" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 21 juin 2019

La constitution civile du clergé : l'Église sous le joug de l'État

À la fin de XVIIIe siècle, une tempête extraordinaire s’abat sur le royaume de France, une tempête si violente qu’en peu de temps, elle le fera disparaître. Elle durera de nombreuses et longues années jusqu’à atteindre les rudes plaines de Russie. Avec la même puissance, elle ravagera l’Europe, apportant souffrances et cruautés dans d’innombrables chaumières, forgeant ainsi les XIXe et XXe siècles, siècles de guerre et terreur. Aujourd’hui  encore, notre société en est tributaire…

Pourtant, dans une naïveté insoutenable, le 14 juillet 1790, la foule est en liesse à Paris, sur le Champ de Mars. Personne ne soupçonne peut-être la tempête qui emportera les royaumes. Leurs jours sont pourtant comptés. Les évêques et les prêtres prévoient-ils le malheur qui bientôt fera couler le sang de nombreux martyrs sur cette terre chrétienne ? Qui imagine en ce jour de la fête de la Fédération qu’une intolérable persécution s’abattra sur l’Église ? Désillusion terrible, insouciance sans nom, imprudence condamnable…

Ce qui a été d’abord une question financière puis sociale devient en une année une question religieuse. L’Église va en effet connaître une terrible épreuve. Cette épreuve a un nom, un visage, un texte : la constitution civile du clergé. Le décret est signé hâtivement le 12 juillet 1790, un an à peine après la prise de la Bastille et deux jours avant la Fête de la Fédération. Ce décret est la cause d’une profonde déchirure et d’immenses douleurs.

Aujourd’hui, avec le recul que nous donne l’histoire, toute cette tragédie nous apparaît cohérente, terriblement cohérente. Comment pourrait-on renverser l’édifice ancien sans toucher à la religion qui lui est intimement liée ? Rien de surprenant dans ce décret lorsque nous étudions en effet les événements et les doctrines qui le précèdent. La constitution civile est un aboutissement. Elle n’est pas une surprise de l’histoire…

La constitution civile du clergé, une œuvre inévitable

Il est vraisemblable que la constitution civile du clergé n’ait pas été prévue comme bien d’autres événements de la révolution mais elle paraît inéluctable dès le début de la révolution. Suivons en effet quelques actes de ce drame.

Le 4 août 1789, l’assemblée constituante[1] proclame la suppression des privilèges[2]. La mesure ne touche pas uniquement les nobles et les villes, elle touche aussi les clercs. Elle défend l’égalité de tous devant la loi. Les membres du clergé ne peuvent donc plus revendiquer le moindre privilège ou immunités ainsi que leur état de clerc, d’évêque ou de prêtre. Ils sont « citoyens » comme tout autre. C’est déjà une révolution, lourde de conséquences. La proclamation devient effective le 11 août[3]. En ce jour, l’assemblée supprime la dîme, principale revenue de l’Église et de son clergé, et d’autres impôts comme les annates. Le procès-verbal précise alors qu’il faudra « aviser aux moyens de subvenir à la dépense du Culte divin, à l'entretien des ministres des autels, au soulagement des pauvres, aux réparations et reconstructions des églises et presbytères et à tous les établissements, séminaires, écoles, collèges, hôpitaux, communautés et autres, à l'entretien desquels elles sont actuellement affectées. »[4] Le 2 novembre 1789, sur proposition de Mgr Talleyrand, « les biens du clergé sont mis à la disposition de la nation ; à charge pour celle-ci de pourvoir aux nécessités de culte ».

Le principal problème que doit en effet régler l’assemblée et qui mine le royaume depuis très  longtemps est d’ordre financier. Il a besoin d’argent s’il ne veut pas connaître la banqueroute. La suppression des dîmes et des annates, et la mise à disposition des biens de l’Église à l’État, sont-elles proposées et acceptés dans un élan de mouvement généreux qui souffle sur l’assemblée ? Qui pourrait le croire ?

En un instant, toute la richesse matérielle de l’Église de France est dissipée, richesse destinée à financer ses actions, ses missions et bien-sûr tous ses membres. Osons rappeler qu’une partie de cette richesse proviennent de dons des fidèles pour des intentions particulières. Appartiennent-ils vraiment à ces clercs qui n’ont aucun mandat ? Rappelons en effet que les députés n’ont aucun mandat représentatif. Ils sont là à l’origine pour être des portes paroles de leur baillage ou de leur sénéchaussée, munis des cahiers de doléance. Seule l’assemblée du clergé, voire un concile national, peuvent prétendre prendre une telle décision. Qu’importe ! En un mot, ils donnent tout à l’État. Les biens de l’Église sont donc nationalisés pour être ensuite vendus. Plus tard, le clergé n’aura même plus l’administration de ses biens. Les acquéreurs n’auront pas affaire à lui. Ne doutons pas qu’ils seront alors d’âpres défenseurs de la révolution !

Cet acte de générosité a cependant une limite. Car l’Église doit encore vivre et poursuivre ses œuvres.  La nation se charge alors d’assumer ses charges financières de l’Église. Elle finance le culte et salarie les membres du clergé, devenant ainsi des salariés de l’État, c’est-à-dire des fonctionnaires. Leur fonction est désormais assumée par l’État. Mais leur statut de fonctionnaire passera-t-il avant leur état de clerc ?...

Toutefois, en finançant l’Église, l’État a désormais un droit de regard sur l’organisation du clergé et sur le choix des clercs. Ainsi, se donne-t-il le droit d’ériger des règles. Comme une constitution doit régir la nation – tel est l’objectif premier de l’assemblée constituante -, le clergé doit aussi avoir la sienne. Et comme la constitution de la nation est une loi fondamentale au-dessus du roi, celle du clergé doit son tour être au-dessus de l’Église elle-même ! En un mot, l’État se donne des pouvoirs pour régir l’Église de France, soumise désormais à la loi.

