Dans
le cadre de notre étude, Henri François
d’Aguesseau (1668-1751) ne nous laisse guère indifférents. Juriste et
magistrat sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV, il a exercé de hautes
charges dans le royaume et s’est élevé jusqu’au plus niveau de la magistrature.
Il s’est donc confronté au délicat problème des rapports qui peuvent exister entre
l’Église et l’État. Il est en effet intervenu dans de nombreuses affaires
mêlant religion et justice qui agitent le parlement de Paris. Il a en
particulier participé à de nombreuses crises liées au gallicanisme et au
jansénisme.
Pour
son rôle juridique, Aguesseau intéresse aussi les spécialistes du droit et les
historiens des institutions. Il fait ainsi l’objet de nombreuses biographies et des articles de
qualité. Nous pouvons aussi accéder à ses œuvres et à ses plaidoiries [1].
Aguesseau, grand magistrat du royaume
Aguesseau
appartient à l’une des plus illustres
familles de la magistrature, de la noblesse de robe parisienne. Avocat
général au roi au Châtelet en 1690, puis l’année suivante avocat général au
parlement de Paris jusqu’en 1700, il devient procureur général du roi au
parlement, l’une des plus hautes charges de justice. Il intervient dans les
procès pour défendre les intérêts du roi de France, de la loi et de l’Église.
Il est aussi chargé des intérêts publics. Il veille à l’application des lois et
règlement, à la discipline des magistrats, et assure l’ordre et la sécurité
publique. Par ses compétences et ses succès, il acquiert une réputation d’éminent jurisconsulte. Il est « l’aigle du parlement de Paris »,
nous dit le duc de Saint-Simon. En 1717, il est élevé à la fonction la plus
prestigieuse de la monarchie, celle de chancelier
de France. Il occupe la deuxième place dans le gouvernement et devient le
premier officier de la Couronne. Il a donc gravi rapidement les différents
échelons de la magistrature pour atteindre le point culminant.
Aguesseau
est un homme particulièrement apprécié par ses contemporains. Les éloges
funèbres prononcés à sa mort soulignent notamment ses qualités morales. Ses
commentateurs soulignent « son cœur
vertueux plein de douceur et de bonté, un esprit élevé »[2]. Il
incarne la sagesse et la noblesse d’âme, qui résident dans « les principes de la religion qu’il suivit toute sa vie » et
qui « avaient éloigné de lui
toutes les passions et tout autre vue que celle de faire du bien. »[3]. C’est en effet un chrétien pieux à la morale irréprochable. Il est vrai que les
louanges post-mortem de personnages célèbres sont souvent exagérées. Écoutons donc
d’autres témoignages plus objectifs. Dans ses Mémoires, le duc de
Saint-Simon le considère comme un homme éclairé, estimé, et de mœurs graves,
« un magistrat orné de tant de
vertus et de talents », « avec cela doux, bon, humain, d’un accès
facile et agréable »[4]. Il
admire ce « président sublime ».
« Beaucoup d’application, de
pénétration, de savoir en tout genre, de gravité et de magistrature, d’équité,
de piété et d’innocence de mœurs, firent le fond de son caractère. »[5] D’une
manière unanime, on lui reconnaît de la piété, de l’austérité et de la sobriété.
Il n’est pas en fait un homme de cour.
Aguesseau,
un défenseur des « libertés gallicanes »
Aguesseau
intervient à plusieurs reprises dans les affaires du XVIIIe siècle pour s’opposer à tout ce qui pourrait porter
atteinte aux « libertés gallicanes ».
Nous le trouvons d’abord dans l’affaire du quiétisme où il obtient que
l’enregistrement des lettres patentes confirmant la bulle pontificale de
condamnation porte la mention devenue célèbre : « s’il vous appert qu’il n’y a rien dans la bulle de contraire aux droits
de notre couronne, libertés de l’Église gallicane, maximes et usages du royaume. »
Nous le retrouvons surtout dans l’affaire de l’Unigenitus [6].
