" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 8 juin 2019

Aguesseau, un illustre représentant de l'aristocratie parlementaire

Dans le cadre de notre étude, Henri François d’Aguesseau (1668-1751) ne nous laisse guère indifférents. Juriste et magistrat sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV, il a exercé de hautes charges dans le royaume et s’est élevé jusqu’au plus niveau de la magistrature. Il s’est donc confronté au délicat problème des rapports qui peuvent exister entre l’Église et l’État. Il est en effet intervenu dans de nombreuses affaires mêlant religion et justice qui agitent le parlement de Paris. Il a en particulier participé à de nombreuses crises liées au gallicanisme et au jansénisme.

Pour son rôle juridique, Aguesseau intéresse aussi les spécialistes du droit et les historiens des institutions. Il fait ainsi l’objet de  nombreuses biographies et des articles de qualité. Nous pouvons aussi accéder à ses œuvres et à ses plaidoiries [1].


Aguesseau, grand magistrat du royaume

Aguesseau appartient à l’une des plus illustres familles de la magistrature, de la noblesse de robe parisienne. Avocat général au roi au Châtelet en 1690, puis l’année suivante avocat général au parlement de Paris jusqu’en 1700, il devient procureur général du roi au parlement, l’une des plus hautes charges de justice. Il intervient dans les procès pour défendre les intérêts du roi de France, de la loi et de l’Église. Il est aussi chargé des intérêts publics. Il veille à l’application des lois et règlement, à la discipline des magistrats, et assure l’ordre et la sécurité publique. Par ses compétences et ses succès, il acquiert une réputation d’éminent jurisconsulte. Il est « l’aigle du parlement de Paris », nous dit le duc de Saint-Simon. En 1717, il est élevé à la fonction la plus prestigieuse de la monarchie, celle de chancelier de France. Il occupe la deuxième place dans le gouvernement et devient le premier officier de la Couronne. Il a donc gravi rapidement les différents échelons de la magistrature pour atteindre le point culminant.

Aguesseau est un homme particulièrement apprécié par ses contemporains. Les éloges funèbres prononcés à sa mort soulignent notamment ses qualités morales. Ses commentateurs soulignent « son cœur vertueux plein de douceur et de bonté, un esprit élevé »[2]. Il incarne la sagesse et la noblesse d’âme, qui résident dans « les principes de la religion qu’il suivit toute sa vie » et qui «  avaient éloigné de lui toutes les passions et tout autre vue que celle de faire du bien. »[3]. C’est en effet un chrétien pieux à la morale irréprochable. Il est vrai que les louanges post-mortem de personnages célèbres sont souvent exagérées. Écoutons donc d’autres témoignages plus objectifs. Dans ses Mémoires, le duc de Saint-Simon le considère comme un homme éclairé, estimé, et de mœurs graves, « un magistrat orné de tant de vertus et de talents », « avec cela doux, bon, humain, d’un accès facile et agréable »[4]. Il admire ce « président sublime ». « Beaucoup d’application, de pénétration, de savoir en tout genre, de gravité et de magistrature, d’équité, de piété et d’innocence de mœurs, firent le fond de son caractère. »[5] D’une manière unanime, on lui reconnaît de la piété, de l’austérité et de la sobriété. Il n’est pas en fait un homme de cour.

Aguesseau, un défenseur des « libertés gallicanes »

Aguesseau intervient à plusieurs reprises dans les affaires du XVIIIe siècle pour s’opposer à tout ce qui pourrait porter atteinte aux « libertés gallicanes ». Nous le trouvons d’abord dans l’affaire du quiétisme où il obtient que l’enregistrement des lettres patentes confirmant la bulle pontificale de condamnation porte la mention devenue célèbre : « s’il vous appert qu’il n’y a rien dans la bulle de contraire aux droits de notre couronne, libertés de l’Église gallicane, maximes et usages du royaume. » Nous le retrouvons surtout dans l’affaire de l’Unigenitus [6]. Dans un mémoire, il s’oppose fermement à sa réception. Lorsque Louis XIV veut son enregistrement au parlement en 1714, il devient l’âme de la résistance. Il risque alors de perdre sa charge mais il échappe finalement à la disgrâce en raison de la mort du roi. « Pour les magistrats, il devenait un champion de la cause des parlements, un restaurateur de leur rôle politique. »[7]

