Le christianisme trahit-il la religion juive comme le prétend Porphyre ? Selon son discours, les chrétiens
seraient devenus infidèles à la foi de leur père. Ils se seraient séparés de leurs
traditions et de leur culture pour adhérer à une croyance nouvelle. Le
philosophe païen veut ainsi discréditer la religion chrétienne en un temps où
l’infidélité et la nouveauté sont condamnables aux yeux des païens. Et dans une
direction opposée, Voltaire dans les Mémoires de Meslier ou les nazis
dans leur christianisme positif attaquent la doctrine et la morale chrétiennes
comme fortement imprégnée de judaïsme qu’ils considèrent comme sources
d’erreurs et d’absurdités. Ainsi veulent-ils attaquer le christianisme en la
rattachant à une religion si peu appréciée en leur temps. Selon les saisons et
les humeurs, les critiques insistent donc sur l’infidélité ou la fidélité du christianisme
à l’égard du judaïsme. Afin d’y voir plus clair, nous
proposons de revenir aux temps de Notre Seigneur Jésus-Christ et de mieux
connaître la pensée religieuse juive.
Rappel du contexte
Le mois dernier, nous avons décrit l’environnement
politique et social du peuple juif. Nous avons rencontré un peuple complexe,
profondément divisé et troublé. Des signes montrent une certaine tension en
Palestine. Des juifs se montrent particulièrement intransigeants à
l’égard de leur religion et de leur culture. L’occupation romaine est en outre très mal
perçue. Les maladresses du préfet romain Ponce Pilate ne font qu’accentuer leurs
ressentiments des juifs à l’égard des païens. Les Zélotes forment un parti qui encourage la rébellion alors que les Hérodiens mènent une politique de collaboration avec les occupants romains…Les Romains n’apprécient guère
non plus ce peuple dont les pratiques religieuses et l’intransigeance les
répugnent ou les déconcertent. De nombreuses tentatives d’hellénisation de la
société ont échoué devant la résistance du peuple juif. Soucieux de maintenir
le calme dans cette région stratégique et turbulente, les empereurs tolèrent la
religion juive et évitent toute occasion d’énervement.
Fiers d’une histoire parfois glorieuse, les Juifs
n’oublient guère leur indépendance si chèrement acquise au temps des
Macchabées. Certains d’entre eux songent encore aux erreurs que les rois asmonéens ont commises par leurs innovations et leurs
faiblesses. Le règne du cruel et impie Hérode n’est pas non plus oublié. Le
royaume de Judée hante encore les esprits.
La religion juive est aussi divisée entre « conservateurs » que représentent
les Sadducéens et les « libéraux »
que sont les Pharisiens, plus écoutés du peuple. Mais les termes si usuels
aujourd'hui ne doivent pas nous tromper. Si les premiers veulent demeurer fidèles à
la Loi de Moïse uniquement, les seconds privilégient l’obéissance à la Tradition, c'est-à-dire à l’application des nombreuses prescriptions que les scribes ont élaborées au
cours du temps. La foi juive se fixe-t-elle dans une histoire qui s’achève par
l’exil à Babylone ou se poursuit-elle par le long et silencieux travail des
docteurs de la Loi ?
Depuis l’exil et en dépit de la reconstruction du
Temple, le rôle des prêtres a profondément décliné au profit des scribes, plus
proches de la population et porteurs de
l’enseignement de la religion juive et de sa culture. Les Pharisiens, en
majorité scribes, forment un parti puissant. Un autre groupe, celui des
Esséniens, s’attache davantage à préserver la pureté légale. Délaissant le
Temple, ils sont en quête d’un culte plus spirituel.
Jérusalem et le Temple d'Hérode |
N’oublions pas enfin les Juifs de la Diaspora,
disséminés et regroupés autour des synagogues, probablement plus ouverts aux
idées philosophiques et à la réflexion, plus soucieux de prosélytisme. Les
« craignant Dieu » sont nombreux
mais hésitent à embrasser la foi juive. N’oublions pas enfin ces populations
qui adhèrent à une religion juive hétérodoxe, comme les Samaritains si détestés
par les Juifs.
Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, la situation
sociale et politique paraît donc bien complexe et déconcertante. La pensée
religieuse est-elle aussi difficile à cerner, aussi confuse ? Comment les
Juifs de l’époque vivent-ils leur religion ? Telles sont les questions que
nous allons désormais traiter.
Un Dieu un, tout-puissant, Dieu de justice et de
miséricorde
En dépit de la multiplicité des courants religieux, tout juif professe de manière
unanime la foi en un seul Dieu, créateur et maître de l’Univers. Il est le seul
peuple à embrasser le monothéisme. Spécificité unique dans un monde où domine
le paganisme ! « C’est le point
invulnérable du judaïsme, sur lequel l’union existe, absolue, entre tous les
partis. »[1]
Son credo est formulé dans une prière, connue sous le nom de « séma ». Elle regroupe trois
prières de l’Ancien Testament. Elle professe un Dieu unique qu’il doit
servir et ne servir que Lui.
Le Temple tel qu'il a été imaginé en 1966 |
« Écoute,
Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. Et ces
paroles que moi je te prescrits aujourd'hui seront dans ton cœur. Tu les
raconteras aussi à tes enfants, et tu les méditeras, assis en ta maison, et
marchant dans le chemin, dormant et te levant. » (Deut., VI, 4-7).
« Si donc
vous obéissez à mes commandements, que moi je vous prescris aujourd'hui,
d’aimer le Seigneur votre Dieu, et de le servir en tout votre cœur et en toute
votre âme, […] » (Deut., XI, 13).
« Je suis le
Seigneur votre Dieu, qui vous ai retirés de la terre d’Égypte afin que je fusse
votre Dieu. » (Nombre, XV, 37-41).
Le Dieu que le Juif professe est un Dieu tout puissant
qui agit dans l’histoire des hommes, guide les peuples et gouverne les temps.
Il est aussi juste et miséricordieux. Dieu pratique en effet une justice
absolue et redoutable à l’égard de tous les hommes comme un juge intègre et
infaillible, aimant les bons et haïssant les impies. Il se montre aussi patient
envers le pécheur, accueillant pour le pénitent et l’indulgent. Le Juif voit
Dieu unissant en Lui la justice et la miséricorde. Les rabbins voient ces deux
attributs sous les noms particuliers de Dieu : Dieu de justice dans le nom
de Yahweh et le Dieu de la miséricorde dans celui d’Élohim.
Le Dieu d’Abraham et de Moïse
Le Juif professe cette unicité divine à titre spécial puisqu'il se proclame comme le « gardien
officiel, le représentant officiel et le
Hérault qualifié du monothéisme »[2],
d’où une certaine fierté légitime. Il est le peuple élu de Dieu. Il a reçu sa profession de foi de Dieu Lui-même et non d’un raisonnement ou d’une démarche spéculative. Sa
croyance est donc fondamentalement liée à cette élection divine : « Dieu a voulu choisir un peuple et le
préparer par une longue et lente sélection et éducation, afin de le constituer
le digne dépositaire de la révélation, du monothéisme moral et de la loi de
sainteté »[3].
Avec un certain anachronisme, nous pourrions dire que la religion juive est
nationale.
Le peuple juif est le peuple de l’Alliance. Il
adore le Dieu d’Abraham et de Moïse. Si le peuple est fidèle à Dieu et pratique
les commandements qu’Il lui a donnés, Dieu lui prodiguera de nombreuses faveurs
et le protégera. Il se multipliera comme les étoiles du ciel et ses ennemis
seront écrasés. Dieu réside même au milieu de son peuple dans le Temple de
Jérusalem. Le Temple est réellement au centre de la foi juive.
Conscients de l’élection divine du peuple juif, les
docteurs de la loi ont tendance à souligner les mérites d’Israël et à oublier
ou méconnaître la portée universaliste des promesses faites aux Patriarches. Ils
ont aussi pris l’habitude de confondre la cause de Dieu avec les intérêts du
royaume de Judée.
Puisqu'ils sont conscients d’être membres du peuple
élu, les Juifs invoquent Dieu comme un père. Cependant, l’expression « Père » est relativement rare. Ils s’intitulent aussi « fils de Dieu ». Des relations intimes unissent donc le Juif au Dieu. Mais ils craignent toujours de Le nommer. Des lèvres impures ou profanes peuvent-elles prononcer ce qu’il y a de plus sacré ? Il remplace son nom par l’un de ses
attributs ou qualificatifs qui le désignent.