Dans un mémoire, il s’oppose fermement à sa réception. Lorsque Louis XIV veut son
enregistrement au parlement en 1714, il devient l’âme de la résistance. Il
risque alors de perdre sa charge mais il échappe finalement à la disgrâce en
raison de la mort du roi. « Pour les
magistrats, il devenait un champion de la cause des parlements, un restaurateur
de leur rôle politique. »[7]
Et
un magistrat du roi éclairé
Pourtant,
il est aussi un défenseur des droits du
roi. Dans l’une de ses réquisitoires, à titre d’avocat général, il
réaffirme de manière solennelle le principe cher au parlementaire : le roi
est l’empereur en son royaume. Il adhère à la monarchie absolue du droit divin telle
qu’elle a été conçue au XVIIe siècle.
Mais
sa dévotion à l’égard du roi n’est pas
aveugle. En 1718, un an après son élévation, il n’hésite pas s’opposer à
l’autorité royale. Il réprouve en effet la réforme financière que propose le
contrôle général Law et que soutient le régent, le mettant alors aux côtés du
parlement, fortement opposé à ce projet. Il est alors exilé. Il n’est pas non plus soumis aveuglément aux
parlementaires. De retour d’exil en 1720, il négocie pour en finir avec
l’affaire de la bulle Unigenitus. Il fait alors l’objet
d’une vive désapprobation du parlement et des jansénistes. Toutefois, le duc de
Saint Simon lui reproche d’être trop attaché au parlement lorsqu’il occupait la
charge de chancelier. « La longue et
unique nourriture qu'il avait prise dans le sein du Parlement l'avait pétri de
ses maximes et de toutes ses prétentions, jusqu'à le regarder avec plus
d'amour, de respect et de vénération que les Anglais n'en ont pour leurs
parlements, qui n'ont de commun que le nom avec les nôtres »[8]. Et, son
refus de cautionner le transfert du parlement lui vaut une nouvelle disgrâce. Il
sera de nouveau exilé en février 1722. Il ne reprend sa charge qu’en 1727.
En
tant que chancelier, Aguesseau est plutôt jugé de manière négative en raison de
ses maladresses politiques. Ce n’est ni un homme de cour ni un homme politique,
peu à l’aise avec les intrigues. À partir de 1720, il n’est plus guère
influent. Après son deuxième retour d’exil, il a perdu toute réputation, tout
crédit.
Par sa charge, Aguesseau est un homme du
roi, profondément loyal et respectueux du régime et de l’ordre établi, mais par
son expérience et son appartenance au monde parlementaire, il est aussi
influencé par l’esprit qui y règne.
Aguesseau
est profondément épris du bien de l’État
qu’il considère au-dessus de toute autre institution. Il adhère donc au
principe de la raison d’État. Au salut de l’État, « tout intérêt doit céder »[9], nous
dit-il. Le gouvernement est l’âme du corps social et politique, seul à le
diriger vers sa fin, comme la raison doit dominer et guider l’homme. Il défend
l’unité de l’État et s’oppose à toute dissension ou risque de division qui peut
causer troubles, révoltes et guerre civiles. Il ne peut non plus supporter
l’existence d’un corps qui ne soit pas soumis à l’État. Il ne peut en effet
« souffrir qu'il y ait un corps dans
l'État qui se prétende indépendant de toute puissance. »[10] Il
soutient donc sans la moindre hésitation la monarchie absolue et s’est montré comme
l’un de ses défenseurs les plus intraitables et le plus dévoué de ses
serviteurs.
Aguesseau défend ainsi l’autorité
royale. Le roi est l’autorité
suprême à laquelle tous doivent être soumis comme une puissance supérieure. Nul
corps ne doit entraver sa volonté. Cela ne signifie pas qu’il ne doit pas être
conseillé ou assisté mais il est l’ultime
autorité. « Il faut, en effet,
que, dans tout bon gouvernement, il y ait une puissance suprême à laquelle tout
doit céder, ou un dernier degré au-delà duquel il ne soit pas permis de
remonter. »[11] La
personne du roi incarne la souveraineté royale. Les biens de l’État et du
souverain sont alors identiques. « Le
Roi et le royaume ne [forment] qu'un seul objet dont les avantages sont
toujours communs et indivisibles. »[12] Il
défend en effet l’indivisibilité et
l’incommunicabilité du pouvoir royal, deux principes qui lui sont chers.
