" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 27 mars 2021

Les chrétiens, les "contempteurs du corps", les "hallucinés de l'arrière-monde", des "dégénérés"... Ainsi parlait Nietzsche...

L’Église enseigne avec constance, force et cohérence les mystères de l’Incarnation [1] et de la résurrection des corps [2]. Seule face à de multiples adversaires, elle attribue à la nature humaine un honneur et une dignité stupéfiants. Et quand elle professe le salut de l’homme, elle ne songe pas qu’à l’âme mais aussi au corps, c’est-à-dire au salut de l’homme intégral, de l’être en son entier, corps et âme. Instruite par Notre Seigneur Jésus-Christ, l’Église enseigne ce qu’est l’homme aux yeux de Dieu. Nous oublions aujourd’hui combien cet enseignement était une véritable révolution pour les païens. Comment un Dieu pourrait-Il s’abaisser et s’humilier pour élever l’homme à la vie éternelle ? Comment dans sa chair, l’homme pourrait-il vivre de la béatitude ? Ce sont des pensées inconcevables pour des hommes et des femmes qui ne voyaient dans le corps qu’une prison, un obstacle pour leur bonheur. La chose était pour eux incroyable à concevoir et à imaginer. Dans les premiers temps du christianisme puis au Moyen-âge, l’Église a aussi fermement défendu la part du corps dans la gloire promise contre ceux qui considéraient la chair comme l’œuvre du mal. C’est bien l’homme intégral, l’être en son entier, corps et âmes, qui est l’objet de l’amour de Dieu. Est-il alors possible de mépriser ce que Dieu aime tant ?

Pourtant, nombreux sont encore ceux qui accusent l’Église de mépriser le corps et de jeter sur lui l’opprobre. Dans une société qui cultive tant le bien-être au point de le préférer au bonheur, un tel mépris équivaut à un crime. Si elle est accusée de haïr la chair, elle ne peut en effet qu’être condamnée par la société tout entière. Comment nos contemporains pourraient-elle l’entendre et la tolérer si l’Église détestait l’homme ? Elle serait considérée à juste titre comme un obstacle à son plein épanouissement, un ennemi du genre humain et donc un adversaire à supprimer. Mais comment pouvons-nous condamner l’Église de mépriser l’homme ou sa chair quand son enseignement leur est si favorable ? Toutefois, nous allons tenter d’écouter leurs critiques afin de comprendre non seulement ce préjugé tenace mais aussi les causes de cette contradiction

Selon de nombreux commentaires, l’idée selon laquelle l’Église méprise le corps est plutôt récente. Elle daterait du XIXe siècle. Son auteur serait Nietzsche (1844-1900). Écoutons le…

Nietzsche, critique au verbe violent et brutal

Dans son livre Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche condamne les « hallucinés de l’arrière-monde » et les « contempteurs [3] du corps ». Qui sont-ils ? Ce sont ceux qui professent « un dieu souffrant et mourant »[4], un dieu créateur, un homme constitué d’un corps et d’une âme. Bref, ce sont les chrétiens. Et, selon Nietzsche, ces « hallucinés » considèrent le corps comme infect et ne souhaitent plus que le quitter pour connaître le bonheur. « Le corps est pour eux une chose maladive ; et volontiers, ils sortiraient de leur peau. »[5] Dans un autre ouvrage jamais achevé, La Volonté de puissance, Nietzsche poursuit les mêmes invectives contre les chrétiens. « Ils méprisaient le corps, n’en tenaient pas compte ; bien plus, ils le traitaient en ennemi »[6].

Nietzche hait le christianisme, d’« une haine mortelle » comme il le dit de lui-même. La morale chrétienne représente pour lui une abomination, « la plus néfaste des séductions et des mensonges » car elle est « un crime capitale contre la vie ». Nombreuses sont ses invectives violentes, passionnées, injurieuses contre toutes les valeurs chrétiennes. Il est alors difficile de pouvoir apporter une critique à un discours qui abonde d’affirmations haineuses et irrationnelles.

