" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 28 septembre 2019

Laïcité : le rapport d'Aristide Briand, erreurs, mensonges et anachronismes, un texte révélateur d'un état d'esprit


Le rapport d’Aristide Briand est remis aux députés. Il a été écrit, nous dit-il, « sans parti pris ni passion »[1]. Il a pour objectif de démontrer la nécessité de voter une loi sur la séparation des Églises et de l’État et sur la dénonciation du concordat de 1801. Nous avons essayé de résumé avec sincérité le premier chapitre censé apporter cette démonstration, celle de l’Histoire. Car ce serait l’Histoire qui soutiendrait et justifierait la nécessité d’une telle loi. Ce ne serait ni l’idéologie ni les sentiments à l’égard de la religion qui obligeraient. Quelle sage dame que serait l’Histoire !

Après avoir résumé le premier chapitre du rapport d’Aristide Briand, nous allons maintenant le commenter. Il est fort instructif pour mieux comprendre le drame qui se joue et mieux déceler ce qu’est l’esprit laïque au moins tel qu’il est compris en 1905. Et dame Histoire, en serait peut-être plus heureuse de ne point être mêlée à une telle histoire…

Un étrange silence

Avant de revenir au premier chapitre, que nous avons décrit dans notre précédent article, nous allons d’abord poursuivre notre lecture. Car le deuxième chapitre relatif au culte protestant est assez surprenant. Il définit deux exigences que doit prendre en compte la future loi de séparation. D’une part, les œuvres des Églises doivent se poursuivre en dépit de la suppression du budget du culte. D’autre part, il faut éviter qu’elle soit ressentie comme une oppression. Ainsi, le rapport fixe deux principes clés. Pour répondre à la première exigence, « une loi de séparation des Églises et de l'État ne peut être vraiment équitable qu'à la condition de respecter la constitution intime de toutes les Églises »[2]. Pour satisfaire la seconde, « il est […] au plus haut point important de connaître les principes et la forme ecclésiastique de chaque confession religieuse. » Tels sont les objectifs des deuxième et troisième chapitres : la description de l’organisation des cultes protestant et israélite.

Remarquons qu’aucun intitulé de chapitre n’évoque curieusement celui du culte catholique. Mais, ne soyons pas encore inquiet, il n’est pas oublié.

Le culte protestant et l’État, un modèle pour la loi de séparation 

En fait, quelques points de l’organisation du culte catholique sont précisés dans le deuxième chapitre mais en opposition à celle du culte protestant. Ils ne sont donc pas énoncés pour nous dire comment fonctionne l’Église catholique mais pour mieux nous faire comprendre comment le culte protestant est organisé.

Louis Méjean (1874-1955)
En outre, les points évoqués sont plutôt bref. Ils se résument en trois points courts et se concentrent sur le rôle du clergé, cherchant surtout à noter les différences qui existent avec les églises et les communautés protestantes. Elle rappelle la constitution monarchique de l’Église dans lequel domine le pape, qui délègue ses pouvoirs reçus de Dieu au clergé, « maître absolu en matière religieuse », puis le rôle unique et privilégié de Rome, « le centre et la tête de l’Église catholique », et enfin le découpage de l’Église en circonscriptions indépendantes les unes des autres et ne relevant que du pape. Cette organisation s’oppose à « la constitution démocratique et parlementaire » du protestantisme, dans lequel s’applique la souveraineté du peuple et l’égalité numérique entre laïc et clerc, à la nature nationale de leurs églises, aux dépendances qui existent entre leurs circonscriptions, et à un système synodale hiérarchique constitué de deux niveaux, paroissial et national avec au sommet un synode national. Le rapport précise que « le gouvernement par des prêtres et des anciens » en est un principe essentiel. En fait, il décrit l’organisation de l’Église réformée, c’est-à-dire calviniste.

Le deuxième chapitre poursuit en évoquant l’histoire du culte protestant. L’idée générale est simple. Il s’agit de montrer que le protestantisme a appliqué dès le départ le principe de séparation, c’est-à-dire « l’Église libre dans l’État souverain ». Certes, elle a perdu sa liberté en raison de la persécution de l’Église catholique puis sous Napoléon par la loi du 18 germinal de l’an X mais elle l’a retrouvée sous la révolution puis sous la IIIe République. Le rapport n’oublie pas les autres cultes et organisations protestantes, dont certains sont officiels ou officieux. Ils sont toujours marqués par une forte autonomie et une indépendance à l’égard de l’État. Mais leur influence est fortement réduite par leur nombre. En clair, par l’organisation synodale des principaux cultes protestants, le principe de séparation ne peut guère les troubler. La future loi devra préserver le synode car elle présente « des garanties d'ordre, en raison du rôle d'arbitre qui lui est dévolu. » En conclusion, « on peut y voir une préparation de la séparation. »

Le culte israélite et État, respect mutuel

Le culte israélite ne présente pas de véritable organisation, vivant en autonomie, jusqu’à l’élaboration du concordat. Le découpage en circonscription sous le contrôle d’un consistoire central à Paris est l’œuvre de Napoléon en relation avec des représentants israélites. Le culte et les modalités d’organisation sont surtout définis par l’ordonnance de 1844. Celle-ci définit les devoirs et les droits de chacun et elle satisfait pleinement les autorités du culte israélite. Elle a permis son développement et répond à ses aspirations tout en fournissant « au sein des diverses agrégations israélites l’unité et la concorde indispensables, surtout aux minorités. » Le point que retient le rapport est le principe de l’ordonnance de 1844 qui concilie « la surveillance du pouvoir avec la liberté de conscience » ainsi que l’organisation centrale et hiérarchique. Rien n’est précisé sur l’appréciation des rabbins à l’égard de la séparation.

Le constat est alors clair. L’organisation de l’Église catholique n’intéresse guère Aristide Briand. Les principes qu’il a établis pour éviter des écueils ne sont bons que pour les cultes protestants et israélites. Pourtant, ces cultes se caractérisent par le faible nombre de fidèles et par une histoire moins prégnante. Le véritable effort ne se trouve pas là. Or, comme le montre clairement le premier chapitre, la loi concerne surtout l’Église catholique et les difficultés viendront assurément d’elle. La méconnaissance qu’il affiche, voire le mépris, ne peut qu’être consternante. Elle ne présage rien de bon pour son application.

D’étranges sources d’inspirations

Ernest Lavisse (1842-1922)
Un autre point est encore plus préoccupant. Il s’agit des sources d’informations du rapport. Alors que les parties consacrés aux autres cultes proviendraient des frères Méjean[3], dont l'un est pasteur, et du grand rabbin Zadoc Khan, le chapitre consacré au catholicisme vient de l’Histoire générale de France de Lavisse, de l’Histoire des rapports de l’Église et de l’État de 1789 à 1870 de l’historien Antonin Debidour, et enfin de brochures de libres-penseurs, Yves Guyot et Sigismond Lacroix, ou encore du journaliste et libre-penseur Léon Parsons. Aucun n’appartient à la hiérarchie catholique. Pire. Ils appartiennent à des mouvements anticléricaux ou sont connus comme tels ! Lavisse est un célèbre historien du XIXe siècle promoteur de l’enseignement de l’histoire nationale avec un regard laïc. Il demeure néanmoins plus objectif et paisible que Debidour. Ce dernier est un historien connu pour son violent anticléricalisme et pour sa préoccupation du « péril clérical » pour la république. Que dire encore des libres penseurs Yves Guyot, l’ancien directeur du journal le Siècle, et Sigismond Lacroix ? Enfin, Léon Parson, journaliste anticlérical plutôt pondéré, est présenté comme le rédacteur du chapitre.

Avec de telles sources d’inspiration, il n’est pas étonnant que le rapport soit fortement marqué par un esprit anticlérical, parfois violent ou apaisé, mais fondamentalement opposé à l’Église. Cela explique sans-doute aussi des contradictions dans le texte et dans le style. Le jugement porté à l’égard du gallicanisme en est un bel exemple. D’abord considéré comme bénéfique, il est ensuite dénigré et attaqué. Cela explique enfin une rédaction confuse, voire négligée. Au cours du récit, il est parfois difficile de savoir de quelle époque traite le rapport.

