" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 26 juillet 2015

Tertullien et le judaïsme (2/2) : Contre les Juifs

Dans ses Dialogues, le philosophe chrétien Saint Justin nous donne un florilège des objections juives contre la foi chrétienne. Bien informé et se justifiant uniquement par la Sainte Écriture, il démontre la véracité de la doctrine chrétienne tout en soulignant les erreurs de l’interprétation juive. Il démontre surtout la profondeur et la cohérence de la lecture chrétienne. Le Chrétien a en effet reçu la grâce de bien entendre la Parole de Dieu alors que le Juif s’obstine dans une lecture erronée des textes sacrés. Certes la démonstration de l’apologiste ne peut convertir Tryphon qui s’obstine dans son aveuglement mais elle prouve d’une part que l’Église seule détient les clés de lecture de la Sainte Écriture et que d’autre part la raison éclairée par la lumière divine est capable par la Sainte Écriture de prouver la véracité de la doctrine chrétienne. La lecture chrétienne de la Sainte Bible accède finalement à la Parole de Dieu… 

Tertullien [1] défend aussi la doctrine chrétienne face aux Juifs en s’appuyant sur la Sainte Écriture. Il revendique le droit de l’utiliser. Or il est « homme, sorti des nations et qui n'est pas Juif, ni de la race d'Israël par le sang »(I). Ainsi doit-il justifier et légitimer ce droit face aux Juifs qui refusent aux chrétiens une telle prétention. Formés de toutes nations, les Chrétiens peuvent en toute légalité s’appuyer sur la Sainte Écriture pour se défendre et enseigner leur doctrine car ils forment le nouveau peuple de Dieu qui s’est substitué au peuple juif. Ils peuvent légitimement se revendiquer de Dieu. 

Contrairement à Saint Justin, Tertullien n’a pas pour objectif premier de prouver la messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Certes, il le démontre mais sa démonstration n’est qu’une étape pour atteindre son but. 



Contre les Juifs

Son œuvre résulte d’une expérience. Tertullien est témoin d’un débat inefficace qui a opposé un chrétien et un prosélyte juif, c’est-à-dire un converti. « La discussion se prolongea de part et d'autre jusqu'au soir, sans qu'ils eussent rien avancé. D'ailleurs le bruit de quelques auditeurs causait un tel trouble que la vérité demeura comme enveloppée d'un nuage. »(I) La meilleure façon d’avancer dans la vérité est d’exposer les arguments de manière calme et posé dans un livre, loin des bruits et de l’agitation de l’auditoire. Trop de passions agitent les discussions. Le livre permet de dépasser la sensibilité des protagonistes. Tertullien montre peut-être l’échec des débats entre les Juifs et les Chrétiens. 

La méthode de Tertullien est simple. Il démontre d'abord que les faits auxquels les protagonistes sont témoins ont été effectivement annoncés par la Sainte Écriture. Ils sont donc l’accomplissement des prophéties bibliques. Il montre ensuite qu’aucune autre réalité ne peut prétendre à en être la réalisation. Or les prophéties et les figures que contiennent les textes sacrés sont des signes destinés à reconnaître la volonté de Dieu. Par conséquent, il faut reconnaître dans les faits qui se sont produits l’accomplissement de la volonté de Dieu

Or il a été annoncé la naissance d’une nouvelle alliance qui remplace l’ancienne. Par conséquent, comme le temps des prophéties s’est accompli, cette alliance existe désormais. Un nouveau peuple est donc né. Le peuple juif n’est donc plus le peuple de Dieu. Il a perdu ses droits au profit des Chrétiens. Il s’obstine alors dans son erreur en prétendant qu’il est toujours le peuple élu de Dieu. 

« Il suffirait déjà, en effet, que les nations pussent être admises à la loi de Dieu, pour qu'Israël ne fût pas en droit de répéter avec orgueil que « les nations ne sont qu'une goutte d'eau dans un vase d'airain, qu'une paille légère emportée par le vent. » Toutefois nous avons dans les oracles de Dieu lui-même des promesses et une garantie infaillibles »(I)

La substitution du peuple juif par le peuple chrétien dans l’élection divine 

Pour s’opposer à la prétention juive, Tertullien montre que le peuple chrétien a supplanté le peuple juif comme les Prophètes l'ont annoncé. Certes, les Juifs sont premiers dans l’ordre du plan de Dieu car ils ont été le premier peuple à reconnaître et à servir Dieu mais justement, par la voix d’Abraham, Dieu a annoncé que l’aîné devait être supplanté par le plus jeune. « C'est pourquoi, puisqu'il est reconnu que le peuple juif est la nation qui est venue la première dans l'ordre des temps, et qu'elle a été l'aînée par la grâce de sa vocation à la loi, tandis que notre peuple est le plus jeune, attendu qu'il n'a obtenu la connaissance de la divine miséricorde que vers la fin des temps, il ne faut pas douter, suivant l'oracle sacré, que le premier peuple qui est notre aîné, c'est-à-dire le peuple juif, ne soit nécessairement, asservi au plus jeune, et que le plus jeune, c'est-à-dire encore le peuple chrétien, ne triomphe de l'aîné. » (I) 

L’élection du peuple juif n’est pas en effet éternelle. Dès l’origine, elle a été prévue comme étant temporaire, devant ensuite être offerte à toutes les nations. Dieu l’a en effet donnée en sachant bien qu’elle ne pouvait durer. 

En outre, l’élection n’est pas garantie par l’appartenance au peuple de Dieu. Elle s’appuie sur une loi et plus précisément sur l’obéissance à cette loi. 

Universalité du salut dès le commencement

L’universalité de la loi n’est pas seulement une promesse. Elle est déjà présente dès l’origine du monde comme l’atteste toute l’Histoire sainte depuis le commencement. S’ils s’obstinent dans leur exclusivisme religieux, les Juifs se montrent en fait incohérents avec l’ensemble de la Sainte Écriture. En effet, il faudrait savoir « pourquoi il faudrait croire que le Dieu qui créa l'universalité des êtres, qui gouverne le monde tout entier, qui forma l'homme de ses mains, qui sema sur la terre tous les peuples sans exception, n'aurait donné sa loi par Moïse que pour un seul peuple, au lieu de la donner pour toutes les nations. » (II) La loi du salut est universelle car le salut lui-même est offert à tous sinon l’œuvre de la Création n’aurait aucun sens. Selon Tertullien, le salut suppose une loi. 

Il faut en fait revenir au commencement. Dieu a donné à Adam une loi qui si elle avait été suivie aurait justifié Adam et Ève. « La loi primitive donnée à Adam et à Ève dans le paradis, est comme la mère de tous les préceptes de Dieu. »(II) Elle contient en effet les commandements de Dieu. « En un mot, s'ils avaient aimé le Seigneur leur Dieu, ils n'eussent point violé son précepte; s'ils avaient aimé leur prochain, c'est-à-dire eux-mêmes, ils n'eussent point cru aux suggestions du serpent, et ils n'eussent point été homicides contre eux-mêmes en se privant de l'immortalité, parce qu'ils avaient enfreint le précepte de Dieu. De même, ils se fussent abstenus du larcin, s'ils n'avaient pas goûté secrètement du fruit de l'arbre, et s'ils ne s'étaient pas cachés sous son ombre pour échapper aux regards de Dieu. Ils n'eussent pas été enveloppés dans la même ruine que le démon, père du mensonge, s'ils n'avaient pas cru sur sa parole qu'ils deviendraient semblables à Dieu. Par là, ils n'eussent point offensé la bonté paternelle de ce Dieu, qui les avait formés du limon de la terre, comme s'il les avait tirés du sein d'une mère. S'ils n'avaient pas désiré le bien d'autrui, ils n'eussent pas goûté du fruit défendu. Ainsi dans cette loi générale et primitive, dont Dieu avait borné l'observance au fruit d'un arbre, nous reconnaissons implicitement tous les préceptes qui devaient germer plus tard et en leur temps dans la loi postérieure. »(II) 

Il existe donc une loi primitive qui, avant l’élaboration de la loi de Moïse, aurait justifié les hommes. L’arrivée du péché qui résulte de la désobéissance de cette loi nécessite une autre loi. Tertullien est en effet convaincu qu’avant la loi de Moïse, il existait une loi dont l’obéissance aurait ouvert à tous les hommes les portes du salut. « En un mot, avant la loi de Moïse, gravée sur des tables de pierre, j'affirme qu'il exista une loi non écrite, mais comprise et observée par nos pères, en vertu des lumières naturelles. […] Comment Noé aurait-il été trouvé juste, si la justice de la loi naturelle ne l'eût pas précédé ? D'où vient qu'Abraham a été regardé comme l'ami de Dieu, sinon par l'équité et la justice de la loi naturelle ? D'où vient que Melchisédech est appelé « prêtre du Très-Haut, » si avant le sacerdoce de la loi lévitique, il n'y a pas eu de lévites qui offrissent à Dieu des sacrifices ? »(II)

La loi de Moïse n’est donc pas nécessaire en soi pour se sauver. Ou dit autrement, elle n’est pas absolue. Mais elle a bien été donnée par Dieu pour répondre à une nécessité temporaire. « N'allons pas enlever à Dieu la puissance qui modifie les préceptes de la loi pour le salut de l'homme, d'après les besoins des temps. » (II) Elle a pour objectif de préserver le peuple élu de Dieu puis d’étendre l’élection divine à tous les hommes afin de leur apporter le salut

L’ancienne Loi comme signe et non comme source du salut

S’il y a un nouveau peuple, les Chrétiens se substituant aux Juifs, il y a nécessairement une nouvelle alliance et donc une nouvelle loi qui la fonde. Les textes sacrés annoncent effectivement une nouvelle loi différente de l’ancienne mais une loi qui contrairement à l’ancienne sera éternelle. Tertullien en vient à établir les différences entre ces deux lois à partir des prophéties. Il est alors conduit à définir la finalité des prescriptions mosaïques dans le plan de Dieu. « La circoncision n'était qu'un signe caractéristique, qui servirait à faire reconnaître Israël à la fin des temps, lorsqu'il lui serait interdit d'entrer dans la cité sainte à cause de ses crimes, ainsi que l'attestent les oracles des prophètes »(III) Dieu a donc donné une Loi à Israël à titre de signe et non de salut. 

