La notion du temps est primordiale dans la pensée contemporaine. Elle a bien
changé depuis les philosophes grecques et médiévaux. Les changements dont elle
a fait l’objet ont une grande importance dans les erreurs que nous connaissons.
La notion du temps dans la pensée moderne
Selon Aristote, le temps est la
réalité étroitement unie au changement et continue comme lui. Sa mesure est la
mesure du changement selon le rapport d’antériorité et de postériorité. La
mesure n’est donc pas autonome comme le concevra aussi Saint Augustin. Pour
qu’il y ait mesure il faut un esprit qui mesure. Aristote en conclut que pour
qu’il y ait temps, il faut un esprit qui prend conscience du déroulement inclus
dans le changement. L’esprit doit pouvoir lier les instants entre eux, entre
les instants passés, présents et à venir. Ainsi doit-il être doté de mémoire et
d’imagination. Le temps n’existe donc que dans l’âme ou l’esprit qui nombre,
mémorise, imagine. Ainsi il n’y a pas de temps s’il n’y a pas d’être humain. Le
temps est donc un objet de raison fondé sur le réel. Il est dégagé du réel par
abstraction. Il permet de structurer sa pensée, de comprendre le monde, de se
comprendre.
Le temps a ensuite intégré d’autres
domaines scientifiques. Dans la thermodynamique, il est par exemple utilisé
pour traduire la dégradation de l’énergie.
Au début du XXe siècle, la notion du
temps accomplit sa révolution. Devant de multiples contradictions, les
scientifiques finissent par le définir comme une variable relative. Le temps
est décrit comme une dimension de l’espace. La science a introduit la notion
complexe de l’espace-temps.
Le temps est aussi intégré
dans l’explication de la nature au moyen de l’évolutionnisme. Ce dernier
affirme la lente progression des espèces vivantes au cours du temps, à sens
unique, selon des lois ou des contraintes qui diffèrent selon les tenants de
cette idéologie. Le temps devient en quelque sorte acteurs de la nature.
Selon certaines théories, il est même créateur.
L’étude de l’histoire n’est pas
étrangère à ces évolutions de la notion du temps. L’homme a pris conscience de
la progression historique. Autrefois, l’histoire consistait à transmettre un
récit du passé fixé définitivement. Depuis le XVIIIe siècle au moins, les
historiens cherchent surtout à donner du sens à l’histoire. Elle n’est plus
considérée comme une succession chronologique de faits successifs mais une
marche logique d’événements dans le temps vers un avenir inconnu selon un mouvement inéluctable.
Le temps a donc acquis un rôle moteur
dans l’histoire. Ce rôle est encore plus perceptible avec l’idée du progrès
universel, très ancrée dans la conscience moderne. Elle ouvre à l’humanité des
perspectives infinies. La littérature et des idéologies développent en effet cette
idée que l’homme marche selon un processus continu de progrès. Elle constitue
parfois le centre des combats d’idées. Les débats portent sur les facteurs et
les obstacles de cette marche prometteuse. Le christianisme est alors décrit
comme un des obstacles.
Au niveau religieux, nous voyons également grandir l’importance du temps. L’évolutionnisme a aussi atteint la religion. L’hégélianisme a influencé des penseurs chrétiens. S’il voit encore une permanence dans le changement, Hanarck explique les erreurs religieuses dans les tentatives de fixer la religion. Loisy va encore plus loin. Le développement est la religion elle-même.
Le temps comme explication du monde
entre aussi dans les nouvelles philosophies. Après Kant, Hegel l’intègre au
centre de sa pensée. Que serait la dialectique sans le temps ? L’histoire
est l’évolution dialectique de la pensée. Le matérialisme l’interprète comme
l’évolution de la matière. Il n’est qu’une forme de l’évolutionnisme. Le
marxisme est une sorte de dialectique hégélienne dans le monde de la matière.
Il est très étrange de voir les matérialistes s’emparer de la notion du temps
comme explication du monde quand le temps n’est finalement possible que dans
l’âme, dans l’esprit qui mesure.