Comment un tel rapport peut-il alors être apprécié par l’Église et ses fidèles ? Il ne peut guère leur inspirer confiance. Il annonce même le conflit que la loi va provoquer. Et pourtant, Aristide Briand ne voulait-il pas une histoire « sans parti pris ni passion » ? La simple lecture du rapport montre tout le contraire…

Le despotisme pontifical

Yves Guyot (1881-1928)
Journaliste, républicain



Avec de telles sources d’inspiration, il n’est pas étonnant d’être frappé par le contenu du rapport. Il porte de nombreux préjugés anticléricaux et même antireligieux. Le premier et plus insidieux concerne l’infidélité du clergé à l’égard des empereurs ou des rois. Il décrit en effet les évêques comme des agents d’un « chef étranger, l’évêque de Rome », agissant à son profit et ruinant l’État. Tel évêque, comme Guillaume II, évêque de Paris, qui préfère les intérêts de Rome que ceux du royaume.

Pourtant, le rapport nous dit aussi que c’est par leur travail que les Mérovingiens et les Carolingiens ont pu bâtir leur empire, que les capétiens ont rétabli l’unité et l’ordre mais tout cela ne se fait pas sans arrière-pensée. L’épiscopat ne le fait pas sans intérêt. Cela lui permet d’intervenir dans la vie politique et de gagner peu à peu de la puissance temporelle et « cette puissance abandonnée au clergé n’est pas sans dangers ». L’Église accroît notamment ses biens et s’enrichit. La richesse de l’Église est souvent dénoncée au cours du rapport. C’est par elle que le clergé se perd dans les vices. C’est encore par elle qu’elle parvient à influencer le monde. Ce n’est pas un hasard si le rapport commence par l’inventaire de ses richesses. Le rapport vante alors la révolution de l’avoir en si peu de temps ruinée.

En clair, les évêques se présentent comme une force dominatrice, cherchant à accroître leur puissance et leur richesse dans le domaine temporel. « Mais les uns après les autres, ils se soumettent au pape », nous dit encore le rapport. Tout se fait finalement selon le « dessein de Rome ». L’empire de Charlemagne est son œuvre, nous dit-il. Il parle de « la puissante envahissante des pontifes romains » de « la domination envahissante de la papauté » contre laquelle se bat notamment Philippe le Bel. C’est aussi en réaction de cette volonté théocratique que se développe le protestantisme.

Le pape, ennemi de la nation

Sigismond Lacroix (1845-1909)
La duplicité ou la subtilité de la diplomatie pontificale est l’un des traits qui ressort du rapport. Rome parvient toujours à négocier avec les souverains pour limiter ses pertes ou accroître sa puissance. « C'est l'histoire continuelle des rapports entre la royauté française et la papauté. Aux exigences de la foi et des principes se mêlent des raisons d'ordre politique ou d'intérêt privé qui les dénaturent. » Le pape a finalement transformé la religion en un moyen de gouvernement.

Le pape et le roi s’entendent pour maintenir leurs pouvoirs respectifs ou en gagner de nouveau au détriment du clergé et des intérêts nationaux. L’alliance qu’ils nouent leur est profitable. Le concordat de Boulogne de 1516 établit ainsi « un pouvoir étranger en France, favorable, certes, aux intérêts du roi, mais nuisible au pays. » Mais, en fait, la politique romaine est toujours à l’encontre de la France. Des papes n’hésitent pas à favoriser le parti anglais et à donner des bénéfices aux anglais, ennemis du roi. Ils sont en effet souvent représentés comme des ennemis de la France.

En fait, le rapport nous confie la clé de lecture de toute l’ingénieuse diplomatie pontificale : « les dernières années du règne de Louis XIV illustrent cette vérité démontrée par l'histoire, qu'un pouvoir temporel ne peut être que l'ennemi de Rome ou son jouet. » Rome ne peut donc que s’opposer à toute politique laïque et surtout à la révolution…

Une Église antirévolutionnaire…

Pourtant, en dépit de cette prétendue démonstration, le rapport est surpris de la réaction du clergé durant la révolution. Les révolutionnaires suppriment tous les couvents et monastères « dont l'inutilité est évidente », prévoyant des pensions pour les religieux quittant leurs maisons. Et ces dispositions « inspirées par un sévère souci d’équité […] n'eurent pas le don de plaire au haut clergé qui ne se fit point faute de manifester violemment son mécontentement. » Ce « mécontentement » conduit à des tentatives « contre-révolutionnaires ».

Mais selon le rapport, c’est le fait d’être dépossédé de sa richesse qui provoque une telle « irritation ». Est-il si aveuglé qu’il ne comprend pas que sans bien, l’Église ne peut subvenir à ses besoins, qu’elle est victime d’un véritable pillage, qu’elle se voit méprisée et sacrifiée ? Car tout cela se fait sans aucune concertation ni respect. Un vote supprime le monachisme en France et le clergé devrait ne rien dire ? Non, l’auteur ne comprend pas. Il n’y voit que cupidité. « Il lui paraissait que, sans richesse matérielle, son prestige avait cessé d'être, ainsi que toute autorité morale et toute domination temporelle. Selon le rapport, cet esprit laïc s’est manifesté depuis bien longtemps. Il le voit notamment dans Saint Louis, chez les magistrats de Philippe le Bel ou encore chez les gallicans. Il prétend même voir dans le royaume un état non confessionnel ! » De nouveau, l’incompréhension est immense. Il ne s’agit pas d’une déchéance de la part de l’Église comme le rapport l’évoque mais d’un véritable déni d’existence

Une Église fanatique…

Le rapport voit aussi du fanatisme dans les réactions du clergé. Par leurs « libelles incendiaires » et leurs promesses de paradis, la population marche à la guerre civile. Parfois, dans le texte, nous voyons surgir l’idée d’obscurantisme dans la foi catholique. C’est par « la foi superstitieuse des peuplades barbares » que redoutés, les évêques ont pu dominer la société et accroître leurs biens temporels. Il est encore surpris que la  « crédulité religieuse » n’ait pas été suffisamment atteinte sous la révolution. Le clergé joue sur l’esprit du roi et des paysans par des « prédication fanatiques ». Rome en vient même à subjuguer Louis XVI !

Mieux que cela encore. Le clergé est une forme armée capable de menacer l’État. Des anciennes congrégations deviennent des armées, nous dit-il ! C’est un « flot d’émeutiers catholiques ». La France est traversée par une « émeute cléricale », des batailles rangées. Le clergé est « antinational », prêt à se révolter, à lancer ses « compagnies d’émeutiers » en dépit de nouvelles dispositions bienveillantes de la révolution. Il profite de la paix et user de la liberté pour retrouver sa puissance et s‘armer.

Un rapport mensonger et erroné

Arrivée au Palais Bourbon
des chefs de file de la Gauche
dont Aristide Briand, en 1908
Devons-nous encore poursuivre ce récit manichéen, où le méchant clerc a le tort de défendre son existence ? Et le rapporteur ose parler d’histoire « sans parti pris ni passion » ?! Tout cela est grotesque et ne peut que nous faire sourire mais d’un sourire amer. Le rapport semble ainsi dire qu’il faut séparer l’Église de l’État pour protéger ce dernier de son despotisme naturel. Est-ce cela le travail sain et sérieux des députés ? Le rapport n’est pas seulement un ensemble continu de clichés et de généralisations.

Le rapport ment aussi par omission. Il oublie évidemment toutes les périodes où l’Église était asservie au pouvoir des seigneurs et des princes, où elle a lutté pour rompre ses chaînes avec le pouvoir temporel. Il ne parle pas des bienfaits qu’elle a fournis à la société pour répondre aux détresses ou quand l’État n’existait plus. Qui a pris le soin des malades, des pauvres et des vieillards pendant des siècles ? Qui a eu la volonté de sauver la culture et de la transmettre ? Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, que des bons penseurs ont décidé que ce rôle était dévolu à l’État, un État pourtant encore bien incapable d’un tel dévouement. Pourtant, les députés se sont emparés de la fortune de l’Église. Qu’a-t-elle fait de cette colossale fortune ? Les délaissés ont-ils été mieux traités ?... Le rapport n’en parle pas, n’évoquant que les prétentions des clercs et des papes à vouloir dominer le pouvoir temporel. C’est plus facile de faire croire que le tort ne vient que de l’Église.