Différences entre les Lois

Tertullien traite des deux observances importantes du judaïsme : la circoncision et le sabbat. La circoncision juive est charnelle et donnée de manière temporaire. Elle doit être remplacée par une autre circoncision, cette fois-ci spirituelle. « La première circoncision qui avait été donnée, devait cesser, pour faire place à une loi nouvelle »(III). Le sabbat est aussi temporaire contrairement au sabbat éternel que promet la Sainte Écriture. « Nous reconnaissons par là que le sabbat temporaire appartient à l'homme, tandis que le sabbat éternel remonte à Dieu. »(IV) Or aujourd’hui, nous constatons bien l’instauration d’une nouvelle circoncision et d’un nouveau sabbat. Ils annoncent donc l’accomplissement de la loi nouvelle. « Ainsi avant ce sabbat temporaire, un sabbat éternel avait été annoncé et signalé d'avance, de même qu'avant la circoncision de la chair avait été prédite la circoncision de l'esprit »(IV) 

Cette différence entre les deux Lois transparaît aussi dans l’objet même de la religion : le sacrifice. Tertullien prend l’exemple des premiers sacrifices de la Sainte Écriture, celui d’Abel et de Caïn. Les « sacrifices terrestres du fils aîné, c'est-à-dire d'Israël, nous sont figurés dès le berceau du monde par les offrandes de Caïn, tandis que nous trouvons dans celles du fils le moins âgé, d'Abel, c'est-à-dire de notre peuple, des sacrifices d'une autre nature. »(V) L'un reçoit l'approbation divine, l'autre la réprobation : « d'une part, réprobation des sacrifices charnels dont Isaïe parle […] et de l'autre, promesses d'un sacrifice spirituel et agréable au Seigneur, comme l'annoncent les prophètes »(V). Seuls les sacrifices de l'actuelle et éternelle alliance sont désormaois approuvables

Obsolescence de l’ancienne Loi

La loi de Moïse est caduque puisqu’elle n’est plus applicable. Dans l’ancienne Loi, les sacrifices doivent en effet être offerts uniquement dans le Temple. Or depuis l'an 70, il n’existe plus. Cette destruction définitive avait été prédite, associée à une autre annonce, celle du sacrifice universel, qui se réalise dans les églises. L’Esprit a annoncé « par la bouche des prophètes, qu'un jour des sacrifices seront offerts sur toute la face de la terre et en tout lieu, ainsi que le prédit Malachie, un de ces douze anges que nous appelons prophètes » (V). N’ayant plus de Temple, les Juifs doivent modifier les prescriptions au lieu de reconnaître l’accomplissement des prophéties. 

La Sainte Écriture annonce bien deux Lois différentes, l’une valable pour un temps, l’autre applicable pour l'éternité. « Maintenant qu'il est manifeste pour nous qu'il a été prédit un sabbat temporaire et un sabbat éternel, une circoncision charnelle et une circoncision spirituelle, une loi temporaire et une loi éternelle, des sacrifices charnels et des sacrifices spirituels, la conséquence veut qu'aux temps où ces préceptes charnels avaient été donnés au peuple Juif, ait succédé le temps où devaient cesser la loi et les cérémonies anciennes, pour faire place aux promesses de la loi nouvelle, à la connaissance des sacrifices spirituels et à l'accomplissement de la nouvelle alliance »(VI) La loi ancienne a cessé, la nouvelle loi promise est maintenant en vigueur.

Une nouvelle Loi, un nouveau Législateur

Or toute Loi nouvelle nécessite un nouveau législateur. Et ce nouveau législateur est bien arrivé. Il n’est donc pas nécessaire d’en attendre un autre. Est-ce que « l'auteur de la loi nouvelle, l'observateur du sabbat spirituel, le pontife des sacrifices éternels, le maître éternel du royaume éternel, est venu ou non […] ? S'il est venu, il faut le servir. S'il n'est pas venu, il faut l'attendre, pourvu qu'il soit manifeste qu'à son avènement les préceptes de la loi ancienne doivent céder la place aux lumières de la loi nouvelle. »(VI) Les Juifs vivent de la même croyance. Ils espèrent en l’avènement de ce nouveau législateur. Pour reconnaître l’arrivée du nouveau Législateur, les Prophètes nous ont donné des signes . « Pour le démontrer, nous avons besoin d'examiner les temps que les prophètes avaient marqués pour l'avènement de Jésus-Christ, afin que, si nous reconnaissons qu'il a paru aux temps marqués par eux, nous soyons fermement convaincus qu'il est ce même Christ annoncé par les prophètes, et auquel les nations devaient croire. »(VII)


Cet événement se détermine selon les prophéties et les figures que contient la Sainte Écriture. Le temps a notamment été prédit par Daniel. Or les années se sont bien écoulées selon sa prophétie. En outre, une des marques du temps nouveau est l’universalité de la foi dont tous peuvent témoigner aujourd’hui. « Voici ce que dit le Seigneur Dieu au Christ mon Seigneur : Je t'ai pris par la main pour t'assujettir les nations; je briserai pour toi les forces des rois; les portes des villes s'ouvriront en ta présence, et aucune d'elles ne te sera fermée ? »(VII) Cette prophétie s’est en effet accomplie puisque le nom de Dieu est adoré par les Gentils. Les nations se convertissent au christianisme. Des Juifs aussi se convertissent.

Deux points importants de sa démonstration sont à souligner. Tertullien expose comme preuves les miracles de Notre Seigneur Jésus-Christ et la fin des prophètes. Notre Sauveur est « le sceau et la consommation de tous les prophètes ». « Jésus-Christ, en accomplissant tout ce que les prophètes avaient autrefois prédit sur sa personne, est comme le sceau et la consommation de tous les prophètes. En effet, depuis son avènement et sa passion, il n'y a plus ni vision ni prophète qui l'annoncent comme devant venir. Si cela n'est pas vrai, que les Juifs nous montrent donc quelques volumes écrits par les prophètes depuis Jésus-Christ ou les miracles visibles de quelques anges, tels que les prophètes en avaient vus jusqu'à l'avènement de Jésus-Christ qui est descendu parmi nous, ce qui a été le sceau ou la consommation de la vision et de la prophétie. » (VIII) 

Les objections juives

Les Juifs s’appuient essentiellement sur trois faits pour s’opposer à l’interprétation chrétienne des prophéties. 

D’abord, les faits évangéliques ne sont pas conformes à certaines prophéties messianiques, notamment la prophétie d’Isaïe annonçant un Messie victorieux à la guerre. « Nous en appelons à la prophétie d'Isaïe, et nous demandons si ce nom que le prophète lui donne et tous les caractères qu'il lui attribue conviennent véritablement au Christ qui est déjà venu. Isaïe annonce qu'il «se nommera Emmanuel, qu'il détruira la puissance de Damas, et qu'il enlèvera les dépouilles de Samarie en présence du roi d'Assur. » Or, ajoutent-ils, celui qui est venu n'est pas connu sous ce nom, et n'a jamais fait la guerre. »(IX)

Dans cette prophétie, il ne faut pas demeurer dans sa littéralité. Il faut saisir le sens du mot « Emmanuel », c’est-à-dire en hébreu « Dieu avec nous ». « Cette représentation exacte du mot Emmanuel, ne se vérifie-t-elle point dans le Christ, depuis que ce soleil de justice a brillé sur le monde ? » (IX) Les Juifs convertis ne cessent de le répéter. Dieu est venu parmi nous. Il faut de même saisir le sens figuré de l’expression guerrière. L’erreur des Juifs est justement de ne vouloir comprendre la Sainte Écriture qu’au sens littéral. A ce niveau, la prophétie est incompréhensible. Comment le Messie est-il capable d’abattre l’orgueil de Damas avant même de parler ? « Il faudra conclure de ces expressions qu'elles sont figurées. » (IX) Pour expliquer la prophétie, Tertullien utilise le même sens que Saint Justin. Nous retrouvons aussi l’argument qu’il a utilisé dans son ouvrage Contre Marcion.

Les Juifs accusent les Chrétiens de se fonder sur une version biblique erronée. Isaïe n’aurait pas annoncé une Vierge accouchant le Messie mais une jeune fille. Tertullien s’oppose à son tour à leur interprétation. Le prophète parle bien d’une vierge et non d’une jeune fille comme ils prétendent. Si cette naissance est commune à tous les hommes, comment pourrait-elle être un signe ? « Un événement aussi commun que la conception et la maternité chez une jeune fille pouvait-il être signalé comme un prodige? Mais une vierge mère! Voilà un signe auquel j'ai raison de croire. » (IX) De nouveau, il en appelle à la cohérence de la Parole de Dieu.

Enfin, le troisième point d’achoppement est sa Croix. « Vous refusez de croire à sa passion et à sa mort, parce que, selon vous, il n'avait pas été prédit que le Christ expirerait sur la croix. D'ailleurs, comment croire, ajoutez-vous, que Dieu ait livré son Fils à un genre de mort si honteux, quand il avait dit lui-même : « Maudit celui qui est suspendu au bois! » ---- L'examen du fait doit précéder ici le sens de cette malédiction. »(X) En effet, dans la Sainte Écriture, la mort sur la Croix est jugée comme maudite par Dieu. « Lorsqu'un homme aura commis un crime digne de mort, il mourra et vous le suspendrez au bois ; mais il sera enseveli le même jour, parce que celui qui est suspendu au bois est maudit de Dieu; et vous prendrez garde de ne pas souiller la terre que le Seigneur votre Dieu vous aura donnée en possession. »(X) 

Or Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas un criminel. Il est l’innocence même. Ce qui est en fait maudit ce n’est pas la sentence mais le crime qui conduit à ce genre de mort. « Ce n'est donc pas Jésus-Christ que son Père maudit dans ce genre de mort. Loin de là, il a établi cette distinction, que tout homme qui, coupable d'un crime digne de mort, et condamné à mourir, expirerait suspendu au bois, serait maudit de Dieu, parce qu'il était suspendu au bois en punition de ses crimes. Mais d'ailleurs le Christ, dont le mensonge ne souilla jamais les lèvres, qui fut un modèle accompli de justice et d'humilité, ne fut pas livré à ce genre de mort comme châtiment de ses iniquités, ainsi que nous l'avons exposé plus haut, mais pour accomplir les prédictions des prophètes qui vous désignaient comme les instruments de sa mort ; témoin encore ce que l'Esprit du Christ chantait d'avance dans les Psaumes »(X) 

La valeur des signes

Sa mort est encore un signe qui permet de reconnaître le Messie. Notre Seigneur Jésus-Christ meurt sur la Croix pour accomplir la Sainte Écriture. Et comme dans le cas de la naissance virginale, Dieu a annoncé ce qui devait arriver afin de préparer les esprits. Le signe n’est en effet efficace que si elle est donnée d’avance. « Il endura donc toutes ces indignités, non pas pour quelque œuvre qui lui fût personnelle, mais pour accomplir les Écritures sorties de la bouche des prophètes. Il fallait donc que la prédiction retraçât d'avance le mystère de sa passion. Plus il contrariait la raison humaine, plus il devait exciter de scandale, annoncé sans voiles. Plus il était magnifique, plus il était nécessaire de le cacher sous de saintes ténèbres, afin que la difficulté de comprendre nous fît recourir à la grâce de Dieu. »(X) Tertullien montre aussi la nécessité de la grâce divine pour croire.