Le chrétien, un malade psychique, un hypocrite

Revenons à son accusation à l’encontre des chrétiens, concernant le mépris du corps. « Ce furent des malades et des décrépits qui méprisèrent le corps et la terre qui inventèrent les choses célestes et les gouttes du sang rédempteur »[7] Tout est presque dit dans cette phrase. Les chrétiens sont pour lui des malades qui recherchent des remèdes dans des inventions, dans leur imagination. Leur croyance leur apporte une aide qui leur permet de supporter leur maladie et leur misère. Ce sont en fait des hypocrites. « Mais eux aussi croient davantage aux corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent la chose en soi. » En effet, selon les écrits de Nietzsche, le chrétien excite en lui le mépris de lui-même, de tout ce qui est naturel en lui, pour qu’il se sente le plus possible pécheur afin « d’être par là généralement excité, vivifié, animé »[8]. Telle serait ainsi sa maladie. Pour se soulager, il se fait d’abord mal. Pour être heureux, il se convainc d’abord d’être malheureux avant de se nourrir des consolations qu’il a inventées.

Nietzsche revient souvent sur ce processus dans ses ouvrages. Comme tout homme, le chrétien souhaite mener de bonnes actions, des actions désintéressées mais mécontent de son impuissance ou constatant le mal qu’il commet, il éprouve une mauvaise conscience qui l’oblige à trouver un médecin capable de supprimer le malaise qu’il éprouve en lui. « Il se compare avec un être, censé capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu ; c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que son être lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. »[9] Il éprouve alors un besoin de rédemption, de consolation. « Voit-on clair dans cet égarement de la raison et de l’imagination, on cesse d’être chrétien. »[10]

Nietzsche revient aussi souvent sur l’idéal que représente le saint, l’exemple de celui qui méprise le plus son corps. Il le décrit comme une sorte d’instinct de survie d’une vie en dégénérescence. Les mortifications et l’ascèse que pratique le saint ne sont que des ruses pour conserver la vie et pour combattre la lassitude de l’âme, qu’il présente comme une maladie d’une civilisation élevée. « Je pourrais aussi reconnaître dans le mépris de soi-même, qui fait partie des caractères de la sainteté, et de même dans les actes de tortures de soi-même (par la faim, et les flagellations, les dislocations des membres, la simulation de l’égarement) un moyen pour lequel ces natures luttent contre la lassitude générale de leur volonté de vivre »[11]. Nietzsche réduit tout à une maladie, à  l’hypocrisie ou encore à la décadence…

Enfin, selon toujours Nietzsche, en exaltant son âme, le chrétien rabaisse leur corps et cherche à quitter sa chair qu’il juge misérable. « Jadis l’âme regardait le corps avec dédain, et rien alors n’était plus haut que ce dédain : elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle pensait lui échapper, à lui et à sa terre ! »[12] Nietzsche explique cette sublimation de l’âme par l’amour excessif de soi. L’esprit les a convaincus qu’il est en effet leur propre fin.

La vie, une volonté de puissance

Ainsi, Nietzsche croie fermement que les valeurs chrétiennes ne sont que des inventions, des masques d’hypocrisie, ou encore des hallucinations. Il les condamne, pas seulement à cause des mensonges qu’elles représentent pour lui, mais surtout parce qu’elles s’opposent à l’idée qu’il se fait de la vie.

Nietzsche considère en effet la vie comme un absolu qui n’a qu’une finalité, celle de se répandre. C’est pourquoi rien ne doit lui faire barrage dans son expansion. Tout se résume en fait en une expression : « la volonté de puissance ». En effet, « la vie est elle-même volonté de puissance. » Cette volonté désigne tout un ensemble de vie psychologique : sensation, émotion, passion, impulsion. Quand cet ensemble complexe est unifié et dominé, la volonté est dite forte, quand il est anarchique, sans direction, elle est dite faible. La vie est donc « appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de sa propre forme, incorporation ou tout au moins exploitation. » C’est pourquoi « tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même »[13] est pour lui tout « ce qui est bon » alors que « tout ce qui a sa racine dans sa faiblesse » est tout « ce qui est mauvais ». Ainsi, Nietzsche décrit le bonheur comme « le sentiment que la puissance grandit ». C’est pourquoi « où la volonté de puissance fait défaut, il y a dégénérescence. »[14]

Or, si la vie n’a pour fin que de se répandre et de tout incorporer à elle, que de se tendre vers l’avenir en se déployant et en soumettant, elle n’est finalement que force et devenir. Nietzsche est convaincu de l’évolutionnisme mais contrairement à la théorie de Darwin, le principe de l’évolution n’est pas extérieur à la vie, soumis aux conditions du monde, mais il est dans la vie en elle-même, dans l’homme qui est lui-même objet de l’évolution. Il doit en effet parvenir au Surhomme.

