origine logée dans les bureaux de la Eugenics Society de Londres. Elle regroupe aujourd’hui tous les mouvements de Planning Familial. 
[7] Maria de Koninck, Discours féministes et néo-malthusianisme, les effets pervers d’une mésalliance
[8] « La question sexuelle » et « Secret du bonheur » sont les titres de feuillets distribués aux ouvriers en 1879 en France par Paul Robin. 
[9] Bulletin de L’Alliance nationale contre la dépopulation (1909), cité dans Alain Drouard, Aux origines de l’eugénisme en France : le néo-malthusianisme (1896-1914)
[10] Paul Robin, texte de 1896, cité dans http://biopsher.ouvaton.org
[11] Docteur Sicard de Plauzoles, article de Régénération
[12] Programme de la Ligue de la Régénération humaine
[13] Adolphe Pinard. 
[14] Docteur Alexis Gottsschalk, Le néo-malthusianisme et la santé, dans Le Malthusien, mars 1910. 
[15] Docteur Alexis Gottsschalk, Le néo-malthusianisme et la santé, dans Le Malthusien, mars 1910. 
[16] O. Castet, Le Malthusien, 1907. 
[17] Régénération, n°1, décembre 1886. 
[18] Paul Robin, texte de 1896, cité dans http://biopsher.ouvaton.org
[19] Lettre ouverte à M. Le sénateur Bérenger, 1911, par Génération consciente
[20] Le néo-malthusien, mars 1919, n°5. Journal créé par Gabriel Giroud, gendre de Paul Robin. 
[21] G. Hardy, Le néo-malthusianisme prépare le socialisme, paru dans Génération consciente, juin 1910. 
[22] Sicard de Plauzoles, La fonction sexuelle du point de vue de l’éthique et de l’hygiène sociale.
[23] Le Néo-Malthusien, n°5, mars 1919. 
[24] Alain Drouard, Aux origines de l’eugénisme en France : le néo-malthusianisme (1896-1914).
[25] Paul Robin, Dégénérescence de l’espèce humaine, causes et remèdes, dans Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 20 juin 1895. 
[26] Régénération, n°9, février 1902. 
[27] Paul Robin, La Graine, publié dans Le Néo-malthusianisme
[28] Régénération, juillet 1903. 
[29] G. Hardy, La question de la population et le problème sexuel
[30] Docteur Gottschalk, Le Sexualisme, paru dans Le Malthusien, juillet 1910.
[31] Voir prochains articles d’Émeraude de Novembre 2013 consacrés au Birht control et au planning familial.

mardi 17 septembre 2013

La cosmologie jusqu'à Képler

Toute représentation de l’Univers se construit à partir d’une conception (philosophique, religieuse) du Monde et des observations du ciel. Subtil arrangement entre nos convictions et nos sens ... Un modèle est alors élaboré pour rendre conforme nos pensées à notre perception de la réalité. Au fur et à mesure que nous connaissons le monde qui nous entoure, que nos observations s’affinent, que nous nous dotons d’instruments de mesures plus précis, nous améliorons le modèle, le rendant encore plus propre à expliquer ce que nous percevons. Mais plus soucieux de sauver les apparences, plus enclins à sauver nos habitudes de pensées, à demeurer dans la tranquillité d’une certaine cohérence, nous nous attachons solidement à nos connaissances au risque de refuser la vérité et d’avouer la fausseté de notre modèle. Devant nos limites et notre orgueilleuse assurance, nous finissons par tordre notre modèle, par le rendre inextricable et incompréhensible. Il atteint une telle complexité qu’il devient monstrueusement ridicule… 

Recherche d’un Univers, image de l’harmonie céleste 

Dans la cosmologie antique, la représentation du Cosmos répond à des principes philosophiques, voire métaphysiques. Pour les Grecs, les dieux sont les créateurs de l’Univers. Par conséquent, il doit refléter leurs qualités, c’est-à-dire leur perfection. Elle réside dans les formes et les mouvements qui composent l’Univers. L’harmonie divine est considérée comme la clé de la compréhension du Monde. 

Pythagore (v. 570 - v.480 av. J.C.) voit dans les nombres le reflet de la perfection divine. Par conséquent, l’univers pythagoricien est régi par les mathématiques. La sphère étant considérée comme la forme mathématique la plus parfaite, la Terre doit être sphérique. De même s’il y a mouvement céleste, il ne peut être que circulaire et uniforme, la régularité étant signe de perfection. Pour rendre conforme son modèle à ses principes, Pythagore va jusqu’à inventer une dixième planète, l’anti-terre, pour que l’Univers compte dix astres, le chiffre dix étant aussi considéré comme parfait. Ainsi dans le modèle pythagoricien, dix planètes sphériques, dont la Terre, tournent autour d’un feu central, décrivant chacune des cercles parfaits selon un mouvement uniforme. 


Platon (v.427 - v.348 av. J.C.) représente la Terre toujours sphérique mais immobile au centre d’une deuxième sphère qui contient les planètes et les étoiles, en mouvement circulaire et uniforme. 

