" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 30 avril 2015

Le Wahhabisme

Au XVIIIe siècle, la situation dans l’empire Ottoman n’est guère brillante. Il poursuit sa lente dégradation en dépit des réformes de modernisation. Le temps de Soliman le Magnifique a bien disparu. Les Occidentaux continuent de progresser et de conquérir des terres. Les vizirs ne parviennent plus à freiner leur avancée. Pire, les États européens interviennent de plus en plus à l’intérieur même de l’empire pour protéger les chrétiens ou pour défendre leurs intérêts économiques. Au siècle suivant, leur puissance est telle qu’ils sont les véritables maîtres de l’homme malade. Craignant probablement leurs représailles, les autorités musulmanes mènent en outre une politique de tolérance à l’égard des Chrétiens et des Juifs. Les califes ont fini par perdre leur prestige. Leurs mœurs laxistes ne font qu’accroître le scandale. Or les Ottomans sont les maîtres des Lieux Saints. Des voix musulmanes s’élèvent alors pour protester et réclamer le retour d’un islam intransigeant. Parmi les protestataires, se trouve Wahhab. Il est au commencement d’un mouvement qui est aujourd’hui au cœur des mouvements islamistes dits radicaux.

Wahhab (1703-1792) est originaire de la péninsule arabique. Il appartient à la tribu des Tamim, originaire du Nedj. Il est né dans une famille de juristes d’obédience hanbalite, c’est-à-dire de l’école de droit musulman la plus dure. Pour parfaire sa formation, il est envoyé à Médine auprès d’un « théologien » fortement influencé par les idées de Taymaiyya [5]Après un voyage en Syrie, Irak, Iran et en Égypte, il revient en Arabie et attire de nombreux disciples.

Sa pensée religieuse est centrée sur l’unicité de Dieu qu’il réaffirme avec rigueur. Son traité majeur est « Kitâb al-Tawhîd » ou « Traité de l'unicité divine ». Il est la référence du wahhabisme. Ses disciples rejettent ainsi le terme de « wahhabites » et emploient plutôt le terme de « muwahhidun », ou encore  « unitaristes ».  Sa doctrine est aussi une reprise des idées de l’école hanbalite et de Taymaiyya.
Fidèle à l’hanbalisme, il interprète le Coran et les hadiths de manière littérale, voire d’une manière extrême. Il veut revenir strictement aux textes. Il rejette tout commentaire et tout appel à la raison. 

L’autre source de sa pensée est Taymaiyya. Il « réactualisa la doctrine et, en fonction des nécessités de son époque, l’augmenta de ses propres réflexions. Au dix-huitième siècle, à son initiative, les théories d’Ibn Taymiyya se répandirent dans la péninsule Arabique. »[1] Comme lui, il s’oppose violemment à toute déviation religieuse et recherche l’islam pur de toute altération. Sans surprise, il distingue les vrais et les faux sunnites, n’hésitant pas à lancer l’anathème contre les faux musulmans. Le djihad est aussi vu comme « combat intérieur et lutte contre les impies »[2]. Il prône en effet la même intransigeance à l’égard des gens du livre et des chiites. Il s’oppose aussi au soufisme. Enfin, il est séduit par l'importance de la communauté des musulmans et par le rôle des martyrs.

En 1744, Wahhab rencontre un seigneur du désert, Saoud. Un pacte est alors établi entre eux afin d’instaurer le règne d’Allah sur terre, par les armes si nécessaire. Dans cette alliance, Wahhab apporte sa doctrine, Saoud ses cavaliers intrépides. Selon des sources musulmanes[3], Wahhab a fui l’Égypte, chassé pour sa doctrine, et s’est mis sous la protection de Saoud. Un mariage scelle le pacte entre les familles de Saoud et de Wahhab.

Au début du XIXe siècle, les Saoudiens s’étendent sur la plus grande partie de la péninsule arabique. Ils fondent le premier État wahhabite. En 1801, ils écrasent Kerbala, la ville sainte du chiisme, puis en 1803 et en 1806, ils s’emparent de la Mecque. Cependant, cette progression s’arrête brutalement. Les Ottomans ne peuvent en effet admettre leur expansion et l’occupation des lieux saints de l’islam. Sous leurs ordres, les Égyptiens chassent les guerriers wahhabites, s’emparent de leur fief et décapite le roi saoudien après une guerre de sept ans. Une nouvelle tentative saoudienne échoue également devant l’armée ottomane. 


Au début du XXe siècle, à partir de Ryad, Abd al-Azîz Ibn Ar-Rahmân, dit Ibn Saoud, petit-fils du fondateur de la dynastie, entreprend la conquête de la péninsule arabique après avoir rassemblé les tribus bédouines converties au wahhabisme et enflammées par les prédicateurs. En 1929, il reprend la Mecque puis l’année suivante Médine. Les lieux saints sont ainsi entre ses mains. En dépit de ces conquêtes et de sa force, il ne parvient pas à se faire proclamer calife. C’est un fait qu’il faut en effet relever. La légitimité que donnaient autrefois l’occupation des lieux saints et la force ne suffisent plus pour prétendre au califat. L'idée du califat a en fait perdu toute légitimité.

Cependant, les guerriers bédouins ont conservé leur mentalité et coutumes tribales. Ils sont peu adaptés à l’instauration d’un véritable État. Enclins aux razzias, ils ne supportent guère l’autorité du roi saoudien. Ce dernier a fini par les écraser sans pitié avec l’aide de l’armée britannique.

Le 18 septembre 1932, Abd al-Azîz proclame le royaume d'Arabie Saoudite, fruit d’une alliance entre le wahhabisme et un chef de tribu, une alliance qui perdure. En 1963, le roi saoudien proclame : « notre constitution est le Coran, notre loi est celle de Mahomet, et notre nationalisme est arabe »[4]. Le drapeau saoudien rappelle cette alliance : le vert, couleur de l’islam, portant la profession de foi en lettres arabes blanches, au-dessus d’un sabre. Cette alliance se concrétise aussi par des mariages entre les descendants de Saoud et du cheikh [7] Wahhab. La prédication est encadrée par une famille descendant de Wahhab.

Tout le pays est en effet sous l’emprise de l’islam tel qu’il est défini par le wahhabisme. Une milice est créée pour protéger la vertu, prévenir le vice et détruire les idoles encore bien présentes au débit de l’expansion du wahhabisme. Cette milice existe encore de nos jours, veillant à toute délinquance religieuse. Aucune religion autre que l’islam n’est autorisée. La loi musulmane est appliquée en toute rigueur selon la stricte interprétation wahhabite de l’école hanbalite. La raison de l’alliance n’est pas oubliée. Le royaume saoudien aide à l’expansion du wahhabisme dans le monde et encourage tout prosélytisme.

Cependant cette alliance demeure fragile, surtout depuis l’aide que le roi saoudien a apporté aux Américains lors de la première guerre du Golfe en 1990. Des soldats américains dont des femmes ont foulé le sol saoudien. Ben Laden, pur produit du wahhabisme, a été désavoué. Cependant, en dépit de manifestations périodiques, les modernistes ne parviennent pas à assouplir la loi, notamment la discrimination entre les hommes et les femmes.

Le royaume d’Arabie Saoudite n’est pas le seul état wahhabite. En 1809, une tribu du Nejd a instauré le royaume de Qatar.




Références
[1] Abu Zahra, Tarikh al-Madahib al-Islamiyya, L’histoire des doctrines islamiques, édition Dar al-Fikr al-‘Arabi, La Maison de la Culture Arabe, le Caire, 1996, cité dans La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, Mrani Moulay Rachid, thèse de doctorat, Université de Toulouse, 13 janvier 2014.
[2] Samir Amghar, Le Salafisme d’aujourd’hui, Éd. Michalon dans Qu’est-ce que le salafisme ?, La Croix, 30 juin 2013.
[3] Histoire du Wahhabisme (les anti-doctrinaux), www.doctrine-malikite.fr.
[4] Le roi Faysal dans un discoursà Médine, le 1er avril 1963 cité dans L’Islam d’Arabie : le wahhabisme dans le Monde de Clio d’Anne-Marie Delcambre, février 2002.

