Dans
un article récent, nous avons décrit les différentes théories [4] qui tentent
d’expliquer l’origine du christianisme : fraude, accommodation,
idéalisation, exagération, synthèse. Les adversaires du christianisme ne
peuvent pas en effet se contenter de discréditer notre doctrine et notre
morale, de relativiser les vérités de foi et de dénoncer l’irrationalité ou la
dangerosité de notre religion. Ils doivent aussi expliquer une réalité :
l’existence et la persistance du christianisme. Les méthodes qu'ils utilisent servent aussi à légitimer des propositions de changement inconcevables aux yeux
de la foi. Parfois pour répondre à ces attaques, nous devons nous reporter aux
sources mêmes de la théorie, c’est-à-dire au kantisme et surtout à l’hégélianisme.
Voltaire |
Depuis
le XVIIIe siècle, l’attaque a changé. Il ne s’agit plus de dénoncer la
fourberie et la duplicité des évangélistes mais plutôt leurs erreurs et leur
puérilité. La première raison de leurs erreurs est d’avoir exagéré des faits
naturels. Les faits sont certes considérés comme historiques mais leur
description erronée. Paulus explique la résurrection de Lazare parce que tous,
y compris Notre Seigneur Jésus-Christ, croyait en sa mort mais « il n’était mort qu’en apparence »[1].
Tous les témoins se sont trompés. L’apparence serait devenue réalité. Leurs
erreurs aurait alors donné naissance à l’idée d’un miracle.
Ces arguments ne sont guère
convaincants. Est-il possible de croire que tant de témoins et Notre Seigneur
Jésus-Christ lui-même se soient trompés sur une chose si importante ? Certes
la crédulité des hommes de toute époque et de tout lieu est grande, parfois
étonnante, mais est-il possible de la généraliser autant et d’une manière
si gratuite ? Ces explications justifieraient peut-être la croyance mais
elles n’expliquent pas le fait lui-même.
La résurrection de Lazare Giotto |
Paulus
multiplie ainsi les subtilités spéculatives pour expliquer des faits jugés
comme miraculeux. Mais comme le souligne Ernest Renan, son exégèse est
inconséquente « car si les
narrateurs sacrés ne méritent aucune foi sur les circonstances, pourquoi tenir
si fort à leur véracité sur le fond du récit ? »[2]
Finalement, c’est parce qu’il ne croit pas au miracle qu’il cherche des
explications naturelles les plus complexes parfois.
Strauss
emploie une démarche plus subtile. La théorie du mythe consiste à considérer
les éléments surnaturels contenus dans les évangiles comme des mythes. Les
premiers chrétiens auraient magnifié Notre Seigneur Jésus-Christ. Contrairement
à Paulus, ce ne serait pas le fait lui-même qui aurait trompé le témoin mais le témoin lui-même
qui se serait égaré. Il aurait projeté sur le Christ une image idéale. Ainsi Strauss supprime
tout fait, toute parole, toute pensée qui pourraient répondre aux
préoccupations des premières communautés. « Nous savons que les Juifs voyaient, dans les écrits de leurs prophètes
et de leurs poètes, des prédictions, et, dans la vie des anciens hommes de
Dieu, des types de Messie ; cela nous suggère le soupçon que ce qui, dans
la vie de Jésus, est visiblement figuré d’après de tels dires et de tels
précédents, appartient plutôt au mythe qu’à l’histoire »[3].
Sa
théorie pose difficulté. Elle suppose une fabrication pour que le fait devienne
un mythe. Elle ne peut être immédiate, le développement du mythe nécessite en effet du temps. Selon Strauss, sa théorie n'est valable que si les écrits évangéliques sont composés au milieu du IIe siècle. Or, leur rédaction est bien antérieure
comme l’atteste la datation des manuscrits que nous détenons et les nombreux
témoignages que nous possédons. Un fragment de l’Évangile selon Saint Jean date
de 125, c’est-à-dire environ quarante ans après la mort de l’évangéliste, ce
qui suppose une composition de l’originale plus ancienne encore.
Les quatre Évangélistes Rubens |
Enfin, le mythe doit refléter les préoccupations du milieu où il a pris naissance. Or l’enseignement
de Notre Seigneur Jésus-Christ surprend ses contemporains par ses « nouveautés ». Le Messie rêvé à
l’époque est bien différent du supplicié sur la croix. Des Juifs et des païens sont
véritablement scandalisés par ce Dieu fait homme, humilié et rabaissé sans un
mot et ressuscité sans gloire. Notre Seigneur Jésus-Christ soulève
l’indignation. Il est en contradiction avec les pensées de son temps tant juives que païennes.
