Pendant que nos
contemporains s’agitent et se battent contre un ennemi invisible, nous pensons
à ses nombreuses voix qui condamnent l’Église et ses autorités de mépriser
le corps, voire de le haïr. Le christianisme est « une religion populaire qui a été ordonnée au
peuple et, avec elle, son exaltation de la souffrance, sa glorification de la
résignation, son goût morbide pour le sang, sa haine du corps, sa morale
sexuelle répressive, etc. »[1]
Dans son combat insensé pour l’athéisme, englobant le christianisme dans sa haine
contre les religions monothéistes, Michel Onfray les peint comme « animées par une même pulsion de mort
généalogique », celle de partager « une série de mépris identique » dont la « haine de la vie ; haine de la
sexualité, des femmes et du plaisir, haine des corps, des désirs, des pulsions »[2].
Nietzche accusait déjà la pratique de l’Église d’« être nuisible à la vie »[3].
Plus sérieusement, un de nos
proches nous avouait avec tristesse qu’il ne pouvait se convertir à la foi en
raison d’une discipline qu’il jugeait trop dure à l’égard du corps. Il se
sentait incapable de suivre ses exigences. Mais, derrière les critiques qu’il
portait sur la morale chrétienne et ses interdits, nous sentions une
incompréhension à l’égard d’une Église qu’il jugeait comme ennemie de la chair.
À l’écoute de ces plaintes,
il est alors tentant pour des chrétiens de renvoyer cette image aux erreurs du
temps passé, à l’époque médiévale, ou encore à la vie monastique, et de décrire
une Église contemporaine plus souple et plus proche du monde, voire d’accuser
les papes, les évêques et les prêtres d’avoir forgé une morale désormais
injustifiée. Ils en viennent alors à leur tour à exalter le corps, à le
sublimer, comme le fait si bien le monde. Mais ne serait-il pas plus judicieux de
mettre en lumière la vérité et de combattre les mensonges, œuvrant ainsi dans
la véritable charité ? Tel est en effet notre objectif…
Les accusations portées
contre l’Église à l’égard de son attitude à l’encontre du corps nous semblent
bien étranges et inconcevables quand notre regard porte sur l’enseignement qu’elle
nous livre sans rien nous cacher. Le corps y occupe en effet une place
particulière. Prenons simplement deux exemples, deux vérités qu’elle nous
demande de croire. Commençons par le mystère de l’Incarnation..
Une vérité de foi
Nous croyons ainsi fermement
au mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire à l’union de la nature divine et
de la nature humaine dans l’unique personne du Fils de Dieu, Jésus-Christ,
distinctement et indivisiblement vrai Dieu et vrai homme. Notre article n’a
pas pour objectif de justifier ce mystère fondamental ou de montrer qu’il ne
s’oppose pas à notre raison ou encore de répondre à tous ceux qui combattent
cette vérité de foi. Nous cherchons plutôt à le clarifier afin de montrer ce
qu’il signifie au regard de notre étude sur la nature humaine.
Ce qu’il ne faut pas
croire
N’imaginons pas non plus
l’idée qu’en Notre Seigneur Jésus-Christ, il n’y ait qu’un seul principe de
vie et d’activité comme le soutenait Apollinaire, évêque de Laodicée en
Syrie. Si cela était vrai, il n’y aurait alors pas d’âme humaine en Lui. Le
Verbe habiterait dans un corps sans âme comme dans un temple. Ainsi, Notre
Seigneur Jésus-Christ serait l’âme de sa chair pour s’unir à elle en un seul
être concret, c’est-à-dire en une seule nature. Le pape Saint Damase a vigoureusement
réagi contre les idées d’Apollinaire en rappelant la complétude de
l’humanité en Notre Seigneur Jésus-Christ. « Nous professons que Dieu parfait a assumé un homme complet. »[7]
Et qu’est-ce que l’homme complet ? L’âme et le corps.
N’imaginons pas enfin que
les deux natures, divine et humaine, sont si éloignées en Notre Seigneur
Jésus-Christ que leur union n’est que purement morale ou psychologique.
Comme le soutenait Nestorius, Il serait alors appelé Dieu parce qu’il se
serait uni au Verbe en dignité, en autorité. Il insiste en fait tellement sur
la distinction des deux natures qu’il en vient à défendre deux personnes, ou
encore deux sujets autonomes en Notre Seigneur Jésus-Christ, confondant en fait
nature et personne. Comprenant bien son enseignement, Proclus, évêque de
Cyzique, met alors en lumière les conséquences de son erreur. « Le Christ n’est pas devenu Dieu au
terme d’un progrès, mais il s’est fait homme […]. Nous ne prêchons pas un homme divinisé, mais un Dieu fait chair. »[8]
Il ne faut pas non plus
imaginer que la nature humaine ait été absorbée par la nature divine
comme une goutte d’eau dissoute dans la mer. Telle était l’erreur d’Eutychès. Des
deux natures, il ne resterait plus qu’une seule au point que le corps de Notre
Seigneur Jésus-Christ ne serait point identique au nôtre. Contre cette nouvelle
erreur, l’Église enseigne qu’en Notre Seigneur Jésus-Christ, les natures
humaine et divine n’ont pas été transformées, supprimées ou confondues.