[5] Émeraude, février 2015, article "Taymaiyya, un penseur de l'islam, prélude du salafisme", 
[6] Nous retrouvons le problème qu'ont connu les premiers califes. Voir Émeraude, janvier 2013, "La Domestication des Tribus arabes."
[7] "Cheikh" est un titre équivalent à "guide spirituel", "docteur", reconnu pour sa science dans les textes sacrés. Il a été porté par les chefs des tribus arabes préislamiques selon Wikipédia, article "Cheikh".

lundi 27 avril 2015

L'idée du temps, l'abstraction devenue réalité

La notion du temps est primordiale dans la pensée contemporaine. Elle a bien changé depuis les philosophes grecques et médiévaux. Les changements dont elle a fait l’objet ont une grande importance dans les erreurs que nous connaissons.
La notion du temps dans la pensée moderne
Selon Aristote, le temps est la réalité étroitement unie au changement et continue comme lui. Sa mesure est la mesure du changement selon le rapport d’antériorité et de postériorité. La mesure n’est donc pas autonome comme le concevra aussi Saint Augustin. Pour qu’il y ait mesure il faut un esprit qui mesure. Aristote en conclut que pour qu’il y ait temps, il faut un esprit qui prend conscience du déroulement inclus dans le changement. L’esprit doit pouvoir lier les instants entre eux, entre les instants passés, présents et à venir. Ainsi doit-il être doté de mémoire et d’imagination. Le temps n’existe donc que dans l’âme ou l’esprit qui nombre, mémorise, imagine. Ainsi il n’y a pas de temps s’il n’y a pas d’être humain. Le temps est donc un objet de raison fondé sur le réel. Il est dégagé du réel par abstraction. Il permet de structurer sa pensée, de comprendre le monde, de se comprendre.
Newton introduit la notion du temps dans l’explication du monde physique. Il définit le temps comme une variable absolue de la physique, capable d’expliquer le mouvement. Depuis, le temps est un paramètre indispensable à toute vision moderne du monde. Cette variable mathématique peut aussi représenter le « temps instantané ». Galilée l’avait aussi introduit dans sa théorie de la dynamique.
Le temps a ensuite intégré d’autres domaines scientifiques. Dans la thermodynamique, il est par exemple utilisé pour traduire la dégradation de l’énergie.
Au début du XXe siècle, la notion du temps accomplit sa révolution. Devant de multiples contradictions, les scientifiques finissent par le définir comme une variable relative. Le temps est décrit comme une dimension de l’espace. La science a introduit la notion complexe de l’espace-temps.
Le temps est aussi intégré dans l’explication de la nature au moyen de l’évolutionnisme. Ce dernier affirme la lente progression des espèces vivantes au cours du temps, à sens unique, selon des lois ou des contraintes qui diffèrent selon les tenants de cette idéologie. Le temps devient en quelque sorte acteurs de la nature. Selon certaines théories, il est même créateur.
L’étude de l’histoire n’est pas étrangère à ces évolutions de la notion du temps. L’homme a pris conscience de la progression historique. Autrefois, l’histoire consistait à transmettre un récit du passé fixé définitivement. Depuis le XVIIIe siècle au moins, les historiens cherchent surtout à donner du sens à l’histoire. Elle n’est plus considérée comme une succession chronologique de faits successifs mais une marche logique d’événements dans le temps vers un avenir inconnu selon un mouvement inéluctable.
Le temps a donc acquis un rôle moteur dans l’histoire. Ce rôle est encore plus perceptible avec l’idée du progrès universel, très ancrée dans la conscience moderne. Elle ouvre à l’humanité des perspectives infinies. La littérature et des idéologies développent en effet cette idée que l’homme marche selon un processus continu de progrès. Elle constitue parfois le centre des combats d’idées. Les débats portent sur les facteurs et les obstacles de cette marche prometteuse. Le christianisme est alors décrit comme un des obstacles.

Au niveau religieux, nous voyons également grandir l’importance du temps. L’évolutionnisme a aussi atteint la religion. L’hégélianisme a influencé des penseurs chrétiens. S’il voit encore une permanence dans le changement, Hanarck explique les erreurs religieuses dans les tentatives de fixer la religion. Loisy va encore plus loin. Le développement est la religion elle-même.
Le temps comme explication du monde entre aussi dans les nouvelles philosophies. Après Kant, Hegel l’intègre au centre de sa pensée. Que serait la dialectique sans le temps ? L’histoire est l’évolution dialectique de la pensée. Le matérialisme l’interprète comme l’évolution de la matière. Il n’est qu’une forme de l’évolutionnisme. Le marxisme est une sorte de dialectique hégélienne dans le monde de la matière. Il est très étrange de voir les matérialistes s’emparer de la notion du temps comme explication du monde quand le temps n’est finalement possible que dans l’âme, dans l’esprit qui mesure.
Nous revenons ainsi à Aristote mais aussi à Saint Augustin. Le temps n’est que dans l’esprit qui mesure. Il n’y a du passé, du présent et du futur que dans l’homme par ses souvenirs, son attention et ses attentes. Le temps ne traduit que notre perception du changement qui affecte notre monde. Le temps n’a donc pas de réalité en soi. « Le temps, au sens propre du mot, suppose une conscience capable d’opérer la synthèse du changement, en conservant le résultat de ses expériences passées, grâce à la mémoire reconnaissant le passé comme tel, c’est-à-dire comme histoire perçue. En dehors d’une telle conscience il n’y a pas le temps, mais la durée changeante de l’histoire vécue. »[1]
L’illusion du temps
La pensée moderne a donné de la vie au temps. Sa notion du temps est imprégnée d'un certain anthropomorphisme. Mais c’est parce que l’homme perçoit les causes des événements et prévoit leurs conséquences qu’il peut donner du sens à l’histoire. Ce n’est pas le temps qui porte le sens mais l’esprit qui pense sur les faits passés, présents et à venir. Le temps n’est donc pas créateur. Il n’est qu’un moyen pour l’homme de repérer les événements et de les relier entre eux comme l’espace lui permet de repérer les objets et de les distinguer.
Sans aller jusqu’au kantisme, nous pouvons dire qu’une partie de nos réflexions ne peuvent pas être intemporelles. Car le monde et nous-mêmes sommes temporels. La temporalité a parfois été oubliée dans certaines philosophies plus préoccupées de l’être et de ce qui dure au-delà des changements. La scolastique n’a parfois pas évité cet écueil, les philosophes des Lumières non plus. Dans leurs pensées, l’homme était devenu un être abstrait, sans épaisseur, parfaitement intemporel. Les nouvelles pensées ont bousculé cette idée. Elles ont privilégié le changement au détriment de l’être. L’hégélianisme en est un parfait exemple. Dans sa philosophie, que devient l’être ? L’évolutionnisme ignore parfaitement l’être.

L’esprit moderne voit désormais l’univers comme le résultat d’une évolution homogène. Dans cet espace, il voit le temps comme une réalité créatrice et l’homme comme se réalisant progressivement. Il s’oppose à l’idée de l’essence des choses, qui était si précieuse aux yeux des philosophes anciens. Hier, la pensée était plutôt tournée vers ce que sont les choses en elles-mêmes au-delà de leurs changements dits accidentels. Elle était persuadée que derrière le mouvement incessant du monde existait une permanence. Aujourd’hui, la vision du monde est radicalement différente. La réalité en soi sous-jacente au temps et aux choses qui passent a perdu tout sens, toute visibilité.