Aristote (384-322 av. J.C.) élabore une nouvelle conception de l’Univers. Il existe deux mondes : le monde sublunaire (Terre et Lune), représentant le monde imparfait, où règnent la vie et la mort, le changement, le mouvement, et le monde supralunaire (autres planètes, Soleil, étoiles ), qui appartient au monde parfait, invariant et éternel, toujours animé d’un mouvement circulaire et uniforme. Nous retrouvons toujours l’idée de perfection mêlée à celle d’invariabilité, de stabilité, image même de la divinité. 


Selon la pensée grecque, l’Univers doit être régi par un ordre, reflet d’une harmonie céleste, interprétable sous forme mathématique. L’étude des astres peut donc se réduire à un problème géométrique comme le suggère Platon. « C'est en faisant usage de problèmes (...) comme en géométrie, que nous étudierons l'astronomie elle-même »[1]. Mais la solution érigée en modèle doit demeurer en accord avec les observations. Il doit « sauver les apparences »[2]. 

Or deux phénomènes perturbent les représentations grecques. Les planètes sont bien en mouvement mais parfois de manière irrégulière. Le mouvement rétrograde est le mouvement apparent le plus difficile à expliquer. En regardant minutieusement le ciel, il est possible de voir des astres revenir en arrière quelque temps avant de reprendre leur course dans le ciel. Le terme même de planète qui signifie « vagabond » semble s'opposer à cette image d'ordre. Leur mouvement n’est pas aussi uniforme que nous pouvons le penser. 

Le géocentrisme et théorie des sphères homocentriques 




Des modèles tentent alors de répondre à ces mouvements complexes, en apparence disharmonieux. Eudoxe (v.405 – v.350 av. J.C.) représente le Monde comme un Univers géocentrique : la Terre est fixe et immobile au centre de l’Univers. Elle est au centre des sphères qui portent des planètes et d’une dernière sphère qui attache les étoiles, délimitant l’Univers. Tout mouvement de planète est alors une superposition de deux mouvements circulaires : les rotations des sphères aux axes inclinés et des planètes. L’Univers est ainsi représenté sous forme d’un système de sphères dont certaines ne sont là que pour faire tourner d'autres sphères qui, elles, porteront peut-être un astre. Pour expliquer les observations, Eudoxe a besoin de 27 sphères. Aristote reprend ce modèle tout en rajoutant d’autres sphères pour mieux expliquer de nouvelles observations. Il précise en outre que les sphères sont cristallines, ce qui explique que nous voyons les cieux, et que les mondes supralunaires ou sublunaires sont cloisonnés. 

Héraclite du Pont (v.380 - v. 310) explique le mouvement des corps célestes par la rotation de la Terre autour de son axe. Il serait ainsi le premier à concevoir notre planète en rotation. 

Une nouvelle observation perturbe de nouveau l’harmonie céleste. Les astronomes constatent en effet des variations de vitesse des planètes sur leurs orbites et de leurs distances avec la Terre. Pour prendre en compte ces phénomènes, le modèle aristotélicien a été modifié au point de supprimer la symétrie de l’Univers. L’idée d’une certaine harmonie céleste est de moins en moins tenable. 

Ptolémée et la Théorie des épicycles et des excentriques 

Dans un de ses ouvrages Almageste [3], Claude Ptolémée (v.100 – v.170 ap. J.C.) expose un système cohérent qui peut expliquer les phénomènes alors observés. C’est une synthèse cohérente des connaissances de l’époque. Il reprend notamment une idée d’Apollonios de Perga [4] (240 – 174 av. J.C.), celle du système des épicycles. La planète est détachée des sphères célestes. Elle se déplace sur un cercle, l’épicycle, dont le centre tourne sur la circonférence d’un cercle plus grand, le déférent. Le mouvement d’une planète est donc la superposition de deux mouvements uniformes circulaires et non sphériques. Le centre du déférent est appelé excentrique. 

Ptolémée aurait introduit une nouvelle notion, celle d’équant, un point excentré duquel nous voyons les planètes décrire une trajectoire avec une vitesse angulaire constante. En clair, le mouvement des planètes n’est uniforme que par rapport à ce point et non plus par rapport à la Terre. Dans les modèles précédents, la Terre se confondait avec ce point, considéré comme le centre de l’Univers. Ptolémée place la Terre entre l’équant et l’excentrique. Elle n’est donc pas exactement au centre de l’Univers. Le modèle ptoléméen n’est donc pas absolument géocentrique. 

Un modèle de plus en plus disharmonieux… 

Mieux observé, le ciel se précise au fur et à mesure des siècles. Pour rendre compte des mouvements observés, il faut régulièrement mettre à jour le modèle de Ptolémée en rajoutant des épicycles. Le modèle se complexifie de plus en plus. Il s’éloigne de l’harmonie céleste tant recherchée. Néanmoins, le modèle ptoléméen « sauva les apparences avec une précision dont les calculateurs et les observateurs se contenteront pendant des siècles »[5]. 