L’Église soumise au despotisme de l’assemblée nationale

L’esprit qui règne dans l’assemblée constituante influence sans aucun doute les travaux qui ont conduit à la constitution civile du clergé. Quelques jours avant la nationalisation des biens ecclésiastiques, de sa propre initiative et sans aucune relation avec la papauté, l’assemblée fait disparaître des ordres et congrégations religieux à vœux solennels, le 13 février 1790, à l’exception des communautés vouées à l’éducation publique et purement charitables. Ainsi disparaissent les Carmes, les Bénédictins, les chanoines réguliers, etc. Seule compte finalement leur utilité envers la nation. Selon Barnave, « il suffit que l’existence des moines soit incompatible avec les droits de l’homme, avec les besoins de la société, nuisible à la religion, et inutile à tous les autres objets auxquels on a voulu la consacrer » pour décider leur suppression. Puis, rajoute-t-il, « les ordres religieux sont […] incompatibles avec l’ordre social et le bonheur public ; vous devez les détruire sans restriction. »[5]

Lors de la suppression de la dîme, les députés ont longuement discuté sur son rachat. Selon l’abbé Sieyès, elle est une véritable propriété de l’Église et donc sa disparition mérite indemnité mais Mirabeau soutient qu’elle n’existe qu’en fonction du service public dont l’Église est chargée. La nation peut donc la supprimer sans indemnité. De même, Mgr Talleyrand justifie la nationalisation des biens ecclésiastiques en soulignant l’utilité sociale de l’Église. « Le clergé n’est pas un propriétaire à l’instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit et dont il ne peut disposer ont été donnés non pour l’intérêt des personnes, mais pour le service des fonctions. »[6] La seule difficile réside dans le bénéficiaire de ces fonctions. Le bénéficiaire n’est pas l’État mais des communautés et des fidèles, morts ou vivants.

Pouvons-nous être surpris d’un tel abus de pouvoir ? Il est vrai que l’assemblée constituante agit comme a agi le pouvoir royal depuis le milieu du XVIIIe siècle. Cependant, bien des choses ont évolué. Alors que dans l’ancien régime, le roi était présenté comme l’incarnation de la nation, l’assemblée proclame dans l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que la souveraineté réside essentiellement dans la nation. Or, par représentation, la nation, c’est l’assemblée. Elle est constituante. Elle a donc pour mission de définir la nouvelle organisation de l’État. Elle est souveraine, et comme l’était le roi, le souverain peut tout.

Et comme l’Église fait partie de l’État, l’assemblée peut alors régir l’Église comme elle le souhaite. Elle a donc pour vocation de définir les règles sans même se demander si elle en a la compétence. Le député Treilhard dira même qu’ « un État peut admettre ou ne pas admettre une religion. » Un autre député, Camus, rajoute que « l’Église est dans l’État, l’État n’est pas dans l’Église ; nous sommes une convention nationale. Nous avons assurément le pouvoir de changer une religion. Mais nous ne le ferons pas. »[7] Le principe de la souveraineté nationale implique un droit sur l’Église. Nous pouvons frémir d’une telle prétention…

Le comité ecclésiastique, divisé puis épuré

Pour traiter les questions concernant le clergé, l’assemblée nationale crée le comité ecclésiastique. Il est l’un des trente-quatre comités constitués par les députés. Il est fondé, par décret, le 12 août 1789, au lendemain de la suppression de la dîme. Son rôle est notamment de rédiger une constitution pour l’Église de France. Il comprend quinze membres élus par l’assemblée, dont cinq députés du clergé, trois députés de la noblesse et sept du Tiers-États. Il est présidé par Mgr de Bonal, évêque de Clermont. Un deuxième évêque, Mgr de Mercy, évêque de Luçon, fait aussi partie du comité.

Le 5 février 1790, en raison d’un blocage dans les discussions et sous prétexte d’une surcharge de travail, le comité est remanié par le doublement de l’effectif. Un membre du comité ecclésiastique, Durand de Maillane, justifie ce blocage par l’hétérogénéité du comité. En fait, il évoque la division des membres entre conservateurs et progressistes, deux partis de force égale. En augmentant les effectifs, on efforce d’isoler les vues trop divergentes, c’est-à-dire peu progressistes. Les nouveaux membres sont en effet nommés par scrutin de liste.

En mai 1790, après plusieurs mois d’inactivité, huit membres de la noblesse et du clergé démissionnent, dont Mgr de Bonal et Mgr de Mercy. Il n’y a donc plus d’évêque dans le comité. Des choix de l’assemblée expliquent en partie ces démissions : le 13 février, suppression des ordres religieux, et le 13 avril, refus de reconnaître la religion catholique comme seule religion d’État. Par ses départs, les députés du tiers-états deviennent majoritaires dans le comité. Désormais, il a libre court pour élaborer une constitution comme il l’entend. Présidé par Jean-Baptiste Treilhard[8] (1742-1810) puis par Jean Denis Lanjuinais (1753-1827), le comité comprend douze avocats ou juristes, six curés, recteurs ou prieurs, deux scientifiques[9], un noble d’épée, un négociant. Parmi les avocats, notons deux spécialistes en droit canon.

Le comité ecclésiastique répartit son travail entre trois sections. La première s’occupe de la constitution civile du clergé et de l’administration de ses biens. La seconde traite de la vente des biens du clergé et de la liquidation de ses dettes. La troisième s’occupe des mémoires adressés au comité et de la suite à donner. Pierre Toussaint Durand de Maillane, gallican notoire, l’avocat Louis Simon Martineau (1733-1799) et l’abbé Louis Alexandre Expilly (1743-1794) sont respectivement les rapporteurs de ces trois commissions.