La Sainte Écriture a aussi préparé les âmes par les différentes figures qui transparaissent derrière des faits et des attitudes. La prière de Moïse, debout en croix, en est un exemple. « Pourquoi cette attitude, lorsque au milieu de la consternation publique, et pour rendre sa prière plus agréable, il aurait dû fléchir les genoux en terre, meurtrir sa poitrine, et rouler son visage dans la poussière? Pourquoi? Sinon parce que là où combattait le nom de Jésus qui devait terrasser un jour le démon, il fallait arborer l'étendard de la croix, par laquelle Josué devait remporter la victoire. Que signifie encore le même Moïse, après la défense de se tailler aucune image, dressant un serpent d'airain au haut d'un bois, et livrant aux regards d'Israël le spectacle salutaire d'un crucifié, pendant que des milliers d'Hébreux étaient dévorés par les serpents en punition de leur idolâtrie ? »(X) Ces événements prennent sens grâce à l’accomplissement de la Sainte Écriture. Le Nouveau Testament éclaire l’Ancien.

Il n’est donc pas possible de ne point reconnaître le Messie dans les souffrances et la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. La raison ne peut s’y opposer. « Si la dureté de votre cœur rejette ces explications et s'en moque, il me suffit, nous l'avons prouvé, que la mort de Jésus-Christ ait été prédite, pour que je sois en droit de conclure qu'elle s'est consommée par le supplice de la croix »(X).

Les malheurs des Juifs comme signes

Le temps de la nouvelle Loi est enfin annoncé par la ruine du peuple juif ici-bas et dans les cieux. Les Prophètes ont aussi prophétisé la cause de leurs malheurs. « Oui, Ézéchiel annonce votre ruine, comme châtiment de votre déicide, et il l'annonce non pas seulement pour le siècle dans lequel elle s'est déjà consommée, mais pour le grand jour des vengeances qui viendra ensuite. »(XI)

Or les maux annoncés sont accomplis : « leur terre est devenue déserte, leurs villes ont été la proie des flammes, les étrangers dévorent leur patrie jusque sous leurs veux. La fille de Sion a été abandonnée comme la hutte après la saison des vendanges, comme une cabane dans un champ de concombres. » (XIII)

Par conséquent, il faut reconnaître de nouveau les prophéties qui annoncent la désolation du peuple juif comme une punition. Quel est donc ce crime ? « Depuis quand ! Depuis qu'Israël n'a point connu le Seigneur; depuis qu'il a été sans intelligence, qu'il a répudié son maître, et irrité la colère du Dieu, fort. »(XIII) Leur crime est de ne pas avoir reconnu le Christ en dépit des signes qui leur ont été donnés. Les prophéties ont en effet annoncé la cause de leurs malheurs. « Parce que mon peuple a fait deux maux ; il m'a abandonné, moi la source d'eau vive, pour se creuser des citernes, fosses entr'ouvertes qui ne peuvent retenir l'eau » sans aucun doute lorsqu'ils ont refusé de recevoir Jésus-Christ, « qui est la source d'eau vive. » Ils ont commencé à se creuser des citernes sans fond, c'est-à-dire, ils ont formé parmi les nations où ils sont dispersés, des synagogues dans lesquelles ne réside plus l'Esprit saint comme il résidait autrefois dans le temple, avant l'avènement de Jésus-Christ, qui est le temple véritable de Dieu. »(XIII) 

La fin des signes

Ainsi comme tout ce qui a été annoncé pour la venue du Messie s’est accompli, il n’est plus nécessaire d’avoir des prophètes et des signes. Le prophète Daniel a ainsi annoncé la fin du temps des prophètes et des visions. La clôture de l’Ancien Testament est donc un signe que le Messie est déjà arrivé. « La prophétie s'étant donc accomplie par son avènement, c'est-à-dire par sa naissance […] et par sa passion, […], voilà pourquoi Daniel disait que « la vision et la prophétie étaient scellées, » parce que le Christ est le sceau et la consommation de tous les prophètes, en accomplissant tout ce qu'ils ont annoncé sur sa personne. Car, après son avènement et sa passion, « il n'y a plus ni vision ni prophétie. » Il a eu raison de dire, par conséquent, que sa présence parmi nous est le sceau de la vision et de la prophétie. »(XI)

Si le temps annoncé est bien arrivé, les Juifs doivent donc reconnaître leur châtiment et leurs erreurs. « Puisque les Juifs prétendent que leur Christ, dont nous avons prouvé l'avènement par tant de témoignages, n'est pas encore venu, qu'ils reconnaissent au moins la réalité du désastre que la prophétie leur annonçait, après son avènement, comme la récompense de leurs mépris, de leur cruauté et de leur déicide. »(XIII)

Le signe de l’universalité de la foi

Le troisième point démontrant que le temps de la Nouvelle Loi est arrivé est l’universalité de la foi comme cela a été prévu par la Sainte Écriture. « Regarde toutes les nations sortant de l'abîme des erreurs humaines, pour arriver à la connaissance du Seigneur Dieu créateur et de son Christ, Dieu comme lui ! »(XII) Il s’agit donc d’ouvrir les yeux et de constater que tous les peuples ont rompu avec le paganisme. Dieu a brisé « les liens des captifs » (XII). Tout cela est rendu possible par Notre Seigneur Jésus-Christ. « Si toutes ces merveilles s'accomplissent par Jésus-Christ, confessons-le ! Elles n'ont été prédites que pour Jésus-Christ seul, dans qui nous les voyons s'accomplir. »(XII)

Les principes de l’erreur des Juifs 

Comment pouvons-nous alors comprendre que les Juifs n’aient pas reconnu le Messie en Notre Seigneur Jésus-Christ en dépit des signes nombreux que Dieu nous a fournis dans la Sainte Écriture ?

Les Juifs ont mal interprété les prophéties car ils ont confondu deux évènements, la venue du Messie pour accomplir l’œuvre de la Rédemption et son retour dans la gloire. « Les prophètes ont décrit sous de doubles images le double avènement de Jésus-Christ. Le premier devait se manifester au milieu des abaissements de toute nature. […] Ces marques d'ignominie appartiennent à son premier avènement, tandis que la grandeur et la majesté caractérisent le second. Alors il ne sera plus la pierre de chute et de scandale, il deviendra la principale pierre de l'édifice. »(XIV) La première venue est dans l’humiliation et le combat contre le démon, la seconde est dans l’éclat de sa gloire et de sa majesté. 

Les Juifs ont concentré leur regard uniquement sur la deuxième parousie. Certes la première venue est difficilement perceptible contrairement à la seconde. Mais les signes qui ont été accomplis en Notre Seigneur Jésus-Christ enlèvent cette obscurité. Il s’agit désormais d’ouvrir les yeux. « Plus de doutes ! Le premier avènement devait s'accomplir au milieu des abaissements et des outrages ; les figures qui l'annonçaient étaient obscures. Le second, au contraire, est éclatant de lumière et digne d'un Dieu. Aussi, les Juifs n'eurent-ils qu'à lever les yeux pour reconnaître cette seconde apparition à l'éclat et à la dignité dont elle brille, tandis que les voiles et les infirmités de la première, indignes de la Divinité, assurément, durent tromper leurs regards. Aussi, affirment-ils, de nos jours encore, que leur Christ n'est pas venu, parce qu'ils ne l'ont pas vu paraître dans sa majesté, ne sachant pas qu'il devait se montrer d'abord dans les abaissements et l'humiliation. »(XIV)

Il s’agit donc maintenant de comprendre les prophéties et de reconnaître leur accomplissement en Notre Seigneur Jésus-Christ et dans les événements présents. « Il suffit d'avoir ainsi rapidement parcouru ce qui concerne le Christ, en témoignage qu'il est venu tel qu'il était annoncé, pour que nous comprenions d'après cette merveilleuse concordance des divines Écritures, que les événements annoncés par la prédiction comme devant s'accomplir après Jésus-Christ, se sont accomplis conformément aux dispositions divines. En effet, si celui, après lequel ces événements devaient s'accomplir, n'était pas venu, jamais ceux qui étaient annoncés pour sa venue n'auraient eu leur consommation. Lors donc que vous voyez toutes les nations sortir du gouffre de l'erreur humaine pour marcher à Dieu le créateur et à son Christ, vous n'osez pas nier que cette merveille ait été prédite. »(XIV)

Ainsi les événements dont les Juifs eux-mêmes sont témoins et les prophéties de la Sainte Écriture témoignent de l’accomplissement de la volonté de Dieu en Notre Seigneur Jésus-Christ. Il est Celui qui a été promis. Il est l’envoyé de Dieu. « Nie donc que ces événements aient été prédits, quoiqu'ils soient manifestes pour tous ; ou qu'ils aient été accomplis, quoique nous les lisions dans les Écritures : ou bien si tu ne peux nier ni l'un ni l'autre, il faut bien qu'ils se soient accomplis dans la personne de celui que désignaient les prophéties. »(XIV) Par conséquent, le temps de la nouvelle alliance est arrivé. Les Chrétiens forment donc le nouveau peuple de Dieu. Ils se substituent aux Juifs. Ainsi ont-ils le droit et la légitimité d’appuyer leurs doctrines sur la Sainte Écriture. Ils en sont devenus les dignes possesseurs.

Conclusion

Nous retrouvons dans le Contre Juif de Tertullien de nombreux arguments de son ouvrage Contre Marcion. Si l’intention est différente, l’objectif reste le même. L’Ancien Testament contient des signes qui doivent nous faire reconnaître l’accomplissement de la volonté de Dieu dans la réalité. Or les faits dont tous sont témoins sont conformes à ces signes. Par conséquent, nous sommes arrivés au temps annoncé. Ainsi rompre les deux Testaments, comme le fait Marcion, ce n’est plus comprendre le plan de Dieu. C’est remettre en question la réalité de la nouvelle Loi et donc la véracité du christianisme. Ne pas reconnaître Notre Seigneur Jésus-Christ comme le sceau et l’accomplissement des prophéties, comme les Juifs, c’est refuser de reconnaître le plan de Dieu. 