La croyance générale aux anges et aux démons
Tobie et l'ange (Filippino Lippi) |
Les Sadducéens mis à part, les Juifs croient à
l’existence et à l’activité des anges et des démons. Contrairement aux païens,
ils ne sont pas considérés comme des émanations de deux principes bons et
mauvais et ne font pas l’objet d’adoration. Ils tiennent leur existence de Dieu
seul et exercent leurs activités sous sa dépendance. Dieu est créateur de
toutes choses.
Les démons sont considérés comme des anges déchus qui
ont perdu par leur faute la qualité d’être spirituels agréables à Dieu. Ils s’appliquent à nuire
à l’homme en leur causant des dommages spirituels et corporels. Ils inspirent
les impies et les païens, auxquels ils enseignent les pratiques idolâtriques,
les maléfices et les sortilèges. Satan est leur chef. Pour les éviter, le Juif
doit invoquer le secours des bons anges et recourir aux conjurations et
exorcismes.
Les doctrines juives sur les anges et les démons ont
surtout été développées lors de l’exil. Selon une thèse, elles viendraient des
païens perses qui auraient influencé les scribes au cours de leur séjour à
Babylone. Mais cette thèse est difficilement tenable compte tenu des
différences fondamentales qui séparent les doctrines juives et perses. En
outre, elles sont antérieures au temps de l’exil. Il serait donc plus judicieux d’y voir un
approfondissement de la foi et de la doctrine en réaction au paganisme. « Le judaïsme n’avait pas précisément emprunté
des doctrines étrangères, mais avait été plutôt excité et stimulé à développer
ses propres germes doctrinaux. » [4]
Une croyance confuse en la résurrection des corps
La croyance en la résurrection des corps n’est pas
unanime.
Les Sadducéens, qui nient l’existence des anges et des esprits, ne
croient pas non plus en l’immortalité de l’âme : l’âme ne survivrait pas à
la mort du corps. Ils ne peuvent donc croire en une rétribution dans la vie
future. La croyance en la résurrection des corps s’appuie surtout sur les derniers livres de la Sainte
Bible, livres que les Sadducéens ne reconnaissent pas comme canoniques, et sur la tradition
qu’ils rejettent également. Isaïe le proclame pourtant dans son
cantique sur la délivrance du peuple de Juda. « Ils vivront vos morts ; ceux qui m’ont été tués
ressusciteront ; réveillez-vous, et chantez des louanges, vous qui habitez
dans la poussière… » (Is. XXVI, 19). Dans ses malheurs,
Job aussi se console par l’espérance de la résurrection. « Car je sais que mon rédempteur est vivant, et
qu’au dernier jour je ressusciterai de la terre ; et que de nouveau je
serai environné de ma peau, et que dans ma chair je verrai mon Dieu. Je dois le voir
moi-même, et non un autre, et mes yeux doivent le contempler : c’est là
mon espérance ; elle repose dans mon sein. » (Job, XIX, 25-27). Ont-ils peur de voir se répandre les croyances païennes si favorables à
l’existence des esprits ?
La résurrection de la chair (Signorelli à Orvieto) |
Les Pharisiens admettent la survivance des âmes et la
rétribution future. C’est parce qu’Ils croient au jugement de Dieu et du monde
à venir qu’ils admettent la résurrection des corps. Chacun doit rendre compte à
Dieu de ses actes. Le monde de l’au-delà, objet de tant de promesses divines,
sera inauguré par la résurrection des corps. L’homme juste verra alors Dieu. « Celui qui acquiert les paroles de la Loi,
acquiert la vie du monde à venir. »[5]
Il sera admis à contempler la face de Dieu et à habiter dans la demeure de
Dieu. « Ceux qui quittent la vie
suivant la loi naturelle et remboursent à Dieu le prêt qu’ils ont reçu …
obtiennent une gloire immortelle… Leurs âmes, restées pures et obéissantes,
reçoivent pour séjour le lieu le plus saint du ciel, d’où, d’après les siècles
révolus, ils reviennent habiter des corps exempts de souillures. Ceux, au
contraire, dont les mains insensées se sont tournées contre eux-mêmes, le plus
sombre enfer reçoit leurs âmes. »[6]
Les Esséniens reconnaissent les récompenses et les
châtiments outre-tombes ainsi que la rétribution définitive et éternelle mais
ils refusent l’idée de toute résurrection des corps. Seule l’âme, délivrée de
sa prison, peut y participer. Par ailleurs, seule l’âme du Juste sera délivrée
du corps.