Les objectifs et les principes de la constitution civile du clergé

Louis Simon Martineau
Louis Simon Martineau définit la raison de la constitution civile du clergé en la présentant à l’assemblée nationale le 21 avril 1790. Dans son rapport, il souligne la nécessité de disposer d’une religion en vertu de son rôle moral. Il rappelle à plusieurs reprises les bienfaits qu’elle apporte au peuple comme aux gouvernants. La constitution n’a pour objet que l’Église catholique, apostolique et romaine dont il rappelle la divine institution. C’est donc aux députés de veiller sur elle pour le bien de la nation comme ils ont été « chargés de régénérer toutes les parties de l’État »[10] et de combattre tous les abus. Cela explique la raison du comité ecclésiastique. « Le plan de régénération  qu’il aura l’honneur de vous proposer, consistera uniquement à revenir à la discipline de l’église primitive »[11]. Pour combattre les abus, il suffit de revenir aux origines, telle est la maxime du comité. Il n’y aura donc pas d’innovation.

Le comité a donc pris « comme base de son travail les maximes de son ancienne discipline. »[12] Le discours ne peut que réjouir les gallicans, voire les jansénistes. Depuis huit ou neuf cents ans, de nombreuses tentatives ont échoué, nous déclare le rapporteur de la loi. « Il fallait, Messieurs, toute la force de la Révolution dont nous sommes témoins ; il fallait toute la puissance dont vous êtes revêtus, pour entreprendre et consommer un aussi grand ouvrage. » [13]

Martineau soulève alors les trois questions que doivent traiter les députés, à savoir les titres, offices et emplois ecclésiastiques à conserver ou à supprimer, la manière de pourvoir aux offices et emplois ecclésiastiques et enfin les traitements qu’il faudra leur assurer.

Toussaint Durand de Maillane
Une grande partie de son rapport justifie les principales mesures sur l’organisation de l’Église. Il préciser que seuls doivent subsister les emplois utiles à la religion. Tout ce qui n’est pas d’intérêt public est supprimé, tels les chapitres, les dignités des églises collégiales et cathédrales comme les chanoines. Doivent être aussi supprimés tous les séminaires et établissements inutiles. Toujours selon Martineau, comme les évêques et les curés sont au service du peuple, il convient que ce dernier les choisisse selon le mode antique, c’est-à-dire par l’élection. Leur office sera ainsi fondé sur la confiance sans laquelle il ne peut y avoir d’obéissance.

Comme la religion est utile à la nation, c’est à elle de fournir aux évêques et prêtres les moyens dont ils ont besoin pour exercer leur fonction, moyens suffisants et nécessaires. « Assurer au ministre de la religion, à chacun suivant son rang, et l’importance ou l’étendue de ses fonctions, une subsistance abondante, mais modeste ; c’est là le but que nous avons eu en vue. »[14]

Les principes de la constitution civile du clergé reposent donc sur l’utilité sociale de l’Église. Celle-ci explique et justifie le soin que l’État lui apporte mais selon la mesure de son utilité. Soulignons que rien n’évoque la moindre discussion avec la papauté ou avec l’assemblée du clergé. Tout se fait de manière unilatérale.

La constitution en elle-même

La constitution civile du clergé désigne le décret définissant le statut de l’Église de France. Il est composé de 88 articles, sans préambule. Elle les regroupe en quatre titres : offices ecclésiastiques (I), nominations aux bénéfices (II), traitements (III) et résidence (IV). Nous allons nous attarder sur les deux premiers titres.

Le premier article important concerne le redécoupage du territoire ecclésiastique. Les diocèses sont en effet redécoupés afin de correspondre aux départements nouvellement créés. Ainsi, ils passent de 135 à 83. Les évêchés ainsi que les sièges métropolitains sont fixés. Aucun siège « établi sous la dénomination d’une puissance étrangère » (titre I, art. 4) ne doit être reconnu. Il est aussi interdit de reconnaître l’autorité « de ses délégués résidant en France ou ailleurs » Le terme ne trompe pas. C’est surtout Rome qui est visée. Le nombre de paroisses est aussi fortement réduit.

Tous les titres et les bénéfices que la loi ne précise pas sont déclarés éteints, comme les canonicats, les chapelles, les chapitres réguliers et séculiers, les abbayes et prieurés en règle et en commende. Le titre de chanoine est aussi supprimé...

Pour diriger son diocèse, l’évêque n’est plus seul. Il ne peut en effet faire acte de juridiction sans en avoir délibéré avec un conseil qui se tient de manière permanente auprès de lui (titre I, art. 14). Certaines décisions sur les limites des paroisses, leur suppression ou leur réunion, sont aussi prises en relation avec les assemblées administratives (titre I, art. 17 et 18).

Tous les évêques et les curés sont désormais élus par le peuple selon les règles fixées par la constitution (titre II, art. 1). Ce mode de nomination est en fait appliqué à tout fonctionnaire[15]. Puisque désormais salariés par l’État, ils sont eux-aussi des fonctionnaires.