Dans les deux cas, il y a méconnaissance de la pensée divine telle qu'elle est accessible dans la Sainte Écriture. Il y a aveuglement et obstination dans l'erreur. Et l'obstination conduit au châtiment. 

Mais pour dévoiler le sens qui se cache derrière les prophéties et les figures, la grâce divine est indispensable. La foi permet de lire efficacement le Sainte Écriture. Croire pour comprendre et comprendre pour croire, nous dira Saint Augustin…

Les Chrétiens forment un peuple qui par Notre Seigneur Jésus-Christ s’est substitué aux Juifs selon la volonté même de Dieu comme Il l’avait annoncé. L’Église est alors l’héritière de la Sainte Écriture et de ses promesses. Par leur refus, les Juifs s’en sont dépossédés. Par leurs erreurs, les hérétiques n’en ont aucun droit. L’Église est la seule autorité légitime pour interpréter la Parole de Dieu et pour enseigner les vérités divines. C'est par elle que nous pouvons atteindre la pensée de Dieu.








Note et référence
1 Nous étudions l’œuvre de Tertullien, Contre les Juifs, traduit par E.-A. de Genoude, 1852, proposé par Roger Pearse, 2005, accessible via JesusMarie.com.

mardi 21 juillet 2015

Tertullien et le judaïsme (1/2) : Contre Marcion

Fils d’un officier romain, profondément romain, Tertullien (v.160, v. 220) est né à Carthage en Afrique du Nord. Doté d’une solide formation littéraire et juridique, il est d’une culture générale assez vaste. Juriste, il sait manier l’art de la rhétorique. Impétueux et incisif, parfois féroce dans son verbe, il est avant tout un combattant qui s’engage dans ses discours. « Plus il en engage à fond sa passion et sa personne pour ce qui lui semble la vérité, plus aussi il soigne ses pensées et son style, poussant la tactique jusqu’au raffinement, et jamais son esprit n’est aussi pétillant et capable de blesser cruellement. »[1] Son style est vivant, frappant, tranchant sans jamais être vulgaire. Concis et étincelant, pénétrant dans ses explications, il édifie sans être innovant. Polémiste né, Tertullien est un escrimeur qui atteint son adversaire et le retourne dans ses positions. « Il est un maître de la mieux apprêtée des dialectiques et de la plus subtile ironie. »[2]


Pour des raisons que nous ignorions, Tertullien se convertit au christianisme vers 193. L’exemple des martyrs l’aurait peut-être frappé. Après sa conversion, nous pouvons distinguer deux périodes dans sa vie. La première est dévouée à la foi et à sa défense. Connaissant ses prédécesseurs apologistes, il écrit de nombreux ouvrages contre les païens, les Juifs et les hérétiques. La seconde est plutôt triste. Il devient hérétique en embrassant le montanisme. En dépit de sa rupture avec l’Église, Tertullien est considéré comme le premier auteur chrétien de langue latine. Il a aussi influencé les Pères de l’Église. Parfois, il est considéré comme un Père de l’Église latin au sens large…

Dans le cadre de notre étude sur le judaïsme, nous allons étudier deux de ses œuvres lorsqu’il était catholique. L’une, Contre Marcion (Adversus Marcionem), est destiné à combattre l’hérétique Marcion qu’il considère comme son plus dangereux adversaire. L’autre est directement destiné aux Juifs (Adversus Iudeus). 

Contre le marcionisme


Marcion est un des hérétiques gnostiques du IIe siècle[3]. Il oppose le judaïsme et le christianisme en un dualisme absolu entre un Dieu du mal et un Dieu du bien. Il veut « prouver que la loi et l'Évangile se combattent et partagent le monde entre deux divinités ayant chacune son instrument particulier, ou testament » (Contre le Marcionisme [4], Livre IV, I) Cette opposition radicale guide sa doctrine, sa lecture de la Sainte Écriture et sa morale. Elle définit aussi les relations entre les Juifs et les Chrétiens. 

Dans son ouvrage, Tertullien réfute la doctrine de Marcion. Son traité commence à réfuter la dualité des Dieux, c’est-à-dire la multiplicité des divinités, ce qui va à l’encontre de l’unité de Dieu. Il défend la continuité des deux Testaments et leur cohérence, ce qui démontre un seul auteur. Il défend également la Sainte Écriture que Marcion n’hésite pas à manipuler pour se justifier. Tertullien prouve la fausseté de son interprétation et les incohérences de son évangile. L’hérétique se permet en outre de s’octroyer un droit que seul détient l’Église, c’est-à-dire de modifier le dépôt sacré. Enfin, il défend l’apostolat de Saint Paul que Marcion critique vivement. Nous allons désormais regarder plus attentivement ce que Tertullien dit du judaïsme.

« Marcion a séparé la loi ancienne de la loi nouvelle : voilà son chef-d'œuvre à lui, sa recommandation distinctive. »(Livre I, XIX) Cette séparation est le fondement de sa doctrine. L’hérétique établit « qu'il y a conflit entre l'Évangile et la loi antique, afin que de la lutte des deux testaments, il infère la diversité des dieux » (Livre I, XIX). 

Le dualisme des deux Testaments, une nouveauté


Cette opposition entre l’Ancien et le Nouveau Testament est d’abord une nouveauté. L’harmonie entre les deux Écritures ne posait aucune difficulté avant l’arrivée de Marcion. Tertullien en appelle en fait à la Tradition. « La tradition apostolique n'a point été altérée là-dessus dans son cours, et de tradition apostolique, on ne peut en reconnaître d'autre que celle qui est aujourd'hui en vigueur dans les Églises fondées par les apôtres. » (Livre I, XXI)

Pourtant, selon Marcion, le dualisme des deux Lois se manifeste au sein même du collège apostolique, et plus exactement dans le conflit qui aurait opposé Saint Pierre et Saint Paul lors de la querelle d’Antioche au cours duquel Saint Paul réprimande Saint Pierre. Nous avons déjà évoqué cette affaire qu’exploitent les « faiseurs d’histoire » pour opposer deux prétendues doctrines contraires, le « paulinisme » et le « pétrinisme ». Le christianisme résulterait de leur synthèse. La thèse des « faiseurs d’histoire » n’est pas en effet très récente. 

Or, comme le rappelle Tertullien, dans cette affaire, il n’est question que d’attitude et de discipline et non de doctrine. « La réprimande […] portait seulement sur une conduite que son accusateur lui-même devait adopter » alors que Marcion la convertit « en reproche de prévarication envers Dieu et la sainte doctrine » (Livre I, XX). Tertullien précise que les deux apôtres se sont concertés pour promulguer le même Évangile et la même foi avant de partir à la conquête du monde. Il y a donc unité chez les Apôtres dans leur doctrine concernant l’ancienne et la nouvelle loi.

En outre, si l’ancienne Loi était l’œuvre d’un dieu mauvais, Saint Paul l’attesterait dans le conflit d’Antioche, ce qui n’est pas le cas. Les discussions ne tournent qu’autour des questions de disciplines et non de foi. 

Marcion utilise aussi l’opposition entre Saint Paul et les judéo-chrétiens pour démontrer sa doctrine dualiste. Or comme l’attestent les prophéties, l’auteur de l’Ancien Testament, qui a établi les prescriptions de l’Ancienne Loi et exigé leur application, a aussi annoncé dans les prophéties une nouvelle Loi qui remplacerait l’ancienne tout en préservant la même foi. Or cela a été accompli par la nouvelle alliance. Par conséquent, l’auteur de l’ancienne Loi est aussi celui de la nouvelle Loi. L’Évangile fait enfin connaître le Créateur qui Lui-même s’est révélé dans la Sainte Écriture. Il y a bien une cohérence profonde entre les deux Testaments.

La manifestation d’un plan de Dieu

Pourquoi Dieu a-t-il alors remplacé l’ancienne alliance par une nouvelle ? La réponse se trouve dans la finalité de la loi de Moïse. Elle a pour but de détourner le peuple juif de l’idolâtrie et de l’iniquité. « Ne connaissant que trop la pente du peuple juif vers l'idolâtrie et la prévarication, elle prit soin de l'attacher au culte véritable par un appareil de cérémonies imposantes, aussi propres à frapper les sens que la pompe des superstitions païennes elles-mêmes. Elle voulait qu'à cette pensée : Dieu l'ordonne, cela plaît à Dieu, Israël détournant ses regards des rites idolâtriques, ne cédât jamais à la tentation de se faire des idoles. » (Livre II, XVIII) Tous les sacrifices si bien détaillés dans l’Ancien Testament n’ont en effet aucune utilité pour Dieu. Ils n’ont d’intérêt que pour le peuple de Dieu afin de les préserver du paganisme. 

La Loi de Moïse manifeste donc la sagesse de Dieu et révèle une véritable pédagogie. « Elle est l'œuvre d'une bonté souveraine, qui travaillait à dompter la rudesse de son peuple, et soumettait, par des rites multipliés et fatigants, une foi novice encore. » (Livre II, XIX) Nous découvrons en effet la même bonté dans les deux Testaments. Les hommes de Dieu, prédicateurs et prophètes, ont été d’une morale digne de lui et ont enseigné des préceptes de charité qui ne s’opposent pas à ceux de Notre Seigneur Jésus-Christ. 

Qui ne voit pas la logique que reflète la Saint Écriture ? Comment le Fils de Dieu aurait-il pu venir ici-bas et être reconnu sans qu’il ait été annoncé ? Mais pour que le Fils témoigne de Dieu, faut-il en effet que Dieu témoigne d’abord de Lui-même ? Pour que le Christ annonce le Père, faut-il aussi qu’Il soit auparavant annoncé par le Père ? Le Messie aurait pu venir soudainement mais « la Providence ne procède pas avec cette brusque précipitation. Elle prépare les éléments de longue main. » (Livre III, II) La Sainte Écriture manifeste le plan de Dieu.

Pour que soit efficace l’œuvre de la Rédemption, elle devait en effet être minutieusement préparée, surtout si elle s’appuie sur des témoignages. « Assurément, une œuvre si merveilleuse, élaborée dans les conseils éternels, n'aurait pas dû surgir à l'improviste, puisqu'elle était destinée à sauver le monde par la foi. Plus elle devait s'enraciner dans la créance humaine, pour devenir profitable, plus elle exigeait, pour atteindre ce but, une suite de préparatifs appuyés sur les fondements de l'économie divine et de la prophétie. Dans cette progression tout s'explique. La foi se forme ; Dieu a droit de l'imposer à l'homme ; l'homme en doit l'hommage à Dieu. Nous croyons, par l'accomplissement des faits, ce que nous avons appris à croire par la voix de la prophétie. » (Livre III, II) Les prophéties apportent donc crédibilité et autorité.