Au fait, est-il nécessaire de dire que le rapport oublie évidement que le roi comme la société étaient chrétiens ? Qu’un état non confessionnel n’a aucun sens avant au moins le XVIIIe siècle ? Les anachronismes ne manquent pas dans ce rapport. L’erreur la plus évidente et la plus répétée est sans-doute la confusion entre les termes « temporel » et « laïque ». En fait, tout ce qui s’oppose à Rome, comme le protestantisme ou le gallicane, est englobé dans l’esprit laïque. Selon le rapport, le roi Philippe-Auguste aurait préparé « la naissance d’un esprit laïque et national ». Mieux encore : « Saint-Louis continue son œuvre et ce monarque très chrétien fut un des plus fervents défenseurs de la société laïque » ! Puis évidemment, les légistes de Philippe le Bel auraient préparé la séparation de l’Église romaine et de l’État ! Richelieu, lui-même, « inaugura une politique essentiellement laïque. » Devons-nous encore rester sérieux ?

Conclusion

Les erreurs, les anachronismes, les omissions ou encore les mensonges que contient le rapport d‘Aristide Briand montrent, avec évidence, qu’il ne discerne pas les raisons des conflits qui ont opposé les pouvoirs temporel et religieux au cours de l’histoire. Il les réduit à une lutte continue entre Rome ou le cléricalisme, considérés comme profondément théocratiques, des souverains, défendant ses droits et ses intérêts, et une nation soucieuse de sa liberté et de sa souveraineté. Tout est dans ce cliché.

L’Église n’est ni entendue ni comprise. Alors que le rapport cherche à comprendre les cultes protestant et israélite dans un souci pédagogique louable, il ne fait pas le même effort avec l’Église. Est-ce par mépris ?... Ou croit-il qu’elle soit suffisamment connue pour ne pas la décrire ?... La séparation entre l’Église et l’État n’est-elle pas déjà dans cette ignorance ou ce dédain des politiques à l’égard de l’Église ?... Comme le pensaient les révolutionnaires, imbus de leur idéologie mortelle, les députés croient sans-doute que l’Église se laissera dicter sa conduite. Finalement, nous revenons au cœur du débat : le pouvoir temporel, laïque ou non, peut-il soumettre le pouvoir religieux ? Car séparation ou non, il s’agit pour l’État de la contrôler et de la rendre impuissante. Lorsque Dame Histoire peut raconter librement son récit, « sans parti pris ni passion », la vérité devient éclatante …


Notes et références
[1] Aristide Briand, La séparation des Églises et de l'État, Rapport fait au nom de la commission de la commission de la Chambre des députés, suivi des pièces annexes, 1905, Gallica.
[2] Aristide Briand, La séparation des Églises et de l'État, Chapitre II.
[3] François et Louis Méjean, protestants. le premier est pasteur, le second, homme politique de la IIIe république (garde des sceaux sous Waldeck-Rousseau et Aristide Briand, préfet de Tarn, sénateur). Louis Méjean sera directeur des cultes et appliquera la loi de 1905. Les protestants ont joué un grand rôle dans la séparation de l'Église et de l'État. Ferdinand Buisson en est un des plus célèbres.

samedi 21 septembre 2019

Laïcité : le rapport d'Aristide Briand, une vision de l'histoire des rapports entre l'Église et l'État


Devant les députés, Aristide Briand ouvre le débat sur la séparation des Églises et de l’État. Sa voix impose naturellement le silence. Brillant orateur, il défend le projet de loi dont il est le rapporteur. Ses premiers mots annoncent la conclusion du rapport : « aujourd’hui, il n’est plus personne pour contester sérieusement que la neutralité de l’État en matière confessionnelle ne soit l’idéal de toutes les sociétés modernes. »[1] La neutralité religieuse de la part de l’État est ainsi considérée comme la meilleure solution dans ses rapports avec l’Église. Aujourd’hui encore, le principe de neutralité religieuse est présenté comme l’un des fondements de la république française. Cela signifie que l’État demeure indifférent à toute confession. Il ne reconnaît ni ne salarie aucun culte.

Ce n’est pas le premier projet de loi sur le sujet. Huit l’ont précédé depuis la nouvelle législature, c’est-à-dire 1902. Les députés finissent par mettre en place une commission et par élire ses membres le 11 juin 1903. Elle est « chargée d’étudier les propositions de loi relatives à la séparation des Églises et de l’État et à la dénonciation du Concordat. » En fait, dès le départ, il s’agit de se préparer à l’éventualité de la séparation et d’en définir les modalités « comme si elle devait être promulguée demain. »[2] Présidée par Ferdinand Buisson (1841-1932)[3], elle comprend trente-trois députés dont dix-sept du bloc de gauche[4], majoritaire de la chambre, et seize de l’opposition, divisés entre progressistes (sept) et conservateurs (neuf). Après avoir rejeté l’ensemble des propositions, elle demande à Aristide Briand, élu rapporteur provisoire, de préparer un nouveau texte, qui s’inspire néanmoins de l’un d’entre eux, de celui de Francis de Pressensé.

Le rapport d’Aristide Briand : une démonstration par l’histoire ?

Pour présenter le projet à la chambre des députés, Aristide Briand a préparé un rapport avec l’aide de collaborateurs, un rapport qui mérite d’être lu pour comprendre tout l’esprit de la loi. Son objectif est clair : « prouver que la seule solution possible aux difficultés intérieures, qui résultent en France de l'actuel régime concordataire, est dans une séparation loyale et complète des Églises et de l'État. »[5] Car, rajoute-t-il, le régime de séparation est « le seul régime où la paix puisse s'établir entre les adeptes des diverses croyances. » Pour le démontrer, il s’appuie sur l’aspect juridique et principalement sur l’histoire, une histoire « étudiée sans parti pris ni passion. » C’est enfin à l’histoire de démontrer la vérité ! Mais quelle histoire ?

Le rapport comprend six chapitres. Les trois premiers présentent les trois cultes : catholiques, protestants et israélites, les trois cultes alors reconnus. Cette présentation est suivie d’une description des législations étrangères puis d’une analyse des projets et leur discussion. Le rapport se termine enfin par une conclusion. Le premier chapitre décrit l’histoire du catholicisme en quatre parties. Il est le plus long. Il représente environ 65% de l’ouvrage. Il est aussi le plus important en raison du sujet puisque la loi concerne surtout l’Église catholique. C’est notamment par ce récit que le rapport tente de démontrer la nécessité d’appliquer le principe de séparation entre les Églises et l’État. Notre article se contente d’abord de résumer ce premier chapitre. Dans l’article suivant, nous le commenterons…

De Clovis à Mirabeau : la conquête de la souveraineté nationale face à la théocratie pontificale

Aristide Briand (1862-1932)

Dans la première partie, le rapport tente de démontrer qu’après la confusion des pouvoirs temporel et religieux à partir de l’empereur Constantin, l’Église veut dominer le monde et la France de manière méthodique avant que les rois capétiens ne défendent leurs pouvoirs.

Depuis Constantin, profitant de la confusion des pouvoirs et des circonstances, l’Église s’est peu à peu emparée de pouvoirs temporels et s’est érigée elle-même en théocratie. Pour illustrer cette prétention, le rapport expose le décret Dictatus papae de 1075 ainsi que l’illustre citation du pape Saint Gélase Ier qui définit la théorie des deux glaives. Finalement, l’Église a toujours cherché à dominer le pouvoir temporel et par conséquent les souverains. Cela conduit inévitablement à des conflits, notamment avec les empereurs comme le manifeste la querelle des Investitures. Elle est donc responsable des guerres qui ont déchiré les peuples.