Nous revenons ainsi à Aristote mais
aussi à Saint Augustin. Le temps n’est que dans l’esprit qui mesure. Il n’y a
du passé, du présent et du futur que dans l’homme par ses souvenirs, son
attention et ses attentes. Le temps ne traduit que notre perception du
changement qui affecte notre monde. Le temps n’a donc pas de réalité en soi. « Le temps, au sens propre du mot, suppose une
conscience capable d’opérer la synthèse du changement, en conservant le
résultat de ses expériences passées, grâce à la mémoire reconnaissant le passé
comme tel, c’est-à-dire comme histoire perçue. En dehors d’une telle conscience
il n’y a pas le temps, mais la durée changeante de l’histoire vécue. »[1]
L’illusion du temps
La pensée moderne a donné de la vie
au temps. Sa notion du temps est imprégnée d'un certain anthropomorphisme. Mais c’est parce que
l’homme perçoit les causes des événements et prévoit leurs conséquences qu’il
peut donner du sens à l’histoire. Ce n’est pas le temps qui porte le sens
mais l’esprit qui pense sur les faits passés, présents et à venir. Le temps
n’est donc pas créateur. Il n’est qu’un moyen pour l’homme de repérer les
événements et de les relier entre eux comme l’espace lui permet de repérer les
objets et de les distinguer.
Sans aller jusqu’au kantisme, nous
pouvons dire qu’une partie de nos réflexions ne peuvent pas être intemporelles.
Car le monde et nous-mêmes sommes temporels. La temporalité a parfois été
oubliée dans certaines philosophies plus préoccupées de l’être et de ce qui
dure au-delà des changements. La scolastique n’a parfois pas évité cet écueil,
les philosophes des Lumières non plus. Dans leurs pensées, l’homme était devenu
un être abstrait, sans épaisseur, parfaitement intemporel. Les nouvelles
pensées ont bousculé cette idée. Elles ont privilégié le changement au détriment de
l’être. L’hégélianisme en est un parfait exemple. Dans sa philosophie, que
devient l’être ? L’évolutionnisme ignore parfaitement l’être.
L’esprit moderne voit désormais
l’univers comme le résultat d’une évolution homogène. Dans cet espace, il voit
le temps comme une réalité créatrice et l’homme comme se réalisant
progressivement. Il s’oppose à l’idée de l’essence des choses, qui était si
précieuse aux yeux des philosophes anciens. Hier, la pensée était plutôt tournée
vers ce que sont les choses en elles-mêmes au-delà de leurs changements dits
accidentels. Elle était persuadée que derrière le mouvement incessant du monde
existait une permanence. Aujourd’hui, la vision du monde est radicalement
différente. La réalité en soi sous-jacente au temps et aux choses qui passent a
perdu tout sens, toute visibilité.
L’existentialisme a paru être un
remède à ces théories irréalistes. Il est parvenu à replacer l’existence
concrète au centre des discussions et ainsi relativiser les affirmations idéalistes.
Mais à force de privilégier l’existence au détriment de la raison, il a fini
par reléguer la raison elle-même. Certes la réalité a repris de ses droits mais
c’est toujours une réalité en mouvement, une réalité vivante, qui évacue encore
l’idée de la permanence, l’idée de l’être.
Comment pouvons-nous alors parler de
Dieu et de l’éternité, de vérités éternelles et de notre salut dans une telle
conception du monde ? Le réel qui au centre du christianisme est devenu presque inaccessible, difficilement connaissable. Le kantisme est peut-être la théorie
qui reflète le mieux ce nouvel état d’esprit. Avec ses hypothèses, Kant peut
démontrer que Dieu est inconnaissable. Sa démonstration est probablement exacte
mais les hypothèses sont-elles vraisemblables ? Dieu peut-il être perçu
dans une vision du monde où l’idée de l’être est évacuée ?