L’existentialisme a paru être un remède à ces théories irréalistes. Il est parvenu à replacer l’existence concrète au centre des discussions et ainsi relativiser les affirmations idéalistes. Mais à force de privilégier l’existence au détriment de la raison, il a fini par reléguer la raison elle-même. Certes la réalité a repris de ses droits mais c’est toujours une réalité en mouvement, une réalité vivante, qui évacue encore l’idée de la permanence, l’idée de l’être
Comment pouvons-nous alors parler de Dieu et de l’éternité, de vérités éternelles et de notre salut dans une telle conception du monde ? Le réel qui au centre du christianisme est devenu presque inaccessible, difficilement connaissable. Le kantisme est peut-être la théorie qui reflète le mieux ce nouvel état d’esprit. Avec ses hypothèses, Kant peut démontrer que Dieu est inconnaissable. Sa démonstration est probablement exacte mais les hypothèses sont-elles vraisemblables ? Dieu peut-il être perçu dans une vision du monde où l’idée de l’être est évacuée ?
Comment la philosophie peut-elle subsister également dans cette conception moderne du monde qui privilégie davantage les sciences physiques, les sciences de la nature et de l’homme, la psychologie, la sociologie. La métaphysique a été reléguée aux oubliettes de l’histoire. N’est-ce pas le signe d’une crise de l’intelligence devenue incapable de comprendre le réel ?
Le paradoxe du monde moderne
D’où vient ce nouveau rôle attribué au temps ? Que reflète-t-il ? Il ne s’agit pas de se perdre dans un débat toujours ouvert et jamais clôturé mais de comprendre cette histoire qui a abouti à un profond drame humain. Est-ce une réaction aux philosophes dits décadents d’un Moyen-âge finissant ?
Le temps n’est que dans notre esprit. Il n’a de sens que dans l’esprit qui mesure. S’il reflète une réalité et tient son origine d’une réalité changeante et en mouvement, il n’est pas une réalité. En lui donnant un rôle dominant à l’explication de la pensée et du monde, l’homme moderne a pris une fiction pour la réalité. Le sens qu’il a donné aux choses est devenu à ses yeux réels. Les explications du monde qu’il a forgées sont considérées comme réelles. La vision du monde qu’il s’est fabriquée est devenue à ses yeux le monde réel. En un mot, l’abstraction a pris la place de la réalité.
Nous sommes face à un paradoxe extraordinaire. Les scolastiques dits décadents sont accusés de se perdre dans des objets abstraits au lieu de penser le réel et voilà que l’esprit moderne retourne au même point. Quelle évolution !
La pensée moderne croit finalement que les phénomènes se mesurent en fonction du temps. Or, comme l’a confirmé notamment la science moderne, le temps se mesure en fait en fonction des phénomènes. Nous retrouvons la notion d’Aristote et de Saint Augustin. Le temps est bien le reflet de la réalité et non le contraire. « Le temps se définit et se détermine par les phénomènes (et les objets) de la nature, alors qu’on a longtemps cru l’inverse, c’est-à-dire que les phénomènes et les objets du monde nous seraient donnés dans le temps, ou selon le temps, c’est-à-dire que le temps serait leur réceptacle. »[2] Le kantisme est donc une théorie obsolète. Le scientifique poursuit sa pensée : « le temps nous vient de notre expérience. » Et enfin, il conclut que « ce que nous nommons le temps, c’est l’expérience d’un présent que nous relions à la mémoire du passé et, et que nous associons à des anticipations possibles. »[2] Nous sommes proches de la pensée de Saint Augustin. « Le temps est la persistance des situations et des états (comprenant l’état de conscience), en raison des stabilités ou de continuités au moins apparentes. »[2]
Nous préférons parler de réalité que d’expérience. En effet, en parlant d’expérience, nous restreignons la notion du temps à la conscience du temps. Le terme d’expérience pourrait en effet faire croire à une notion individualisée du temps. Il y aurait autant de temps que d’individus. Mais il existe une autre notion, celle d’Aristote, encore valable. Le temps est aussi un être de raison. Ainsi est-il possible de vivre ensemble dans un même temps. Sans cela, il serait impossible d’avoir une mesure de temps universelle. 

Il est donc étrange de vouloir expliquer le monde avec le temps alors que le temps s’explique par le monde. Inversion radicale de la pensée…









Référence
[1] Jean-Marie Aubert, Philosophie de la Nature, Propédeutique à la vision chrétienne du monde, Beauchesne, 1965, chapitre VI, IV, 2, b, 1.
[2] Michel Paty, Centre National de la Recherche de la Science et de l’Université Paris 7, Réflexions sur le concept du temps, conférence organisée par le Centre National de Documentation Pédagogique dans le cadre de la fête de la science, Grand salon de la Sorbonne, Paris 18 octobre 2001, 

mercredi 22 avril 2015

Réponse aux faiseurs d'histoire

Dans un article récent, nous avons décrit les différentes théories [4] qui tentent d’expliquer l’origine du christianisme : fraude, accommodation, idéalisation, exagération, synthèse. Les adversaires du christianisme ne peuvent pas en effet se contenter de discréditer notre doctrine et notre morale, de relativiser les vérités de foi et de dénoncer l’irrationalité ou la dangerosité de notre religion. Ils doivent aussi expliquer une réalité : l’existence et la persistance du christianisme. Les méthodes qu'ils utilisent servent aussi à légitimer des propositions de changement inconcevables aux yeux de la foi. Parfois pour répondre à ces attaques, nous devons nous reporter aux sources mêmes de la théorie, c’est-à-dire au kantisme et surtout à l’hégélianisme.


Voltaire
Jusqu’au XVIIIe siècle environ, l’attaque est simple. Les évangélistes et les premiers chrétiens en général sont accusés d'être des menteurs. Le christianisme serait ainsi né du mensonge. Cette attaque n’est que la reprise des critiques acerbes des païens comme Celse et Porphyre. Ces derniers s’acharnent à relever toutes les contradictions et les invraisemblances des récits évangéliques. Aujourd’hui, une telle accusation n’est plus sérieuse, y compris par nos adversaires. Certains faits que relatent seuls les évangélistes, faits hautement dénoncés à l’époque, sont désormais pris au sérieux. En un mot, la sincérité des évangélistes n’est plus guère aujourd’hui remise en cause. L’authenticité historique est désormais admise par les érudits.

Depuis le XVIIIe siècle, l’attaque a changé. Il ne s’agit plus de dénoncer la fourberie et la duplicité des évangélistes mais plutôt leurs erreurs et leur puérilité. La première raison de leurs erreurs est d’avoir exagéré des faits naturels. Les faits sont certes considérés comme historiques mais leur description erronée. Paulus explique la résurrection de Lazare parce que tous, y compris Notre Seigneur Jésus-Christ, croyait en sa mort mais « il n’était mort qu’en apparence »[1]. Tous les témoins se sont trompés. L’apparence serait devenue réalité. Leurs erreurs aurait alors donné naissance à l’idée d’un miracle.

La résurrection de Lazare
Giotto
Ces arguments ne sont guère convaincants. Est-il possible de croire que tant de témoins et Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même se soient trompés sur une chose si importante ? Certes la crédulité des hommes de toute époque et de tout lieu est grande, parfois étonnante, mais est-il possible de la généraliser autant et d’une manière si gratuite ? Ces explications justifieraient peut-être la croyance mais elles n’expliquent pas le fait lui-même.

Paulus multiplie ainsi les subtilités spéculatives pour expliquer des faits jugés comme miraculeux. Mais comme le souligne Ernest Renan, son exégèse est inconséquente « car si les narrateurs sacrés ne méritent aucune foi sur les circonstances, pourquoi tenir si fort à leur véracité sur le fond du récit ? »[2] Finalement, c’est parce qu’il ne croit pas au miracle qu’il cherche des explications naturelles les plus complexes parfois.

Strauss emploie une démarche plus subtile. La théorie du mythe consiste à considérer les éléments surnaturels contenus dans les évangiles comme des mythes. Les premiers chrétiens auraient magnifié Notre Seigneur Jésus-Christ. Contrairement à Paulus, ce ne serait pas le fait lui-même qui aurait trompé le témoin mais le témoin lui-même qui se serait égaré. Il aurait projeté sur le Christ une image idéale. Ainsi Strauss supprime tout fait, toute parole, toute pensée qui pourraient répondre aux préoccupations des premières communautés. « Nous savons que les Juifs voyaient, dans les écrits de leurs prophètes et de leurs poètes, des prédictions, et, dans la vie des anciens hommes de Dieu, des types de Messie ; cela nous suggère le soupçon que ce qui, dans la vie de Jésus, est visiblement figuré d’après de tels dires et de tels précédents, appartient plutôt au mythe qu’à l’histoire »[3].

Sa théorie pose difficulté. Elle suppose une fabrication pour que le fait devienne un mythe. Elle ne peut être immédiate, le développement du mythe nécessite en effet du temps. Selon Strauss, sa théorie n'est valable que si les écrits évangéliques sont composés au milieu du IIe siècle. Or, leur rédaction est bien antérieure comme l’atteste la datation des manuscrits que nous détenons et les nombreux témoignages que nous possédons. Un fragment de l’Évangile selon Saint Jean date de 125, c’est-à-dire environ quarante ans après la mort de l’évangéliste, ce qui suppose une composition de l’originale plus ancienne encore.

Les quatre Évangélistes
Rubens
En outre, pour fabriquer un mythe, l’écrivain doit être éloigné des faits. Strauss indique en effet que sa théorie ne fonctionne pas si les évangiles sont écrits par des témoins oculaires ou par des hommes voisins des événements. Or les Évangiles sont authentiques. Saint Matthieu, Saint Marc, Saint Luc et Saint Jean sont bien les auteurs de l'Évangile qui porte leur nom comme le montrent des critères tant internes qu’externes à leur œuvre. Deux de ces évangélistes, Saint Matthieu et Saint Jean, sont même des témoins oculaires, les deux autres sont proches et au contact des principaux protagonistes. Saint Luc fait œuvre d’historien. Saint Marc est le « secrétaire » de Saint Pierre.