Face aux prétentions de Rome, les rois capétiens ont défendu l’indépendance de leur Église tout en affirmant la souveraineté nationale, faisant ainsi naître l’esprit laïque. Ainsi Philippe-Auguste a préparé « la naissance d’un esprit laïque et national » alors que Saint-Louis « monarque très chrétien » a été « un des plus fervents défenseurs de la société laïque ». Le rapport vante aussi les efforts de Philippe le Bel pour avoir affirmé l’indépendance absolue du pouvoir royal. Il aurait publié « des actes essentiels de l’église libre de France. » Avec ses légistes, il aurait préparé la séparation de l’Église romaine et de l’État. C’est ainsi qu’émergent les idées gallicanes avant qu’elles s’organisent en système.

Le pape fait aussi face à toute une série d’oppositions qui font échouer la théocratie pontificale. Le rapport évoque la pragmatique sanction, le gallicanisme, l’humanisme et le protestantisme. Il en vante les mérites. « Luther affranchit la conscience », nous dit-il. Il décrit longuement le gallicanisme, qui a permis d’accroître l’autorité royale sur l’Église de France au détriment du Saint-Siège ainsi que le développement de l’esprit laïque. La Déclaration des quatre articles est longuement présentée. Enfin, après tant effort, Louis XIV applique un gallicanisme sans entrave : « le clergé devient un corps de fonctionnaires, sur lequel Louis XIV conserve une autorité sans limites ». Il devient le chef de l’Église de France.

Sur l’aspect juridique, Aristide Briand fait le même constat. L’Église s’est emparée de compétences juridiques et constitue une justice à part, y compris dans le domaine temporel, mais ses compétences en cette matière se sont réduites au point qu’elle finisse par dépendre de la justice laïque sous le règne de Louis XIV. Aristide Briand peut alors reprendre les mots de Fénelon : «  le roi est en réalité plus maître de l'Église gallicane que le pape ; l'autorité du roi sur l'Église a passé aux mains des juges séculiers ; les laïques dominent les évêques. »

De la révolution au concordat : la fin de l’Église temporelle

De longues pages racontent les événements révolutionnaires qui ont permis à l’État de s’approprier de tous les revenus de l’Église. Le rapport évoque les discours des députés, en particulier Mirabeau. Ils légitiment cette opération en défendant l’idée selon laquelle la dîme et les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation. Le rapport montre alors que par cette mesure, les députés ont détruit le pouvoir temporel de l’Église. « En moins d'un an, l'Église catholique avait perdu tous ses privilèges ; son pouvoir temporel, assise inébranlable de sa domination spirituelle, lui était ravi par l'État, maître de ses propres destinées. ».

Le rapport dénonce l’erreur de la constitution civile du clergé, qui reproduit celle du gallicanisme, en voulant soumettre l’Église à l’État. « Prétendre transformer le clergé en un corps de salariés, soumis à l'État, n'était-ce point méconnaître le caractère de l'Église catholique, universelle, romaine, n'était-ce pas renouveler l'erreur du gallicanisme, aboutissant à la bulle Unigenitus. » Il accuse alors les révolutionnaires de ne pas avoir choisi « la solution de bon sens », « la solution logique », c’est-à-dire la séparation de l’Église et de l’État.

La volonté d’intégrer l’Église dans l’État a alors conduit à la violence et au schisme. Pour apaiser les troubles, il évoque les largesses de l’État. Mais, il constate avec amertume l’irritation du clergé et son attitude « antirévolutionnaire ». Les prêtres persistent dans la violence. « Les assauts furieux et répétés de l'Église contre le pouvoir national prépareront la mesure trop tardive qui deviendra le salut public la réparation des Églises et de l'État. »

Pourtant, certains députés proposent la solution de séparation. Le rapport évoque l’abbé Grégoire comme le défenseur de la tolérance et du pluralisme religieux, et donc de la liberté des cultes et de l’égalitarisme religieux. Il revient à son projet de décret dans lequel « les autorités constituées [seront] chargées de garantir à tous les citoyens l’expression libre de leur culte en prenant les mesures qui commandent l’ordre et la tranquillité publique. » Le rapport ne peut que l’approuver. « On ne peut pas mieux dire. »

Du Concordat au Syllabus : la reconquête de l’Église

Le rapport justifie la politique religieuse de Napoléon, c’est-à-dire le concordat de 1801, par son ambition de régner en France. « Pour exercer sur le pays le pouvoir du maître, il avait besoin de rétablir en France les pratiques religieuses d'autrefois ; de plus, pour la complète réussite de ses ambitions politiques, il fallait qu'il pût mettre à leur service la complaisance, sinon la complicité du souverain pontife. » Cela passe par le rétablissement des relations avec le Saint-Siège et par la signature d’un concordat. Cependant, selon le rapport, Napoléon est en position de force par ses victoires militaires. Il impose ses conditions. Certes, par-là, il reconnaît l’autorité du pape, soulevant de nombreux mécontentements parmi les partisans de la révolution. Il parvient néanmoins à les apaiser par l’insertion des articles organiques qui « fait de l’Église l’esclave docile de l’État ».


Pourtant, le rapport considère ces articles fragiles et insuffisants pour « mettre en échec l’autorité du pape ». En effet, le concordat donne au pape un rôle essentiel dans l’institution des évêques. En outre, les articles relèvent de l’Ancien Régime et certaines dispositions sont obsolètes. Enfin, le rapport ne voit aucune contradiction entre le concordat et les articles organiques. Par certaines mesures, il accentue l’autorité du pape au détriment de celle de l’État. Finalement, le concordat a permis à Rome d’exercer une plus grande domination sur l’Église de France. Napoléon a échoué. « Sa soi-disant Église, qu'il voulait docile à ses ordres, ne fut rien autre que romaine. Jamais, même au temps de la monarchie, elle ne se montra plus dépendante du Saint-Siège; dépouillée de ses biens temporels, comment aurait-elle pu vivre en dehors des volontés de Rome ? […] Napoléon a donc mis entre les mains du pape une arme dangereuse pour la France. »

Le rapport tente alors de montrer toutes les difficultés du concordat ainsi que son échec. Il tente de démontrer qu’il n’a profité qu’à l’Église au détriment de l’État et de la souveraineté nationale. Le « pouvoir laïque » est en effet incapable de le faire respecter alors que ses obligations, notamment financière, à l’égard du clergé sont « énormes ». Selon le rapport, l’Église détruit l’esprit du concordat et ne cherche qu’à reconquérir ses pouvoirs, qu’à anéantir l’État. Plus forte, elle menace l’État laïque en voulant imposer de nouveau la théocratie.

Dès la Restauration, la reconquête de l’Église commence grâce aux Bourbons « qui, en livrant l'État aux chaînes de l'Église, permirent à celle-ci de reprendre un nouvel essor, une puissance qui pèsera sur tout un siècle et contre laquelle le pouvoir laïque n'essaya de lutter que par intermittence. » Le rapport décrit ainsi les efforts qu’elle a menés pour reprendre sa place dans l’État et la société. Son récit montre toute sa puissance et sa force. Elle parvient même à détourner la révolution de 1830 alors qu’elle avait comme objectif de se défaire de la théocratie.