Dionysos,
la volonté  de puissan
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Nous pouvons alors peut-être comprendre toute la haine qu’il porte envers les chrétiens et les valeurs qu’ils portent comme l’humilité qu’il exècre. Il décrit en effet le christianisme comme une doctrine de faibles, de lâches et d’esclaves car les valeurs qu’il a inventées les servent à faire obstacle à la volonté des maîtres qui devrait les soumettre et les écraser. Il s’oppose ainsi à la vie telle qu’il se l’imagine. « Qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quelle vie ? La pitié qu’éprouve l’action pour les déclassés et les faibles : - le christianisme… »[15] L’autre critique véhémente qu’il porte au christianisme est donc de s’être opposé « aux instincts de conservation de la vie forte »[16], y compris « aux valeurs supérieures de l’intellectualité » en enseignant qu’elles n’étaient que péchés. C’est pourquoi faisant obstacle à la vie, c’est-à-dire à l’élan vital, il les considère comme des malades atteints d’« un instinct dépressif et contagieux »[17].

Pour que la vie puisse de nouveau exprimer sa volonté de puissance, il est donc nécessaire de renverser les valeurs, de « briser les anciennes tables de valeurs ». Il ne s’agit pas pour lui de savoir si elles sont vraies ou fausses – toute valeur n’est qu’invention pour lui – mais de montrer qu’elles s’opposent aux mouvements de la vie. Le Surhomme est justement celui qui a la vie en abondance, la volonté de puissance en action. Il s’est affranchi de la morale de l’esclave pour créer ses propres valeurs, c’est-à-dire définir le bien et le mal, imposer sa volonté au « troupeau ». « Une telle morale est la glorification de soi-même. » Un individualisme exacerbé…

Des interprétations multiples et incroyables

Selon une autre interprétation de ses ouvrages [18], plus politique, ses attaques brutales dénoncent en fait dans le christianisme une doctrine politique qui justifie une forme d’obéissance aveugle. Le christianisme n’a en effet pour but que de rendre les chrétiens plus faibles et soumis en développant en eux la haine du monde, le mépris du corps et de tout ce qui est sensible et passion en eux. Face à la détestation de la réalité, le christianisme a développé l’idée selon laquelle le salut appartient à un autre monde, à l’au-delà, les rendent ainsi plus malléables à l’autorité ecclésiastique, maîtres des clés. Toujours selon cette interprétation, Nietzsche s’oppose finalement à cette forme de volonté qui se fonde sur un mensonge. Refusant toute réalité au péché, à la faute, à une résignation, il en appelle alors à un retour à la réalité, à son acceptation, à une réalité telle qu’elle est, une réalité sans valeur…

La conclusion de cette interprétation est alors très claire. « Il y a un malentendu persistant. Nietzsche ne prône pas la force contre la faiblesse ! Le fort est celui qui est capable de transformer effectivement la réalité et de s’y installer, le faible est celui qui l’escamote par un mensonge moral et un report du salut dans l’au-delà. […] Le vrai fort est celui qui est capable d’affronter la réalité et d’augmenter sa puissance sur la réalité. »[19] Ainsi, « il faudrait selon Nietzsche se préserver comme de la peste du sentiment du péché, qui est à la fois culpabilisation et l’inculpation d’autrui et des partenaires ou adversaires dans la communauté. »[20]

Nietzsche serait-il finalement notre sauveur ? Il est très encourageant de pouvoir rendre une vision du monde si positive quand elle regorge de violence, de brutalité et de haine. Mais lorsque nous lisons ses livres, nous ne pouvons guère oublier toute la brutalité et la violence de ses injures et de ses invectives comme nous ne pouvons guère oublier les fruits amers et monstrueux de son œuvre. La lecture de ces livres est certes difficile, ce qui explique sans doute les divergences dans les critiques, mais parfois, il faut ne point aller au-delà des mots et de ses pensées…

Une œuvre à l’image de sa vie

Comme nous l’avons souvent constaté dans nos études, des écrits ne peuvent être difficilement dissociés de leur auteur. Nietzsche nous invite lui-même à connaître son histoire. « J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne, j’ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels. »[21] Cette citation souvent évoquée détient sans-doute la clé de ses pensées. Nietzsche ne veut en effet ni prouver ni démontrer quoique ce soit, se contentant d’apporter un « message de vie ». « Il se contente d’affirmer ses idées avec passion et d’insulter ses adversaires avec violence. »[22] La seule chose qui est donc possible de faire à partir de ses écrits, c’est d’entendre ce message d’une vie sans ériger de doctrine ou de système philosophique. Nietzsche ne veut pas construire un système.