Enfin, le mythe doit refléter les préoccupations du milieu où il a pris naissance. Or l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ surprend ses contemporains par ses « nouveautés ». Le Messie rêvé à l’époque est bien différent du supplicié sur la croix. Des Juifs et des païens sont véritablement scandalisés par ce Dieu fait homme, humilié et rabaissé sans un mot et ressuscité sans gloire. Notre Seigneur Jésus-Christ soulève l’indignation. Il est en contradiction avec les pensées de son temps tant juives que païennes.

D’autres thèses ont succédé à celle de Strauss. Elles ont été vulgarisées en France par Couchoud. Plus radicales, les critiques ont remis en cause l’historicité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il ne serait qu’un Dieu de légende que l’homme aurait humanisé, un produit de la spéculation philosophique. Or de nos jours, il serait bien plus facile de renier César ou Socrate que de remettre en cause l’existence de Notre Seigneur Jésus-Christ. Rappelons que les ennemis mêmes du christianisme naissant n’ont jamais songé à la contester. Des témoignages juifs et païens si faibles soient-ils confirment son historicité. Et plus récentes que les écrits évangélistes, les épîtres de Saint Paul donnent aussi quelques indications historiques qui ne sont guère négligeables. Sa proximité des faits rend insurmontables les difficultés que doit affronter la thèse de l’idéalisation. Pour les surmonter, l’authenticité de certaines de ses épîtres est alors remise en question. Elles auraient été écrites bien plus tard, au IIe siècle. Ainsi lorsque des écrits contredisent des théories, on n’hésite pas à les rejeter au lieu de remettre en cause ses hypothèses. Ce n’est ni scientifique ni honnête.


Saint Pierre et Saint Paul
Plus sérieuse et donc aussi plus dangereuse, la thèse de syncrétisme de l’école de Tubinguen, notamment celle de Baur. Elle part de l’étude de l’origine chrétienne pour présenter une construction du christianisme. Il ne s’agit plus d’expliquer ce que nous savons du Christ à partir d’affabulations ou d’erreurs mais de lui donner une explication très humaine à partir des faits que relatent notamment les évangélistes. Bauer part d’une opposition bien visible dans le Nouveau Testament. Saint Pierre et Saint Paul se sont opposés, ce qui aurait donné naissance à deux tendances du christianisme : le pétrinisme et le paulinisme. La querelle d’Antioche en serait la manifestation culminante de cette opposition. Saint Pierre aurait voulu limiter le prosélytisme aux seuls Juifs et contraindre les convertis à se soumettre aux pratiques de l’ancienne Loi alors que Saint Paul aurait voulu son abrogation affirmant l’universalisme du christianisme. Les deux tendances auraient fini par se réconcilier, les pétriniens ayant du faire de plus grandes concessions. Cette conciliation aurait conduit au triomphe du paulinisme. Ainsi les tenants de cette thèse voient Saint Paul comme le véritable fondateur du christianisme actuel.

A partir de cette opposition et de cette réconciliation, l’école de Tubinguen a développé une théorie complexe d’élaboration des Évangiles, théorie aujourd'hui abandonnée. En effet, sa thèse se base sur l’idée que les Évangiles ne sont pas des documents historiques mais des tentatives de conciliation entre les deux courants.

La distinction entre pauliniens et pétriniens repose sur un différent qui a bien existé et dont les Évangiles témoignent. Mais n’est-il pas exagéré ? Le malentendu ne vient-il en fait de son interprétation et de la compréhension de sa véritable nature ? Il est vrai que Saint Paul a résisté à Saint Pierre mais sa réaction provient de l’attitude répréhensible de Saint Pierre et non d’une opposition de principe. Saint Paul nous donne la raison : « Je lui résistai en face parce qu’il était répréhensible. » (Gal., II, 11). Saint Pierre mange avec les Gentils et lorsque des Juifs envoyés par Saint Jacques viennent le voir, il se retire et se sépare d’eux « craignant ceux qui étaient circoncis » (Gal., II, 12). Saint Paul condamne alors sa dissimulation qui en entraîne bien d‘autres, notamment celle de Saint Barnabé. « Si toi, étant juif, tu vis à la manière des gentils et non en juif, comment forces-tu les gentils à judaïser ? »(Gal., II, 14).

Le débat ne porte donc ni sur l’enseignement ni sur la doctrine mais bien sur la discipline. N’oublions pas que Saint Pierre a baptisé Corneille et a admis d’autres Gentils dans l’Église. Pour répondre à la dispute qui s’est élevée à Antioche, les Apôtres se sont réunis à Jérusalem au cours duquel Saint Pierre a proclamé : « Hommes, mes frères, vous savez qu’en des jours déjà anciens, Dieu m’a choisi parmi vous afin que les gentils entendissent par ma bouche la parole de l’Évangile, et qu’ils crussent. Et Dieu, qui connaît les cœurs, leur a rendu témoignage, leur donnant l’Esprit-Saint, comme à nous ; et il n’a fait entre nous et eux aucune différence, purifiant leur cœur par la foi. Maintenant donc, pourquoi tentez-vous Dieu, imposant aux disciples un joug que ni nos pères ni nous n’avons pu porter ? Mais c’est par la grâce du Seigneur Jésus-Christ que nous croyons être sauvés, comme eux aussi. » (Actes des Apôtres, XV, 7-10). Saint Pierre ne s’oppose donc pas à la conversion des païens et à l’universalisme du christianisme.

Baur voit aussi dans les rôles des deux apôtres, Saint Pierre, apôtre des circoncis et Saint Paul, apôtre des Gentils une opposition. Mais ne pouvons-nous pas y voir une division de travail qui s’est finalement imposée ?

La thèse de Baur se repose sur un fait que relate la Sainte Écriture et sur la présence d’apocryphes de tendance judéo-chrétienne. Le premier témoignage est du niveau disciplinaire quand l’autre est de l’ordre doctrinaire. Est-il judicieux de les unir ? Or Bauer se focalise uniquement sur ces deux faits. Il existe effectivement une opposition entre le christianisme et le judéo-christianisme comme il en existe d’autres. Le christianisme n’apparaît pas dans un milieu neutre et abstrait. Il se confronte à un monde « pluriel » où se confrontent déjà le judaïsme et l’hellénisme. Contrairement à Baur tout en imitant sa méthode, Bauer, aussi disciple de l’école de Tübingen, se focalise sur cette deuxième confrontation :  le christianisme serait alors la synthèse du judaïsme et de l’hellénisme. Avec un regard si restrictif et orienté, comment ne pas être tenté d’inventer un Jésus qui n’a jamais existé ? Tout est alors possible. Le Nouveau Testament est ainsi analysé, scruté, disséqué selon un regard biaisé et selon des hypothèses parfaitement arbitraires. La théorie de Baur impose aussi une élaboration des évangiles très récente, encore inconciliable avec la datation admise aujourd’hui.

Les théories du XIXe siècle se sont succédées pour donner une explication à l’origine du christianisme. Elles ne sont guère sérieusement soutenues aujourd’hui. Pourtant, des restes subsistent, déracinées des thèses qui leur ont donné naissance. Combien de fois avons-nous déjà entendu que le véritable fondateur du christianisme est Saint Paul ou que le christianisme est un mythe ? Les médias et les auteurs en recherche de succès n’hésitent pas à les diffuser encore dans l’opinion.

Ces théories ne résistent pas à des faits indiscutables, en particulier à des témoignages les plus proches des événements [5], provenant du milieu juif ou païen, et aux datations des manuscrits. Elles ne résistent pas non plus à une connaissance approfondie du christianisme dit primitif. Pour les combattre, il est donc nécessaire de connaître les arguments en faveur de l’authenticité, de l’intégrité et de la véracité des Évangiles.


Couronnement du Pape Pie II
Pinturicchio
Un autre fait rend très peu probable ces idées de développement des vérités de foi.  Dès le début, elles ne sont pas en effet enseignées et diffusées dans un milieu anarchique, où chaque chrétien, chaque communauté pouvaient agir et penser à sa guise selon son inspiration. Dès le commencement, les communautés sont structurées et fortement  encadrées, absolument attentives à conserver et à transmettre, sans innovation, les paroles et les faits et gestes de Notre Seigneur Jésus-Christ. Toutes ces communautés sont de plus reliées entre elles, sous la responsabilité des apôtres puis de leurs successeurs. La structure même de l’Église, si efficace pour l’enseignement des vérités de foi, ne permet guère une déviation doctrinale, encore moins un développement de la foi tel que l'entendent les nombreux théoriciens.