De manière générale, le Juif croit en la survivance des
âmes après la mort. Elles descendent au schéol, séjour des morts dans les
profondeurs de la terre. Elles seraient dans un état amoindri, léthargiques.
Quelle est la destinée des âmes ? L’idée de
jugement n’est pas très précise. L’idée d’une rétribution individuelle après la
mort s’impose progressivement depuis le retour d’exil. L’idée d’une
résurrection des corps s’affirme aussi surtout depuis la révolte des
Macchabées. Les livres apocryphes juifs traitent de plus en plus de ce sujet. La
croyance en un double jugement, immédiatement après la mort et au jour du
jugement dernier, est aussi de plus en plus partagée par les Juifs à l'approche de l’ère chrétienne.
La piété juive
La pitié tient une grande place dans la vie quotidienne
du Juif. De nombreux écrits rabbiniques définissent les nombreuses modalités de
la prière touchant la forme, le temps, le mode ou les conditions.
Le Juif devait prier plusieurs fois par jour en récitant
notamment le « séma »
ou encore une autre formule intitulé « semoné
‘esré », dix-huit bénédictions où s’expriment les sentiments
d’adoration, d’humilité et d’espérance envers le Dieu du peuple juif. « Bénissez Elohim », tel est le
commencement de la formule que récite l’archisynagogue. Ces bénédictions sont
presque toutes issues des Psaumes et des Prophètes. Tout homme libre doit
réciter la « séma » deux
fois par jour, le matin et le soir. Les femmes, les enfants et les esclaves n’y
sont pas tenus. Tout juif doit réciter le « semoné ‘esré » trois fois par jour.
La piété juive ne se
résume pas en ses prières officielles. Les prières privées sont aussi très
pratiquées. Le Juif croit profondément en l’efficacité de ses supplications et
en la puissance de ses prières.
Le jeûne est aussi très suivi pour s’humilier
devant Dieu, expier des fautes ou encore pour obtenir du ciel
secours et faveurs. Les Pharisiens jeûnent deux fois la semaine, le mardi et le
jeudi.
Les œuvres de charité et de miséricorde sont également
recherchées. La pratique des bonnes œuvres envers les Juifs relève d’une
obligation morale à laquelle nul ne peut se soustraire, pas même le pauvre. En
se montrant aussi miséricordieux que Dieu, le Juif espère obtenir la rémission
de ses fautes et s’assurer du bonheur dans le monde à venir. Selon Siméon le
Juste[7],
« le monde repose sur trois
choses : la Torah, le culte et l’exercice de la charité ».
La vie juive est ainsi authentiquement
religieuse au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ : culte public, sacrifices, prières privées, respect du sabbat,
fêtes, jeûnes, œuvres de miséricorde… Les docteurs de la Loi insistent
fortement sur les dispositions morales que le Juif doit requérir pour accomplir
ces pratiques. La piété est profonde et authentique.
Références
[1] Abbé Lusseau et abbé Coulomb, Manuel d’études bibliques, tome IV, chapitre VII, §II, Téqui, 1938.
[2] Tricot, Le Monde juif au temps de Notre Seigneur, chapitre XIX, III, 1 dans Initiation biblique, sous la direction d’A. Robert et A. Tricot, Desclée et cie, 1938.
[3] R. P. Bonsirven, Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, tome I, 1935, cité dans Initiation biblique.
[4] Voir Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La Théologie anténicéenne, chapitre I, librairie Lecoffre, 1909.
[5] Hillel, Aboth, II, 7.
[6] Flavius Joseph, Guerre des Juifs, III, 8, 5.
[7] Siméon le Juste, Pirqé Aboth, traité du IIIe siècle avant Jésus-Christ.
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