Au XIVème siècle, Nicole d’Oresme (v.1325-1382), évêque, expose un principe révolutionnaire : tout mouvement est relatif. Un mouvement d’un objet peut autant s’expliquer par le mouvement réel de l’objet que par celui de l’observateur. Le mouvement des astres peut aussi s’expliquer par celui de la Terre qui peut être en rotation par rapport à des astres immobiles. 




La fin d'une conception...
A la recherche d’une plus grande simplicité dans la conception du Cosmos, le chanoine Copernic (v.1473-1543) remet la Terre au rang d’une simple planète et le Soleil au centre de l’Univers. Notre planète perd donc son immobilité. Elle tourne autour du Soleil comme les autres planètes. Le mouvement reste circulaire et uniforme. La sphère des étoiles existe toujours dans le modèle copernicien et délimite l’Univers. 



Ce modèle s’oppose aux principes métaphysiques qu’a énoncés Aristote. La Terre, reflet de l’imperfection, fait désormais partie des cieux qui doivent refléter la perfection divine. En outre, l’homme n’est plus au centre de l’Univers mais il est relégué sur une planète insignifiante dans un monde aux dimensions très vastes. 

Deux observations fragilisent encore la conception métaphysique antique. Tsycho Brahé (1546-1601) observe une nouvelle étoile dans la constellation de Cassiopée, étoile qui disparaît quelques jours après. Il vient en fait d’assister à la mort d’une étoile. Comme elle n’a pas changé de position par rapport aux autres étoiles lointaines, elle devait être aussi loin qu’elles sur la sphère des étoiles. Cette découverte démontre donc que les cieux ne sont pas immuables. Brahé observe aussi une comète en 1577. Or le modèle aristotélicien place et maintient les comètes dans le monde sublunaire. En évaluant sa distance avec la Terre, Brahé montre qu’elle est située quelque part dans les sphères planétaires au-delà du monde sublunaire. Elle traverse donc les sphères cristallines. Son orbite est apparemment ovale et non sphérique… La conception métaphysique de l’Univers est terriblement remise en cause. Que devient l’immuabilité céleste ! Rejetant l’héliocentrisme, Brahé élabore un modèle intermédiaire entre celui de Ptolémée et de Copernic. Les planètes autres que la Terre tournent autour du Soleil mais le Soleil tourne autour de la Terre comme la Lune autour de notre planète. 

Johannes Képler

Son ancien assistant, Johannes Kepler (1571-1630), unifie toutes les observations très précises de Tsycho Brahé et parvient à élaborer des lois relatives aux mouvements célestes qu’il énonce dans l’Harmonie au Monde. Ce sont les fameuses lois Kepler, encore en vigueur aujourd’hui. Les orbites planétaires ne sont plus circulaires mais elliptiques. Les planètes tournent autour du Soleil, ce dernier se trouvant à l’un des foyers de l’ellipse. Il n’y a plus de mouvement uniforme. Les planètes s’accélèrent en s’approchant du Soleil et décélèrent en s’en éloignant. Une relation mathématique prédit désormais leur position. Kepler rétablit l'harmonie céleste...Si l’Univers semble perdre son invariabilité, signe de perfection selon la pensée grecque, Dieu reste encore un géomètre… 



Réferences
[1] Platon, La République
[2] Simplicius, Commentaire à la Physique d'Aristote
[3] Le nom original de l’ouvrage est Composition Mathématique, désigné ensuite par le « grand syntaxe », puis la très grande, en grec « meigistos », traduit en arabe par « al-midjisti », devenu enfin Almageste
[4] Selon certains articles, Héraclite de Pont et son disciple Aristarque de Samos seraient à l’origine de la théorie des épicycles. Ptolémée attribue le mérite à Apollonius de Perga. 
[5] M. Gabriel, institut d’Astrophysique de l’Université de Liège, La théorie des épicycles, I. Des origines à Hipparque, revue Ciel et Terre, janvier-février 1989.

vendredi 13 septembre 2013

"Le célibat des prêtres n'est pas un dogme"

« Le célibat des prêtres n’est pas un dogme » (Mgr Pietro Parolin, secrétaire d'Etat au Saint Siège, 8 septembre 20113). Comme des chacals sautant sur leur proie, les médias s’empressent d’annoncer que peut-être l'Eglise songe à renoncer à la fin du célibat ecclésiastique, sujet sans-cesse remis en question par le Monde. Est-ce vraiment un scoop ? Le célibat n’a jamais été un dogme et il ne pourra jamais l’être. Il n’y a donc pas de surprise dans cette annonce qui n’en est finalement pas une. Est-ce de l’ignorance de la part des journalistes en quête de sensations, ou une manœuvre pour duper les esprits ? 

Cette « annonce » nous oblige à traiter rapidement de deux sujets forts complexes mais si importants de nos jours pour s’opposer aux mensonges et aux confusions qui peuvent régner dans nos esprits. La méthode employée par les médias est si classique et pourtant si redoutable. 