Comment la philosophie peut-elle
subsister également dans cette conception moderne du monde qui privilégie davantage les sciences physiques, les sciences de la nature et de
l’homme, la psychologie, la sociologie. La métaphysique a été reléguée aux
oubliettes de l’histoire. N’est-ce pas le signe d’une crise de l’intelligence
devenue incapable de comprendre le réel ?
Le paradoxe du monde moderne
D’où vient ce nouveau rôle
attribué au temps ? Que reflète-t-il ? Il ne s’agit pas de se perdre
dans un débat toujours ouvert et jamais clôturé mais de comprendre cette histoire
qui a abouti à un profond drame humain. Est-ce une réaction aux philosophes
dits décadents d’un Moyen-âge finissant ?
Le temps n’est que dans notre
esprit. Il n’a de sens que dans l’esprit qui mesure. S’il reflète une réalité
et tient son origine d’une réalité changeante et en mouvement, il n’est pas une
réalité. En lui donnant un rôle dominant à l’explication de la
pensée et du monde, l’homme moderne a pris une fiction pour la réalité. Le sens
qu’il a donné aux choses est devenu à ses yeux réels. Les explications du monde
qu’il a forgées sont considérées comme réelles. La vision du monde qu’il s’est
fabriquée est devenue à ses yeux le monde réel. En un mot, l’abstraction a pris la
place de la réalité.
Nous sommes face à un paradoxe
extraordinaire. Les scolastiques dits décadents sont accusés de se perdre dans
des objets abstraits au lieu de penser le réel et voilà que l’esprit
moderne retourne au même point. Quelle évolution !
La
pensée moderne croit finalement que les phénomènes se mesurent en fonction du
temps. Or, comme l’a confirmé notamment la science moderne, le temps se mesure en fait en
fonction des phénomènes. Nous retrouvons la notion d’Aristote et de Saint
Augustin. Le temps est bien le reflet de la réalité et non le contraire.
« Le temps se définit et se
détermine par les phénomènes (et les objets) de la nature, alors qu’on a
longtemps cru l’inverse, c’est-à-dire que les phénomènes et les objets du monde
nous seraient donnés dans le temps, ou selon le temps, c’est-à-dire que le
temps serait leur réceptacle. »[2]
Le kantisme est donc une théorie obsolète. Le scientifique poursuit sa
pensée : « le temps nous vient
de notre expérience. » Et enfin, il conclut que « ce que nous nommons le temps, c’est
l’expérience d’un présent que nous relions à la mémoire du passé et, et que
nous associons à des anticipations possibles. »[2] Nous sommes proches de
la pensée de Saint Augustin. « Le
temps est la persistance des situations et des états (comprenant l’état de
conscience), en raison des stabilités ou de continuités au moins
apparentes. »[2]
Nous préférons parler de réalité que d’expérience. En effet, en parlant
d’expérience, nous restreignons la notion du temps à la conscience du temps. Le
terme d’expérience pourrait en effet faire croire à une notion individualisée
du temps. Il y aurait autant de temps que d’individus. Mais il existe une autre
notion, celle d’Aristote, encore valable. Le temps est aussi un être de raison.
Ainsi est-il possible de vivre ensemble dans un même temps. Sans cela, il
serait impossible d’avoir une mesure de temps universelle.
Il est donc étrange de vouloir expliquer le monde avec le temps alors que le temps s’explique par le monde. Inversion radicale de la pensée…
Il est donc étrange de vouloir expliquer le monde avec le temps alors que le temps s’explique par le monde. Inversion radicale de la pensée…
Référence
[1] Jean-Marie Aubert, Philosophie de la Nature, Propédeutique à la vision chrétienne du monde, Beauchesne, 1965, chapitre VI, IV, 2, b, 1.
[2]
Michel Paty, Centre National de la Recherche de la Science et de l’Université
Paris 7, Réflexions sur le concept du temps, conférence organisée par le
Centre National de Documentation Pédagogique dans le cadre de la fête de la
science, Grand salon de la Sorbonne, Paris 18 octobre 2001,
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