Aguesseau adhère et soutient la thèse du
droit divin des rois. Pour lui, ces
derniers sont les représentants de Dieu sur terre. Ils sont « les images et les ministres de Dieu »[13]. Tant
qu’ils ne sont pas contraires aux lois divines, leurs ordres ont force de loi
et tous ses sujets leur doivent obéissance. Ils ne rendent compte qu’à Dieu
seul. Le principe de la religion
encadre ou encore modère leur pouvoir pour le bien de tout le royaume
puisqu’ils sont aussi des hommes et qu’un jour, ils passeront en jugement
devant Dieu. Notons que d’Aguesseau ne parle pas de l’Église mais bien du
christianisme. L’autre frein au pouvoir des rois est le respect de la loi fondamentale qui permet de protéger la
monarchie contre les écarts éventuels des princes. Les rois ne peuvent y
déroger.
Le
parlement, la « raison du prince »
Se
référant à la république romaine, qu’il considère comme l’âge d’or de la magistrature,
Aguesseau défend avec vigueur le rôle
des magistrats dans l’État. La magistrature est l’ordre de la vertu. Elle
représente même la raison qui doit guider l’exercice de l’autorité. Il lui
souhaite alors une indépendance à l’égard de l’administration. « Dépositaire
de la puissance du souverain et exerçant les jugements de Dieu même, il abaisse
et il élève, il appauvrit et il enrichit, il donne la vie et la mort. »[14] Il
dépasse toute autre dignité hors celle du souverain au point de donner aux
magistrats des droits divins et un
caractère sacré. Il s’oppose donc à la noblesse d’épée et à la dignité
ecclésiastique. Ainsi, ils sont « placés
entre l'Église et l'État, et, pour ainsi dire entre le Ciel et la terre »,
et ils tiennent « la balance entre
le Sacerdoce et l'Empire »[15].
Aguesseau attribue au parlement le même
rôle que celui des États généraux. Comme
le démontre la thèse qui lui est consacrée, il opère « une grave confusion entre deux institutions,
pourtant bien distinctes dans l'Ancien Régime : les parlements et les États
généraux. »[16] Le rôle
premier des parlements était à l’origine de conseiller le roi « dans le but de suppléer à l'impossibilité
dans laquelle il se trouvait de rendre la justice à tous par lui-même. »[17] Or les
États généraux sont une forme de représentativité de la nation auprès du roi.
Aguesseau
semble en fait mépriser les États généraux, n’y voyant qu’une réunion de nobles
et d’ecclésiastiques. Or pour lui, le
parlement représente l’élite, le seul corps capable de devenir « le conseil général de la nation dont les
rois prenaient et suivaient presque toujours les avis dans ce qui regardait la
législation »[18]. Conseiller le prince n’est pas, pour le
chancelier, un devoir mais un droit
qui relève de la loi fondamentale. Il est donc sacré et inviolable. Finalement, le parlement, constitué de
magistrat, est « la raison du prince »,
qui tempère la monarchie absolue. Il joue aussi le rôle d’équilibre entre le
souverain qui peut exercer son pouvoir de manière abusive, voire tyrannique, et
le peuple, tenté par la rébellion ou la soumission aveugle. Il attribue alors
au parlement un rôle de garant de
l’institution. Il est l’arbitre
entre la puissance royale et le peuple…
Ainsi
Aguesseau incarne toutes les prétentions des parlementaires, ou plutôt d’une
aristocratie parlementaire. Nous notons aussi un renversement des principes, ou
du moins une contradiction chez le chancelier. Comment peut-il en effet
défendre la monarchie absolue et un parlementarisme si puissant ? Le roi
incarnerait la nation et les parlementaires en seraient le garant ? Qui
protègent finalement les biens du royaume ? Il peut encore affirmer le rôle
suprême de l’autorité royale mais sa
pensée remet en question le principe même de la monarchie absolue.