En outre, ces théories s’appuient toutes sur le rejet du surnaturel et du miracle. Elles tentent de leur fournir des explications naturelles et de les présenter comme une erreur d’interprétation d’événements naturels. Défendre le christianisme face à ces attaques revient donc le plus souvent à défendre le surnaturel, c’est-à-dire l’historicité du miracle et sa réalité.

Les faiblesses de ces thèses proviennent en particulier de leur méthode très parcellaire. Les critiques modernes ne répètent pas cette erreur. De nouvelles théories plus éclectiques savent reprendre chacune des pistes utilisées par leurs aînées. Elles utilisent l’explication naturaliste, l’appel au mythe, le thème des exagérations narratives, les conflits internes du christianisme primitif. Elles sont ainsi plus dévastatrices devant un public bien faible pour surmonter de telles attaques…








Références
[1] Paulus, Das Leben Jesu als Grundlage einer reinen Geschichte des urchristentums, Heidelberg, 1828, cité dans Apologétique, abbé Bernard Lucien, tome III, La crédibilité de la Révélation divine transmises aux hommes par Jésus-Christ, livre II, 6.2.4.3.3.
[2] Ernest Renan, Étude historique religieuse, cité dans Manuel d’Écriture Sainte, R. P. J. Renié, Tome IV, Les Évangiles, librairie catholique E. Vitte, n°7, 1943.
[3] Strauss, Vie de Jésus, Littré, 1839, tome I cité dans Manuel d’Écriture Sainte, R. P. J. Renié, Tome IV, Les Évangiles, n°9.
[4] Voir Émeraude, février 2015, articles "Les attaques contre l'historicité des Évangiles",  "Les théories du développement du christianisme".
[5] Voir Émeraude, février 2015, articles "Notre Seigneur Jésus-Christ : le témoignage des Juifs", "Notre Seigneur Jésus-Christ : le témoignage des païens", janvier 2015, article "La sainte Écriture : intégrité et variance dans le temps...".

lundi 20 avril 2015

Judaïsme, christianisme : continuité, rupture ?

Cathédrale de Strasbourg
En quelques articles, nous avons décrit le monde dans lequel évoluait Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous avons pu voir que le peuple juif est marqué par une très grande diversité. En dépit de son hétérogénéité, il apparaît néanmoins uni par une même croyance en un Dieu unique et tout-puissant, juste et miséricordieux. C’est aussi un peuple en attente. Il espère en Dieu et voit en lui la source de son bonheur. Cependant son espérance tend à être bien matérielle et détournée de l’élévation spirituelle qu’ont pourtant engagée les Prophètes. Il espère en un libérateur, en un Messie capable de réunir les tribus juives et de soumettre les païens au règne de Dieu, en une Jérusalem glorieuse, centre de l’univers. Les Juifs, docteurs de la Loi compris, sont préoccupés d’un monde où le Juste dominera l’impie, où il recevra la récompense de sa fidélité à la Loi, où le pécheur sera condamné. Plus proches du peuple, les Pharisiens leur enseignent l’obéissance aux prescriptions de la Loi et des coutumes afin de gagner des mérites pour le monde à venir. Le regard est ainsi tourné vers la sanction et le jugement dernier. Le salut ne réside donc que dans la Loi. Grande est donc la tentation de ne se croire sauvé que par ses propres mérites.

Derrière cette espérance, nous sentons une attente vive, fortifiée par un contexte douloureux, celui d’une Terre sainte soumise aux Romains. Il n’est pas possible de comprendre le peuple juif sans prendre en compte cette occupation païenne, vécue de manière humiliante. Leur lecture de la Sainte Écriture en est affectée. De manière générale, les Juifs y recherchent leur espérance et leur consolation selon des vues bien humaines. 

La foi suit donc un chemin dangereux et périlleux. Comme Il le proclame lui-même, Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu abroger la Loi mais l’accomplir. Il redirige le regard du croyant vers la vérité divine, une vérité qui tente de s’estomper dans le cœur juif. Il n’y a donc pas rupture dans son enseignement, dans ses faits et gestes. Il y a plutôt éclaircissement et perfectionnement.


La Synagogue
Il est tentant de voir aujourd’hui le judaïsme comme la continuité de la foi juive, censée être imperturbable depuis des siècles et des siècles. Or ce regard est faux. Le judaïsme n'est pas l’héritière fidèle de la foi juive et des promesses divines. Il est plutôt la continuité d’un des courants qui est né de l’exil de Babylone et n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis le retour du peuple juif sur la Terre sainte. Le judaïsme actuel est la continuité du mouvement pharisien. En un sens, il est en rupture avec la foi juive ancestrale. Le Temple n’est plus au cœur de la foi. Il a définitivement brûlé. Le prêtre a laissé sa place au scribe. Les sacrifices ont été abandonnés, les prières se sont tues, la Loi de Moïse n’est plus. Qui entend encore la voix du lévite qui comme l’encens s’élevait vers les cieux ? Les prescriptions héritées du passé et les nombreux commentaires des rabbins occupent désormais le centre de la religion juive. La Synagogue a remplacé le Temple. La sainteté consiste en une stricte obéissance à des pratiques, à l’étude des commentaires et à la recherche des récompenses éternelles en vue de se préparer au monde à venir. La lecture de la Sainte Écriture est tournée vers ces préoccupations. Enfin, le messianisme juif a poursuivi ses erreurs, devenant un messianisme sans Messie. Il semble désormais s’incarner dans un nationalisme exacerbé.

Finalement, le judaïsme actuel ne peut pas prétendre être fidèle à la religion juive même s’il tire son origine du pharisaïsme, c’est-à-dire d’une des branches les plus actives et les plus proches du peuple juif au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il est donc inopportun et simpliste de vouloir le comparer avec le christianisme et de le prendre comme référence pour dénoncer ensuite l’infidélité des chrétiens à l’égard de la religion ancestrale. Les païens ne peuvent donc prétendre opposer les Chrétiens et les Juifs pour traiter les premiers de traîtres et les seconds de fidèles. Il est donc faux de conclure que le christianisme a rompu avec la foi que le peuple juif a transmise de génération en génération depuis Abraham.

Le christianisme n’est pas non plus une des tendances juives qui se serait affirmées au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ avant que ne s’impose le judaïsme actuel. Telle est l’opinion de certains rabbins qui voient dans notre religion un des rameaux de la religion juive avant que ne soit définie l’orthodoxie juive, c’est-à-dire le judaïsme actuel. 

À l’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, les chrétiens se sont opposés aux Sadducéens et aux Pharisiens, à tous ceux qui se sont enfermés dans un exclusivisme religieux et ont restreint la portée et la lumière des Paroles divines. Le Messie a libéré le peuple de Dieu non de ses ennemis bien matériels mais de ses propres erreurs et des conceptions humaines qui ont fini par aveugler les Juifs et endurcir leur cœur.

L'Église
L’autre erreur est de voir dans le christianisme l’influence persistante du judaïsme. Telle était l’opinion de Voltaire, des idéologues nazis et de bien d’autres encore. Or le Talmud révèle le contraire, c’est-à-dire l’influence du christianisme dans la pensée juive. L’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ, le prosélytisme chrétien et leurs argumentations n’ont pas laissé insensibles les rabbins. Ils ont en effet dû se positionner sur certains sujets, notamment éclaircir le rôle du Messie et commenter les prophéties qu’ils avaient tendance à oublier.

En outre, que deviendrait le christianisme s’il se coupait de sa racine ? L’homme doit-il renier son passé en devenant adulte ? Doit-il méconnaître ses parents et son éducation du fait qu’il a acquis l’âge de la majorité ? Il y a continuité dans la fidélité à Dieu. Les chrétiens croient en l’origine divine de l’Ancien Testament et le vénère. Leur culte est plein de réminiscence du culte ancien. L’histoire sainte fait intégralement partie de leur histoire. La morale chrétienne repose encore sur les dix commandements. Il n’y a donc aucun abandon mais continuité. La foi juive authentique telle qu'elle existait chez les Patriarches et les Prophètes n'est pas extérieure à la foi chrétienne.