Né près de Hambourg dans une famille luthérienne, Nietzsche est d’abord destiné à être pasteur comme son père. Il s’est ensuite définitivement éloigné de sa foi protestante. Il devient athée. Il est alors conquis par le pessimisme de Schopenhauer et se lie avec Wagner. En raison de crises nerveuses, il abandonne sa chaire de philosophie à l’université de Bâle. Au cours d’une vie devenue itinérante, il rejette le pessimisme et rompt avec ses amitiés. C’est au cours de cette période qu’il écrit ses principaux livres. Puis en janvier 1889, il sombre dans la folie pour mourir onze plus tard.

Un christianisme dénaturé

Sa vision du christianisme est donc celle du luthéranisme. Comme le signale l’un des plus favorables à sa philosophie, « il ignore tout des autres traditions chrétiennes et notamment du catholicisme romain »[23]. En outre, quand Nietzsche critique violemment Kant et les autres philosophes allemands, ils voient en eux des continuateurs du protestantisme, ou plutôt d’« une théologie dissimulée »[24], d’« une théologie par supercherie »[25]. En outre, l’autre christianisme qu’il dénonce est celui de Pascal, « qui croyait à la perversion de sa raison par le péché originel »[26], c’est-à-dire le jansénisme. Nietzsche considère en effet Pascal comme un représentant du christianisme et comme un homme perverti par le christianisme. « D’après Pascal et le christianisme, notre moi est toujours haïssable »[27]. Il ne distingue pas le jansénisme du christianisme authentique.

Quand il dénonce les mensonges du christianisme, Nietzsche évoque aussi l’interprétation de Saint Paul par Luther. En distinguant si nettement la foi et les œuvres, en insistant sur l’impuissance radicale de l’homme dans l’œuvre de son salut et y donnant à la grâce le seul rôle, la doctrine luthérienne conduit nécessairement au mépris du corps et au refus de la vie telle que le considère Nietzsche.

Nietzsche revisite l’histoire de Saint Paul, « l’histoire […] de cette nature tourmenté »[28], d’un homme qui cherchant à défendre la loi prend conscience de l’impossibilité de la suivre et de la transgresser, notamment par l’aiguillon de la chair. Selon Nietzsche, Luther aurait éprouvé le même tourment. Il hait la Croix tout en la voulant, « avec une haine d’autant plus mortelle qu’il ne pouvait se l’avouer ». Nietzsche interprète alors la conversion de Saint Paul comme un remède à ses tourments. « Le malade à l’orgueil tourmenté se sent du même coup revenir à la santé, le désespoir moral s’est envolé, car la morale elle-même s’est envolée, anéanti ».

Des hommes admirés pour leur puissance de vie

Cependant, Nietzsche considère aussi Luther comme « le grand bienfaiteur » puisqu’il a défendu l’idée selon laquelle les œuvres spirituelles n’étaient que « purement imaginaires »[29]. Nietzche haït la vie contemplative qui s’oppose si fondamentalement à sa conception de la vie. Il suit alors Luther quand celui-ci demande de ne point résister à la puissance que l’homme éprouve en lui.

De même, Nietzsche adresse étrangement des éloges à Pascal. Cependant, son admiration peut nous étonner. Héraut du jansénisme, il représente plutôt une morale austère et sévère. En outre, Pascal n’est guère un défenseur de la logique. En fait, ce que Nietzsche admire en lui est la force et la grandeur qu’il représente. C’est un « chrétien authentique », l’union « de la ferveur, de l’esprit et de la loyauté. »[30] Il admire aussi Fénelon, Port-Royal ou encore Madame de Guyon, en raison de leur ardeur et leur force face à l’adversité. Nietzsche admire en eux non le christianisme mais les hommes et les femmes trempés et convaincus. Dans le même ouvrage, il s’oppose au spectacle que lui livrent les Allemands avec leur morale ennuyeuse. Il ne se préoccupe guère de la doctrine qu’ils enseignent mais plutôt de la vie qu’ils manifestent.