Et un magistrat du roi éclairé 

Pourtant, il est aussi un défenseur des droits du roi. Dans l’une de ses réquisitoires, à titre d’avocat général, il réaffirme de manière solennelle le principe cher au parlementaire : le roi est l’empereur en son royaume. Il adhère à la monarchie absolue du droit divin telle qu’elle a été conçue au XVIIe siècle.

Mais sa dévotion à l’égard du roi n’est pas aveugle. En 1718, un an après son élévation, il n’hésite pas s’opposer à l’autorité royale. Il réprouve en effet la réforme financière que propose le contrôle général Law et que soutient le régent, le mettant alors aux côtés du parlement, fortement opposé à ce projet. Il est alors exilé. Il n’est pas non plus soumis aveuglément aux parlementaires. De retour d’exil en 1720, il négocie pour en finir avec l’affaire de la bulle Unigenitus. Il fait alors l’objet d’une vive désapprobation du parlement et des jansénistes. Toutefois, le duc de Saint Simon lui reproche d’être trop attaché au parlement lorsqu’il occupait la charge de chancelier. « La longue et unique nourriture qu'il avait prise dans le sein du Parlement l'avait pétri de ses maximes et de toutes ses prétentions, jusqu'à le regarder avec plus d'amour, de respect et de vénération que les Anglais n'en ont pour leurs parlements, qui n'ont de commun que le nom avec les nôtres »[8]. Et, son refus de cautionner le transfert du parlement lui vaut une nouvelle disgrâce. Il sera de nouveau exilé en février 1722. Il ne reprend sa charge qu’en 1727.

En tant que chancelier, Aguesseau est plutôt jugé de manière négative en raison de ses maladresses politiques. Ce n’est ni un homme de cour ni un homme politique, peu à l’aise avec les intrigues. À partir de 1720, il n’est plus guère influent. Après son deuxième retour d’exil, il a perdu toute réputation, tout crédit.

Par sa charge, Aguesseau est un homme du roi, profondément loyal et respectueux du régime et de l’ordre établi, mais par son expérience et son appartenance au monde parlementaire, il est aussi influencé par l’esprit qui y règne.

Un serviteur dévoué de l’État

Aguesseau est profondément épris du bien de l’État qu’il considère au-dessus de toute autre institution. Il adhère donc au principe de la raison d’État. Au salut de l’État, « tout intérêt doit céder »[9], nous dit-il. Le gouvernement est l’âme du corps social et politique, seul à le diriger vers sa fin, comme la raison doit dominer et guider l’homme. Il défend l’unité de l’État et s’oppose à toute dissension ou risque de division qui peut causer troubles, révoltes et guerre civiles. Il ne peut non plus supporter l’existence d’un corps qui ne soit pas soumis à l’État. Il ne peut en effet « souffrir qu'il y ait un corps dans l'État qui se prétende indépendant de toute puissance. »[10] Il soutient donc sans la moindre hésitation la monarchie absolue et s’est montré comme l’un de ses défenseurs les plus intraitables et le plus dévoué de ses serviteurs.

Aguesseau défend ainsi l’autorité royale. Le roi est l’autorité suprême à laquelle tous doivent être soumis comme une puissance supérieure. Nul corps ne doit entraver sa volonté. Cela ne signifie pas qu’il ne doit pas être conseillé ou assisté mais il est l’ultime autorité. « Il faut, en effet, que, dans tout bon gouvernement, il y ait une puissance suprême à laquelle tout doit céder, ou un dernier degré au-delà duquel il ne soit pas permis de remonter. »[11] La personne du roi incarne la souveraineté royale. Les biens de l’État et du souverain sont alors identiques. « Le Roi et le royaume ne [forment] qu'un seul objet dont les avantages sont toujours communs et indivisibles. »[12] Il défend en effet l’indivisibilité et l’incommunicabilité du pouvoir royal, deux principes qui lui sont chers.