Enfin, résumer le christianisme comme une synthèse entre Saint Pierre et Saint Paul, entre la fidélité au judaïsme et l’ouverture à la gentilité, c’est le simplifier à l’extrême. C’est tenter d’appliquer l’hégélianisme au christianisme. C’est vouloir ignorer les difficultés qu’ont pu éprouver des Juifs quand ils ont dû quitter leurs erreurs et leurs conceptions religieuses pour embrasser la foi nouvelle. Le judéo-christianisme est issu de ces difficultés. C’est finalement ne pas prendre en compte les réalités humaines, c’est-à-dire tout le mystère de la conversion. On ne devient pas chrétien par un coup de baguette magique comme si toute une histoire disparaissait…

Telle est donc la conclusion de nos premières réflexions. Pour les confirmer, nous pourrions étudier le judaïsme actuel et le comparer au christianisme et à la Sainte Écriture afin d’identifier les points de divergence. Mais cette étude serait trop éloignée de notre sujet. Cela reviendrait aussi à étudier une méthode particulière sur laquelle repose la science comparative des religions. Nous allons rester au début de l’ère chrétienne pour connaître davantage les relations qui ont existé entre les Juifs et les Chrétiens. Comment s’est produite leur séparation ? Comment a-t-elle été perçue par les protagonistes ? Comment les Chrétiens et les Juifs se sont-ils défendus ? Mais avant toute chose, comment Notre Seigneur Jésus-Christ s’est-il positionné devant les Sadducéens et les Pharisiens ? Défendre la foi consiste aussi à rappeler les faits historiques…

mercredi 15 avril 2015

L'idée du Messie au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ

Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, le peuple juif est un peuple en attente. Qu’il soit pharisien, sadducéen ou essénien, le Juif est en attente du Messie. « Chacun en Israël était convaincu que Yahweh, Dieu juste et tout-puissant, interviendrait au jour fixé par lui, dans un avenir plus ou moins éloigné, pour assurer le triomphe de sa cause […] ».[1] Cette attente est unanimement partagée par les Juifs de la Palestine et de la Diaspora, dans les cercles populaires comme dans les milieux les plus éclairés. Dans cet article, nous allons décrire l’objet même de leur attente, et plus exactement l’image du Messie tel qu’il est perçu par le peuple juif et non tel qu’il est prophétisé selon les Saintes Écritures.


La conception juive du Messie au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ se retrouve dans de nombreux apocryphes, surtout apocalyptiques, dans les écrits rabbiniques[2], sans oublier les manuscrits de la mer Morte. Nous avons déjà évoqué ces derniers documents ainsi que leur espérance messianique dans un article précédent [25]. Nous n’y reviendrons donc pas. Les Évangiles demeurent aussi une source historique fiable que nous devons prendre en compte.

Une vive attente

Rappelons le contexte douloureux, voire humiliant, de l’époque de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le temps des rois asmonéens est bien révolu. Les Juifs de Palestine vivent désormais sous l’occupation romaine. La Terre sainte est devenue une province romaine sous le joug des païens. Le règne d’Hérode le Grand, le cruel impie, a accentué en eux le sentiment d’humiliation et de désespoir, voire de colère. Le contexte social et politique particulièrement difficile a probablement exacerbé l’attente du Messie.

Dans son ensemble, le peuple juif attend le Messie. « Es-tu le Messie ? » demande-on à Saint Jean-Baptiste. Il est incontestable que l’attente du Messie est très vive, y compris dans la Diaspora. « L’attente du Messie n’était nullement estompée dans la masse juive de langue grecque, en dépit de son loyalisme politique envers l’état païen »[3]. Cette attente dépasse la seule aspiration du peuple juif. Dans l’Évangile selon Saint Jean, la Samaritaine attend aussi sa venue. Elle sait que « le Messie (c’est-à-dire le Christ), vient » et « lorsqu'il sera venu, il nous apprendra toutes choses » (Jean, IV, 25).


L'entrée de Jérusalem

Giotto




L’historien juif Flavius Joseph nous parle aussi de cette espérance messianique. Cependant, nous ne devons pas oublier, en dépit de la valeur historique de ses ouvrages, qu’il écrit pour « être compris et admirés de ses lecteurs grecs et romains »[4]. Il présente donc la foi et la pensée juives pour être entendus des Gentils. Ainsi il présente le messianisme juif d’une manière particulière en relation avec les événements dont il est témoin. « […] ce qui excita le plus à la guerre, ce fut un oracle équivoque semblablement trouvé dans les Saintes Lettres, que vers ce temps-là, quelqu’un venu de leur pays gouvernerait toute la terre. Ils le prirent pour eux, et beaucoup de sages se trompèrent sur la solution, car l’oracle visait l’empire de Vespasien, proclamée empereur à Judée. »[5] Ainsi Flavius Josèphe témoigne de l’attente juive, d’un Messie, libérateur des juifs et roi annoncé de l’Univers. Il accuse ce messianisme d’être responsable de la guerre contre Rome et de la destruction du Temple. Enfin il détourne le sens des prophéties vers Vespasien qui serait le Messie tant attendu. Nous constatons enfin que l’historien fait aussi allusion à un « oracle » c’est-à-dire à une prophétie provenant des Gentils.

Toujours selon Flavius Joseph, l’espérance messianique fait naître de nombreuses révoltes au début de notre ère. Les chefs des rebelles se prennent-ils pour le Messie ? Nous ne le savons pas. Certains se présentent cependant comme des prophètes. Nous connaissons notamment un cas précis où l'un d'entre eux se proclame Messie. Il s’agit de Bar Kokipas…

Bar Kokibas, le faux Messie


Bar Kokibas

Détail du Menorah Knesset
Jérusalem
Sous l’empereur Hadrien, en 132, Simon Bar Koziba (ou encore Bar Kokhba) prend la tête d’une nouvelle insurrection juive. Des rabbins, comme l’illustre Aqiba (50-135), voient en lui le Messie tant espéré. Pour le rapprocher de la prophétie de Baalam, "une étoile viendra de Jacob", son nom a été changé en Bar Kokébas, « le fils de l’étoile ». Ce n’est pourtant qu’un des agitateurs populaires de la Palestine. Mais en l’identifiant comme le Messie, des rabbins le désignent comme le libérateur d’Israël. Il connaît des succès et devient un véritable roi avec un état, une capitale, un grand prêtre. Il a aussi sa propre monnaie[6]. Selon des témoignages, Jérusalem serait même sous son contrôle. Selon la tradition rabbinique, Bar Kokébas se distingue par son inflexibilité à faire observer la Loi. Les Romains lui livrent une guerre impitoyable et mènent une dure répression. La révolte est sanglante. Une légion romaine aurait été massacrée. Il finit par être tué en 135. Après sa chute, les rabbins le renient et minimisent l’adhésion de certains des leurs. Un témoignage romain[7] confirme une campagne militaire de l’armée romaine en Palestine pour écraser une rébellion.

Cette histoire montre de manière pratique ce que les Juifs, y compris des rabbins, attendent du Messie : la libération d’Israël. Il est attendu comme un roi glorieux, vainqueur des païens, au service de Dieu. Mais Bar Kokebas est-il le seul rebelle qui se prétendait être le Messie ? Sincères ou simples manipulateurs opportunistes, ces révoltes révèlent l’état d’âme de la population et manifestent une véritable exaltation religieuse, l’attente de la libération du peuple juif tant promise.

Un autre signe manifeste cette attente : la multiplication des écrits apocalyptiques. Dans ces textes, « tout gravite autour d’une idée maîtresse et centrale qui est l’établissement sur terre, dans un temps rapproché, d’un ordre de choses nouveau, idéal, conforme aux aspirations et aux rêves du peuple juif. »[8]

Le messianisme en général

Si l’attente du Messie est vive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, qu’attend exactement le juif ? De manière générale, il est convaincu que Dieu interviendra, dans un avenir plus ou moins éloigné, pour assurer le triomphe de sa cause, tirer vengeance de l’impiété et de la malice de ses ennemis et établir son règne ici-bas. Il assurera à son peuple purifié la domination sur les nations païennes et la félicité matérielle dans une paix sans finAu temps voulu, il se manifestera d’une manière éclatante et avec une force irrésistible. Les fils de l’alliance seront rassemblés des quatre coins du monde et le royaume de David sera restauré. Jérusalem deviendra le centre de l’univers et le culte de Yahvé se diffusera dans le monde. Le Juif attend donc le triomphe de Dieu de manière terrestre et politique en faveur du peuple élu. « Dans un sens général, c’est l’attente du royaume qui groupera tout l’univers dans le culte du même Dieu, dans la soumission au même Dieu, reconnu comme le souverain incontesté de tous les hommes. Dans un sens plus strict, c’est l’attente d’un roi qui conquerra le monde au vrai Dieu et le gouvernera en son nom. »[9]

Le grand philosophe juif Philon apporte un autre témoignage sur le messianisme juif au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Certes il est mince et peut-être influencé par l’hellénisme mais il est d’une très grande valeur. Il nous informe en effet que l’avènement du Messie se manifestera par une conversion générale qui sera suivie de la victoire des Saints de Dieu et de leur bonheur. Il réduit lui-aussi le Messie à un rôle de libérateur pour la plus grande gloire du peuple d’Israël. Philon confirme ainsi la conception classique du Messie.