Le titre II définit les conditions d’éligibilité. Le corps électoral est celui des assemblées départementales pour l’élection des évêques, et celui des districts pour celle des curés comme pour tout fonctionnaire. Notons aussi que les élections des curés ne peuvent se faire qu’une fois par an puisque l’assemblée du district ne se réunit qu’annuellement. Cela signifie aussi qu’un électeur peut ne pas être catholique ni chrétien ni croyant. Aucun critère religieux n’est en effet imposé. Seul compte les critères de fortune. Au cours du débat à l’assemblée, il a été demandé de faire participer certains membres du clergé en leur qualité d’ecclésiastiques ou de les faire élire par le clergé. Toutes ces propositions ont été rejetées. « C’est au peuple, c’est à lui, qui nomme les autres officiers publics, c’est à lui en qui réside la souveraineté qu’appartient le doit de choisir les ministres du culte et surtout les évêques. Le transférer à d’autres, c’est attenter au droit du souverain. »[16] Le clergé est donc totalement inséré dans l’État, exerçant une fonction au profit du peuple comme tout au autre fonctionnaire. Il doit donc se soumettre au peuple qui en est le souverain. Mais surtout, avant d’être membre du clergé, il est d’abord un simple citoyen comme nous l’avons déjà précisé. Donner à l’un d’eux un rôle particulier, « c’est rompre l’égalité du droit politique, qui est à la base de la Constitution ; c’est donner au clergé une influence politique particulière ; c’est le reconstituer en corps isolé. » Le but est véritablement de supprimer le clergé comme un corps particulier au sein de la nation. Enfin, au nom de la liberté d’opinion, l’assemblée refuse d’écarter les non-catholiques aux élections ! De quel droit un protestant peut-il ne pas participer à l’élection d’un évêque catholique ?

Cependant, pour réduire ce risque, l’assemblée décide d’insérer les élections dans un cérémonial catholique. Elle se déroule à l’issue de la messe paroissiale, à laquelle sont tenus assistés tous les électeurs (titre II, art. 4, 6, 30). La proclamation des résultats est faite à l’église avant une messe solennelle célébrée à cet effet (titre II, art. 31).

Les évêques et curés nouvellement élus doivent ensuite se présenter à leur supérieur ecclésiastique pour en recevoir l’investiture canonique après examen de leur doctrine et de leurs mœurs, le curé auprès de l’évêque (titre II, art. 35, 36), l’évêque auprès du métropolitain ou à l’évêque le plus ancien s’il est métropolitain (titre II, art. 16, 17). En cas de refus, ils peuvent faire appel à la puissance civile, c’est-à-dire au tribunal soit du département, soit du district. Cela revient à donner un pouvoir aux juges et donc aux législateurs sur l’organisation interne de l’Église et subordonner les règlements canoniques à la loi civile.

Le nouvel évêque doit publiquement deux serments : une profession de foi catholique, apostolique et romaine auprès de son supérieur (titre II, art. 18) et avant sa consécration et « en présence des officiers municipaux, du peuple et du clergé » (titre II, art. 21), un engagement de fidélité à la nation, au roi et à la constitution civile du clergé.

Ensuite, tout nouvel évêque doit informer le pape « comme au chef visible de l’Église universelle en témoignage de l’unité de foi et de la communion qu’il doit entretenir avec lui » (titre II, art. 19), non dans l’attente d’une confirmation. L’article est explicite : « le nouvel évêque ne pourra s’adresser au pape pour en obtenir aucune confirmation ».

Conclusion

La constitution civile du clergé organise le clergé subordonne les évêques et les curés à la volonté de la population et des conseils. Elle porte ainsi gravement atteinte à la discipline de l’Église. Elle établit aussi une église indépendante du pape. Les mesures qu'elle préconise aboutissent donc « à une dégradation générale des pouvoirs religieux, le pape perdant son autorité sur les évêques, ceux-ci celle qu'ils avaient sur leur clergé et les curés eux-mêmes se trouvant placés dans la dépendance de fait de leurs électeurs »[17]. Pire encore. L’Église ainsi constituée devient une véritable administration de l’État, régie par les mêmes règles. Les clercs, évêques et prêtres, ne sont que des fonctionnaires de l’État. La constitution n’a de « civile » que dans l’effet obtenu. Pour l’État, seule compte désormais l’utilité de l’Église à l’égard de la nation, utilité que seule l’assemblée nationale peut évidemment évaluer.

Le plus étonnant et le plus scandaleux dans ces mesures résident dans l’abus du pouvoir de l’assemblée nationale. Sans aucune concertation avec le pape, elle décide de bouleverser la hiérarchie ecclésiastique. Elle se donne des droits que même les rois ne se permettaient pas. Elle crée finalement une nouvelle Église, démocratique et nationale, complètement soumise à l’État, ignorant complètement l’autorité pontificale.
La constitution civile de l’État est une sorte d’aboutissement du mouvement gallican associé au richerisme. Le pouvoir temporel contrôle totalement le pouvoir spirituel, limite le pouvoir des évêques au profit des curés et le partagent à des conseils. Mais les gallicans ont été suffisamment sages pour rester en communion avec Rome et ne point rompre avec le pape, sagesse que l’assemblée constituant n’a guère suivie…