Aguesseau adhère et soutient la thèse du droit divin des rois. Pour lui, ces derniers sont les représentants de Dieu sur terre. Ils sont « les images et les ministres de Dieu »[13]. Tant qu’ils ne sont pas contraires aux lois divines, leurs ordres ont force de loi et tous ses sujets leur doivent obéissance. Ils ne rendent compte qu’à Dieu seul. Le principe de la religion encadre ou encore modère leur pouvoir pour le bien de tout le royaume puisqu’ils sont aussi des hommes et qu’un jour, ils passeront en jugement devant Dieu. Notons que d’Aguesseau ne parle pas de l’Église mais bien du christianisme. L’autre frein au pouvoir des rois est le respect de la loi fondamentale qui permet de protéger la monarchie contre les écarts éventuels des princes. Les rois ne peuvent y déroger.

Le parlement, la « raison du prince »

Se référant à la république romaine, qu’il considère comme l’âge d’or de la magistrature, Aguesseau défend avec vigueur le rôle des magistrats dans l’État. La magistrature est l’ordre de la vertu. Elle représente même la raison qui doit guider l’exercice de l’autorité. Il lui souhaite alors une indépendance à l’égard de l’administration.  « Dépositaire de la puissance du souverain et exerçant les jugements de Dieu même, il abaisse et il élève, il appauvrit et il enrichit, il donne la vie et la mort. »[14] Il dépasse toute autre dignité hors celle du souverain au point de donner aux magistrats des droits divins et un caractère sacré. Il s’oppose donc à la noblesse d’épée et à la dignité ecclésiastique. Ainsi, ils sont « placés entre l'Église et l'État, et, pour ainsi dire entre le Ciel et la terre », et ils tiennent « la balance entre le Sacerdoce et l'Empire »[15].

Aguesseau attribue au parlement le même rôle que celui des États généraux. Comme le démontre la thèse qui lui est consacrée, il opère « une grave confusion entre deux institutions, pourtant bien distinctes dans l'Ancien Régime : les parlements et les États généraux. »[16] Le rôle premier des parlements était à l’origine de conseiller le roi « dans le but de suppléer à l'impossibilité dans laquelle il se trouvait de rendre la justice à tous par lui-même. »[17] Or les États généraux sont une forme de représentativité de la nation auprès du roi.

Aguesseau semble en fait mépriser les États généraux, n’y voyant qu’une réunion de nobles et d’ecclésiastiques. Or pour lui, le parlement représente l’élite, le seul corps capable de devenir « le conseil général de la nation dont les rois prenaient et suivaient presque toujours les avis dans ce qui regardait la législation »[18]. Conseiller le prince n’est pas, pour le chancelier, un devoir mais un droit qui relève de la loi fondamentale. Il est donc sacré et inviolable. Finalement, le parlement, constitué de magistrat, est « la raison du prince », qui tempère la monarchie absolue. Il joue aussi le rôle d’équilibre entre le souverain qui peut exercer son pouvoir de manière abusive, voire tyrannique, et le peuple, tenté par la rébellion ou la soumission aveugle. Il attribue alors au parlement un rôle de garant de l’institution. Il est l’arbitre entre la puissance royale et le peuple

Ainsi Aguesseau incarne toutes les prétentions des parlementaires, ou plutôt d’une aristocratie parlementaire. Nous notons aussi un renversement des principes, ou du moins une contradiction chez le chancelier. Comment peut-il en effet défendre la monarchie absolue et un parlementarisme si puissant ? Le roi incarnerait la nation et les parlementaires en seraient le garant ? Qui protègent finalement les biens du royaume ? Il peut encore affirmer le rôle suprême de l’autorité royale mais sa pensée remet en question le principe même de la monarchie absolue.