Le premier sujet est la définition même du dogme. Aujourd’hui pour nos contemporains, il signifie le plus souvent « vérité intangible ». Mais si nous traitons du célibat ecclésiastique, il faut resituer ce terme dans son contexte religieux, catholique. Le dogme désigne alors « l'énoncé officiel d'une vérité que l'Eglise enseigne au nom de Dieu et qui réclame l'assentiment de foi » (3). Il faut distinguer le contenu, la vérité en elle-même, et la forme, qu’est l'énoncé. La vérité est intangible en soi. Ce n’est pas en « dogmatisant » une vérité qu’elle devient vraie et donc intangible. Mais en la « dogmatisant », c’est-à-dire en la formulant de manière précise, solennelle, l’Église l’enseigne dans les termes appropriés qui n’appelle plus débat. C’est un acte d’autorité qui appelle désormais à l’obéissance. « Il faut se soumettre à la vérité qui se manifeste, et à l’autorité qui se prononce »(1). En définissant un dogme, l’Église prend donc position de manière légitime et irrévocable sur des questions qui posaient débat et divisaient les esprits. 

Le deuxième sujet porte sur le célibat ecclésiastique. Il n’est pas une vérité de foi, encore moins une vérité en soi. Il est une règle de discipline imposée aux prêtres et aux évêques dans l’Église depuis les temps apostoliques. Il ne peut dont être formalisé comme une vérité. Il est donc vrai que « le célibat n’est pas un dogme » au sens propre du terme.

Mais le doute subsiste. Et si le secrétaire d'Etat du Saint Siège songeait au sens général en employant le terme de « dogme » ? S’il envisageait effectivement de changer la règle ? « Non, ce n’est pas un dogme de l’Église et il peut être discuté parce que c’est une tradition ecclésiastique ».  

Nous entendons souvent que cette règle aurait été adoptée au VIIème siècle (2). Et alors ? Sa première définition formelle et précise semble en effet apparaître à cette époque non pour l’instituer mais pour répondre à une situation qui remettait justement en cause le célibat du prêtre

Une loi n’est compréhensible qu’en fonction de l’intention du législateur. Effectivement, la règle a été formulée tardivement pour répondre à un besoin. Si nous étions tous des hommes honnêtes, y aurait-il des lois pour sanctionner la calomnie ? La loi n’a pas inventé l’honnêteté, encore moins la réputation. Et nous n’avons pas entendu la loi pour combattre la calomnie. Le célibat ecclésiastique existait avant même l’élaboration d’une règle le défendant. Et nous savons avec certitude que le célibat ecclésiastique était déjà appliqué depuis les temps apostoliques.

Pourquoi alors une telle « fausse nouvelle »? Erreur d'un prélat décrit pourtant comme un parfait diplomate ? Ne pouvait-il pas imaginer les conséquences d’une telle phrase ? Ou la volonté des journalistes de semer la zizanie en séparant une phrase de son contexte ? Nous avons déjà eu une telle manœuvre lors d’une déclaration de Benoît XVI sur le préservatif. Souvenons-nous de la tempête injuste et pitoyable qui s'est abattue sur le Saint Père. Déstabiliser l’autorité pour semer le trouble et la division… Bonne aubaine au moment où les chrétiens semblent se réveiller et s’unir contre le mariage pour tous !…  Bonne occasion aussi pour rappeler combien l’Église est anachronique, dépassée, hors des préoccupations de nos temps !...

Va-t-on donc remettre en cause le célibat ecclésiastique? L’Église a déjà et souvent parlé de ce sujet. Jean-Paul II a clairement et fortement énoncé que le célibat ecclésiastique est une loi intangible qui appartient à la tradition. Que penser alors ? Le doute doit-il s’installer dans nos esprits ? Devons-nous encore anathématiser Vatican ? Cessons de jouer le jeu des médias et de "juger sur du vent." Laissons les médias si férules de « gros titres en première page », si contents de voir s’effondrer des « vérités intangibles », si prompts à diviser pour faire régner l’erreur. Profitons plutôt de cette « annonce » pour faire comprendre les raisons qui ont conduit l’Église à défendre et à maintenir le célibat ecclésiastique. Mais en sommes-nous capables ? 

N'oublions pas que derrière cette règle, se trouve une réalité : le prêtre qui n’appartient plus qu’à Dieu

« Quiconque est enrôlé au service de Dieu ne s’embarrasse point dans les affaires du siècle, afin de satisfaire celui à qui il s’est donné » (II, Tim., II .4).

« Donc, fils très aimés […] gardez en vos mœurs l’intégrité d’une vie chaste et sainte. Comprenez ce que vous faites. Ressemblez à ce que vous accomplissez : célébrant le mystère de la mort du Seigneur, ayez soin de faire mourir dans vos membres les vices et les concupiscences » (Cérémonie de l’ordination des prêtres).