Une vision de la vie

La vision de Nietzsche sur l’homme et sur la vie est totalement matérialiste, emplie d’un orgueil démesuré. L’homme n’est qu’un corps habité par une volonté de puissance dont la fin n’est que la domination. Plus cette force en lui se déploie en soumettant, plus il est ivre de lui-même. Par conséquent, Nietzsche récuse d’une part toute idée d’âme, de spiritualité, de divinité et de Dieu, et d’autre part toute valeur qui fait obstacle à cette force dominatrice. Une valeur n’a de sens que si elle contribue ou manifeste cet élan expansif de la vie. Ainsi, Nietzsche s’oppose et dénigre violemment toute forme de piété, de miséricorde, de péché. L’idée de la Croix lui est détestable.

Sa vision est aussi amorale au sens où il n’existe ni bien ni mal en soi. Toute valeur n’est que pure invention pour répondre à une intention humaine. Elle ne se fonde pas sur l’idée du vrai ou du faux mais sur l’idée d’utilité. L’important est l’apport d’une idée à l’existence humaine.

Nietzsche récuse toutes les philosophies et les doctrines morales qui l’ont précédé. Lui, il appelle à une nouvelle philosophie marquée par le devenir, au-delà de toute idée de bien et de vérité, de tout concept qui s’oppose à la liberté, c’est-à-dire à la vie qui s’exprime en l’homme au travers des passions, des sens, de la volonté. Cette vision s’oppose ainsi radicalement à celle du christianisme, à sa conception de l’homme et de Dieu. Elle ne peut supporter l’idée de péché et de faiblesse. Elle fait l’homme un être absolue devant lequel tout doit s’effacer. Elle fait de la vie la seule chose qui compte. Dans tous ses écrits, le christianisme est alors clairement et sans ambigüité une religion de malades, de dégénérés, de décadents.

Il n’est pas alors étonnant que vivant de cette vision, fondamentalement matérialiste et individualiste, Nietzsche  critique si violemment la doctrine chrétienne et plus particulièrement sa conception de l’homme. L’idée qu’il puisse avoir une âme, qu’il puisse commettre un péché, que son avenir réside en Dieu lui est insupportable. Il ne croit qu’en l’homme dans son instinct de vie corporelle…

Conclusions

La pensée de Nietzsche est pleine de contradictions. Il explique avec violence la perversion du christianisme par la volonté de l’Église de laisser son troupeau dans l’aveuglement, de mieux le dominer, de « créer des misères pour s’éterniser »[31] Il accuse alors le christianisme de rendre malade les chrétiens en leur faisant croire à la misère de la chair et à l’excellence de leur âme pour qu’ils éprouvent le besoin des secours d’un sauveur. Tout cela ne montre, selon toujours Nietzsche, leur orgueil et leur amour exacerbé d’eux-mêmes. Or, la vie n’a de sens pour lui que si elle manifeste la puissance dominatrice, écrasant les faibles et élevant les forts. Pourquoi accuse-t-il alors l’Église de vouloir dominer le troupeau des faibles? Pourquoi la critique-t-il d’avoir élaboré des valeurs pour mieux dominer l’homme, exprimant ainsi la volonté du maître soumettant celle de l’esclave ? Il parle aussi de mensonges alors qu’il récuse en même temps toute idée de vérité et défend une morale utilitariste aux mains seules des maîtres.

Nous avons plutôt l’impression que Nietzche se laisse emporté par une colère aveugle et brutale contre son propre passé, sa propre histoire, une histoire marquée par le luthéranisme et le pessimisme d’une philosophie allemande qu’il réprouve. L’autre image du christianisme qui se dévoile dans ses écrits est celle de Pascal, c’est-à-dire le jansénisme, autre hérésie peu portée à une image reluisante de l’homme. Avec une vision si dénaturé du christianisme, il ne peut guère en effet l’accepter, ni la tolérer. Il est ainsi baigné dans une atmosphère peu propice à l’optimisme et la confiance. Sa pensée s’élève naturellement contre cette vision noire de la vie.