D’autres
thèses ont succédé à celle de Strauss. Elles ont été vulgarisées en France par
Couchoud. Plus radicales, les critiques ont remis en cause l’historicité de
Notre Seigneur Jésus-Christ. Il ne serait qu’un Dieu de légende que l’homme
aurait humanisé, un produit de la spéculation philosophique. Or de nos jours, il
serait bien plus facile de renier César ou Socrate que de remettre en
cause l’existence de Notre Seigneur Jésus-Christ. Rappelons que les ennemis
mêmes du christianisme naissant n’ont jamais songé à la contester. Des
témoignages juifs et païens si faibles soient-ils confirment son historicité. Et plus récentes que les écrits
évangélistes, les épîtres de Saint Paul donnent aussi quelques indications
historiques qui ne sont guère négligeables. Sa proximité des faits rend
insurmontables les difficultés que doit affronter la thèse de l’idéalisation. Pour les surmonter,
l’authenticité de certaines de ses épîtres est alors remise en question. Elles
auraient été écrites bien plus tard, au IIe siècle. Ainsi lorsque des écrits
contredisent des théories, on n’hésite pas à les rejeter au lieu de remettre en
cause ses hypothèses. Ce n’est ni scientifique ni honnête.
Saint Pierre et Saint Paul |
A
partir de cette opposition et de cette réconciliation, l’école de Tubinguen a
développé une théorie complexe d’élaboration des Évangiles, théorie aujourd'hui
abandonnée. En effet, sa thèse se base sur l’idée que les Évangiles ne sont pas
des documents historiques mais des tentatives de conciliation entre les deux
courants.
La
distinction entre pauliniens et pétriniens repose sur un différent qui a bien
existé et dont les Évangiles témoignent. Mais n’est-il pas exagéré ? Le malentendu ne vient-il en fait de son interprétation et de la compréhension de sa véritable nature ? Il est
vrai que Saint Paul a résisté à Saint Pierre mais sa réaction provient de
l’attitude répréhensible de Saint Pierre et non d’une opposition de principe.
Saint Paul nous donne la raison : « Je lui résistai en face parce qu’il était répréhensible. » (Gal.,
II, 11). Saint Pierre mange avec les Gentils et lorsque des Juifs envoyés par Saint Jacques viennent le voir, il se retire et se sépare d’eux « craignant ceux qui étaient circoncis »
(Gal.,
II, 12). Saint Paul condamne alors sa dissimulation qui en entraîne bien
d‘autres, notamment celle de Saint Barnabé. « Si toi, étant juif, tu vis à la manière des gentils et non en
juif, comment forces-tu les gentils à judaïser ? »(Gal.,
II, 14).
Le
débat ne porte donc ni sur l’enseignement ni sur la doctrine mais bien sur la
discipline. N’oublions pas que Saint Pierre a baptisé Corneille et a admis
d’autres Gentils dans l’Église. Pour répondre à la dispute qui s’est élevée à
Antioche, les Apôtres se sont réunis à Jérusalem au cours duquel Saint Pierre a
proclamé : « Hommes, mes
frères, vous savez qu’en des jours déjà anciens, Dieu m’a choisi parmi vous
afin que les gentils entendissent par ma bouche la parole de l’Évangile, et
qu’ils crussent. Et Dieu, qui connaît les cœurs, leur a rendu témoignage, leur
donnant l’Esprit-Saint, comme à nous ; et il n’a fait entre nous et eux
aucune différence, purifiant leur cœur par la foi. Maintenant donc, pourquoi
tentez-vous Dieu, imposant aux disciples un joug que ni nos pères ni nous
n’avons pu porter ? Mais c’est par la grâce du Seigneur Jésus-Christ que
nous croyons être sauvés, comme eux aussi. » (Actes des Apôtres, XV,
7-10). Saint Pierre ne s’oppose donc pas à la conversion des païens et à
l’universalisme du christianisme.
Baur
voit aussi dans les rôles des deux apôtres, Saint Pierre, apôtre des circoncis et
Saint Paul, apôtre des Gentils une opposition. Mais ne pouvons-nous pas y voir
une division de travail qui s’est finalement imposée ?