La force des prophéties

Or selon Marcion, la force démonstrative des miracles qu’a opérés le Christ aurait suffit à prouver sa mission et sa nature. Mais selon Tertullien, Notre Seigneur Jésus-Christ nous a prédit le foisonnement de faux Christ, capables d’ébranler les élus par des prodiges. Les prophéties permettent en fait de déceler les imposteurs. Les miracles de Notre Seigneur Jésus-Christ sont ainsi légitimés par les prophéties qui les ont annoncés bien avant leur accomplissement. 

Tertullien rappelle le double caractère des prophéties. « Le langage prophétique a deux caractères qui lui sont particuliers. Par le premier, les événements de l'avenir sont racontés comme s'ils avaient eu déjà leur consommation. Méthode pleine de sagesse! La divinité tient pour accomplis les décrets qu'elle a rendus, parce qu'elle ne connaît point la succession des âges et que son éternité règle uniformément le cours des temps. La divination prophétique, à son exemple, confond l'avenir avec le passé. […] Le second caractère des livres saints tient à des énigmes, allégories, ou paraboles qui cachent sous le sens naturel un sens figuré. » (Livre III, V)

L’aveuglement des Juifs

Les Juifs sont comparables aux Marcionites. En dépit des prophéties et des miracles, ils n’ont pas en effet reconnu Notre Seigneur Jésus-Christ comme étant le Messie annoncé. « Misérables Juifs, misérables Marcionites, de n'avoir point reconnu dans la personne de Moïse le Christ désarmant les justices de son Père, et offrant sa vie pour la rançon de son peuple ! » (Livre II, XXV) Est-ce vraiment une surprise ? Non puisque leur aveuglement a aussi été prophétisé. « Les Juifs ne reconnaîtraient point le Christ ; ils le mettraient à mort ; la prophétie l'avait signalé avant l'événement. Donc il a été méconnu ; donc il a été immolé par les impies dont le double crime était signalé d'avance. […] S'il ne l'avait méconnu, le Juif l'aurait-il livré à tant d'outrages ? » » (Livre III, VI). 


Comment pouvons-nous expliquer cet aveuglement ? La Sainte Écriture nous donne la réponse. « Le flambeau des Écritures à la main, on découvre pourquoi les Juifs ont dédaigné et mis à mort le Rédempteur. » ». (Livre III, VI) Dieu « avait éteint parmi eux les lumières de l'entendement » car leur cœur s’était détourné de Dieu. Les prophéties démontrent en effet formellement que « privés des moyens de le découvrir, aveuglés dans leur entendement, sans lumières, sans intelligence, ils ne reconnaîtraient, ni ne comprendraient le Christ annoncé ; que leurs sages les plus renommés, les scribes ; que leurs hommes de savoir, les pharisiens, se méprendraient sur sa personne ; qu'enfin, cette nation de sourds et d'aveugles ouvrirait vainement les oreilles pour recueillir les enseignements du Christ, ouvrirait vainement les yeux pour apercevoir les miracles du Christ. » (Livre III, VI)



C’est bien parce que le Christ n’a pas été reconnu qu’il a souffert la Passion et a été mis à mort. « Ils l'estimèrent un simple mortel, un imposteur qui se jouait de la crédulité publique par ses prestiges, et cherchait à introduire une religion nouvelle. Cet homme, cet imposteur, était de leur nation, un juif, par conséquent, mais un juif rebelle et destructeur du Judaïsme. A ce titre, ils le traînèrent devant leurs tribunaux et lui appliquèrent la rigueur de leurs lois. » (Livre III, VI)

Par les prophéties et les figures, Dieu a annoncé deux avènements du Messie, l’un dans les humiliations, l’autre dans la majesté. L’erreur des Juifs est de fixer leur regard uniquement sur la seconde parousie, la plus facile à comprendre. « Le premier avènement devait s'accomplir au milieu des abaissements et des outrages ; les figures qui l'annonçaient étaient obscures. Le second, au contraire, est lumineux et digne de Dieu. Aussi les Juifs n'eurent-ils qu'à lever les yeux pour reconnaître cette seconde apparition, à l'éclat et à la dignité dont elle brille : tandis que les voiles et les infirmités de la première, indignes de la divinité assurément, durent tromper leurs regards. Aussi, de nos jours encore, affirment-ils que leur christ n'est pas descendu, parce qu'il ne s'est pas montré dans sa majesté, eux qui ne savent pas qu'il devait venir d'abord dans l'humiliation. » (Livre III, VII) 

Les objections juives contre la messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ

Comme Marcion, les Juifs ne peuvent concevoir un Dieu fait chair. Pourtant, le mystère de l’Incarnation répond à la finalité de l’œuvre de la Rédemption, c‘est-à-dire au salut des hommes. « Au Christ seul il appartenait de s'incarner par la chair, afin de réformer notre naissance par la sienne, de briser notre mort par sa mort, en ressuscitant dans une chair où il avait voulu naître, afin de pouvoir mourir. » (Livre III, IX) 

Les Juifs ne reconnaissent pas non plus le Christ comme le Messie à cause de la malédiction de la Croix et se moquent de l’enseignement des Chrétiens sur la naissance virginal d’un Dieu fait homme. Les deux mystères que sont la naissance et la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ sont pourtant inséparables. L’un conduit naturellement à l’autre. La naissance de Notre Seigneur n’est pas plus avilissante que sa mort. Si on refuse la mort du Christ, on doit aussi refuser la naissance, et vice-versa. « Fantôme sur le Calvaire, il a pu n'être qu'un fantôme à son berceau. » (Livre III, IX) « Si le Christ a un corps véritable par cela même qu'il est né, s'il est né par cela même qu'il a un corps véritable, il cesse d'être un fantôme. Saluons donc le Messie dont les prophètes annonçaient l'incarnation et la naissance, c'est-à-dire le Christ du Créateur ! » (Livre III, XI)

Marcion refuse de reconnaître l’accomplissement des prophéties d’Isaïe en Notre Seigneur Jésus-Christ. D’abord, le prophète annonce le Messie sous le nom d’Emmanuel alors que le Christ porte le nom de Jésus. Tertullien rappelle qu’il faut se détacher du sens littéral pour entendre ce que le prophète veut signifier. « Emmanuel ou Dieu avec nous, peu importe, est donc le même Christ. L'Emmanuel des oracles est donc descendu, puisque « le Dieu avec nous, » ce qui n'est que la signification d'Emmanuel, a conversé parmi les hommes. » (Livre III, XII) 

Puis Isaïe semble annoncer un conquérant qui va détruire Damas. Or, comme le souligne Tertullien, comment un nouveau-né aussi annoncé dans la même prophétie peut-il vaincre une puissance si redoutable que celle de Damas ? La prophétie ne peut en effet s’entendre qu’en prenant en compte l’ensemble des paroles du prophète. « En vérité, c'est par les vagissements de son berceau que le nouveau-né appellera ses peuples aux armes. Il donnera le signal du combat non avec la trompette mais avec son hochet. » (Livre III, XIII) La naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ annonce la victoire sur les démons. 

En dépassant la lecture littérale et en prenant en compte l’ensemble des textes sacrés, nous pouvons confirmer la justesse et la cohérence de l’interprétation chrétienne. 

Marcion ne veut pas croire qu’Isaïe ait annoncé la naissance virginale du Christ. La chose est impossible. Au contraire, puisque le fait est en effet difficile à croire, Dieu l’a révélé pour aider notre foi. « Il a préparé ma foi à une chose incroyable en me donnant pour motif qu'elle servirait de signe. » (Livre III, XIII) Marcion emprunte l’erreur des Juifs qui comprennent le verset d’Isaïe comme une naissance d’une jeune fille et non d’une vierge. « Mensonge absurde qui se réfute par lui-même ! Un événement aussi commun que la conception et la maternité chez une jeune fille pouvait-il être signalé comme un prodige? Mais une vierge mère! Voilà un signe auquel j'ai raison de croire. » (Livre III, XIV)

La Sainte Écriture, signe de l’œuvre de la Rédemption et de l’Église

L’œuvre de la Rédemption est bien difficile à croire sous la seule lumière naturelle. Elle heurte notre raison. C’est pourquoi il est nécessaire de l’annoncer mais de l’annoncer de manière prudente, cachée sous un voile que seul Dieu peut découvrir. « Plus il contrariait la raison humaine, plus il devait exciter de scandale, annoncé sans voiles. Plus il était magnifique, plus il fallait le cacher sous de saintes ténèbres, afin que la difficulté de comprendre fît recourir à la grâce de Dieu. » (Livre III, XVIII) Par la grâce de Dieu, nous découvrons les vérités qui se révèlent derrière le sacrifice d’Abraham, la posture de Moïse, dans le serpent d’airain ou dans toutes les figures qui annoncent la Croix.

« Il nous suffit d'avoir parcouru jusqu'ici l'ordre des prophéties touchant le Christ, pour montrer que, prouvé tel qu'il était annoncé, il ne pouvait pas y en avoir un autre que celui qui était annoncé, afin que d'après la concordance des faits de sa vie avec les Écritures du Créateur, leur autorité soit établie par une présomption favorable de la plus grande partie, qui se trouve maintenant ou révoquée en doute, ou niée dans les divers sens qu'on leur donne. D'après les Écritures du même Créateur, nous allons établir les mêmes rapports entre les prophéties et les faits qui ont suivi la mort du Christ. » (Livre III, XX) La Sainte Écriture n’a pas seulement donné des signes pour reconnaître le Messie. Sa portée est encore plus vaste. Elle annonce aussi l’universalité de la foi et l’apostolat des disciples du Christ, l’exclusion des Chrétiens des synagogues, la chute de Jérusalem et la dispersion des Juifs. 