Notes et références
[1] L’assemblée réunit les trois ordres : noblesse, clergé et tiers-états. Le clergé est représenté par 47 évêques (4,1% de l’assemblée, 16% du clergé), 35 abbés et 208 curés (18,25% de l’assemblée, 71,5% du clergé).
[2] C’est le vicomte de Noailles, noble sans fortune, qui propose l’abolition des droits seigneuriaux. L’évêque de Chartres propose de supprimer les droits de chasse. La réponse du duc de Châtelet est pertinente : l’évêque nous ôte la chasse, je vais lui ôter ses dîmes. Chacun enlève à l’autre ses privilèges. Quelle mascarade et odieuses insouciances !
[3] Décret relatif à l’abolition des privilèges, art. 5, 11 août 1789.
[4] Procès-verbal, 11 août 1789,  Inventaire analytique sur fiches de la sous-série D/XIX, Archives du comité ecclésiastique, http://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr.
[5] Barnave, dans Choix de rapports, opinions et discours, prononcés à la tribune nationale, Tome II, année 1790, p. 41, Paris, 1818.
[6] Talleyrand, dans Talleyrand, Louis Madelin, Place des éditeurs, 2014.
[7] Camus, Moniteur, tome IV dans Histoire de l’anticléricalisme français, Alec Mellor, édition Mame, 1966.
[8] Rappelons que Treilhard est le député qui a proposé la suppression des vœux solennels.
[9] Dionis de Séjour (1734-1794), mathématicien et astronome, et Dupont de Nemours (1739-1817).
[10] Louis Simon Martineau, Rapport de M. Martineau, au nom du comité ecclésiastique, sur la constitution du clergé, en annexe de la séance du 21 avril 1790, dans Archives Parlementaires de 1787 à 1860, Première série (1787-1799), Tome XIII, du 14 avril au 20 avril 1790, Paris, Librairie Administrative P. Dupont, 1882, www.persee.fr.
[11] Louis Simon Martineau, Rapport de M. Martineau, au nom du comité ecclésiastique, sur la constitution du clergé.
[12] Louis Simon Martineau, Rapport de M. Martineau, au nom du comité ecclésiastique, sur la constitution du clergé, en annexe de la séance du 21 avril 1790, dans Archives Parlementaires de 1787 à 1860.
[13] Louis Simon Martineau, Rapport de M. Martineau, au nom du comité ecclésiastique, sur la constitution du clergé, en annexe de la séance du 21 avril 1790, dans Archives Parlementaires de 1787 à 1860.
[14] Louis Simon Martineau, Rapport de M. Martineau, au nom du comité ecclésiastique, sur la constitution du clergé, en annexe de la séance du 21 avril 1790, dans Archives Parlementaires de 1787 à 1860.
[15] Lorsque l’Assemblée constituante se sépare le 30 septembre 1791, l’ensemble des membres des administrations publiques sont élus directement ou indirectement par les citoyens actifs. Voir Le nombre et la raison, la Révolution française et les élections, Patrice Gueniffey, 1993.
[16] Robespierre, Archives Parlementaires, 1ère série (AP), vol. XVI dans L’Église constitutionnelle et la Constitution civile du clergé : ruptures et continuités (1790-1801), Xavier Maréchaux.
[17] Daniel-Rops, L'Église des Révolutions, Tome I.



samedi 15 juin 2019

Le Fébronianisme, le "gallicanisme" hors du royaume de France


Au XVIIIe siècle, un vent de plus en plus violent se lève contre Rome. Comme un soir torride d’été, il annonce une tempête fracassante. Les monuments antiques tremblent. La population frémit déjà. La ville éternelle n’est pas dupe. Elle sent venir l’orage. Le pape fait en effet l’objet de nombreuses attaques. On cherche à l’affaiblir, à l’ébranler, à restreindre son autorité à peu de choses, lui le chef de l’Église. Mais ce n’est pas lui la véritable cible de toutes les contestations et intrigues qui remettent en question son pouvoir. Il s’agit bien de l’Église elle-même, de l’Église universelle. Car que veut-on si ce n’est l’élévation d’églises nationales, limitées à des frontières d’un État et soumis à son souverain ?

Dans le royaume de France, ce sont les partisans du richerisme [1] et les jansénistes radicaux [2] qui mènent le mouvement de contestation avec le soutien de gallicans parlementaires [3]. Ils veulent une profonde réforme du mode de gouvernement de l’Église par un retour aux premiers siècles du christianisme. Ils demandent l’abandon de la monarchie pontificale et réclament plus de pouvoirs pour les évêques. Certains revendiquent même l’égalité entre les différentes autorités ecclésiastiques, entre le pape, les évêques et les curés, minant ainsi en profondeur la hiérarchie ecclésiastique. Mais, ces revendications ne se limitent au royaume de France. Elles dépassent les frontières et atteignent les terres germaniques, l’empire autrichien et la péninsule italienne. Le pape est en effet confronté à une forte opposition de certains pays européens. Le temps est menaçant…

Le fébronianisme

Nikolaus von Hontheim
En terres germaniques, tout semble commencer en 1743. Un ouvrage intitulé De praesenti statu Ecclesiae [4] provoque une vive agitation. Son auteur est un dénommé Fébronius. De ce nom sera tirée celui d’une nouvelle doctrine intitulée fébronianisme. Celui-ci désigne tout un mouvement de pensées proches du richerismes et du gallicanisme mais limitées aux terres germaniques. Il reflète l’influence des doctrines gallicanes hors du royaume de France.

En fait, il ne s’agit que d’un pseudonyme. Derrière ce nom se cache Johann Nikolaus von Hontheim (1701-1790), évêque coadjuteur du prince électeur de Trèves. Il est aussi directeur du séminaire de Coblence, vice-chancelier de l’université de Louvain, et membre des académies d’Erfurt et de Mannheim. C’est donc un personnage important.

Étudiant à l’Université de Louvain, Hontheim a pour professeur un maître de droit canonique plutôt illustre, Van Espen (1646-1728). Il est en fait le continuateur de sa pensée.

Espen, un maître aux pensées gallicanes

Canoniste et théologien, Espen est célèbre par son enseignement qu’il donne à partir de 1674 et par ses traités, dont le plus important demeure Jus ecclesiasticum universum, publié en 1700 et condamné en 1704. Il s’est aussi illustré dans l’affaire de l’Unigenitus. En outre, Espen est soutenu par les partisans du jansénisme, qu’il défend, et par certains souverains. Il finit par se réfugier dans les Provinces-Unies et plus précisément dans l’université janséniste d’Amersfoot où il meurt.