La supériorité de l’État

Fidèle à l’esprit du parlement, Aguesseau ne peut qu’être un fervent gallican. Il ne s’en cache pas et défend avec vigueur ses convictions. « C'est sans doute l'attitude politique la plus nette du chancelier, la plus affirmée dans son œuvre. »[19] Son gallicanisme s’exprime surtout dans ses Mémoires historiques sur les affaires de l’Église de France depuis 1697 jusqu’en 1710, ou encore dans les Fragments divers sur l’Église et les deux puissances.

À partir d’arguments de la Sainte Écritures, Aguesseau défend le principe de la distinction des pouvoirs temporel et spirituel. Ils se distinguent par leur objet sur lesquels elles portent. Il ne cherche pas à déterminer les limites de leur périmètre de responsabilité. « Rien n'est plus pernicieux en général que de souffrir que l'on dispute sur les bornes de l'autorité des puissances qui nous gouvernent. »[20]

Aguesseau attribue à la puissance temporelle deux caractères : son université et son indépendance. Suffisante en elle-même et provenant immédiatement de Dieu, elle est égale à la puissance spirituelle Il affirme donc l’indépendance du roi dans le domaine qui relève de ses responsabilités et s’oppose à toute intervention du pape dans son périmètre. Cependant, la question se pose sur les limites de ce domaine réservé. Comme ses contemporains, il tente d’accroître le périmètre du la puissance temporelle au détriment du pouvoir pontifical.

Même en matière morale, le roi demeure inaccessible au jugement du pape. En cas d’infidélité à l’égard de l’Église, le roi demeure roi. La moralité de son action ne se juge donc plus sur les règles établies par le pape, « prince spirituel sur la terre ». Ce dernier ne peut donc exercer aucune autorité sur le roi qui n’a de compte à rendre qu’à Dieu. Le droit divin du roi n’est donc plus associé à l’idée de l’union du trône avec l’Église, union dont le sacre en est le véritable témoignage. Nous sommes bien éloignés de la conception médiévale et originelle de la monarchie. « C'est l'effondrement de la doctrine du ministère royal. »[21] Quelle est en effet « la raison du prince », si ce n’est le parlement, garant de l’institution et donc de l’État ? Ainsi, nous arrivons fatalement à l’idée d’un droit divin de l’État… C’est ainsi la conséquence indéniable du « gallicanisme parlementaire » …

Aguesseau condamne donc les théories de pouvoir direct et indirect du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. En tant que procureur général, il interdit tout ouvrage qui les favorise plus ou moins. Il en vient même à regretter la censure des livres de Richer, « dont il est si important à la France que la réputation ne souffre point d'atteinte  »[22] car ils défendent les « saintes libertés de l’Église gallicanes ». Il fait naturellement l’éloge de la Pragmatique Sanction de Bourges [23]. Il adhère aussi au formulaire qu’a proposé le Tiers États dans les états-généraux de 1614, donnant à l’autorité royale toute indépendance dans son royaume sans mentionner le périmètre de responsabilité de son pouvoir. Les députés voulaient l’inscrire dans la loi fondamentale [24]. Son gallicanisme est assez intransigeant, voire radical.