(1) Selon Saint Augustin, De baptismo II,20.
(2) La règle du célibat ecclésiastique est définie au concile in Trullo en 692. Néanmoins, dès le premier concile de Nicée (325),  et même au Concile d’Elvire en Espagne (309-325), le célibat est déjà bien présent. Le Pape Sirice (384-399) s’oppose à tout comportement contraire au célibat ecclésiastique.
(3) Chanoine L.-E. Marcel, Dictionnaire de culture religieuse, et catéchistique, 1938.


Le Donatisme : la victoire de l'Eglise

Le schisme donatisme a profondément et violemment divisé l’Afrique du Nord aux IVème et Vème siècle. Des évêques catholiques ont cherché à faire cesser cette situation scandaleuse. Face aux erreurs et aux mensonges du Donatisme, Saint Optat de Milève a réfuté leurs arguments dans un souci d’apaisement et de paix. Il a rappelé et approfondi l’enseignement de l’Église, en particulier l’ecclésiologie et la doctrine des sacrements. Mais probablement par fidélité à la mémoire de Saint Cyprien, il n’a pas osé s’attaquer à un des arguments forts des donatistes : leur fidélité à l'égard de Saint Cyprien. « Ce que l'évêque de Milève n'avait pas osé faire, à cause de la difficulté de la tâche ou par souci d'apaisement, Saint Augustin va l'entreprendre dans son traité De baptismo : le problème de l'autorité de Cyprien y sera clairement analysé »[1]. Saint Augustin intervient à son tour dans le combat et y donne des coups décisifs. 

Un donatisme affaibli

Avant que n’intervienne Saint Augustin, des divisions affaiblissent le Donatisme. Saint Optat a été un adversaire redoutable. Sensible probablement à ses arguments,  Tyconius, un schismatique, tente de défendre son Église tout en faisant de grandes concessions au Catholicisme. Il concède en effet que la catholicité, promise par Dieu, ne peut être empêchée par aucun homme. Selon donc la promesse divine, l’Église doit se répandre jusqu’aux extrémités de la terre. Les bons doivent en outre tolérer les méchants dans l’Église. L’Église est ainsi constituée de pécheurs et de Saints…Deuxième concession décisive…

Un concile donatiste condamne Tyconius. Les donatistes s’opposent toujours fermement à l’idée d’une vaste Église mêlée de Saints et de pécheurs dans une unité visible qu’il faut maintenir pour l’amour de la paix en attendant le jugement dernier. Le Donatiste est le pur froment. La preuve est le fait qu’il souffre de la persécution. Il expose ainsi un nouvel argument, celui du martyre.

La stratégie de Saint Augustin

A partir des concessions de Tyconius, Saint Augustin relance le combat selon une stratégie bien définie
  • instruire les fidèles pour les armer contre les invectives du Donatisme ;
  • persuader les donatistes de leurs erreurs par la raison ;
  • ne pas faire intervenir la puissance romaine ;
  • rechercher systématiquement le débat publique. 
Enfin, il se concentre sur l’essentiel sans s’attarder sur des faits ou des reproches mêmes personnels. Il cherche constamment à élever le débat loin des polémiques et des injures. Face aux silences de ses adversaires et aux calomnies, Saint Augustin les presse de répondre à ses arguments. 

Revenons aux faits avérés…



Reprenant le dossier de Saint Optat, Saint Augustin décrit ce qu’est le Donatisme. S'adressant à la population, il rappelle les faits historiques. Il montre notamment que les donatistes ont été condamnés par des juges du droit commun et également sur le plan doctrinal. Contrairement à leurs affirmations, ils ne peuvent faire appel à aucun droit. Il reconnaît lui-aussi les fautes qu’ont commises les catholiques en recherchant l’appui impérial mais insiste aussi sur les violences perpétrées par les circoncellions et les donatistes. Il demande alors à chacun de ne pas discuter sur ces fautes partagées, discours inutiles et sans lendemain, mais de s’attacher à l’essentiel.



En tant qu’évêque, Saint Augustin tient à rappeler le droit. S’il ne souhaite pas faire intervenir la puissance publique, il rappelle néanmoins que le fait de rebaptiser est un délit et il tient à appliquer la loi comme il tient à la faire appliquer pour protéger les fidèles de la violence et de la terreur. Il accepte donc l’intervention du bras séculier en matière de religion. Il la justifie car l’empereur est un prince chrétien et ne peut donc régner qu’en chrétien. Comme il a interdit le paganisme, il peut bien s’opposer aux hérésies et aux schismes. Il dénonce en outre l’hypocrisie des donatistes qui acceptent l’intervention impériale lorsqu’elle les appuie mais la refusent lorsqu’elle s’abat sur eux. Saint Augustin constate que les sanctions qu’ils subissent sont plutôt légères. Concrètement en effet, les catholiques mènent plutôt une politique de douceur et de patience, les lois n’étant peu appliquées…