Gallican, Espen est partisan d’un pouvoir indirect du temporel sur le spirituel. Contrairement à la plupart des gallicans, il essaye de fonder les droits du souverain en se fondant sur le droit naturel.

Selon Espen, il est de droit naturel que les princes veillent sur l’administration des biens de l’Église, punissent les crimes quels qu’ils soient et contrôlent la publication des actes pontificaux. Il est aussi de droit naturel que le prince réprime les abus dont les clercs et les laïcs peuvent être victimes de la part des tribunaux ecclésiastiques. Il est aussi naturel qu’il veille à l’ordre public que les décisions pontificales peuvent troubler. Il considère également que les immunités ecclésiastiques ne sont pas de droit divin mais ont été concédées par les princes. Ainsi ces derniers peuvent les modifier sans injustice, voire les supprimer. Toujours en s’appuyant sur le droit naturel, il défend l’intervention des princes dans la nomination aux charges ecclésiastiques afin d’écarter tous ceux qui peuvent nuire à l’ordre public. Finalement, Espen défend les droits des souverains temporels dans les affaires ecclésiastiques, en se fondant notamment sur le principe de l’ordre public qui relève du droit naturel. Il appartient en effet au prince de veiller à la paix et à la tranquillité de ses sujets.

Le droit du souverain s’étend donc sur l’Église déployée dans son État, c’est-à-dire l’Église nationale ou dite encore particulière. Il doit notamment la protéger contre toute intrusion injustifiée de Rome, considérée comme une puissance étrangère. Enfin, il est du pouvoir du souverain de la purifier et de la réformer en prenant comme référence l’Église primitive.

Espen, un maître proche du richerisme

Sa pensée ne se réduit pas à légitimer les interventions de la puissance temporelle dans la sphère ecclésiastique. Sa conception atteint en effet la hiérarchie catholique. Espen revient en effet sur la monarchie pontificale et sur la primauté du pape.

Selon Espen, le pape ne jouit que d’une primauté d’honneur. Il considère en effet sa primauté juridictionnelle comme le résultat d’une usurpation. Sa juridiction ne s’étend donc pas sur l’Église, c’est-à-dire sur les évêques. Comme le pape, l’évêque reçoit sa juridiction immédiatement de Dieu et non pas par l’intermédiaire du pape. C’est pourquoi il défend la légitimité de la consécration de l’évêque d’Utrecht alors que ce dernier n’a reçu aucune autorisation du pape. Il défend donc naturellement l’autorité absolue de l’évêque dans son diocèse.

Espen s’attaque aussi à la dernière strate de la hiérarchie, c’est-à-dire à l’autorité de l’évêque à l’égard des curés. Ils considèrent ces derniers comme successeurs des soixante-dix disciples de Notre Seigneur Jésus-Christ que nous rencontrons dans les Évangiles. Ils sont donc comme les évêques d’institution divine. Leur pouvoir vient aussi immédiatement de Dieu. Ainsi l’autorité des curés dans leur paroisse est absolue comme est absolue celle des évêques dans leur diocèse. Elle ne peut leur être dépouillée qu’avec la privation de la paroisse elle-même.

La conception d’Espen touche donc à la légitimité même de la juridiction. Selon Espen, cette légitimité est détenue par l’Église dans le sens de la communauté des fidèles, ce qui revient à dire que les fidèles participent à cette juridiction dans une certaine mesure même si elle est exercée par l’ordre hiérarchique. Ainsi, Espen distingue-t-il propriété et exercice de la juridiction.

Finalement, Espen s’est attaché à définir les prérogatives des différentes autorités ecclésiastiques, du pape dont il conteste la primauté et l’infaillibilité, des évêques et des curés ainsi que les relations entre les pouvoirs temporel et spirituel. Son ouvrage Jus ecclestiasticum universum a exercé une grande influence, même s’il ne semble guère se différencier fondamentalement du richerisme et du gallicanisme. Disciple admirateur d’Espen, Hontheim défend naturellement les mêmes principes dans son ouvrage Du statut de l’Église et du pouvoir légitime du pontife romain.

Le fébronianisme, une œuvre apologétique

Si ses idées ne semblent guère être différentes de celles des gallicans radicaux et richéristes, l’intention d’Hontheim est bien différente. Il ne semble pas à première vue vouloir affermir les droits des souverains dans le domaine temporel et au sein des Églises particulières de leur royaume. Son intention est apologétique. Le but de son ouvrage est en effet de parvenir à la réunion des dissidents dans l’Église, c’est-à-dire à l’union des protestants et des catholiques. Or, selon lui, l’origine de la rupture réside dans les abus de pouvoir de la primauté romaine. S’il est vrai que les abus relatifs aux indulgences sont le point de départ du protestantisme, il est bien simpliste de réduire ses origines par les excès du pouvoir pontifical.

Avant de publier son ouvrage qui l’a rendu si célèbre, Hontheim a composé des livres d’histoire à partir d’un nombre important de documents anciens, concernant le droit public, civil et ecclésiastique de la principauté de Trèves et du Saint Empire germanique. Ses études semblent l’avoir conduit à cette double opinion que les hérésies protestantes avaient pour principale cause les prétentions exagérées de Rome et que l’union des catholiques et des protestants demeure possible si les droits du Saint-Siège sont réduits comme le réclament les doctrines gallicanes.