Les calamités qu’ils subissent sont le signe qu’ils ont refusé le Christ et par conséquent que le Christ est venu. « Le glaive a dévoré ; donc le Christ est venu ; donc ils ont péri en refusant de l'écouter. » (Livre III, XXIII) Selon Tertullien, les malheurs des Juifs sont des châtiments. Mais si le Christ n’est pas encore venu, comment les prophéties pourront-elles être réalisées après les catastrophes que les Juifs ont vécus ? « Si le Christ du Créateur, à cause duquel ils doivent, d'après les prophètes, éprouver ces traitements, n'est pas encore venu, ils les éprouveront donc lorsqu'il sera venu. Mais alors où sera « cette fille de Sion condamnée au délaissement, » puisqu'il n'est plus de fille de Sion ? « Où seront les cités qui doivent être brûlées, » quand les cités sont déjà en cendres? Où est la nation à disperser? La voilà déjà disséminée. » (Livre III, XXIII)

Conclusion

En rompant l’unité de la Sainte Écriture et en opposant les deux alliances, la doctrine de Marcion manifeste une incompréhension du plan de Dieu et remet en cause l’œuvre de la Rédemption. Mais ce n’est pas sa seule erreur fondamentale. Il imite les Juifs en refusant de reconnaître Notre Seigneur Jésus-Christ tel qu’Il est. Les Juifs ne le reconnaissent pas comme le Messie, Marcion refuse sa nature humaine. Ils n’entendent pas la Sainte Écriture et se contente d’une lecture littérale ou superficielle. La lumière divine ne les éclaire pas.

Ainsi Tertullien est dans l’obligation de prouver l’unité et la cohérence de la Sainte Écriture et de s’opposer aux objections de Marcion. Nous retrouvons la plupart des arguments de Saint Justin. Mais dans son combat contre une dangereuse hérésie, il apporte un nouvel argument, celui de la Tradition, et éclaire davantage le Nouveau Testament. Enfin, il souligne la force démonstrative de la Sainte Écriture pour faire reconnaître la sagesse et la bonté de Dieu dans l’œuvre de la Rédemption. Mais la grâce divine est nécessaire pour identifier et de comprendre les signes voilés dans les textes sacrés. Guidée par une raison éclairée, le chrétien dispose donc de deux armes pour combattre l’erreur et le mensonge : la Tradition et la Sainte Écriture.


Notes et références
1 Hans von Campenhausen, Les Pères latins, I, éditions de l’Orante, 1967. 
2 Hans von Campenhausen, Les Pères latins, I. 
3 Voir Émeraude, Novembre 2014, article « Contre les Ébionites et les Marcionites : l’unité et l’intégrité de la Sainte Écriture en danger ». 
4 Tertullien, Contre le Marcionisme, traduit par E.-A. de Genoude, 1852 et proposé par Roger Pearse, 2004, JesusMarie.com. Sauf indication, les citations proviennent de cet ouvrage.

vendredi 17 juillet 2015

Dialogue avec les Juifs au IIe siècle : Saint Justin et Tryphon (3/3) - Enseignements


Le Dialogue de Saint Justin est d’une très grande richesse. Certes, l’apparent désordre de l’ouvrage et le nombre important de citations peuvent rebuter bien des lecteurs. Il présente des difficultés de lecture qui nécessitent des efforts que nous n’avons pas l’habitude de faire.

Dans un débat fictif mais tiré de la réalité, le Dialogue expose les objections juives contre le christianisme et les réponses d’un chrétien incirconcis. Pour se faire entendre du juif Tryphon, Saint Justin n’utilise que la Sainte Écriture dans son argumentation. Il démontre la compatibilité entre les textes sacrés et le christianisme. Mieux encore, il prouve que le christianisme est annoncé dans la Sainte Écriture. Mais alors comment pouvons-nous expliquer que les Juifs n’y adhèrent pas, eux qui n’ont pas cessé de la méditer ? C’est probablement l'un des problèmes fondamentaux auquel le livre répond avec clarté.


Les obstacles à la conversion des Juifs

Saint Justin expose les thèmes fondamentaux de la controverse entre les Juifs et les Chrétiens. Ils sont au nombre de quatre :
  • La valeur de la Loi juive. Est-elle caduque comme l’affirment les Chrétiens ou est-elle la seule voie du salut ?
Saint Justin démontre que la Loi est obsolète puisqu’elle est remplacée par une nouvelle alliance, celle annoncée par les prophètes. En outre, elle a été et est encore inefficace pour obtenir le salut de l’âme. Elle n’a jamais été établie pour sauver les hommes mais pour des raisons pédagogiques. Elle n’est pas et n’a jamais été nécessaire au salut.
  • La messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Est-Il le Messie promis comme l’enseigne l’Église ou devons-nous encore L’attendre comme le prétendent les Juifs ?
Saint Justin démontre que les prophéties sont accomplies en Notre Seigneur Jésus-Christ. Certes, Il n’est guère conforme à ce qu’attendaient les Juifs. La malédiction de la Croix s’oppose à leur conception. Elle est un des obstacles majeurs en la foi de sa messianité. Saint Justin démontre que l’aspect souffrant du Messie est bien présent dans les prophéties. Il s’attaque aussi à l’idée que la mort sur la Croix est incompatible avec le Christ.
  • L’identité et la nature de Notre Seigneur Jésus-Christ. Est-Il de nature divine et humaine ou n’est-ce qu’un homme parmi les hommes ?
Les Juifs critiquent la foi chrétienne qui semble remettre en question l’unicité de Dieu. La préexistence de Notre Seigneur Jésus-Christ étonne aussi Tryphon. Saint Justin en vient à définir le Verbe comme engendré de Dieu. Il montre que la Sainte Écriture révèle que le Messie est bien un Dieu sans pourtant nuire à son unicité.
  • La vocation des chrétiens. Le peuple chrétien est-il le nouvel Israël ou les Juifs demeurent-ils encore le peuple de Dieu ?
La prétention des Chrétiens de se substituer au peuple juif heurte la foi de Tryphon en l’élection divine de son peuple. Saint Justin prouve l’universalité de la foi et du salut, promise par la Sainte Écriture, et par conséquent la substitution du peuple juif par le peuple chrétien comme peuple de Dieu.

Quelques précautions

En s’appuyant uniquement sur la Sainte Écriture, Saint Justin s’applique à démontrer la position chrétienne, le plus souvent au rythme des questions de son interlocuteur. Cela explique de nombreuses digressions dans les démonstrations de Saint Justin, voire des régressions. Mais cette technique est en fait redoutablement efficace même si elle peut paraître indigeste pour le lecteur. Elle répond à trois objectifs. D’abord, il s’assure que son interlocuteur le suit toujours et adhère à ses conclusions. Puis ses apparentes répétitions ne sont qu’un moyen de juxtaposer diverses conclusions et d'avancer dans sa démonstration. Tryphon ne peut alors pas refuser ces avancées sans rejeter ce qu’il a préalablement accepté. Enfin, en laissant le Dialogue suivre le rythme de son interlocuteur, Saint Justin se montre particulièrement à son écoute et entretient en lui la confiance indispensable pour ses démonstrations.

Mais Tryphon a–t-il vraiment existé ? Il semble plutôt représenter le judaïsme tel qu’il est connu avant la destruction du Temple. « Toutes les pratiques religieuses énumérées dans le Dialogue évoquent un judaïsme antérieur à la destruction du Temple. »[1] Il ne correspond pas en effet au judaïsme orthodoxe actuel. Parfois, il se présente comme un juif hellénisé puis ses questions ressemblent fort à celles d’un pharisien ou d’un sadduccéen. Comme le suggère P. Bobichon, Tryphon semble à lui-seul représenter le judaïsme en son entier. Saint Justin ne s’attaque donc pas à l’enseignement rabbinique qui s’est développé ultérieurement mais à un ensemble d’objections juives. Il serait donc vain de chercher dans son ouvrage des réponses au Talmud et aux différentes critiques juives ultérieures. Cependant, les thèmes qu’il aborde demeurent fondamentaux dans la controverse.

Il est aussi vain de trouver dans ses démonstrations des vérités historiques au sens ou nous l’entendons aujourd’hui. Les faits historiques qu’il rapporte et leur contexte sont imprécis, approximatifs. Cela ne remet nullement en cause sa démonstration puisque ce qui l’intéresse est le fait lui-même par rapport à la Sainte Écriture. Le débat porte en effet essentiellement sur des références scripturaires. Quelle que soit leur exactitude, les faits se rapportent en effet à des prophéties qui se réalisent en eux. L’objectivité des faits importe donc peu tant qu’elle ne remet pas en cause le sens de l’enseignement biblique.

Ses démonstrations s’appuient néanmoins sur une réalité historique. Elle est parfois rapportée pour mettre en valeur les Chrétiens en opposition avec les Juifs selon une vue antinomique. Le courage des martyrs s’oppose à la faiblesse des Pharisiens. L’amour du prochain que témoignent les communautés chrétiennes révèle davantage le mépris et la calomnie des Juifs à l’égard des Chrétiens qu’ils persécutent. L’expansion limitée du judaïsme souligne davantage la diffusion universelle du christianisme. Les contrastes entre le christianisme et le judaïsme que nous retirons de ces exemples apportent une valeur à sa démonstration.

La force de Saint Justin

Si les faits historiques sont parfois rapportés de manière approximative, Saint Justin s’avère très bien informé sur le plan scripturaire et exégétique. Ses sources sont très nombreuses. « Le Dialogue offre un éventail assez large de références directes ou indirectes, allusives ou explicites à l'interprétation juive de versets bibliques, et aux croyances qui y sont parfois associées.»[1] Les opinions et interprétations qu’il rapporte se retrouvent dans la littérature rabbinique, chez le philosophe juif Philon, dans des ouvrages apocryphes, voire dans les manuscrits de Qumrân. Saint Justin est donc particulièrement renseigné sur l’exégèse juive. Comment en effet peut-il s’opposer aux critiques juives s’il ne connaît pas le judaïsme ?

Cependant, nous constatons avec peine qu’il ne mentionne jamais ses sources. Selon P. Bobichon, Saint Justin connaît en fait les opinions et les arguments juifs qui se sont manifestés lors des débats entre les Juifs et les Chrétiens. Il les considère peut-être comme représentatifs de l’exégèse juive. Cependant, il n’utilise que ce qui peut lui être utile dans sa démonstration. « Le témoignage de Justin sur l'exégèse juive de son temps se nourrit donc, selon toute apparence, d'une information éclectique et sélective à la fois. Il faut l'accueillir avec la confiance et les réserves qu'appellent deux caractéristiques aussi contradictoires. »[1]

La force démonstrative de la Sainte Écriture

Les démonstrations de Saint Justin s’appuient sur la Sainte Écriture. Les citations abondent et peuvent devenir très longues au point qu’elles suffisent pour répondre à Tryphon. Elles ne sont point exposées pour assommer le lecteur mais effectivement pour justifier le christianisme.