Les écrits apocalyptiques

Un écrit apocalyptique se présente comme une révélation ou plutôt comme une vision qui se prétend d’origine divine. Il décrit des événements futurs, souvent en relation avec la fin des temps. La plupart de ces écrits sont apocryphes, c’est-à-dire non reconnus comme étant d’origine divine. Les Juifs ne reconnaissent qu’un seul livre apocalyptique, le Livre de Daniel. Voici quelques titres les plus connus : le Livre d’Hénoch, le Livre des Jubilés, l’Assomption de Moïse, les Testaments des Douze Patriarches, l’Apocalypse d’Esdras, l’Apocalypse de Baruch, l’Apocalypse d’Abraham, les Livres Syballins. Ils ont été écrits entre 160 avant Jésus-Christ et 120 après Jésus-Christ.

Comme tout écrit apocryphe, les apocalyptiques sont friands de merveilleux et de la transcendance. Cependant, il ne faut pas croire que ces ouvrages ne soient remplis que d’inventions. Au contraire, selon le Père Lagrange[26], ils ne sont guère originaux. Ils puisent leur inspiration dans les écrits et les connaissances de leur époque. L’auteur subit l’influence de son temps. Seul le genre littéraire est nouveau.

Dans un de ses ouvrages[10], Lagrange a étudié ces écrits. Ils tournent autour de trois thèmes : le messianisme, le règne de Dieu et la résurrection à la fin des temps. Dans sa conclusion, il note que l’action du Messie dans ces ouvrages n’est presque pas religieuse. Ils ne se préoccupent pas du salut des pécheurs. Ils considèrent en effet que le salut ne peut provenir que de la pratique de la Loi. L'obéissance à la Torah suffit à obtenir les récompenses de Dieu soit par miséricorde divine, soit par l’intercession des Justes. A la fin du monde, les adversaires du peuple d’Israël seront châtiés. « Dieu les livrera aux mains de ses élus : les rois et les puissants, en ce temps-là, périront et seront livrés aux mains des justes et des saints. »[11] De manière générale, les textes reflètent une certaine haine à leur égard.


De manière générale, les écrits apocalyptiques font intervenir le Messie dans un cadre restreint au peuple juif. Nous dirions aujourd'hui très national. Il est un roi juif idéal qui brise les ennemis de Dieu pour instaurer le règne de la paix. Il peut jouer le rôle de vengeur de Dieu et de juge. Dans ce dernier cas, il prépare le jugement définitif de Dieu. Le Messie a surtout un rôle politique. C’est un « recul très caractéristique du sentiment religieux tel qu’on le trouve dans les grands prophètes et chez les psalmistes »[12]


Le Messie tend également à perdre sa personnalité dans des images hardies, un style grandiloquent et emphatique. C’est Dieu qui agit finalement au premier plan. C’est Lui le véritable artisan de la restauration du peuple juif. Le messianisme tend finalement à n’être qu’un messianisme sans Messie. Selon certains ouvrages,  la fin du monde arrive même sans que l’auteur ne parle du Messie. 

Dans certains livres apocalyptiques, le Messie apparaît comme un être humain, de qualités éminentes et transcendantes, muni de dons extraordinaires. Il est aussi un être très mystérieux, voire céleste, dont l’origine demeure inconnue. Effectivement, aucun de ses ouvrages ne traitent de sa naissance. 

Revêtu de la force d’en haut, riche en science et en sagesse, le Messie tient de Dieu une autorité universelle. Il rassemble les tribus d’Israël, tire vengeance de leurs oppresseurs, tient sous son joug les peuples païens, règne glorieusement et paît le troupeau du Seigneur dans la paix et la justice. Cependant, libérateur d’Israël, il n’est point l’auteur du salut éternel. Il prépare le monde de félicité tant attendu. Son règne est donc limité, une pause avant le denier jugement, au cours duquel se manifestera Dieu. Les écrits apocalyptiques rapportent le plus souvent les promesses divines à ce monde meilleur, un monde qui ne passera pas, la Sion restaurée. L’attente du Messie n’est donc pas séparée de l’eschatologie, c’est-à-dire de la fin du monde. Parfois, selon certains commentateurs, le messianisme se confond avec ce monde à venir. « On note chez les auteurs d’écrits apocryphes une tendance marquée à confondre les jour du Messie avec le siècle à venir, ou du moins à les présenter dans une même perspective. »[13] Le temps messianique précède et prolonge celui du renouvellement de la terre, c’est-à-dire du règne de Dieu ici-bas.

Cette vision du Messie est-elle partagée par les Juifs ? Il est en fait difficile de connaître l’importance et l’impact de ces écrits apocalyptiques dans la population juive. Ne sont-ils que « l’écho des croyances de leur temps » [14] ? Ils ne sont certainement pas la cause du messianisme juif.

Le messianisme des Pharisiens

Le triomphe de David
Poussin
Il est aussi difficile de connaître avec précision la conception du Messie chez les Pharisiens et les docteurs de la Loi. Il n’existe aucune sentence rabbinique sur le messianisme avant la destruction du Temple comme il existe très peu de textes provenant des rabbins. Mais si la foi messianique est  grande chez les rabbins à la fin du Ier siècle de notre ère comme nous pouvons le constater dans leurs textes, cela suppose que cette foi ait été transmise par leurs devanciers.

Les Pharisiens s’opposent aux Asmonéens et contestent leur légitimité. En effet, contrairement au prescriptions de la Sainte Écriture, le trône de Judée n’est plus occupé par un descendant de David. Ils voient donc le Messie comme celui qui restaure la royauté de David. Le peuple juif pourra ainsi demeurer de nouveau fidèle à la Loi. Le Messie est surtout donc vu comme un roi légitime. « Qu’il est beau, le roi Messie qui doit surgir de la Maison de Juda ! Il ceint ses reins, il s’avance dans la plaine, il engage le combat contre ses ennemis et met à mort les rois ! »[15]

L’apocryphe intitulé Psaumes de Salomon est souvent présenté comme une œuvre des Pharisiens tant il prône leurs idées. Il est alors considéré comme « le plus ancien monument authentique de l’esprit pharisien »[16]. Écrit sous le règne des Asmonéens, il manifeste une haine contre les rois illégitimes et espère en un roi descendu de David qui restaurera la monarchie et fera régner Dieu par les Juifs, « le roi juste, sous le règne de qui il n’est pas d’iniquité, le roi pitoyable pour les peuples apeurés, le roi pur de tout péché, le roi qui ne faiblit jamais, parce qu’il est fort dans la crainte de Dieu. »[17] Le Messie est donc attendu comme un roi temporaire subordonné au roi éternel qu’est Dieu. Nommé Fils de David, il appartient à la descendance du grand roi et viendra restaurer la monarchie de David. Mais contrairement à l’idée classique, le Messie ne vaincra pas les ennemis d’Israël par les armes. Il les vaincra sans se battre, par la parole et la menace.

Moïse descendant du Sinaï
avec les 10 commandements

Gustave Doré
Les Pharisiens se préoccupent surtout du « monde à venir », c’est-à-dire de la fin des temps et du jugement dernier de Dieu. Le monde nouveau sera une terre de félicité pour les justes et une terre de supplices pour les pécheurs. Le temps messianisque est alors traité comme précédant le jugement de Dieu. Le jugement dernier en est même indépendant. Les Pharisiens distinguent bien la venue du Messianisme avec ce monde de la récompense. Ce sont deux périodes distinctes. Le règne du Messie appartient encore au monde ancien. Les justes doivent donc se préoccuper des mérites à acquérir pour être jugés dignes du monde à venir. « Celui qui acquiert les paroles de la Loi, acquiert la vie du monde à venir. »[18] La bonne œuvre par excellence est l’étude de la Torah. Le monde ici-bas est l’occasion de gagner des mérites pour être récompensé dans l’autre. Les Pharisiens sont donc surtout préoccupés de la vie à avenir[19], et plus précisément des sanctions de la vie morale, beaucoup plus que du Messie.