Le rapport revient souvent sur la Monarchie de Juillet. Le rapport dénonce surtout le pouvoir grandissant de l’Église dans l’enseignement dont la liberté proclamée au cours du règne de Louis-Philippe n’a fait que faciliter le travail des « ennemis de l’État », c’est-à-dire des Jésuites, devenus maîtres de l’Église. « Incroyable était leur pouvoir sur les croyants et l'Église tout entière se trouvait entre leurs mains. » Il insiste aussi sur le développement des congrégations dans l’enseignement. Elles veulent s’en emparer et arrêter ainsi les idées libératrices. « Le clergé séculier, aux ordres de Rome, put, sans risques ni péril, mener la contre-révolution, de concert avec le clergé régulier. » Le clergé parvient encore à détourner la révolution de 1848. Sa puissance est si grande qu’elle a même préparé le coup d’État de Napoléon III. Naturellement, l’effort de reconquête se poursuit sous le Second Empire. Il est si important que « la troisième République est réduite à étayer l'édifice politique de la Révolution sapé, durant près d'un siècle, par ses pires ennemis. » Car, rajoute-t-il, « le labeur est immense, car les crimes commis contre la liberté sont innombrables. »

De 1870 à 1905 : vers le principe de séparation

La difficulté vient aussi de Rome où Pie IX veut restaurer la théocratie. « L'Église, il se l'était promis, devait dépasser en omnipotence, en absolutisme, en intransigeance, tout ce que les papes du moyen âge avaient pu rêver. » Son attitude dans la question italienne ainsi que la déclaration du dogme de l’infaillibilité pontificale « accusaient plus profondément le divorce moral entre l'État laïque et l'Église. » Mieux encore. L’encyclique Quanta cura et le Syllabus le démontrent encore davantage. « Le 8 décembre 1864, l'encyclique Quanta cura apprit au monde la rupture complète du droit laïque et des principes théocratiques, la déclaration de guerre ouverte, sans trêve ni merci, que le pape adressait aux gouvernements qui refusent de se soumettre à sa puissance temporelle et spirituelle. » Le rapport constate que les cardinaux et les évêques ont donné un pouvoir absolu au pape. Le premier concile de Vatican fait aussi l’objet d’une vive dénonciation. Il est présenté comme un « coup d’état religieux ». Le rapport y voit comme une dénonciation implicite du concordat de 1801. « Il paraît indiscutable que la séparation de l'Église d'avec l'État laïque était une volonté expresse du Saint-Siège; mais c'était une séparation morale ». Le dogme de l’infaillibilité pontificale provoque en outre un tel changement dans l’environnement qu’il le rend caduque. « L'ère des pactes est définitivement close. »

Pourtant, dans l’Église, naisse et se développe l’idée d’une séparation avec l’État et donc d’une dénonciation du concordat. Le rapport revient longuement sur Lamennais. Il y voit une solution aux difficultés induites par le concordat. Il nous informe que le bas clergé est disposé à admettre un « retour aux doctrines de la primitive Église et à l’Évangile ». Mais cette idée fait l’objet d’obstacle et de refus de la part du haut clergé, partisan de la politique de reconquête de la société civile pour mieux détrôner l’État. « Ses visées n’avaient pas cessé d’être la conquête intégrale du pouvoir spirituel par l’enseignement et la soumission absolue de la France à l’ultramontanisme ». Le rapport donne l’exemple de la loi Falloux[6].

Enfin, le rapport constate la séparation de plus en plus grande entre l’Église et le monde contemporain. « À mesure que la démocratie se développera dans notre pays, à mesure que les esprits s'éveilleront plus nombreux aux vérités scientifiques, apparaîtra plus profond l'abîme qui sépare le catholicisme romain de la civilisation moderne. Des lois seront édictées pour dégager progressivement les intelligences enfantines de l'obscurité du dogme. » Cela ne peut que générer de nombreuses luttes et crises.  Le rapport dénonce l’intervention de plus en plus grande du clergé dans la politique pour imposer la « politique du Syllabus » au détriment de la tranquillité religieuse.



Ainsi, le rapport constate que le concordat n’a empêché ni la paix religieuse ni le maintien de la souveraineté nationale face à l’Église, qui veut toujours mener une politique théocratique. Au contraire, peu soucieuse de le respecter et le violant à nombreuses reprises, elle a retrouvé son influence et sa puissance. Les circonstances ont aussi changé au point que le concordat demeure désormais caduc. L’État a dû intervenir et imposer de nouvelles lois. Le rapport se félicite alors de l’œuvre accomplie depuis 1873 dans l’enseignement et à l’encontre des congrégations sous Jules Ferry, Waldeck-Rousseau et sous Combes. Le rapport nous informe que le clergé manifeste un esprit de révolte et que des incidents se produisent. Une telle situation conduit naturellement à la question de la séparation de l’Église et de l’État. En 1905, la majorité de la Chambre est favorable au principe.

Les chapitres consacrés au culte catholique se terminent par le budget du culte, même si déjà à deux reprises, notamment au début du rapport, il l’a longuement décrit. Le rapport constate une nette augmentation des sommes allouées jusqu’en 1875. Il passe en effet de 21 millions de francs à 53 millions environs pour ensuite de fixer à 45 millions. Initialement, il était de 14 millions. Cette hausse s’explique par une augmentation des traitements du clergé et par de nouvelles charges incompatibles avec le concordat. En clair, selon le rapport, comblée de faveurs, l’Église s’enrichit au détriment de l’État.

Conclusions

En guise de conclusion, Aristide Briand revient sur l’œuvre de la IIIe République. « Depuis l'avènement de la troisième République les hommes d'État qui se sont succédé au pouvoir ont persisté dans la poursuite de cette chimère : asservir à leurs desseins la puissance politique de l'Église. » L’arme dont elle disposait et sur laquelle elle reposait tous ses espoirs, c’est-à-dire le concordat de 1801, s’est en effet avérée caduque en raison de son inefficacité face « aux tentatives d’insubordination du clergé français ». « Si la République a vécu, si elle a progressé, c'est malgré l'Église, contre ses efforts et grâce à l'indifférence religieuse qui, croissant de jour en jour, a fini par rendre ce pays impénétrable aux excitations du clergé. » En outre, le concordat a rapidement été remis en cause par des événements venant de Rome, c’est-à-dire « par deux ou trois accès d’absolutisme » de Pie X. Le rapport finit alors par conclure que, « devant le fait accompli, il fallait bien s'incliner. Le régime concordataire étant aboli, il ne restait plus qu'une issue à une situation devenue intenable : la séparation. » Il est donc nécessaire, et la chose est pressante, de la mettre en pratique.




Notes et références
[1] Aristide Briand, dans « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Jean-Paul Scot, Chap. 9
[2] Ferdinand Buisson.
[3] Les vice-présidents et secrétaire sont socialistes ou radicaux-socialistes.
[4] Le bloc de gauche comprend 9 radicaux-socialistes, 7 socialiste et 1 de l’Union démocratique.
[5] Aristide Briand, La séparation des Églises et de l'État, Rapport fait au nom de la commission de la commission de la Chambre des députés, suivi des pièces annexes, 1905, Gallica.
[6] Voir Émeraude, septembre 2019, article « Laïcité : la mise en place de l'État laïque ».

samedi 14 septembre 2019

Laïcité : la mise en place de l'État laïque

« Notre âme est pleine d’une douloureuse sollicitude et notre cœur se remplit d’angoisse quand notre pensée s’arrête sur vous. »[1] C’est par ses mots que Saint Pie X exprime ses inquiétudes et ses craintes aux archevêques et évêques de France, au clergé et au peuple français devant l’événement grave qui s’est produit dans leur pays, un « événement des plus graves sans doute que celui-là ; événement que tous les bons esprits doivent déplorer ». Ce drame est la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Elle est l’objet de son désarroi tant elle est « aussi funeste à la société civile et qu’à la religion ».

Comme Saint Pie X le déclare dans son encyclique, cet événement ne peut surprendre personne. Elle « n’est ni une nouveauté, ni une surprise » pour ceux qui sont témoins de ces « coups si nombreux et si redoutables tour à tour portés par l’autorité publique à la religion ». Elle n’est qu’une suite logique d’une série de mesures qui se sont abattues sur elle, mesures qui « peu à peu séparaient de fait l’Église de l’État ».

La loi de 1905 résulte donc d’une série d’autres textes législatifs qui, tous, conduisent à la mise en place d’un État laïque. « Clé de voûte de la laïcité », elle conforte et finalise la mise en place d’un nouveau régime, un nouveau rapport entre l’Église et l’État. Après plus d’un siècle d’existence, elle paraît renfermer les principes même de notre nation. Cependant, aujourd’hui, elle ne peut guère être comprise, comme les réactions qu’elle provoque encore, sans revenir aux textes et aux mesures qui la précèdent et dont elle est une sorte de conclusion. Comme nous l’avons pu le constater dans notre article précédent[2], elle contient bien des difficultés et des contradictions. Mais au-delà du texte, elle porte des valeurs que l’homme contemporain risque de ne pas saisir s’il ne revient pas à ce passé. Le chrétien risque aussi de croire que le régime qu’elle a institué est un régime normal, sans danger ni difficulté, et donc un régime acceptable. Comment pourrait-il alors comprendre aujourd’hui les angoisses et les sollicitudes de Saint Pie X ? Comprendra-t-il tous le sens de la résistance et du combat de l’Église pour réduire les effets néfastes d’une telle loi ?