Saint Augustin face au donatisme
au Concile de Carthage

Carl Vanloo, Notre Dame des Victoires
Pour combattre l’erreur, Saint Augustin veut organiser des débats publics avec des donatistes. Avec plein de mansuétudes, il en propose à leurs évêques mais ses tentatives échouent, faute d’accord de ses adversaires. Il écrit alors des livres pour réfuter le Donatisme. Saint Augustin reprend les arguments de Saint Optat en les approfondissant encore ou en les améliorant en se montrant encore plus incisif… 

Saint Augustin relève de nouveau les contradictions des donatistes et leur prétention de former seuls l’Église. Leur schisme a sa cause dans « l’orgueil furieux », dans « la jalousie intraitable », dans la recherche d’avantages séculiers, dans la peur. Face à leurs illusions et à leurs contradictions, il dresse l’apaisante certitude de l’Église et la sûreté du Catholicisme qui puise son fondement dans les promesses de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ces promesses doivent se réaliser dans l’Église visible. Aucun homme ne peut s'y opposer. « Aussi, comme je l’ai dit souvent et comme j’entends vous inculquer énergiquement, quels que nous soyons, vous êtes en sécurité vous qui avez Dieu pour Père et son Église pour mère » [2].

Saint Cyprien, détail d'une mosaïque, VIème siècle,
basilique Sant'Apollinaire, Ravenne
Saint Cyprien au secours des donatistes ?

Contrairement à Saint Optat, Saint Augustin s’attaque à un des arguments les plus forts et les plus dangereux du Doantisme. Les donatistes revendiquent l’héritage de Saint Cyprien, arme redoutable qui leur donne un avantage auprès de la population qui vénère particulièrement le « patriarche » et martyr de l’Église africaine. « Contre les donatistes qui essayaient de se couvrir de l'autorité du bienheureux évêque et martyr Cyprien, j'ai écrit sept livres 'Sur le baptême', dans lesquels j’ai enseigné que pour réfuter les donatistes et leur fermer complètement la bouche, de sorte qu'ils soient impuissants à défendre leur schisme contre l'Église catholique, rien ne vaut les lettres et l'autorité de Cyprien »[3]. Il retourne  cet argument contre eux…



Au IIIème siècle, un différent a éclaté entre Rome et Carthage sur la question des baptêmes des hérétiques et des schismatiques. Contre l’avis du Pape Saint Etienne, Saint Cyprien les rebaptisait systématiquement, considérant que leur baptême était invalide du fait qu’ils n’appartenaient plus à l’Église. La doctrine des sacrements et de l’Église était encore obscure et peu solide à cette époque. Saint Augustin excuse alors le grand martyr, mais au IVème siècle, la situation est différente : la doctrine est plus sûre et surtout l’Église a parlé et décidé. Saint Augustin expose alors la doctrine telle qu’elle est posée par Rome en reprenant clairement la distinction entre la validité et l’efficacité des sacrements. Ainsi l’erreur de Saint Cyprien n’est plus concevable…

Le cheminement de l’enseignement de l’Église 

« Au cœur même de la foi, la lumière grandit ainsi : un article obscur est d’abord sujet à controverse puis la vérité se détermine à laquelle tous se rallient »[4]. Il y a un cheminement de l’enseignement de l’Église. 
Saint Augustin rappelle aussi que toutes les autorités qui exposent une règle de la vérité ne sont pas toutes du même niveau. « Peut-on hésiter entre l’autorité d’un évêque ou l’autorité du concile d’une province, et la règle confirmée par les statuts de l’Église universelle ? » [5]. Quand la règle est adoptée par l’Église, tous doit s’y soumettre. « La vérité progresse dans la connaissance qu’on en a et dans l’autorité qui la propose : il faut se soumettre à la vérité qui se manifeste, et à l’autorité qui se prononce »[6]. Ce cheminement de la vérité cesse lorsqu’elle est formellement enseignée par l’Église. La discussion laisse place à l’obéissance…

Saint Cyprien, un comportement exemplaire 



Saint Augustin revient plus longuement sur Saint Cyprien et plus précisément sur son comportement. S’il s’est trouvé divisé avec Rome, il n’a jamais voulu renoncer à la paix. « Un évêque d'un si haut mérite (...) avait sur le baptême une opinion différente de ce que la vérité, étudiée de plus près, allait établir : par ailleurs, beaucoup de ses collègues, bien que la question ne fût pas encore tirée au clair, maintenaient cependant ce qu'était la coutume traditionnelle de l'Église et la doctrine qu'ensuite tout l'univers catholique allait embrasser ; or il ne rompit pas avec les évêques qui étaient d'un avis différent, il ne fit pas communion à part et il ne cessa de conseiller aussi aux autres de se supporter mutuellement dans la charité, s'appliquant à garder l'unité de l'esprit par le lien de la paix »[7]. Avant que l’Église ne statut définitivement sur une controverse, il est impératif de garder l’unité. « Il faut à tout prix que le lien de l’unité soit préservé, en attendant que la lumière se fasse, de peur que, si dans l’unité, son erreur ne se transforme pas en une incurable blessure »[8]. 