Sa conception janséniste de l’Église

Selon Aguesseau, l’Église n’est point une monarchie dont l’autorité suprême serait le pape. Il récuse donc le modèle qu’il défend pour le royaume. Il condamne le cardinal Bellarmin [25]. Il reprend l’idée défendue par les jansénistes [26]. « Le pape a bien une autorité supérieure dans l'Église, mais il ne l'a point sur l'Église, et il est au-dessus de chaque Église particulière, mais il n'est point au-dessus de l'Église universelle. »[27] Il rejette aussi l’infaillibilité pontificale, considérant que la promesse divine a été donnée à tous les apôtres et par conséquent à tous les évêques afin d’instruire les nations. Les évêques ont donc le même pouvoir que celui du pape en matière de foi. Certes, il demeure « toujours le plus auguste, mais non pas l'unique juge de notre foi »[28]. L’unité de foi est garantie par leur union qui se manifeste dans les conciles ou dans leur consentement tacite ou explicite. Les fidèles reconnaissent la voix de la vérité dans l’unité des membres de l’Église avec leur chef. Telle est sa vision de l’Église primitive qu’il veut voir reproduire. « C'était à ce caractère sensible d'une parfaite union des membres avec leur chef que tous les chrétiens étaient obligés de reconnaître la voix de la vérité et le jugement de Dieu même. »[29] Tout un jansénisme est ainsi exprimé sans aller jusqu’au radicalisme du richerisme [30].

Cependant, en tant que juriste, Aguesseau ne cherche qu’à vouloir contrôler l’enregistrement des décisions pontificales afin de vérifier leur conformité avec les « libertés gallicanes ». Sans cette approbation parlementaire, il y a vice de forme. Elles ne peuvent donc être appliquées dans le royaume. Mais sa ferme volonté de faire examiner les bulles par le parlement est aussi une façon détournée de vérifier les lettres royales et donc de limiter l’autorité du roi.

Hostile à Rome

Aguesseau n’apprécie guère la papauté et la curie pontificale. Il se méfie de tout ce qui vient de Rome. Il n’y voit qu’abus et tentatives de domination, dénonçant tout ce qui peut s’opposer aux « libertés gallicanes ». « Comme les abus et les entreprises de la Cour de Rome sur nos libertés y éclataient de tous côtés. »[31] Il ne peut accepter que le pape puisse agir dans le royaume de sa propre initiative.

Son hostilité est surtout portée sur les Jésuites. La compagnie de Jésus fait l’objet de vives attaques de la part des jansénistes et des gallicans pour diverses raisons. Les premiers accusent leur laxisme et leur hypocrisie quand les seconds dénoncent leur soumission au pape. Il est vrai qu’ils sont liés au pape par un vœu spécial d’obéissance. Ils sont naturellement les défenseurs de son autorité et de son infaillibilité. En ayant un même adversaire, le jansénisme et le gallicanisme se retrouvent unis dans le combat.

C’est pourquoi Aguesseau les considère comme un corps dangereux pour l’État. Son austérité et son accointance avec le jansénisme[32] ne font qu’accroître ses attaques contre la compagnie de Jésus. Ainsi dénonce-t-il « la morale relâchée des jésuites et la religion toujours tournée chez eux en politique »[33]. Il prône alors leur expulsion du royaume.

L’Église dans l’État

Allons dans la logique d’Aguesseau. Écoutons-le. Que dit-il à plusieurs reprises ? Il affirme que « l'Église est dans l'État, et non pas l'État dans l'Église »[34]. Il n’est pas le seul à la dire. Si l’Église est dans l’État, alors ce dernier a droit de regard sur sa discipline. Dans ces domaines, le pape ne peut donner des ordres sans l’assentiment du roi. Les congrégations extérieures n’ont pas non plus de droit sur leurs membres implantés dans le royaume. Seule la justice du royaume y est applicable. Seul le roi a finalement seul pouvoir d’édicter des lois réglant la vie de l’Église gallicane. Le temps n’est pas loin où la loi civile l’emportera sur la loi ecclésiastique, notamment dans le mariage. Aguesseau est l’un de ceux qui rejettent les décisions du concile de Trente définissant les critères de légitimité.

Selon le principe qu’il défend, les clercs sont avant tout des sujets du roi. Leur fidélité à son égard doit donc emporter sur celle qu’ils doivent envers le pape ou d’autres autorités ecclésiastiques. C’est pourquoi Aguesseau limite les compétences des tribunaux ecclésiastiques. Ils ne peuvent intervenir qu’en matière de foi et de moral, s’opposant ainsi aux exemptions que leur ont accordées les empereurs et les rois. Leurs « droits » ne sont donc que des privilèges, des grâces. Il n’y aurait donc aucune injustice de les supprimer.