La
supériorité de l’État
À
partir d’arguments de la Sainte Écritures, Aguesseau défend le principe de la
distinction des pouvoirs temporel et spirituel. Ils se distinguent par leur
objet sur lesquels elles portent. Il ne cherche pas à déterminer les limites de
leur périmètre de responsabilité. « Rien
n'est plus pernicieux en général que de souffrir que l'on dispute sur les
bornes de l'autorité des puissances qui nous gouvernent. »[20]
Aguesseau
attribue à la puissance temporelle deux caractères : son université et son indépendance. Suffisante en elle-même et
provenant immédiatement de Dieu, elle est égale
à la puissance spirituelle Il affirme donc l’indépendance du roi dans le
domaine qui relève de ses responsabilités et s’oppose à toute intervention du
pape dans son périmètre. Cependant, la question se pose sur les limites de ce
domaine réservé. Comme ses contemporains, il tente d’accroître le périmètre du la puissance temporelle au détriment du
pouvoir pontifical.
Même
en matière morale, le roi demeure inaccessible au jugement du pape. En cas
d’infidélité à l’égard de l’Église, le roi demeure roi. La moralité de son
action ne se juge donc plus sur les règles établies par le pape, « prince spirituel sur la terre ». Ce
dernier ne peut donc exercer aucune autorité sur le roi qui n’a de compte à
rendre qu’à Dieu. Le droit divin du roi
n’est donc plus associé à l’idée de l’union du trône avec l’Église, union
dont le sacre en est le véritable témoignage. Nous sommes bien éloignés de la
conception médiévale et originelle de la monarchie. « C'est l'effondrement de la doctrine du ministère royal. »[21] Quelle
est en effet « la raison du prince »,
si ce n’est le parlement, garant de l’institution et donc de l’État ?
Ainsi, nous arrivons fatalement à l’idée
d’un droit divin de l’État… C’est ainsi la conséquence indéniable du
« gallicanisme parlementaire »
…
Aguesseau
condamne donc les théories de pouvoir direct et indirect du pouvoir spirituel
sur le pouvoir temporel. En tant que procureur général, il interdit tout
ouvrage qui les favorise plus ou moins. Il en vient même à regretter la censure
des livres de Richer, « dont il est
si important à la France que la réputation ne souffre point d'atteinte »[22] car ils
défendent les « saintes libertés de l’Église gallicanes ».
Il fait naturellement l’éloge de la Pragmatique Sanction de Bourges [23].
Il adhère aussi au formulaire qu’a proposé le Tiers États dans les
états-généraux de 1614, donnant à l’autorité royale toute indépendance dans son
royaume sans mentionner le périmètre de responsabilité de son pouvoir. Les
députés voulaient l’inscrire dans la loi fondamentale [24]. Son
gallicanisme est assez intransigeant, voire radical.
Sa
conception janséniste de l’Église
Selon
Aguesseau, l’Église n’est point une monarchie dont l’autorité suprême serait le
pape. Il récuse donc le modèle qu’il défend pour le royaume. Il condamne le
cardinal Bellarmin [25]. Il
reprend l’idée défendue par les jansénistes [26].
« Le pape a bien une autorité
supérieure dans l'Église, mais il ne l'a point sur l'Église, et il est
au-dessus de chaque Église particulière, mais il n'est point au-dessus de
l'Église universelle. »[27] Il
rejette aussi l’infaillibilité pontificale, considérant que la promesse divine
a été donnée à tous les apôtres et par conséquent à tous les évêques afin
d’instruire les nations. Les évêques ont
donc le même pouvoir que celui du pape en matière de foi. Certes, il
demeure « toujours le plus auguste,
mais non pas l'unique juge de notre foi »[28].
L’unité de foi est garantie par leur union qui se manifeste dans les conciles
ou dans leur consentement tacite ou explicite. Les fidèles reconnaissent la
voix de la vérité dans l’unité des membres de l’Église avec leur chef. Telle
est sa vision de l’Église primitive qu’il veut voir reproduire. « C'était à ce caractère sensible d'une
parfaite union des membres avec leur chef que tous les chrétiens étaient
obligés de reconnaître la voix de la vérité et le jugement de Dieu même. »[29] Tout un
jansénisme est ainsi exprimé sans aller jusqu’au radicalisme du richerisme [30].