Dans le conflit qui l’a opposé au Pape, Saint Cyprien a fait preuve d’humilité et il est mort dans l’unité. Les donatistes devraient donc imiter son exemple. «Allez à saint Cyprien pour lui demander conseil, remarquez tout ce qu'il attendait du bien de l'unité dont il ne se détacha point, malgré les différences de sentiment »[9]. Dépassant le schisme auquel il est confronté, Saint Augustin lance un pathétique appel à l’humilité, à la patience, à la charité, notamment de la part des moins dociles. Sans communion, sans charité, rien n’est possible. Il retourne magnifiquement l’argument principal des donatistes contre eux-mêmes… « Demeurant inébranlable dans l'unité, Cyprien n'en montrait que mieux aux hérétiques quel sacrilège c'est de rompre le lien de la paix »[10].

Une Église catholique, apostolique et une …

Avec plus de force et de netteté que Saint Optat, Saint Augustin en appelle à la catholicité, à l’apostolicité et à l’unité de l’Église, définissant ainsi ce que nous appelons aujourd’hui les notes de l’Église. L’Église est là où est la communion avec le siège de Rome, là où est l’évêque qui, par une succession d’évêques que l’on peut énumérer, a succédé à Saint Pierre, conformément à la promesse faite par Notre Seigneur à Saint Pierre. 

Saint Augustin reprend l’argument de la catholicité de l’Église visible et du dessein de Dieu. Il oppose le particularisme du donatisme et la catholicité de l’Église universelle dans laquelle reposent la sécurité et la charité. Il en montre sa réussite historique, la propagation de la société chrétienne dans l’Univers à partir d’un point de départ, les sièges apostoliques, et pour suite les évêques, issus d’une succession ininterrompue. Les Églises particulières gardent leur individualité mais l’Unité ne se disloque pas. Or, toute hérésie est éphémère, réduit à une partie de la terre. A de tels arguments, les donatistes ne répondent guère. A un de leur concile, à Cabarsussa (393), ils ne revendiquent plus le nom catholique mais évangélique… 

Là où est la charité, là réside l’Esprit…

Saint Augustin revient aussi avec plus de précision sur la distinction entre l’hérésie et le schisme. « L’hérésie consiste dans la négation formelle et obstinée d’une vérité dont la profession est, au jugement de l’Église, une condition de l’unité »[11]. L’erreur n’est pas nécessairement une hérésie. Il faut qu’elle s’oppose à une règle de foi. L’erreur est surtout dans l’obstination. Il est aussi possible de se tromper de bonne foi. Le schisme est animé dans une communauté par un dissentiment. Si le schismatique persévère, il tombe dans l’hérésie. Or ni l’hérétique, ni le schismatique n’appartient à l’Église.

Celui qui divise l’unité n’a pas la charité. Et là où elle ne réside pas, l’Esprit est absent. C’est pourquoi les sacrements sont alors inefficaces. Ils restent néanmoins valides s’ils restent ceux de l’Église, c’est-à-dire s’ils sont administrés dans la forme qui est celle de l’Église. « Appartenir à l’Église, à la Catholica, n’est donc pas seulement un devoir ou une nécessité de précepte, mais une condition de salut ou nécessité de moyen »[12]. Hors de l’Église, point de salut…La vertu du sacrement ne dépend que du Christ. C’est pourquoi le ministre véritable est Notre Seigneur, le prêtre n’étant qu’un ministre instrumental.

Mais que se passe-t-il pour celui qui est donatiste non de son fait, mais de celui de ses parents ? Saint Augustin est en effet préoccupé de ces questions très pratiques. Si le donatiste cherche la vérité avec sollicitude et prudence, s’il est prêt à s’y rallier quand il la découvrira, il n’est pas à ranger parmi les hérétiques. Il est injustement excommunié mais il doit supporter avec patience un affront immérité. Nous retrouvons les mêmes arguments chez Origène [13]. Des excommuniés peuvent être hors de l’Église tout en étant en règle avec Dieu. Le champ d’action de la grâce divine déborde de l’aire de la Catholica pour atteindre l’humanité entière. Cette doctrine sera ultérieurement développée et donnera naissance à la distinction entre l’âme et le corps de l’Église…


L’Église est sainte, mais mêlée de Saints et de pécheurs.