Conclusions

Aguesseau est un partisan de la toute-puissance de l’État. Ainsi il défend l’autorité du roi qui incarne l’État tout en voulant la limiter par le parlement. La forme que prend le gouvernement n’est donc pas l’essentiel. « Celui ou ceux en qui réside la suprême puissance sont donc les images et les ministres de Dieu. Elle peut être entre les mains d'un seul ou de plusieurs hommes, suivant la constitution de chaque État. »[35] Ce n’est pas le roi qui est de droit divin mais bien la puissance politique, c’est-à-dire l’État, puisque Dieu est créateur de la raison et que l’État est fondé par la raison. Cependant, lorsqu’il n’est plus rationnel et n’obéit plus à ses lois, il perd sa légitimité. La raison est donc le fondement de l’État. Et qui représente au niveau de l’État ? Le parlement….Le passé n’a-t-il donc plus d’autorité ? Notons que Montesquieu est en train d’écrire l’Esprit des lois.

Fervent gallican, d’influence janséniste et cartésien, Aguesseau est un homme complexe, mêlé de contradictions. Tout en étant proche de l’ancien régime qu’il protège et défend, il s’en éloigne. Les ruptures sont proches. Philosophe, il est influencé par tous les mouvements de pensée qui agitent la société : Descartes, Malebranche, Hobbes, etc. Son rationalisme est incontestable. Dans son esprit, l’État est déjà vide de Dieu. Le droit puis la loi naturelle suivent. La raison fait fuir la présence divine. La raison doit tout régir. Qu’est-ce le droit ? « La raison de ceux qui n’en ont pas »[36]. Ainsi pressentons-nous dans cette histoire de ce que sera l’État laïque …

Grand intellectuel, « homme élevé dans les formes du palais, très instruit dans la jurisprudence, mais moins versé dans la connaissance de l’intérieur du royaume »[37], Aguesseau apparaît comme un penseur cherchant à construire un monde sans connaître celui qui existe. Il loue la raison et l’exalte. Il est ainsi animé d’un fort esprit cartésien imprégné de gallicanisme et de jansénisme. Il élève rationnellement un monde dans lequel l’âme pourra atteindre Dieu dans son individualité avec la grâce divine. Et c’est tout le paradoxe de cet homme profondément chrétien et pieux. Par cette construction, l’Église s’évanouit. Il n’y a plus que le Tout-Puissant et l’âme comme un face à face terrible…

À force de vouloir tout rationnaliser, voyant la raison comme œuvre divine, il finit par laïciser toute pensée. C’est lui qui a autorisé l’impression de l’Encyclopédie, ou encore élevé l’âge des vœux de religion. Certes, il cherche sincèrement à s’opposer à l’athéisme et la déchristianisation grandissante de la société mais finalement, il ne fait qu’aggraver la situation en défendant l’idée d’un Dieu rationnel, cause de toute chose, un Dieu comparable à un horloger qui une fois partie n’a plus aucune raison d’être présent. Et qui peut le remplacer si ce n’est la loi, ou plutôt l’État … ?