Cependant,
en tant que juriste, Aguesseau ne cherche qu’à vouloir contrôler
l’enregistrement des décisions pontificales afin de vérifier leur conformité
avec les « libertés gallicanes ».
Sans cette approbation parlementaire, il y a vice de forme. Elles ne peuvent
donc être appliquées dans le royaume. Mais sa ferme volonté de faire examiner
les bulles par le parlement est aussi une façon détournée de vérifier les
lettres royales et donc de limiter l’autorité du roi.
Hostile
à Rome
Aguesseau
n’apprécie guère la papauté et la curie pontificale. Il se méfie de tout ce qui
vient de Rome. Il n’y voit qu’abus et tentatives
de domination, dénonçant tout ce qui peut s’opposer aux « libertés gallicanes ». « Comme les abus et les entreprises de la Cour
de Rome sur nos libertés y éclataient de tous côtés. »[31] Il ne
peut accepter que le pape puisse agir dans le royaume de sa propre initiative.
Son hostilité est surtout portée sur les
Jésuites. La compagnie de Jésus fait
l’objet de vives attaques de la part des jansénistes et des gallicans pour
diverses raisons. Les premiers accusent leur laxisme et leur hypocrisie quand
les seconds dénoncent leur soumission au pape. Il est vrai qu’ils sont liés au
pape par un vœu spécial d’obéissance. Ils sont naturellement les défenseurs de
son autorité et de son infaillibilité. En
ayant un même adversaire, le jansénisme et le gallicanisme se retrouvent unis
dans le combat.
C’est
pourquoi Aguesseau les considère comme un
corps dangereux pour l’État. Son austérité et son accointance avec le
jansénisme[32]
ne font qu’accroître ses attaques contre la compagnie de Jésus. Ainsi
dénonce-t-il « la morale relâchée
des jésuites et la religion toujours tournée chez eux en politique »[33]. Il
prône alors leur expulsion du royaume.
Allons
dans la logique d’Aguesseau. Écoutons-le. Que dit-il à plusieurs
reprises ? Il affirme que « l'Église
est dans l'État, et non pas l'État dans l'Église »[34]. Il
n’est pas le seul à la dire. Si l’Église
est dans l’État, alors ce dernier a droit de regard sur sa discipline. Dans
ces domaines, le pape ne peut donner des ordres sans l’assentiment du roi. Les
congrégations extérieures n’ont pas non plus de droit sur leurs membres implantés
dans le royaume. Seule la justice du royaume y est applicable. Seul le roi a finalement seul pouvoir
d’édicter des lois réglant la vie de l’Église gallicane. Le temps n’est pas
loin où la loi civile l’emportera sur la loi ecclésiastique, notamment dans le
mariage. Aguesseau est l’un de ceux qui rejettent les décisions du concile de
Trente définissant les critères de légitimité.
Selon
le principe qu’il défend, les clercs
sont avant tout des sujets du roi. Leur fidélité à son égard doit donc
emporter sur celle qu’ils doivent envers le pape ou d’autres autorités
ecclésiastiques. C’est pourquoi Aguesseau limite les compétences des tribunaux
ecclésiastiques. Ils ne peuvent intervenir qu’en matière de foi et de moral,
s’opposant ainsi aux exemptions que leur ont accordées les empereurs et les
rois. Leurs « droits » ne
sont donc que des privilèges, des grâces. Il n’y aurait donc aucune injustice
de les supprimer.