Saint Augustin s’attaque au principe premier du Donatisme. L’Église de Dieu est Sainte mais la Catholica ne l’est pas visiblement. Il y a une antinomie entre le Corps mystique et la société empirique. Il distingue l’Église militante, celle de la terre, de l’Église triomphante, celle du ciel. L’Église de ce monde sera un moment et de manière permanente l’Église de Dieu mais elle ne l’est pas de manière exclusive au sens où ici-bas elle est mêlée de Saints et de pécheurs. Comme l’enseignait déjà Saint Cyprien, on ne doit donc pas prendre pour prétexte des mauvais chrétiens pour se retirer de l’Église

Ce mélange ne fait pas tort aux bons tant que ces derniers n’acquiescent pas à leurs péchés. Nous devons donc tolérer ces méchants, surtout quand ils échappent aux rigueurs de l’Église. La miséricorde doit précéder le jugement… « La divine patience doit nous être une leçon de patience » [14]. « La théorie de l’Église, qui prend corps ainsi en opposition au puritanisme décevant des donatistes, est une conciliation de la foi en la sainteté du corps mystique et du fait de la société mêlée qu’est la Catholica visible ». L’Église est le corps mystique du Christ et la société des baptisés, la liberté de Dieu restant absolue. « O vous tous qui êtes dans l’Église, n’insultez pas ceux qui sont hors de l’Église, mais priez plutôt pour qu’ils y viennent vous rejoindre. Et veillez sur votre persévérance, sinon sur votre propre conversion » [15].

« Résumons-nous : la Catholica, mondiale et une, est telle en vertu d’un dessein de Dieu que nous révèle l’Écriture, et à cela on reconnaîtra qu’elle est l’Église de Dieu. Il est nécessaire de lui appartenir, parce qu’en dehors d’elle point de salut. Elle est sainte par vocation, elle est sainte dans ses saints, mais elle n’est pas moins sur terre une société où pécheurs et saints sont mêlés. Telle est en raccourci la théorie de l’Église que Saint Augustin oppose au Donatisme » [16].

Conclusion

Face aux particularismes du donatisme, très attaché à une coutume africaine incomprise, Saint Optat de Milève et Saint Augustin ont su justifier des pratiques et approfondir des doctrines qui dépassent très largement le cadre étroit de l’Afrique du Nord. Le schisme les a conduits à une réflexion plus générale sur l’Église, sur les sacrements, sur leur efficacité et les conditions du salut à l'intérieur de l'Église [17]. Car effectivement, l’enjeu véritable de ce combat était les conditions du salut, le cœur même du christianisme. Ce n’était pas pour eux qu’une question doctrinale mais une question pratique, concrète. Car avant tout évêques, ils avaient charge d’âmes. Les questions qu’ils soulèvent et auxquelles ils apportent une réponse relèvent de la vie des chrétiens qu’ils côtoient chaque jour. En reprenant en compte fidèlement l’enseignement de l’Église, ils ont su en apporter un éclaircissement et un affermissement de sa doctrine

Au-delà des discours, au-delà même de la dialectique puissante de ces Pères de l’Église, se dégage une véritable dévotion, plus sensible encore dans le cas de Saint Augustin, celle de l’Église. Ils ne peuvent cacher le véritable amour qu’ils lui portent. Leurs arguments et leur dévotion parviennent progressivement à rétablir l’unité dans une Église douloureusement divisée. Par leurs exemples et leurs discours, ils ont montré que l’Église était une mère sûre et aimante à laquelle nous pouvons confier ce que nous avons de plus chère, notre âme...





Références
[1] M. Labrousse, Le baptême des hérétiques d'après Cyprien, Optât et Augustin : influences et divergences, Revues d'Etudes Augustiniennes et Patristiques, 1996, volume 22, n°2, Institut d'études augustiniennes, http://documents.irevues.inist.fr
[2] Saint Augustin, Contra litt., P., III, 10.
[3] Saint Augustin, Rétractations, II, 18 cité dans Le baptême des hérétiques d'après Cyprien, Optât et Augustin : influences et divergences. 
[4] P. Batiffol, Le Catholicisme de Saint Augustin, 1920. 
[5] Selon Saint Augustin, De baptismo, II,2, dans P. Batiffol, Le Catholicisme de Saint Augustin
[6] Selon Saint Augustin, De baptismo, II,20, dans P. Batiffol, Le Catholicisme de Saint Augustin
[7] Saint Augustin, De baptismo, I, XVIII, 28 cité dans Le baptême des hérétiques d'après Cyprien, Optât et Augustin : influences et divergences
[8] Selon Saint Augustin, De baptismo, II,5, dans P. Batiffol, Le Catholicisme de Saint Augustin
[9] Saint Augustin, De baptismo, II, XIII, 18 cité dans Le baptême des hérétiques d'après Cyprien, Optât et Augustin : influences et divergences
[10] Saint Augustin, De baptismo, VI, il, 3 cité dans Le baptême des hérétiques d'après Cyprien, Optât et Augustin : influences et divergences
[11] P. Batiffol, Le Catholicisme de Saint Augustin
[12] Saint Augustin, De baptismo, IV, 24. 
[13] Origène, In Levit. Homil., XIV, 3.
[14] Saint Augustin, Ennarr., XCI, 8. 
[15] Selon Saint Augustin, Enarr., LXV, 5, XCVIII, 7, Sermo., XLVI, 14 et 25, Enarr., CIII, I, 11, dans Le Catholicisme de Saint Augustin
[16] P. Batiffol, Le Catholicisme de Saint Augustin
[17] Le baptême des hérétiques d'après Cyprien, Optât et Augustin : influences et divergences.