Notes et références
[1] Notre article s’appuie essentiellement sur le texte intitulé Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral d’Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, édition Publisud, 1996, La France au fil des siècles, Françoise Hildesheimer et Odile Krakovitch, halshs-00551610. Les œuvres d’Aguesseau sont aussi accessibles sur  gallica.
[2] Abbé André, Abrégé de la vie de M. le chancelier d’Aguesseau, Œuvres de M. le chancelier d’Aguesseau, 1759, tome I.
[3] Abbé André, Abrégé de la vie de M. le chancelier.
[4] Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoire du duc de Saint-Simon, tome XIV, chap. VIII, Hachette, 1857,
[5] Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoire du duc de Saint-Simon, tome XIV, chap. VIII.
[6] Voir Émeraude, mai 2019, article "Autour de l'Unigenitus : gallicanisme, richerisme et jansénisme réunis".
[7] Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéra.
[8] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t. XXXI, p. 24.
[9] H.F. d'Aguesseau, Mémoire, VIIème, dans Œuvres complètes, t. VIII, p. 95.
[10] H.F. d'Aguesseau, Correspondance officielle, dans Œuvres complètes, t. X, p. 513.
[11] H.F. d'Aguesseau, Fragments sur l'origine et l'usage des remontrances dans Œuvres complètes, t. X,
[12] H.F. d'Aguesseau, Fragments sur l'origine et l'usage des remontrances dans Œuvres complètes, t. X.
[13]H .F. d'Aguesseau, Essai d'une institution au droit public, dans Œuvres complètes, t. XV.
[14] H .F. d'Aguesseau, Mercuriales, dans Œuvres complètes, t. I,
[15] H .F. d'Aguesseau, Mercuriales, dans Œuvres complètes, t. I,
[16] Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral.
[17] Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral.
[18] H.F. d'Aguesseau, Fragments sur l'origine et l'usage des remontrances dans Œuvres complètes, t. X.
[19] Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral.
[20] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur les disputes théologiques au sujet de l'infaillibilité du pape, dans le droit et dans le fait, dans Œuvres complètes, t. VIII,
[21] Isabelle Storez, Isabelle Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral.
[22] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur les ouvrages d'Almain et de Richer, Œuvres complètes, t. VIII
[23] Voir Émeraude, mars 2019, article « La Pragmatique Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la souveraineté du roi dans l'Église ».
[24] Voir Émeraude, 2019, mai 2019, article « La réception du concile de Trente dans le royaume de France, un conflit révélateur ».
[25] Voir Émeraude, avril 2019, article « Saint Bellarmin, un défenseur de l’Église et de l’autorité du pape - Une forme modérée de la théorie du pouvoir indirect ».
[26] Voir Émeraude, mai 2019, article « Le jansénisme, un nouvel adversaire du pape et de la monarchie pontificale ».
[27] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur la théologie de Poitiers dans Œuvres complètes, t. VIII.
[28] H .F. d'Aguesseau, Réquisitoire pour l'enregistrement de la bulle contre le livre des Maximes des Saints dans Œuvres complètes, t. I.
[29] H .F. d'Aguesseau, Réquisitoire pour l'enregistrement de la bulle contre le livre des Maximes des Saints dans Œuvres complètes, t. I.
[30] Voir Émeraude, avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église ».
[31] H .F. d'Aguesseau, Mémoires historiques sur les affaires de l'Église de France dans Œuvres complètes, t. VIII.
[32] Il est difficile de savoir si Aguesseau était janséniste ou non. Ses biographes et historiens divergent sur ce point. Nous savons que ses proches et ses maîtres en droit étaient des jansénistes notoires. Son austérité se rapproche aussi d’eux. Mais dans ses écrits ou dans ses interventions, rien ne semble confirmer son appartenance au jansénisme, même s’il l’a soutenu à diverses reprises.
[33] H .F. d'Aguesseau, Mémoires historiques sur les affaires de l'Église de France dans Œuvres complètes, t. VIII.
[34] H .F. d'Aguesseau, Mémoire sur l'exemption... dans Œuvres complètes, t. IX, p. 3 ; Instructions sur les études... dans Œuvres complètes, t. XV,
[35] H .F. d'Aguesseau, Essai d'une institution au droit public dans Œuvres complètes, t. XV
[36] H .F. d'Aguesseau, Essai d'une institution au droit public dans Œuvres complètes, t. XV, p. 256 ; Discours dans Œuvres complètes, t. I,
[37] Voltaire, Œuvres complètes, Paris, 1878, t. XVI dans Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchie et libéral, Isabelle Storez, Isabelle Brancourt.

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