S’il semble être indépendant du jugement de Dieu et de l’inauguration du monde à venir, le messianisme des Pharisiens est néanmoins rattaché au règne de Dieu. Mais comme Dieu règne depuis la Création, ils ne le conçoivent pas comme un avènement mais plutôt comme une manifestation de son règne comme nous le dit un Targum : « le règne de votre Dieu sera manifesté ». Aux jours du Messie, son règne sera en effet reconnu par tous les habitants de la terre. Et ce temps de la manifestation coïncidera avec celui de la rédemption d’Israël, c’est-à-dire de sa libération et de sa gloire. « Le temps est venu pour Israël d’être délivré ; le temps est venu pour les non-circoncis d’être coupés, le temps est venu pour le royaume des Cuthéens – c’est-à-dire des Romains – d’être aboli ; le temps est venu pour le règne d’être manifesté. »[20] 

Le règne de Dieu se manifestera donc par la grandeur de son peuple. A son avènement, le Messie sonnera la trompette qui rassemblera les Juifs et ramènera les exilés dans leur patrie. Effaçant les rivalités entre les Juifs, il réunira de nouveau les tribus qui se partageront la Palestine. La ville de Jérusalem sera alors glorieuse comme elle ne l'a jamais été. Le monde sera soumis au Messie. Les Romains seront repoussés et humiliés. Les victoires du Messie apporteront ainsi une plus grande gloire à la Loi.

Au temps messianique, tous adoreront Dieu mais n’auront pas les mêmes privilèges. Seul le peuple élu sera glorifié. Les convertis n’y appartiendront pas. Ainsi les rabbins ne sont guère prosélytes. Dieu fera une distinction et jugera les convertis selon leur attitude à l’égard du peuple d’Israël.

Contrairement à certains livres apocalyptiques qui privilégient davantage l’aspect transcendant du Messie, les Pharisiens considèrent le Messie comme un pur homme doué de dons extraordinaires. Il est un homme descendant des hommes et plus particulièrement de David. Ses origines sont modestes et humbles, voire cachées, avant qu’il ne se manifeste et démontre qu’il est le véritable Messie.


Les rabbins ne rappellent guère les traits souffrants et mourant du Messie pour expier les fautes de son peuple. « Si l’on prend dans leur ensemble les textes anciens, on voit que les écoles rabbiniques ont éprouvé une extrême répugnance à parler des souffrances du Messie. »[21] Comment le Messie pourrait-il souffrir lui qui doit faire cesser les souffrances d’Israël ? Il viendra pour régner avec éclat et non pour souffrir. Lorsque des rabbins se souviennent des prophéties messianiques évoquant des souffrances, ils les reportent à d’autres qu’au roi messianique ou à une éclipse de sa fortune sans valeur expiatoire pour le peuple juif ou encore à une préparation de sa mission. « Dans l’ancien rabbinisme, il n’est jamais question de la mort expiatrice du Messie. »[22] Sa mort n’est aussi acceptée qu’après un règne plein de gloire.


Le Talmud parle aussi des douleurs du Messie non au sens que sa vie sera douloureuse mais que sa venue sera comparable à l’enfantement. Le libérateur ne viendra qu’aux jours de calamités, de l’obscurcissement de la Loi. Le signe incontesté de sa venue est l’extrême misère des temps. La période du Messie se caractérisera par la félicité telle que l’ont annoncée les Prophètes, une félicité marquée par la fécondité du sol, la délivrance d’Israël et la gloire de Jérusalem. Ces prophéties sont lues à la lettre. Il ne s’agit pas de rénovation religieuse, d’élévation spirituelle, de salut des âmes mais bien une prospérité matérielle. La nature se transfigurera à l’avènement du Messie.


Les messianismes que nous venons de décrire ne rappellent finalement guère les traits souffrants du Messie mourant pour expier les fautes de son peuple. Ils ferment « les yeux aux textes qui faisaient présager les souffrances du Messie. »[23] Ils sont ignorés des apocryphes et des pharisiens. « Les écoles rabbiniques ont éprouvé une extrême répugnance à parler des souffrances du Messie […] Il n’y a aucun indice que [le texte d’Isaïe] ait été entendu dans le sens messianique, du moins avant le second siècle de notre ère en dehors du Nouveau Testament. »[24]

En conclusion, l’attente du Messie est générale dans les nombreuses communautés juives. Mais qui sera-t-il ? La pensée juive hésite : 
  • soit le Messie est proche de Dieu tout en étant homme et son rôle est de juger et de préparer le monde à venir. Son règne sera alors la manifestation de la toute-puissance divine ;
  • soit le Messie est éloigné de Dieu et il n’est que le sauveur du peuple d’Israël avant que n’arrive le monde à venir, véritable objet de toutes les préoccupations. Sa cause finit par s’identifier à celle de son peuple. Le Messie est alors indépendant de la fin des temps. 


De manière unanime, les Juifs attendent l’avènement d’un roi glorieux, vainqueur des impies et restaurateur de la gloire d’Israël. Il est ainsi à la fois le libérateur du peuple de Dieu, l’annonciateur de la fin des temps, du règne matériel de Dieu. Dans tous les cas, son rôle religieux est très réduit. La valeur expiatoire de ses souffrances et de sa mort  est écartée. Elle est même objet de scandale…




Références



[1] Introduction à l’étude des Saintes Écritures, publiée sous la direction de A. Robert et A. Tricot, Initiation biblique, chapitre XX, Desclée & Cie, 1938. 
[2] Il est vrai que les écrits rabbiniques sont postérieurs au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ mais ils sont censés transmettre l’enseignement oral des pharisiens. Nous avons ainsi l’enseignement des rabbins dits tannaïtes de première génération allant jusqu'à 90 après Jésus-Christ. 
[3] Grelot, L’espérance juive à l’heure de Jésus, Desclée, 1994 citée dans Apologétique, Tome 3, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, 7.1.2.2.5, Abbé Bernard Lucien, Nuntiavit, 2011. 
[4] Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, études bibliques, 150 av. J.C. à 200 ap. J.C., 1ère partie, chapitre I, I, Lecoffre, 1909, source gallica.bnf.fr, Institut catholique de Paris. 
[5] Flavius Josèphe, La guerre juive, VI, 5, 4 cité dans Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 1ère partie, chapitre I, I. 
[6] Voir Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 4ème partie, chapitre VII. Les monnaies parlent d’un Simon et d’une Jérusalem libérée. Lagrange l’identifie à Bar-Kokébas. Est associé à son nom Eléazar, sans-doute le grand-prêtre. 
[7] Dion Cassius, historien romain, cité dans La révolte de Bar Kohba, www.lamed.fr, traduction et adaptation de Jacques Kohn.
[8] Revue pratique d’apologétique, article « Le Christ », avril 1930, Beauchesne, dans Manuel d’Écriture Sainte, R.P.J. Renié, Tome IV, Les Évangiles, n°170, Vitte, 1943. 
[9] Touzard, Dictionnaire apologétique, Tome II, Beauchesne, 1915. 
[10]Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 2ème partie, chapitre I. 
[11] Livre d’Hénoch, XXXVIII, 5, dans Le Messianisme chez les Juifs, Lagrange, 2ème partie, chapitre II. 
[12] Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, Gabalda, 1909, cité dans Apologétique, Tome 3, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien, 7.1.2.2.2.
[13] Introduction à l’étude des Saintes Écritures, chapitre VII. 
[14] Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, Gabalda, 1909, cité dans Apologétique, Tome 3, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien, 7.1.2.2.2.
[15] Targum cité dans Daniel-Rops, Histoire Sainte, 4ème partie, chapitre III. 
[16] Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 3ème partie, chapitre II. 
[17] Daniel-Rops, Histoire Sainte, 4ème partie, chapitre III. Voir aussi Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 1ère partie, chapitre I, II. 
[18] Hillel, Aboth, II, 7cité dans Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 3ème partie, chapitre III. 
[19] « Mérite individuelle, survivance de l’âme, récompense ou châtiment, en sont les aspects essentiels. », Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 3ème partie, chapitre III. 
[20] Midrach du Cantique, II, 2 cité dans Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 3ème partie, chapitre II. 
[21] Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 3ème partie, chapitre VII. 
[22] Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, 3ème partie, chapitre VII. 
[23] Lagrange cité dans Daniel-Rops, Histoire Sainte, 4ème partie, chapitre III. 
[24] Lagrange, Le Judaïsme avant Jésus-Christ, p. 251.
[26] Le Père Marie-Joseph Lagrange (1855- 1938) est un exégète et théologien catholique, fondateur de l'École Biblique et Archéologique Française et de la Revue biblique.
[25] Émeraude, article "Les Manuscrits de la mer Morte", janvier 2015.