Après les terribles horreurs de la seconde guerre mondiale, nous aurions pu penser que la pensée de Nietzsche aurait définitivement été rejetée dans les oubliettes honnies de l’histoire. L’humanité a découvert dans le sang et les cris l’horreur que pouvait produire la volonté de puissance et les valeurs du maître créant ses propres valeurs du bien et du mal. « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté… […] Le Surhumain est le sens de la terre…Restez fidèle à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs surnaturels. Ce sont des empoisonneurs… Ce sont des contempteurs de la vie. Ce sont des blasphémateurs de la terre. […] Car je vous enseigne le Surhumain : en lui peut s’abîmer votre grand mépris (mépris de l’âme qui méprisait le corps). »[32] S’il peut nous enchanter par la beauté de sa poésie et nous attirer par la force de ses convictions, nous ne pouvons pas nous engager dans un rêve qui s’avère finalement un cauchemar. Quand nous réduisons l’homme à un corps et l’attachons à la terre, avec une morale toute dévouée à la volonté humaine, il finit par vivre comme une bête enragée. Telle est sans-doute la leçon d’une aventure qui a mené l’humanité aux bords du précipice, une leçon que bien des philosophes, même chrétiens, ont oubliée…

 

Notes et références

[1] Voir Émeraude, mars 2021, article « La réalité concrète du mystère de l'Incarnation pour le salut et l'élévation de l'homme, de l'homme tout entier, corps et âme.».

[2] Voir Émeraude, , mars 2021, article « La conception de la nature humaine au travers du mystère de la résurrection du corps ».

[3] « contempteur » : « celui qui méprise ».

[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, traduction par Henri Albert, dans Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, volume 9, Société du Mercure de France, 1903.

[5] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, première partie.

[6] Nietzsche, La volonté de puissance, tome I, livre 1, texte établi par F. Wurzbach, traduit par G. Bianquis, éditions Gallimard, collection tel, 1995, dans Nietzsche et le problème de la souffrance, Benjamin Lavoie, Mémoire, maîtrise en philosophie, 2015.

[7] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, première partie.

[8] Nietzsche, Humain trop humain, III, n°141.

[9] Nietzsche, Humain trop humain, III, n°132.

[10] Nietzsche, Humain trop humain, III, n°135.

[11] Nietzsche, Humain trop humain, III, n°140, trad. par Alexandre-Marie Desrousseaux, Société du Mercure de France, 1906 dans Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5.

[12] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, trad. par Henri Albert, dans Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, volume 9, Société du Mercure de France, 1903.

[13] Nietzsche, L’Antéchrist, X,  trad. par Henri Albert, dans Œuvres complètes de Nietzsche, édition Naumann.

[14] Nietzsche, L’Antéchrist, VII.

[15] Nietzsche, L’Antéchrist, II.

[16] Nietzsche, L’Antéchrist, V.

[17] Nietzsche, L’Antéchrist, VII.

[18] Voir par exemple L’humilité, masque de la haine. Nietzsche contre les chrétiens. Éric Blondel, interrogé par Jean-François Hérouard, dans Autres Temps, Cahiers d’éthique social et politique, n°59, persee.fr.

[19] Voir par exemple L’humilité, masque de la haine. Nietzsche contre les chrétiens. Éric Blondel, interrogé par Jean-François Hérouard.

[20] Voir par exemple L’humilité, masque de la haine. Nietzsche contre les chrétiens. Éric Blondel, interrogé par Jean-François Hérouard.

[21] Nietzsche, La volonté de puissance, tome II, Gallimard.

[22] Roger Verneaux, Histoire de la philosophie contemporaine.

[23] Éric Blondel, La thématique protestante de l’antichristianisme de Nietzsche, Le Portique, en ligne, août 2001, mis en ligne le 8 mars 2005, consulté le 12 février 2021, journals.openedition.org.

[24] Nietzsche, L’Antéchrist, X

[25] Nietzsche, L’Antéchrist, Essai d’une critique du christianisme, X.

[26] Nietzsche, L’Antéchrist, V.

[27] Nietzsche, L’aurore, §79.

[28] Nietzsche, L’aurore, §68.

[29] Nietzsche, L’aurore, §88.

[30] Nietzsche, L’aurore, §192.

[31] Nietzsche, L’Antéchrist, LXII.

[32] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1ère partie, Le prologue de Zarathoustra, trad. par Henri Albert, dans Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol.9, Société du Mercure de France, 1903.,