La
thèse de Baur se repose sur un fait que relate la Sainte Écriture et sur la
présence d’apocryphes de tendance judéo-chrétienne. Le premier témoignage est
du niveau disciplinaire quand l’autre est de l’ordre doctrinaire. Est-il
judicieux de les unir ? Or Bauer se focalise uniquement sur ces deux
faits. Il existe effectivement une opposition entre le christianisme et le
judéo-christianisme comme il en existe d’autres. Le christianisme n’apparaît
pas dans un milieu neutre et abstrait. Il se confronte à un monde « pluriel » où se confrontent déjà le
judaïsme et l’hellénisme. Contrairement à Baur tout en imitant sa méthode, Bauer, aussi
disciple de l’école de Tübingen, se focalise sur cette deuxième confrontation : le
christianisme serait alors la synthèse du judaïsme et de l’hellénisme. Avec
un regard si restrictif et orienté, comment ne pas être tenté d’inventer un
Jésus qui n’a jamais existé ? Tout est alors possible. Le Nouveau
Testament est ainsi analysé, scruté, disséqué selon un regard biaisé et selon des hypothèses parfaitement
arbitraires. La théorie de Baur impose aussi une élaboration des évangiles très
récente, encore inconciliable avec la datation admise aujourd’hui.
Les
théories du XIXe siècle se sont succédées pour donner une explication à
l’origine du christianisme. Elles ne sont guère sérieusement soutenues
aujourd’hui. Pourtant, des restes subsistent, déracinées des thèses qui leur ont donné naissance. Combien de fois avons-nous déjà entendu que le véritable
fondateur du christianisme est Saint Paul ou que le christianisme est un
mythe ? Les médias et les auteurs en recherche de succès n’hésitent pas à
les diffuser encore dans l’opinion.
Ces
théories ne résistent pas à des faits indiscutables, en particulier à des
témoignages les plus proches des événements [5], provenant du milieu juif ou païen,
et aux datations des manuscrits. Elles ne résistent pas non plus à une
connaissance approfondie du christianisme dit primitif. Pour les combattre, il
est donc nécessaire de connaître les arguments en faveur de l’authenticité, de
l’intégrité et de la véracité des Évangiles.
Couronnement du Pape Pie II Pinturicchio |
En outre, ces théories s’appuient toutes sur le rejet du surnaturel et du miracle. Elles tentent de leur fournir des explications naturelles et de les présenter comme une erreur d’interprétation d’événements naturels. Défendre le christianisme face à ces attaques revient donc le plus souvent à défendre le surnaturel, c’est-à-dire l’historicité du miracle et sa réalité.
Les faiblesses de ces thèses proviennent en particulier de leur méthode très parcellaire. Les critiques modernes ne répètent pas cette erreur. De nouvelles théories plus éclectiques savent reprendre chacune des pistes utilisées par leurs aînées. Elles utilisent l’explication naturaliste, l’appel au mythe, le thème des exagérations narratives, les conflits internes du christianisme primitif. Elles sont ainsi plus dévastatrices devant un public bien faible pour surmonter de telles attaques…
Références
[1] Paulus, Das Leben Jesu als Grundlage einer reinen Geschichte des urchristentums, Heidelberg, 1828, cité dans Apologétique, abbé Bernard Lucien, tome III, La crédibilité de la Révélation divine transmises aux hommes par Jésus-Christ, livre II, 6.2.4.3.3.
[2]
Ernest Renan, Étude historique religieuse, cité dans Manuel d’Écriture Sainte,
R. P. J. Renié, Tome IV, Les Évangiles, librairie catholique
E. Vitte, n°7, 1943.
[3]
Strauss, Vie de Jésus, Littré, 1839, tome I cité dans Manuel
d’Écriture Sainte, R. P. J. Renié, Tome IV, Les Évangiles, n°9.
[4] Voir Émeraude, février 2015, articles "Les attaques contre l'historicité des Évangiles", "Les théories du développement du christianisme".
[5] Voir Émeraude, février 2015, articles "Notre Seigneur Jésus-Christ : le témoignage des Juifs", "Notre Seigneur Jésus-Christ : le témoignage des païens", janvier 2015, article "La sainte Écriture : intégrité et variance dans le temps...".
[4] Voir Émeraude, février 2015, articles "Les attaques contre l'historicité des Évangiles", "Les théories du développement du christianisme".
[5] Voir Émeraude, février 2015, articles "Notre Seigneur Jésus-Christ : le témoignage des Juifs", "Notre Seigneur Jésus-Christ : le témoignage des païens", janvier 2015, article "La sainte Écriture : intégrité et variance dans le temps...".
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