Le fébronianisme, combattre l’autorité pontificale par un retour à l’antique discipline

Par conséquent, pour faire cesser la division de l’Église, il est nécessaire de combattre les abus de la papauté. « Il s'agit de démêler ce qui est confondu, les prérogatives et les fonctions essentielles de la primauté, celles que les anciens Canons y ont ajoutées et celles que l'imposture, l'ignorance et les passions humaines lui ont attribuées. »[5] L’erreur est d’avoir confondu l’Église et la cour de Rome, écrit-il encore, et de reconnaître le pape comme le monarque de l’Église. Il remet ainsi en cause tous les offices romains, les taxes, l’infaillibilité pontificale, « l’asservissement des évêques », « l’avilissement des conciles »…

Hontheim définit aussi les moyens pour faire cesser ce qu’il prétend être une usurpation. Pour y arriver, il préconise de revenir à l’Église primitive, qu’il considère pure, et donc de redonner aux évêques les droits qu’ils détenaient à l’origine. Pour mener cette réforme, il fait appel à un concile universel. Et si la réforme par le concile œcuménique est impossible – et elle est impossible - il faut alors recourir aux conciles nationaux pour éviter que « les Églises particulières continuent de gémir sous un joug injuste, qu'elles peuvent secouer. »[6]

L’essentiel est donc de rétablir l’ancienne discipline. Il prend l’exemple du royaume de France et des événements qui ont marqué la montée et le succès du gallicanisme. « Que ces quatre articles passent de la .France aux autres Nations ; voilà l’objet essentiel ; cela fera détruire les principes fondamentaux du système ultramontain, et les conséquences ne tiennent plus guère quand les principes sont renversés ; il ne s’agirait presque plus que de rétablir l’ancienne autorité des conciles provinciaux. »[7] Il loue le parlement de Paris d’avoir réduit la puissance de Rome dans le royaume de France « à peu près à sa juste valeur. Ils ont du moins fait l’essentiel »[8].

Le fébronianisme, une doctrine exportée de France

Selon Hontheim, l’autorité dans l’Église en matière doctrinale réside dans la communauté des fidèles. Le pape et les évêques n’en possèdent que l’exercice. Elle est donc premièrement exercée par l’évêque de manière illimitée, ce qui limite l’autorité du pape, qui ne peut guère faire des lois pour toute l’Église sans leur consentement. Cela justifie le rôle essentiel des conciles et l’importance de leur convocation régulière.

En outre, Hontheim lie l’Église particulière à l’État. En matière disciplinaire, l’autorité revient en effet au prince. Sa pensée n’est donc guère originale. Comme son maître Espen, il reprend les idées du gallicanisme du XVIe siècle mêlées à celle du richerisme. Avant de mourir, il publie un livre qui reprend notamment la déclaration des quatre articles de 1682[9]. Le modèle français s’exporte ainsi hors du royaume…

Ses références sont tirées des canonistes français, comme Gerson, et des événements qui ont marqué les relations entre les rois de France et les papes, les efforts du parlement de Paris pour faire obstacle à la publication des bulles pontificales, sans oublier la célèbre déclaration des quatre articles de 1682.

Le fébronianisme condamné et réfuté mais bien soutenu

Clément XIII
Pape (1758-1769)
Il n’y a donc guère de nouveauté dans son ouvrage et dans sa doctrine. Les contradictions y sont nombreuses. Néanmoins, le livre connaît un grand succès. Il devient le livre de référence de tous les adversaires de l’autorité pontificale. Il donne lieu à cinq éditions et est traduit dans de nombreuses langues.

Le 14 mars 1766, le pape Clément XIII condamne son ouvrage. De nombreux théologiens dont le jésuite Zaccaria[10] ou encore Saint Alphonse de Liguori[11] le réfutent. Dans le royaume de France, l’assemblée du clergé, réunie en 1775,  désavoue et s’indigne que les « libertés gallicanes » soient le fondement de ses thèses.

Mais, Hontheim n’est pas seul. Il est soutenu par une partie de l’épiscopat et par les électeurs ecclésiastiques. À leur demande, une commission, qu’il préside, est réunie à Coblence en 1769. Elle formule un mémoire en trente articles qui contiennent toutes les griefs contre le Saint-Siège et ses revendications. Fort d’un tel soutien, il répond aux réfutations et publie des livres pour défendre sa doctrine.

En 1778, Hontheim finit par envoyer au pape une première rétractation, jugée insuffisante, puis une seconde que le pape Pie VI approuve. L’année suivante, il diffuse dans son diocèse une rétractation formelle de son ouvrage. Pourtant, en 1781, dans un nouvel opuscule, il regrette le ton agressif de son ouvrage tout en gardant les idées.

La survivance du fébronianisme

Le fébronianisme ne meurt pas avec son auteur. Il renaît quelques années après le décès d’Hontheim. En 1785, à la demande du prince électeur de Bavière, une nonciature est établie à Munich. Or l’épiscopat allemand ne supporte guère ces représentants du pape qui, par leur intermédiaire, intervient dans leurs affaires. La nouvelle provoque alors la colère des archevêques de Salzbourg, de Mayence et de Trêves ainsi que celle des princes électeurs. Un colloque à Ems est alors réuni en 1786 pour réaffirmer et assurer l’indépendance de l’Église allemande. Il rédige un nouveau mémoire connu sous le nom de Punctatione d’Ems. Reprenant les idées d’Hontheim, il veut rétablir l’Église primitive en réduisant les pouvoirs pontificaux et en raffermissant l’autorité des évêques. Au cours de cette affaire, il est évoqué l’idée d’une convocation d’un concile nationale. Le pape rejette leurs prétentions en 1789.