L’usage de la Sainte Écriture s’appuie sur une hypothèse à laquelle adhèrent aussi bien Saint Justin et Tryphon. Son auteur est Dieu et par conséquent, elle doit être crue. Elle ne peut donc comporter aucune contradiction et erreur, ce qui remettrait en cause Dieu Lui-même. Par conséquent, les choses annoncées par l’Écriture divine doivent se réaliser, quelque soit leur nature. Elles ne peuvent aussi être contestées même si elles sont inimaginables ou paradoxales. Elles ne peuvent non plus surprendre Tryphon si elles ont été prophétisées par la Sainte Écriture. C’est pourquoi Saint Justin démontre que les textes sacrés les ont effectivement annoncées. Si la naissance virginale est prophétisée, il n’est pas possible de la rejeter pour le motif qu’elle n’est pas croyable. Il faut donc prouver qu'elle a été annoncée par la Sainte Écriture et qu'elle a été réalisée en Notre Seigneur Jésus-Christ.

La Sainte Écriture a aussi une force de démonstration au sens où elle permet de prouver le rôle d’une personne ou la valeur d’un événement. Comme Saint Jean-Baptiste a véritablement accompli les prophéties, il est le véritable précurseur de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce qu’il annonce est aussi conforme aux prophéties bibliques. Ses paroles nous renvoient donc à la Sainte Écriture. Ainsi progressons-nous dans la voie de Dieu. La Sainte Écriture nous prépare à une réalité qui nous renvoie à son tour à la Parole de Dieu. Nous retrouvons ces allers-retours dans la démarche de Saint Justin. Cela explique aussi les digressions du Dialogue.

Saint Justin expose alors clairement les prophéties et les faits réels auxquels elles se rapportent et justifie leur rapport avec précision afin que son interlocuteur soit convaincu que ces faits sont effectivement l’accomplissement de ces prophéties. Lorsque les Juifs présentent une interprétation inadaptée, Saint Justin prouve qu’elle ne convient pas aux prophéties tout en montrant que les prophéties ne peuvent se rapporter qu’à ces seuls faits. Les prophéties et leur accomplissement sont alors deux réalités impossibles à rejeter. « Comment est-il possible de demeurer incertains, quand la réalité est là pour vous convaincre ? » (LI, 1) La Sainte Écriture a donc une valeur démonstrative inéluctable. Elle ne persuade pas, elle convainc.

Par conséquent, par les prophéties, nous saisissons le véritable sens des faits prédits. Elles peuvent suffisamment être précises pour enlever tout doute. L’entrée de Notre Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem sur un ânon en est un exemple. Il est le seul à accomplir les prophéties de Jacob (Gen., XL, 11) et de Zacharie (Zach., IX, 9). La prophétie éclaire donc les faits et ces derniers leur donnent sens. Mais au-delà de leur réalité historique, les prophéties peuvent porter aussi d’autres sens. Les deux précédentes prophéties ensemble symbolisent les nations, le petit de l’ânesse sans bât, et les Juifs, l’ânesse bâtée. Les prophéties sont donc riches en sens qu’il est parfois difficile d’épuiser comme le montre Saint Justin.

La valeur des signes

Ainsi les prophéties sont des signes qui nous permettent de reconnaître la Parole de Dieu dans les événements. Les événements annoncés ainsi réalisés nous renvoient à leur tour à la Sainte Écriture. Ce sont des signes de la volonté divine. Mais certaines d’entre elles sont données comme signes au sens propre. L’annonce de la naissance virginale en est un exemple. Comme le précise Saint Justin, un signe doit être reconnaissable, c’est-à-dire suffisamment clair et précis pour l’identifier lorsqu’il arrive. Une naissance charnelle ne peut donc être un signe. Par conséquent, en étant implicitement un signe, cette prophétie acquiert une valeur redoutable. 

Saint Justin utilise aussi les figures que contient la Sainte Écriture. Ce sont des objets ou faits qui peuvent se rapporter à des faits ou des personnes sans qu’ils relèvent d’une prophétie en tant que telle. Ils ont valeur de preuves puisqu’ils permettent de reconnaître dans des événements ce qui était présent dans les textes et la Loi. Il cite ainsi les différentes figures de la Croix contenues dans la Sainte Écriture : l’arbre de vie du paradis, le bâton de Moïse qui fait jaillir l’eau du rocher, l’échelle de Jacob, le bâton d’Aaron qui a donné des bourgeons, etc. Les textes sacrés contiennent aussi des figures du Christ : la pierre, le parfum, etc. Comme l’a rappelé Notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu a donné le signe de Jonas pour reconnaître sa Résurrection. 

Saint Justin nous rappelle une vérité simple que nous avons tendance à oublier. Notre Seigneur Jésus-Christ n’avait pas besoin de tout ce qu’Il lui est advenu. « S'il souffrit d'être engendré et crucifié, ce n'est pas davantage par besoin de cela mais pour la race des hommes qui, depuis Adam, était tombée au pouvoir de la mort et de l'erreur du serpent, chacun faisant le mal par sa propre faute » (LXXXVIII, 4) Le baptême de Saint Jean Baptiste lui est aussi inutile. Les autres événements de la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ ne lui donnent aucune puissance, aucun bienfait. Selon Saint Justin, ce sont des signes qui permettent de Le reconnaître comme étant le Messie. La réalité devient un signe de valeur probante.

Quelques règles d’interprétation

Saint Justin est conscient que la lecture de la Sainte Bible est difficile. Les écrivains sacrés ont parfois écrit en paraboles ou en types, ce qui rend difficile la compréhension de leurs écrits et nécessite des efforts pour en comprendre le sens. Disséminé dans son ouvrage au gré des démonstrations, Saint Justin nous donne quelques règles de lecture qu’il met en pratique pour prouver ce qu’il avance.

Comme nous l’avons évoqué, la Sainte Écriture contient des prophéties et des figures. « Tantôt, en effet, l'Esprit saint a fait qu'il se produise de façon visible quelque chose qui était une figure typique de l'avenir, tantôt il a proféré des paroles sur ce qui devait arriver, les proférant comme s'il parlait d'événements alors en cours ou même déjà passés. » (CXIV, 1) Prenons un exemple. « Comme une brebis, il a été conduit à l'abattoir ; il est comme un agneau devant celui qui l'a tondu. »(Is., LIII, 7) Le prophète parle comme si la Passion avait eu lieu. Et comme nous l’avons déjà évoqué, la pierre symbolise le Christ. Ces vérités voilées nécessitentdonc une interprétation.

Mais comment interpréter ? Il n’est pas bon d’interpréter la Sainte Écriture en prenant des versets isolés de leur texte. Il est en effet important de restituer les lignes qui les précèdent et les suivent afin de bien comprendre leur sens.

Il faut aussi étendre cette compréhension à toute la Sainte Bible. Pour comprendre en effet pleinement les prophéties, il faut entendre les prophètes ultérieurs qui les précisent. « Nombre de paroles prononcées tout d'abord d'une façon voilée, en paraboles, en mystères, ou dans le symbolisme des œuvres, ont été expliquées par les prophètes venus après ceux qui les avaient dites ou accomplies. » (LXVIII, 6) Car tout cela répond à une volonté qui s’exprime tout le long des textes sacrés. Il y a une véritable cohérence, un dessein derrière l’écriture. Ainsi faut-il prouver que l’interprétation correspond à toute la Sainte Écriture.

Et si la Sainte Écriture peut apparaître contradictoire, cela ne provient pas des textes sacrés en eux-mêmes mais de notre mauvaise compréhension. « Si l'on m'objecte quelque Écriture qui paraît telle, et comporte l'apparence d'une contradiction, persuadé absolument que nulle Écriture n'en contredit une autre, j'aimerai mieux avouer n'en pas comprendre moi-même le sens. » (LXV, 2) Il faut donc remettre en cause ce que nous croyons lire pour atteindre l’intention divine.

Les erreurs des Juifs

Revenons sur l'attitude des Juifs. Ils refusent Notre Seigneur Jésus-Christ quand la Sainte Écriture contient tous les signes pour Le reconnaître. « Lui qui est cette Loi, vous l'avez méprisé, son Alliance nouvelle et sainte, vous l'avez dédaignée ; vous persistez aujourd'hui à ne pas l'accepter, et ne vous repentez point de vos mauvaises actions » (XII, 1). 


Les Juifs ne comprennent que charnellement les textes sacrés. Ils obéissent extérieurement à la Loi alors qu’intérieurement ils sont infidèles à la volonté de Dieu. Ils suivent en effet les prescriptions de la Loi alors que leur âme est emplie de ruse et de malice. C’est l’âme qui doit être circoncise et non la chair. Il faut pratiquer le véritable jeûne, celui qui plaît à Dieu afin de Lui être agréable. Leur erreur s’explique alors par une lecture trop étroite de la Sainte Écriture. C’est pourquoi Saint Justin définit les règles à appliquer dans son interprétation. La lecture juive est incohérente et contradictoire.

Une lecture étroite

D’où vient alors leur incompréhension ? Les interprétations juives de la Sainte Écriture sont « courtes et terre-à-terre » (CXII, 4), ce qui ne leur permet pas de résoudre ses apparentes contradictions. Les Juifs n'abordent pas la Sainte Écriture avec une opiniâtreté et une disposition d’esprit adaptées. Ils ne peuvent donc en tirer aucun profit. Le Christ leur demeure caché et ils lisent sans comprendre. Les signes sont muets. 

Parfois, ils se contentent de disputer sur des mots et des détails sans importance en oubliant d’aborder l’essentiel. Saint Justin nous donne un exemple. Pourquoi par exemple Moïse a-t-il changé le nom d’Ausès, fils de Navé, en Jésus ? Ausès est cet éclaireur qui est envoyé dans le pays de Canaan et qui, successeur de Moïse, introduit le peuple hébreu dans la terre sainte. Au lieu de chercher une réponse, les Juifs préfèrent se disputer sur le changement de nom d’Abram et de Sarah. Est-ce vraiment un hasard que le nouveau nom d’Ausès est celui du Christ ? Qui ne voit en effet dans ce changement de nom l’annonce de Notre Seigneur Jésus-Christ qui a gagné la terre promise et y introduit le peuple de Dieu.

La malice des Juifs

Mais ce refus d’effort conduit les Juifs à des fautes encore plus graves. Lorsque des écrits sacrés ou leur interprétation s’opposent à l’enseignement des rabbins, ils les remettent en question au lieu de remettre en cause leur propre lecture. 