L’œuvre de la révolution

Pillage d'une église en 1793 
Huile sur toile, Victor Henri Juglar (v. 1885)
  Musée de la Révolution française
La loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État n’est pas une loi isolée. Comme nous l’avons évoqué, elle met fin au concordat de 1801 qu’ont signé Napoléon Bonaparte et le pape Saint Pie V pour mettre fin au désordre religieux et à la division de l’Église en France, à toutes les conséquences tragiques et désastreux des mesures révolutionnaires[3].

Par la constitution civile du clergé de 1790, l’assemblée nationale a voulu constituer une Église nationale, soumise à l’État et aux lois de la république en voulant l’ériger comme une véritable administration, avec des évêques et des prêtres à sa solde. De manière unilatérale, sans aucune concertation avec les autorités ecclésiastiques, reniant l’autorité du pape, les députés lui ont imposé une nouvelle organisation, une nouvelle direction à l’Église, croyant pouvoir faire et défaire la religion à leur gré, croyant qu’une loi suffise pour qu’elle se transforme selon leur convenance. Il suffit d’un vote pour que tout se plie à leur volonté. Mais elle a été un échec. Pire. Elle est devenue une calamité. Comment l’Église aurait-elle pu accepter un tel abus de pouvoir, un tel dictat, sans se défendre et rappeler ce qu’elle est ? Fort de leurs prétentions et de leurs nouveaux pouvoirs, aveuglés par leurs passions et leur idéologie, les politiques ont voulu imposer leur volonté par la force, la violence et le sang, initiant ainsi les persécutions des temps modernes. Que de crimes et de sang versés ! Le concordat de 1801 a ainsi mis fin à cette tragédie odieuse et terrifiante…

La confusion des pouvoirs temporel et religieux

Tout a débuté par la suppression de la dîme et la mise à disposition des biens ecclésiastiques à la nation, c’est-à-dire par la suppression des revenus de l’Église en France en échange d’une compensation financière. L’appropriation de ses richesses et de ses biens ont ainsi rendu illusoire l’autonomie de l’Église et l’a rendue dépendante de l’État. Il est vrai que de nombreuses querelles religieuses ont émaillé l’ancien régime. Il est vrai aussi que les autorités temporelles sont souvent intervenues dans les affaires ecclésiastiques et dans l’organisation de l’État, conduisant parfois à des conflits avec l’Église, frisant parfois la rupture. Fort d’un gallicanisme de plus en plus radical, le politique a cherché à s’imposer dans le religieux, à l’encadrer, à le réduire. Néanmoins, au temps de la révolution, l’État n’a jamais été aussi dominateur et oppresseur. Il en vient à se substituer à l’Église, ne craignant plus la séparation avec Rome et le schisme contrairement aux autorités de l’Ancien Régime. Rompant avec cette politique odieuse, le concordat de 1801 met en place un nouvel équilibre des pouvoirs. Il est aussi suffisamment souple pour qu’il se maintienne en dépit des changements de régimes. Il met enfin un terme à la révolution religieuse au sein même de l’Église.

Le concordat est une convention destinée à rétablir des rapports entre l’Église et l’État indispensable pour le retour de la tranquillité religieuse et donc de l’ordre. Mais il ne traite pas des points qui présentent de réelles difficultés, notamment l’enseignement et la vie des congrégations religieuses. Or, ce sont précisément là que se situe le véritable combat au XIXe et début XXe siècle.

Cependant, sans aucune concertation et pour complaire les députés encore gallicans, Napoléon joint au concordat des articles dits organiques qui permettent à l’État de surveiller et de contrôler l’Église. Les fameux quatre articles de Bossuet[4] sont ainsi remis en honneur. Les régimes qui succèdent au premier empire en usent lorsqu’ils veulent réduire le pouvoir pontifical.

Néanmoins, peu à peu, l’Église renaît en France et reprend de la vigueur, notamment par les congrégations religieuses nouvellement fondées et par les missions.

Le lourd héritage de la révolution

Mais la révolution poursuit son ouvrage. Le XIXe siècle est fortement marqué de son empreinte et des bouleversements qu’elle a occasionnés. Elle a rompu bien des équilibres dans la société. Le temps est ainsi marqué par une forte instabilité politique. En un siècle, la France a connu bien des régimes et des formes de gouvernement : la monarchie parlementaire sous la Restauration (1814-1821), la monarchie libérale sous la Monarchie de Juillet (1821-1848), la Seconde République (1848-1852), le Second Empire (1852-1870) et enfin la Troisième République. Deux révolutions, un coup d'état....Tout cela en un siècle ! Plusieurs forces se disputent le pouvoir : les royalistes, attachés à un régime qu’ils souhaitent faire revivre ; les conservateurs, préoccupé de maintenir l’ordre ; les libéraux, soucieux de faire évoluer la société et les esprits, avec calme et patience ; les révolutionnaires, encore portés par des discours enflammés et bâtisseurs de rêves. Et dans chaque camps, des opportunistes, des affairistes, des ambitieux, cherchant à rester debout dans les tempêtes, à consolider leurs pouvoirs, à s’élever sur les ruines. La révolution poursuit son ouvrage…

Si le concordat semble avoir éteint la tourmente religieuse, calmant les esprits et renouant les relations, les cendres restent encore toutes brûlantes, prêtes à tout moment à enflammer les passions tant la religion est au cœur des débats. La question religieuse est en effet au centre des principales préoccupations et des programmes politiques. Dès la restauration de la monarchie, des mouvements s’affirment selon leurs positions religieuses. Nous pouvons citer les ultramontains, favorables à la primauté pontificale, les néo-gallicans, qui défendent encore le gallicanisme royal, les libéraux, sans oublier les antireligieux. Leur importance politique et les alliances qu’ils peuvent nouer conditionnent la politique de l’État à l’égard de l’Église. Les domaines politiques et religieuses n’ont jamais été aussi mêlés et confondus…

Une alliance fragile et dangereuse au temps de la Restauration

Inauguration du monument
à la mémoire de Louis XVIII par Charles X 
Place de la Concorde
BEAUME Joseph (1796 - 1885)
© Photo RMN-Grand Palais - F. Raux
Le temps de la Restauration est d’abord fortement marqué par un mouvement de réaction tant politique que religieux contre la législation révolutionnaire. Elle s’appuie naturellement sur une des victimes de la révolution, sur l’Église. Elle favorise ainsi sa renaissance, apportant de notables modifications au concordat, lui accordant une plus grande liberté, notamment à l’égard des congrégations religieuses. Elle apporte aussi une nouveauté : le catholicisme est reconnu comme religion d’État. Le traitement du clergé et le budget du clergé sont augmentés. Le repos du dimanche est prescrit. Le divorce est abrogé. Le début du règne de Charles X (1824-1830) renforce encore les mesures en faveur de l’Église. Une loi contre le sacrilège est ainsi votée en 1825. Elle punit sévèrement le vol des vases sacrés dans les églises et la profanation de la sainte communion, mettant ainsi la force publique au service de l’Église pour la protéger contre toute forme de vandalisme. En 1826, l’enseignement des quatre articles est finalement abandonné. Cette politique associée au concordat a alors pour conséquence d’associer étroitement l’Église à la monarchie au point que, dans les esprits, l’une ne peut être séparée de l’autre. Telle est aussi les effets du régime concordataire. Attaquer l’une revient inévitablement à frapper l’autre…

À la fin de la Restauration, les derniers gallicans et les libéraux s’allient pour remettre en cause le rôle de l’Église dans l’État et la société. Face à leurs protestations savamment menées, notamment au travers de campagnes de presse, le gouvernement finit lui-même par affaiblir l’influence de l’Église. Il fait notamment voter des ordonnances qui restreignent l’enseignement fourni par les congrégations religieuses. En juin 1828, tout membre d’une congrégation non autorisée est interdit d’enseignement. On fait ainsi revivre une ancienne loi révolutionnaire. Dans une seconde ordonnance, le nombre d’élèves dans les écoles secondaires tenus par les évêques est réduit dans le but avoué de renforcer le monopole universitaire voulu par Napoléon. Il est aussi décidé que les directeurs doivent désormais être agréés par le roi sur proposition des évêques. L’État reprend ainsi la main sur la direction de l’enseignement. Mais cela ne suffit guère à apaiser les esprits. Au contraire, ces mesures encouragent d’autres menées, d’autres campagnes plus audacieuses.