L’influence du fébronianisme dans le joséphisme

Joseph II (1741-1790)
Le fébronianisme n’est pas restreint à la Belgique ou au Saint Empire Germanique. Nous retrouvons son influence jusqu’en Autriche. Parmi ses partisans, nous pouvons surtout citer Van Eybel (1741-1805), professeur de droit canonique à l’Université de Vienne. Il influence les mesures que prennent Marie-Thérèse puis surtout Joseph II. Croyant et philosophe, ce dernier met en place un système politico-religieux connu aujourd’hui sous le nom de joséphisme. Son intention est claire. Il veut commander l’Église en maître absolu, aussi bien dans le domaine temporel que dans le domaine spirituel. Au mépris du pape, il attribue aux évêques des pouvoirs qui appartiennent au souverain pontife, notamment ceux d’accorder des dispenses et d’absoudre des cas qui lui sont réservés. Il supprime aussi des ordres religieux et met en place des séminaires épiscopaux, suivant un programme qu’il détermine, cherchant surtout à former de bons fonctionnaires de l’Empire. Il va même jusqu’à modifier la liturgie. Le joséphisme sera un bel exemple pour les révolutionnaires de 1789.

L’influence du fébronianisme dans la péninsule romaine

Synode de Pistoia (septembre 1786)
Enfin, le fébronianisme est présent au synode de Pistoia en 1786. Animé d’un esprit antiromain, le grand-duc de Toscane cherche à rendre indépendante son Église. Il réunit de nombreux évêques et prêtres pour mettre en place notamment ses idées gallicanes, fébroniennes et jansénistes. Il demande notamment que soient accordés aux curés les pleins pouvoirs.  Selon les actes du synode, le pape est un « chef ministériel ». L’intervention du souverain dans les affaites ecclésiastiques est légitimée au nom de son titre d’« évêque de l’extérieur ». Ils reprennent aussi la Déclaration des quatre articles de 1682. Les propositions du synode sont condamnées à leur tour par le pape Pie VI en 1794 par la bulle Auctorem fidei.

Conclusions

Le gallicanisme n’est finalement pas réduit au royaume de France. Certes, les gallicans n’ont pas cherché à étendre leurs prétentions au-delà de leurs terres. Mais il est bien difficile de cloisonner une pensée, une doctrine ou un mouvement à l’intérieur d’un État. Il a aussi atteint les terres germaniques, déjà affaiblies par le protestantisme. Luther et ses disciples étaient déjà les porte-paroles des récriminations contre la papauté. Hontheim devient le nouveau défenseur des droits de l’Église allemande. Il en appelle à l’Église primitive et promeut une doctrine proche du richerisme, plus centrée sur l’évêque afin de réformer l’Église. Le fébronianisme ravive de nouveau les sentiments antiromains sous prétexte de réforme.

Mais, derrière ces doctrines, derrière le fébronianisme, nous voyons s’élever des Églises nationales, dirigées plus ou moins par les autorités temporelles. Or ces dernières ne peuvent les diriger comme elles l’entendent sans couper les liens qui les unissent au pape. Elles veulent sans aucun doute insérer l’Église dans l’État et réduire, voire mettre fin, à toute intervention du pape dans leur État. Le risque de fractures et de morcellement de l’Église n’est pas négligeable. Le risque de schismes est donc très réel et menace l’universalité de l’Église. L’Église risque de se diviser en Églises nationales fortement tenues par les autorités temporelles. Les efforts que l’Église a menés pendant des siècles pour garantir sa liberté et son universalité sont ainsi de nouveau fortement remis en question au XVIIIe siècle…

Pourtant, au moment où les évêques prétendent à des droits avec le soutien de certains princes, la tempête s’approche de manière inéluctable. Le drame est tout proche. Bientôt, la révolution française renversera bien des ambitions et des prétentions. En peu de temps, elle dépouillera la puissance de très nombreux évêques. Elle fauchera aussi bien des princes et des rois, faisant succomber des régimes presque millénaires. Elle apportera souffrance et désolation sur des terres chrétiennes, ne connaissant ni frontière ni limite. La tourmente blessera finalement toute l’Église. Que serait-elle alors advenue si effectivement elle s’était divisée en Églises nationales insérées dans les rouages de l’État ? Aujourd’hui, en dépit de nombreuses épreuves, elle demeure encore présente. Où sont les princes qui prétendaient diriger l’Église ? Et vers qui les évêques se sont-ils tournés pour défendre la foi ? Les événements historiques ont encore donné de belles leçons aux beaux penseurs et théoriciens. Alors que les puissances temporelles doivent un jour disparaître et les systèmes que les hommes élèvent périr, comme toute chose ici-bas, l’Église est quant à elle destinée à l’éternité




Notes et références

[1] Voir Émeraude, avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église ».
[2] Voir Émeraude, mai 2019, article « Le jansénisme, un nouvel adversaire du pape et de la monarchie pontificale ».
[3] Voir Émeraude, mai 2019, article « Le gallicanisme : raison d'État vs raisons de Dieu ».
[4] Le nom complet est Justini Febronii jurisconsulti. De praesenti statu Ecclesiae et legitima potestate Romani Pontificis, liber singularis, ad reuniendos dissidentes in religions christianos compositus. Il est paru en français sous le titre De l’état de l’Église et de la puissance légitime du pontife romain en 1767.
[5] J.N. Van Hontheim, De l'État de l'Église et de la puissance légitime du pontife romain, abrégé par J. Remacle Lissoire, chap. XXI, 1766, gallica.bnf.
[6] J.N. Van Hontheim, De l'État de l'Église et de la puissance légitime du pontife romain, chap. XXI.
[7] J.N. Van Hontheim, De l'État de l'Église et de la puissance légitime du pontife romain, chap. XXI.
[8] J.N. Van Hontheim, De l'État de l'Église et de la puissance légitime du pontife romain, chap. XXI.
[9] Voir Émeraude, mai 2019, article « Le gallicanisme : raison d'État vs raisons de Dieu ».
[10] Voir Antifebronio, François-Antoine Zaccaria, 1767.
[11] Voir Vindicias pro suprema pont, potestate adversus Just. Febronium, Saint Alphonse de Liguori, 1768.