Conclusions
Aguesseau
est un partisan de la toute-puissance de
l’État. Ainsi il défend l’autorité du roi qui incarne l’État tout en
voulant la limiter par le parlement. La forme que prend le gouvernement n’est
donc pas l’essentiel. « Celui ou
ceux en qui réside la suprême puissance sont donc les images et les ministres
de Dieu. Elle peut être entre les mains d'un seul ou de plusieurs hommes,
suivant la constitution de chaque État. »[35] Ce n’est pas le roi qui est de droit divin
mais bien la puissance politique, c’est-à-dire l’État, puisque Dieu est
créateur de la raison et que l’État est fondé par la raison. Cependant,
lorsqu’il n’est plus rationnel et n’obéit plus à ses lois, il perd sa
légitimité. La raison est donc le
fondement de l’État. Et qui représente au niveau de l’État ? Le
parlement….Le passé n’a-t-il donc plus d’autorité ? Notons que Montesquieu
est en train d’écrire l’Esprit des lois.
Fervent gallican, d’influence janséniste
et cartésien, Aguesseau est un homme complexe, mêlé de contradictions.
Tout en étant proche de l’ancien régime qu’il protège et défend, il s’en
éloigne. Les ruptures sont proches. Philosophe, il est influencé par tous les
mouvements de pensée qui agitent la société : Descartes, Malebranche,
Hobbes, etc. Son rationalisme est incontestable. Dans son esprit, l’État est
déjà vide de Dieu. Le droit puis la loi naturelle suivent. La raison fait fuir
la présence divine. La raison doit tout
régir. Qu’est-ce le droit ? « La
raison de ceux qui n’en ont pas »[36]. Ainsi
pressentons-nous dans cette histoire de ce que sera l’État laïque …
Grand
intellectuel, « homme élevé dans les
formes du palais, très instruit dans la jurisprudence, mais moins versé dans la
connaissance de l’intérieur du royaume »[37],
Aguesseau apparaît comme un penseur
cherchant à construire un monde sans connaître celui qui existe. Il loue la
raison et l’exalte. Il est ainsi animé d’un fort esprit cartésien imprégné de
gallicanisme et de jansénisme. Il élève rationnellement un monde dans lequel
l’âme pourra atteindre Dieu dans son individualité avec la grâce divine. Et
c’est tout le paradoxe de cet homme profondément chrétien et pieux. Par cette
construction, l’Église s’évanouit. Il n’y a plus que le Tout-Puissant et l’âme
comme un face à face terrible…
À force de vouloir tout rationnaliser,
voyant la raison comme œuvre divine, il finit par laïciser toute pensée. C’est lui qui a autorisé l’impression de l’Encyclopédie,
ou encore élevé l’âge des vœux de religion. Certes, il cherche sincèrement à
s’opposer à l’athéisme et la déchristianisation grandissante de la société mais
finalement, il ne fait qu’aggraver la situation en défendant l’idée d’un Dieu
rationnel, cause de toute chose, un Dieu comparable à un horloger qui une fois
partie n’a plus aucune raison d’être présent. Et qui peut le remplacer si ce n’est la loi, ou plutôt l’État … ?
Notes et références
[1] Notre article s’appuie essentiellement sur le texte intitulé Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral d’Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, édition Publisud, 1996, La France au fil des siècles, Françoise Hildesheimer et Odile Krakovitch, halshs-00551610. Les œuvres d’Aguesseau sont aussi accessibles sur gallica.
[1] Notre article s’appuie essentiellement sur le texte intitulé Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral d’Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, édition Publisud, 1996, La France au fil des siècles, Françoise Hildesheimer et Odile Krakovitch, halshs-00551610. Les œuvres d’Aguesseau sont aussi accessibles sur gallica.
[2] Abbé André, Abrégé
de la vie de M. le chancelier d’Aguesseau, Œuvres de M. le chancelier
d’Aguesseau, 1759, tome I.
[3] Abbé André, Abrégé
de la vie de M. le chancelier.
[4] Louis de Rouvroy, duc
de Saint-Simon, Mémoire du duc de Saint-Simon, tome XIV, chap. VIII, Hachette,
1857,
[5] Louis de Rouvroy, duc
de Saint-Simon, Mémoire du duc de Saint-Simon, tome XIV, chap. VIII.
[6] Voir Émeraude,
mai 2019, article "Autour de l'Unigenitus : gallicanisme, richerisme et jansénisme réunis".
[7] Isabelle Storez,
Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) :
monarchie et libéra.
[8] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t. XXXI, p. 24.