La maladresse du pouvoir finit par conduire à sa chute. Une vive réaction antilibérale génère en effet une révolution qui non seulement fait sombrer le trône mais fait aussi revivre la tourmente anticléricale sur la France. La fin douloureuse de la Restauration touche en effet violemment l’Église. Ses anciennes plaies s’ouvrent, de nouvelles blessures accroissent ses souffrances. Elle revit les jours sombres de la révolution.

Le combat autour de la liberté d’enseignement sous la Monarchie de Juillet

Sous la Monarchie de Juillet, le catholicisme redevient la religion de la majorité des Français. La notion de religion d’État est définitivement abandonnée. La principale question religieuse porte sur la liberté de l’enseignement. Là résident tous les enjeux de la société. Là se concentrent aussi toutes les forces. Les catholiques mènent tous leurs efforts dans ce combat pour être plus libre. Ils tentent en effet de modifier les lois qui assurent à l’État le monopole de l’enseignement. Ils mettent donc la pression sur le gouvernement. Par la loi du 28 juin 1833, dit loi de Guizot, le monopole de l’enseignement primaire est supprimé. La libre concurrence est proclamée. Une nouvelle campagne se concentre désormais sur l’enseignement secondaire. Cela soulève de la part des universitaires et de leurs partisans une violente réaction contre le christianisme. Ils font ainsi renaître l’opposition entre le christianisme et le progrès. Un projet gouvernemental, qui propose la liberté de l’enseignement secondaire sous le contrôle universitaire, provoque une vive protestation de la part des évêques et des catholiques partisans de la liberté d’enseignement. Il unit ainsi les volontés et apaisent les divisions au sein de l’Église. Mais en dépit de leur union, elle ne réussit pas à obtenir la liberté de l’enseignement. Néanmoins, elle a gagné une bataille, elle a gagné des cœurs. Lors de la révolution de 1848, elle n’est pas inquiétée.

Une politique d’abord favorable sous le Second Empire

Comte Alfred de Falloux du Coudray
1811-1886
Ministre de l'Instruction publique 
(1848-1849)
En arrivant légitimement au pouvoir par la révolution, Louis-Napoléon comprend que rien ne peut être durable sans ordre. En outre, de nombreux intérêts ont été menacés durant les journées révolutionnaires. Ainsi le président veut s’appuyer sur le parti de l’ordre, un parti qui rassemble royalistes et conservateurs afin de s’opposer au péril socialiste. En outre, des monarchistes indifférents aux questions religieuses ou adversaires de l’Église comprennent aussi le danger que représentent les idéologies antireligieuses. Le gouvernement favorise donc le parti catholique et cherche à répondre à ses attentes.

Une loi marque le début de la seconde république, celle du 15 mars 1854, plus connue sous le nom de loi Falloux. Elle autorise les écoles privées d’enseignement primaire. Elle prescrit l’enseignement de la religion et attribue aux ministres des différents cultes sa surveillance ainsi que la direction morale de l’école. La loi met aussi fin au monopole de l’enseignement secondaire en accordant à tout citoyen la faculté de fonder des établissements libres d’enseignement secondaire. Les congrégations peuvent donc enseigner en toute liberté. Néanmoins, son budget ainsi que la collation des grades restent dans les mains de l’université. En outre, les fonctionnaires chargés de l’inspection des établissements publics et privés doivent être recrutés parmi les membres de l’université. Enfin, au niveau de la direction, deux conseils sont créés : le conseil académique dans lequel une place est réservée à l’évêque et le conseil supérieur de l’Instruction publique qui doit désormais comprendre des « notabilités sociales », dont des évêques mais aussi des conseillers d’état, des commerçants, des industriels, chargés d’exprimer les vœux des familles en matière d’enseignement.

Au début du second empire, le gouvernement continue de s’appuyer sur les catholiques et mène toujours une politique favorable à l’Église. Les évêques jouissent d’une grande liberté et peuvent réunir des conciles. Des églises peuvent être construites ou rénovées grâces au soutien de l’État. C’est un temps de prospérité pour l’Église.

Mais à partir de 1859, la politique impériale menée en Italie, favorable à l’unité italienne au détriment des États pontificaux, déclenche l’opposition du parti catholique. La ville éternelle est enlevée au pape. Napoléon III se tourne alors contre l’Église tout en s’appuyant sur les adversaires du pape, c’est-à-dire les libéraux. Les articles organiques[5] sont remis en vigueur. En outre, la politique autoritaire de l’empire divise les catholiques. Alors que certains s’opposent au régime au nom des libertés politiques, d’autres maintiennent leur appui.

La laïcisation de l’enseignement sous la IIIe République

Jules Ferry (1832-1893)
Ministre de l'instruction publique
(1879-1893)
Le Second Empire laisse à son tour sa place à la IIIe République. Les premières années de la troisième république, dominée par les monarchistes, sont encore favorables à l’Église. Sous la présidence de Mac-Mahon, une loi étend la liberté de l’enseignement supérieur en 1875. La collation des grades est désormais remise à un jury mixte, formé de professeurs des Facultés de l’État et des Facultés mixtes. L’assemblée nationale vote une loi d’expropriation permettant la construction du Sacré-Cœur. Les aumôneries militaires sont créées. Néanmoins, la question romaine fragilise le gouvernement. Le triomphe des républicains aux élections à la suite de la dissolution de la chambre conduit à la démission de Mac-Mahon en janvier 1879 et finalement ouvre la voie à une nouvelle politique religieuse dont le leitmotiv est résumé par une parole fameuse : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », que prononce Gambetta au cours de la campagne électorale. Il ne cache pas son objectif. « Nous voulons que l’État nous ressemble, que la France soit la nation laïque par excellence… Nous continuons l’œuvre de nos pères, la révolution française préparée par les hommes de la France de la raison, du libre examen. »[6]

À partir de 1880, plusieurs lois s’abattent en effet sur l’Église. La principale cible demeure  l’enseignement. L’État exclue les autorités ecclésiastiques au conseil supérieur de l’instruction publique au profit des seuls fonctionnaires (loi du 27 février 1880). Il supprime aussi le droit d’inspection, de surveillance et de direction aux ministres de culte (loi du 28 mars 1882). La liberté de l’enseignement est ensuite remise en cause. La loi du 18 mars 1880 retire toutes les garanties accordées aux établissements privés d’enseignement supérieur fixées par la loi de 1875. La collation des grades est de nouveau le monopole des facultés de l’État. Les examens ne peuvent être subis que devant elles. Les établissements libres d’enseignement supérieur ne peuvent plus prendre le titre d’universités. Le gouvernement réduit le soutien de l’État à l’attention de l’enseignement privé. Les établissements privés ne peuvent être reconnus d’utilité publique qu’en vertu d’une loi, ce qui leur interdit toute subvention de l’État sans l’accord des députés.

L’État encadre davantage le personnel d’enseignement. La loi du 16 juin 1881 remet en vigueur l’obligation pour tous d’acquérir le brevet de capacité, supprimant ainsi les différentes exceptions créés par la loi Falloux ou encore les dispenses. L’État crée des écoles normales en charge de la formation des enseignants de l’école primaire, « véritables séminaire laïc ».