La méthode la plus simple est de refuser la version biblique qu’utilisent les Chrétiens comme la Septante alors qu’avant le christianisme, elle était reçue. Ces « traductions, je le sais, sont rejetées par tous ceux de votre race. Aussi ne les ferai-je pas intervenir dans les questions qui nous occupent ; et je m’en vais faire porter l'examen sur celles qui sont encore reconnues chez vous » Saint Justin contourne en effet cet obstacle en prenant le plus souvent la version juive de la Sainte Écriture [2]. Pire encore, les Juifs la falsifient. Saint Justin nous apprend en effet que des versets qui témoigneraient d’un Messie Dieu et homme, crucifié et mort ont été supprimés dans leur version biblique.


Ézéchias et les Assyriens
La seconde méthode est de rapporter des prophéties à des faits ou à des personnes antérieures à Notre Jésus-Christ. « Si dans les Écritures quelque chose paraît à l'évidence confondre leur jugement insensé et plein de suffisance, ils osent affirmer que cela n'est pas écrit ainsi. Et pour ce qu'ils estiment pouvoir ramener à des actions dont l'homme serait la mesure, cela, déclarent-ils, ne fut pas dit sur notre Jésus-Christ, mais sur celui auquel ils tâchent d'appliquer leur interprétation. » (LXVIII, 7) Des psaumes témoignent par exemple des souffrances du Christ crucifié mais les Juifs les rapportent à d’autres, par exemple à Ézéchias. Le but de Saint Justin est alors de montrer l’incohérence de leur interprétation en montrant la non-réalisation de la prophétie en celui auquel ils tentent de la rapporter et en soulignant les contradictions de leur lecture au regard de la Sainte Écriture lue dans sa totalité. « Dans votre entier aveuglement vous ne comprenez pas que personne en votre race n'a jamais porté le titre de roi-Christ en ayant eu de son vivant les pieds et les mains percés, et en étant mort par ce mystère − j'entends celui de la crucifixion − si ce n'est ce seul Jésus. »(IIICIV, 4) Saint Justin démontre que la volonté divine, exprimée dans la prophétie, s’accomplit parfaitement en Notre Seigneur Jésus-Christ.

Selon Justin, les Juifs ne peuvent pas répondre à l’argumentation des Chrétiens. « Vous-mêmes ne savez plus quoi dire, quand vous êtes confrontés à un chrétien tenace. » (XLIII, 4) Pourtant, ils ont les moyens de comprendre la Parole de Dieu.

Leur mauvaise foi apparaît clairement dans le Dialogue. Lorsqu’il est exposé à une contradiction, Tryphon rejette ce qu’il a auparavant accepté. Saint Justin nous montre parfois que les questions de son interlocuteur n’ont pas pour but d’éclairer la voie mais de le mettre dans une situation difficile. Les Juifs posent des questions aux Chrétiens non pour être éclairés mais pour les réduire en silence. Saint Justin dénonce alors leur malice et leur méchanceté, confirmant ainsi l’utilité de la Loi. N’a-t-elle pas été donnée à cause de leur dureté de cœur ?

La méchanceté des Juifs, signe du temps annoncé

L’attitude des Juifs est alors contradictoire avec la volonté divine. Rappelant les deux grands commandements de Dieu, Saint Justin rappelle combien les Juifs ne les suivent guère. Ils se sont montrés ingrats à l’égard de Dieu, ils ont tué ses prophètes et le Christ Lui-même. Saint Justin intègre donc les événements à toute l’histoire du peuple d’Israël. L'histoire se poursuit dans le rejet du Messie. « Et après que ces choses, avec tous les miracles et toutes les merveilles analogues furent advenues pour vous et offertes à vos yeux, chacune selon son temps, vous vous êtes encore vus accuser, par les prophètes, d'avoir été jusqu'à immoler vos propres enfants aux démons, et avec tout cela, d'avoir osé et d'oser encore de semblables atteintes contre le Christ. »(CXXXIII, 1) Même après avoir tué le Christ, les Juifs haïssent et persécutent les Chrétiens alors qu’ils prient pour eux. L’histoire confirme le rôle de la Loi.

Mais au lieu de faire pénitence comme les gens de Ninive, ils s’enferment dans leurs obstinations, réalisant à leur dépend la Sainte Écriture. Leur méchanceté persistante à l’égard des Chrétiens est alors un signe de la messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ aussi clair que l’universalité de la foi. Comme l’avait annoncé la Sainte Écriture, les Juifs ont tué le Christ et persécuté les Chrétiens. Le peuple juif s’acharne contre ses disciples, répandant sur toute la terre la calomnie. « C'est contre la seule lumière sans tache et juste, envoyée d'après de Dieu aux hommes, que vous avez mis soin à répandre sur toute la terre ces accusations amères, ténébreuses et injustes. » (XVII, 3) 

La prédiction de la mort du Christ par les Juifs ne leur enlève pas leur responsabilité dans ce crime. Car comme chacun de nous, ils disposaient du libre-arbitre. Les prophéties devraient plutôt les convertir et les conduire à la pénitence.

Pénitence

« Tous les hommes de quelque lieu qu'ils soient, fussent-ils esclaves ou libres, s'ils ont foi dans le Christ, et s'ils ont reconnu la vérité qui est en ses paroles et celles de ses prophètes, savent qu'avec lui en cette terre là ils se réuniront, et qu'ils hériteront des biens éternels et incorruptibles. » (CXXXIX, 5) L’homme dispose du libre-arbitre pour gagner la Terre sainte. Nous sommes tous responsables de nos actes et nous sommes appelés à la pénitence. Dieu nous a créés autonomes envers la pratique de la justice et doués de raisons. « Pourvu qu'ils fassent pénitence, tous ceux qui le veulent peuvent obtenir la miséricorde de Dieu, et le Verbe de Dieu prédit qu'ils seront bienheureux » (CXLI, 2). Il ne suffit pas de connaître Dieu pour être sauvé.

Saint Justin demande alors aux Juifs de faire pénitence, de circoncire leur cœur. « Ne dites donc, frères, rien de mal contre ce crucifié, ne raillez pas ses blessures, par lesquelles tous peuvent être guéris, comme nous-mêmes avons été guéris. Ce serait beau si, croyant aux paroles (de l'Écriture), vous vous circoncisiez de votre dureté de cœur, et non point de cette circoncision que vous avez du fait de vos dispositions naturelles, puisque c'était en signe qu'elle était donnée, et non en œuvre de justice, selon le sens qu'imposent les paroles de l'Écriture. Reconnaissez-le donc, et n'insultez pas au Fils de Dieu ; ne vous laissez pas entraîner par les didascales pharisiens à persifler jamais le Roi d'Israël, comme l'enseignent vos archisynagogues, à l'issue de la prière. » (CXXXVII, 1) Toucher ses fils, c’est aussi toucher le Christ, c’est donc attaquer le bien-aimé de Dieu. En refusant le Christ, c’est refuser Celui que Dieu a envoyé.

Conclusion

Le Discours de Saint Justin est calme et posé, sans aucune acrimonie envers Tryphon. Maîtrisant son sujet, il défile sa démonstration de manière méthodique, cherchant toujours à se faire comprendre par son interlocuteur. Il ne se tait pas devant les fautes et les crimes qu’ont commis les Juifs et qu’ils continuent de commettre en persécutant les Chrétiens. Il ne cache pas non plus leurs erreurs et leurs contradictions. Il souligne la mauvaise foi de Tryphon lorsqu’elle s’avère frappante.

Il n’y a aucun antisémitisme dans ses paroles. Il condamne l’aveuglement et l’obstination d’un peuple qui ne comprend plus la Sainte Écriture dont il était pourtant porteur. Les signes que Dieu lui a confiés pour reconnaître le Messie et son action ne leur parlent plus. Il est devenu aveugle et sourd, enfermé dans ses certitudes bien humaines, bien éloigné de la pensée de Dieu. La faute leur revient pleinement. Pourtant rien n’est perdu. Il peut encore renouer avec l’amitié de Dieu s’il fait pénitence et embrasse le christianisme. Mais le temps presse…

Enfin, il ne cherche pas à convertir Tryphon et ses compagnons. Ce n’est pas son but. Il veut simplement défendre la voie qu’il a suivie et démontrer qu’elle est la seule qui conduit au salut. Car Dieu seul saura les éclairer.

La démonstration de Saint Justin se fonde sur un principe simple : il existe une double relation entre la Sainte Écriture et les événements dont nous sommes témoins. L’Ancien Testament anticipe la réalité et lui donne sa valeur alors que les événements qui ont lieu depuis la venue du Messie dévoilent le sens réel de la Parole de Dieu. Notre Seigneur Jésus-Christ nous a donné la clé de lecture non seulement de la Sainte Écriture mais aussi de l’Histoire. L’Église est la seule dépositaire de cette clé.

Et si l’Église est effectivement garante de la lecture de la Sainte Écriture, le peuple juif n’a plus sa raison d’être. Si le christianisme reconnaît le sens profond des réalités et y distingue la main de Dieu, que devient le judaïsme, enfermé dans son aveuglement ? La raison d’être du christianisme et du judaïsme est finalement au cœur du Dialogue. Qui est en effet dépositaire non seulement de la Sainte Écriture mais également de son interprétation ? Les enjeux sont donc considérables.


Par son exégèse et son savoir, par sa compréhension des textes sacrés, dans son ensemble comme dans le détail Saint Justin démontre aussi que les Chrétiens maîtrisent la Sainte Écriture. De ce fait, son œuvre est très importante pour le christianisme en dépit d’un vocabulaire encore imprécis. C’est pourquoi elle sera une référence pour tous les apologistes et les défenseurs de la foi.

Malheureusement, de nos jours, temps de peu de foi, que les discours sont fades et insipides ! Au lieu d’éclairer, on sème la confusion en mêlant vérité et mensonge. En refusant de reconnaître l'erreur, on finit par ne plus vouloir proclamer la vérité. On finit par perdre le sens profond des réalités. Pour de vains sentiments humains, le regard se détourne du ciel pour s’enfermer dans un monde étroit et inintelligible. La Sainte Écriture est heureusement un soutien inestimable et inévitable pour retrouver la voie et demeurer dans la vérité. Encore faut-il avoir la clé qui permet d’accéder au trésor !



Notes et références
Bobichon, Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr, volume 1, Introduction Justin et son œuvre, Thèse de doctorat en langues anciennes soutenues à l’Université de Caen, 1999. 
2 Sauf pour le verset biblique d'Isaïe (VII, 14) « Voici que la vierge concevra … »