[9] H.F. d'Aguesseau, Mémoire, VIIème, dans Œuvres complètes, t. VIII, p. 95.
[10] H.F. d'Aguesseau, Correspondance officielle, dans Œuvres complètes, t. X, p. 513.
[11] H.F. d'Aguesseau, Fragments sur l'origine et l'usage des
remontrances dans Œuvres complètes, t. X,
[12] H.F. d'Aguesseau, Fragments sur l'origine et l'usage des
remontrances dans Œuvres
complètes, t. X.
[13]H .F. d'Aguesseau, Essai d'une institution au droit public, dans Œuvres complètes, t. XV.
[14] H .F. d'Aguesseau, Mercuriales, dans Œuvres complètes, t. I,
[15] H .F. d'Aguesseau, Mercuriales, dans Œuvres complètes, t. I,
[16] Isabelle Storez,
Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau
(1668-1751) : monarchie et libéral.
[17] Isabelle Storez,
Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau
(1668-1751) : monarchie et libéral.
[18] H.F. d'Aguesseau, Fragments sur l'origine et l'usage des
remontrances dans Œuvres complètes, t. X.
[19] Isabelle Storez,
Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau
(1668-1751) : monarchie et libéral.
[20] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur les disputes théologiques au sujet de
l'infaillibilité du pape, dans le droit et dans le fait, dans Œuvres
complètes, t. VIII,
[21] Isabelle Storez,
Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau
(1668-1751) : monarchie et libéral.
[22] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur les ouvrages d'Almain et de Richer, Œuvres complètes, t. VIII
[23] Voir Émeraude,
mars 2019, article « La Pragmatique Sanction (1438) - Le concordat de
Bologne (1516) : affermissement de la souveraineté du roi dans l'Église ».
[24] Voir Émeraude,
2019, mai 2019, article « La réception du concile de Trente dans le
royaume de France, un conflit révélateur ».
[25] Voir Émeraude,
avril 2019, article « Saint Bellarmin, un défenseur de l’Église et de
l’autorité du pape - Une forme modérée de la théorie du pouvoir indirect ».
[26] Voir Émeraude,
mai 2019, article « Le jansénisme, un nouvel adversaire du pape et de
la monarchie pontificale ».
[27] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur la théologie de Poitiers dans Œuvres complètes, t. VIII.
[28] H .F. d'Aguesseau, Réquisitoire pour l'enregistrement de la bulle contre le livre
des Maximes des Saints dans Œuvres complètes, t. I.
[29] H .F. d'Aguesseau, Réquisitoire pour l'enregistrement de la bulle contre le livre
des Maximes des Saints dans Œuvres complètes, t. I.
[30] Voir Émeraude,
avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une
nouvelle conception de l'Église ».
[31] H .F. d'Aguesseau, Mémoires historiques sur les affaires de l'Église de France dans Œuvres
complètes, t. VIII.
[32] Il est difficile de
savoir si Aguesseau était janséniste ou non. Ses biographes et historiens
divergent sur ce point. Nous savons que ses proches et ses maîtres en droit
étaient des jansénistes notoires. Son austérité se rapproche aussi d’eux. Mais
dans ses écrits ou dans ses interventions, rien ne semble confirmer son
appartenance au jansénisme, même s’il l’a soutenu à diverses reprises.
[33] H .F. d'Aguesseau, Mémoires historiques sur les affaires de l'Église de France dans Œuvres
complètes, t. VIII.
[34] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur l'exemption... dans Œuvres complètes, t. IX, p. 3 ; Instructions sur les études... dans Œuvres complètes, t. XV,
[35] H .F. d'Aguesseau, Essai d'une institution au droit public dans Œuvres complètes, t. XV
[36] H .F. d'Aguesseau, Essai d'une institution au droit public dans Œuvres complètes, t. XV, p.
256 ; Discours dans Œuvres complètes, t. I,
[37] Voltaire, Œuvres complètes, Paris,
1878, t. XVI dans Le chancelier Henri François d’Aguesseau
(1668-1751) : monarchie et libéral, Isabelle Storez, Isabelle Brancourt.
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