L’État s’attaque aussi au contenu de l’enseignement. La loi du 28 mars 1882 sur l’instruction publique obligatoire, dite aussi loi Jules Ferry, supprime l’« instruction de la morale religieuse » au profit d’une « instruction morale et civique »[7]. La loi réserve un jour par semaine pour l’enseignement éventuel du catéchisme.

L’organisation de l’enseignement primaire fait l’objet de la loi du 30 octobre 1886, dit loi Goblet. Elle définit deux types d’établissements d’enseignement primaire. Ils peuvent « être publics, c’est-à-dire fondés par l’État, les départements ou les communes ; ou privés entretenus par des particuliers ou des associations » (article 2). « Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque » (article 17). Les instituteurs et institutrices publics ne peuvent non plus exercer des emplois rémunéré ou gratuits dans les services des cultes. Au niveau de l’enseignement privé, les méthodes, les programmes et les livres d’instruction sont libres. « Aucune école privée ne peut recevoir, sans l’autorisation du conseil départemental, d’enfants des deux sexes, s’il existe, au même lieu, une école publique ou privée spéciale aux filles » (article 36). L’ouverture d’une école privée peut faire l’objet d’opposition par l’inspecteur d’académie, dans l’intérêt des bonnes mœurs ou de l’hygiène. Les écoles publiques et privées peuvent être contrôlées par l’inspection académique. « L’inspection des écoles privées porte sur la moralité, l’hygiène, la salubrité et sur l’exécution des obligations imposées à ces écoles par la loi du 28 mars 1882 » (article 9).

Ainsi, peu à peu, de manière méthodique et cohérente, le gouvernement retire à l’Église le droit et la capacité d’enseigner ainsi que de fonder des établissements d’enseignement. Des lois lui retirent tout rôle dans la direction de l’enseignement, imposent des contraintes à l’exercice des enseignants, limitant ainsi leur nombre et la capacité même d’enseigner, accroissent la surveillance de l’État, etc. Le principal secteur touché est l’école secondaire. Enfin, l’enseignement du religieux est banni. En clair, non seulement, la liberté de l’enseignement est fortement réduite mais aussi l’enseignement se « laïcise » dans son contenu, dans son personnel et dans son organisation

Le combat contre les congrégations

L’enseignement n’est pas le seul lieu concerné par des mesures portées à l’encontre de l’Église. L’État s’attaque aussi aux congrégations religieuses. Deux décrets[8] datés du 29 mars 1880 obligent la dissolution et l’expulsion de la compagnie de Jésus, et exigent que les congrégations déposent leurs statuts et demandent l’autorisation, faute de quoi elles seraient expulsées.

L’arrivée des radicaux au pouvoir en 1898 ravive la politique antireligieuse dont les attaques se concentrent d’abord sur les congrégations religieuses. La loi de 1901 relative aux associations autorise à toute association même religieuse la faculté de se former librement, sans autorisation ni déclaration sauf pour les congrégations religieuses qui doivent solliciter une autorisation législative. La demande doit être faite dans les trois mois qui suivent la promulgation de la loi, faute de quoi les congrégations non autorisées seront déclarées illicites et leurs membres coupables de délit. Pour créer un nouvel établissement, un simple décret suffit. Il existe 753 congrégations non autorisées…

Or après les élections de 1902, le chef de gouvernement est Émile Combes, un anticlérical convaincu. La loi de 1901 est appliquée brutalement et sommairement. Les demandes d’autorisation des congrégations vouées à l’enseignement et à la prédication sont rejetées en bloc et sans examen. En 1904, même celles qui ont déjà été autorisées avant la loi de 1901 sont supprimées ! Seules les congrégations charitables antérieures à la loi sont autorisées. Cela concerne 3 040 prédicateurs et 15 964 religieux enseignants. Mais l’existence des congrégations et établissements autorisés est désormais fragile. Elle dépend désormais d’un simple décret. Notons que la suppression de tant d’établissements est une belle aubaine pour les liquidateurs et les avocats. Leurs biens font en effet l’objet d’un véritable pillage de leur part au point que l’État n’en a guère profité, déclenchant un véritable scandale.

L’État entreprend une « laïcisation » de nombreux secteurs : exclusion des prêtres des bureaux de bienfaisance, des religieux dans les hôpitaux, suppression des aumôneries militaires, interdiction des processions dans les villes, enlèvement de tout signe religieux des prétoires et des écoles, etc. En outre, il oblige désormais les séminaristes et les clercs au service militaire. Enfin, le divorce est réintroduit par la loi Naquet du 31 mars 1880. L’État déchristianise la société…

Conclusions

Saint Pie X (1835-1914)
Pape en 1903
Après un temps de reconstruction et de renaissance, l’Église a fait l’objet d’une série de mesures destinées à lui retirer ses pouvoirs et son influence dans la société, en particulier dans l’enseignement et auprès des congrégations religieuses. Renouant avec la révolution, l’État s’est montré un adversaire tenace et redoutable, n’hésitant pas à se comporter de manière brutale à l’encontre des autorités ecclésiastiques et des fidèles. C’est un temps où il n’était guère bon d’être catholique, un temps de déchristianisation. C’est par l’intolérance et l’expropriation, sous couvert de la loi, que s’est imposé un régime laïque. Pourtant, aujourd’hui, les discours vantent la laïcité comme le garant de la neutralité publique en matière religieuse, une neutralité finalement bâtie par la persécution, l’expropriation et l’intolérance

Les partis partageant le pouvoir n’agissent pas de manière irréfléchie. Leur stratégie est claire. Après la laïcisation de l’enseignement et l’exclusion des congrégations religieuses, il s’attaque désormais à la vie publique de l’Église. Le concordat de 1801, traité de compromis, n’a plus lieu d’être. Ce n’est même pas la peine de l’abroger. La loi de 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État est l’aboutissement d’une série de mesures dirigées contre l’Église. Elle conclut vingt-cinq ans de combat contre l’Église et la vie des chrétiens. Progressivement, l’Église et les catholiques se sont vus affligés des lois et décrets qui leur ont retiré bien des libertés. « Les lois sur la séparation des Églises et de l’État, sur les biens ecclésiastiques, sur les congrégations religieuses, dans celles de leurs disposition qui mettent hors du droit commun les biens ou les personnes ecclésiastiques, sont manifestement contraires aux principes de la liberté individuelle, de la liberté de conscience et des cultes, de la liberté d’enseignement et de l’égalité devant la loi. »[9]

Depuis un quart de siècle, l’État impose sa loi à l’Église et lui dicte sa volonté. C’est donc un temps d’angoisse pour les fidèles. Au-delà des lois discriminatoires, nous ne devons pas oublier le drame des catholiques qui, méprisés, sont victimes d’une idéologie, maîtresse de tous les pouvoirs. Saint Pie X ne l’ignore pas. Il en souffre. Il ne méconnaît pas non plus tout l’enjeu du combat. Mais il sait aussi que toute persécution est salutaire. Une nouvelle aventure commence pour l’Église en France…


Notes et références
[1] Saint Pie X, Lettre encyclique Vehementer nos, w2.vatican.va.
[2] Émeraude, septembre 2019, article « Laïcité : la loi de séparation des Églises et de l'État ».
[3] Émeraude, juillet 2019, article « La constitution civile du clergé : division et persécution de l'Église ».
[4] Voir Émeraude, mai 2019, article « XVIIe-XVIIIe siècle : l'Église face à la volonté hégémonique de la puissance temporelle ».
[5] Voire Émeraude, août 2019, article « Le Concordat de 1801 ».
[6] Gambetta, dans 1789, Recueil des textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours, J. Lechat, J. Bersani, D. Borne, A. Monchablon, centre national de documentation pédagogique, 1989 dans La laïcité ou l’histoire mouvementée d’un concept français, Daniel Moatti, Pyramides, 8, 2004.
[7] Loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire, article 1.
[8] Ces décrets sont une reprise plus sévère de l’article 7 d’un projet de loi rejeté par le Sénat. Cet article interdisait l’enseignement aux congrégations non autorisées.
[9] André Hauriou, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, 1975, dans Quand les catholiques étaient hors la loi, Jean Sévillia, Perrin, 2005.