Ce qu’il faut croire
Comme nous le constatons, la
définition de Notre Seigneur Jésus-Christ a fait l’objet de nombreuses
controverses dès le temps apostolique, avant même que l’Église ne puisse
enseigner librement les vérités de foi. Face aux erreurs, les Pères de
l’Église ont défendu avec fermeté et vigueur la pleine réalité de la
nature humaine en Notre Seigneur Jésus-Christ. En notre temps, de tels
combats, parfois violents, peuvent nous surprendre, voire nous choquer. Mais
n’essayons pas de juger ce que nous ne pouvons pas juger et laissons les
contingences de cette époque hors de notre étude. Pour bien comprendre les
enjeux de cette définition et ainsi mieux la saisir, revenons plutôt sur les
raisons de leur combat tel qu’elles sont évoquées par les défenseurs de la
foi.
Ce que les Pères de l’Église
nous enseigne
En outre, si Notre Seigneur
Jésus-Christ n’était pas véritablement homme, Il n’aurait pu ni mourir ni ressusciter.
La terrible agonie, la sanglante flagellation ou encore l’infâmant couronnement
d’épine n’auraient été qu’un leurre, la Croix, une vaste comédie. Et comme le
dit Saint Paul, notre salut vient de sa résurrection. Par conséquent, s’Il
n’est pas vrai homme, vain est notre salut, vaine est aussi notre foi.
Ainsi, le mystère de
l’Incarnation révèle non seulement le salut de l’homme, et donc sa
restauration, mais aussi sa participation à la vie divine, son élévation.
Pour notre salut et notre divinisation, il ne peut y avoir un fossé entre l’homme
et Dieu. Notre Seigneur Jésus-Christ assure cette médiation. Or, elle ne peut
être réelle sans qu’il n’y ait une unité en Lui. Il ne serait donc
véritablement médiateur si les deux natures, humaine et divine, ne s’unissaient
pas dans une unique personne. En Notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu accueille
l’homme et l’homme s’offre en Dieu comme le dit merveilleusement Saint Irénée.
Il est notre unique médiateur parce qu’Il peut poser des actes, notamment un
acte d’obéissance, qui est à la fois humain et divinement filial.
Écoutons ensuite ceux qui
ont nié que Notre Seigneur Jésus-Christ a assumé complètement une nature
humaine. Pourquoi ont-ils en effet refusé d’y croire ?
Ce que les erreurs enseignent
La principale raison de leur
refus porte sur l’honneur de Dieu qui aurait été souillé par l’union
avec la matière. Ils se scandalisent que Notre Seigneur Jésus-Christ ait
réellement assumé un corps tel que le nôtre. Ils n’admettent pas sa mort sur la
Croix et toute souffrance, prétendant qu’Il ait mort et souffert en apparence.
Prenons le cas significatif
d’Apollinaire. Il ne peut en effet admettre en Notre Seigneur Jésus-Christ la
présence divine, sainte et sanctifiante, avec la présence humaine, responsable et
libre, capable de pécher. Il ne peut non plus supporter qu’Il ait subi des
passions humaines comme la colère et la tristesse, des passions de la chair
comme la faim et la soif. La naissance et la mort paraissent aussi
inconcevables. En outre, comment deux natures complètes diamétralement opposées
peuvent-elles coexister s’unir sans que l’une gêne l’autre ? En
refusant l’âme à Notre Seigneur Jésus-Christ, Apollinaire résout ces problèmes.
Il ne possède plus le principe de vie humaine. Il est donc à l’abri du péché,
des tentations et des passions. Ainsi, Apollinaire défend l’idée que « le Verbe n’a pas assumé une âme humaine mais
seulement la semence d’Abraham. »[18]
Cela signifie alors qu’en Notre Seigneur Jésus-Christ, il n’existe pas d’homme
réel qui a eu faim et soif, qui a souffert la mort.
Dans le cas du
nestorianisme, la confusion entre les termes « nature » et « personne »,
c’est-à-dire entre ce qui est abstrait et ce qui est concret, est
caractéristique. Si Nestorius peut concevoir les deux natures, il ne peut
admettre une communication entre elles au point de vouloir distinguer
deux personnes en un seul personnage. Il est ainsi scandalisé dans l’idée de
voir le Verbe de Dieu être allaité par la Sainte Vierge Marie. Finalement, il
ne peut croire que Notre Seigneur Jésus-Christ puisse agir réellement en homme,
qu’il puisse souffrir et mourir comme nous.
Le mystère de l’Incarnation
est une réalité concrète. Notre Seigneur Jésus-Christ a accompli
réellement en sa passion et en sa mort des actes authentiquement et
intégralement humains, c’est-à-dire des actes vraiment volontaires et
libres. Les natures humaine et divine de Notre Seigneur Jésus-Christ
disposent chacune de leur propre volonté. Elles ne sont pas néanmoins étrangères l’une de l’autre puisque « l’une
se soumet à l’autre, non pas comme un sujet se soumet à un sujet, mais en tant
que le vouloir naturel humain du Christ est le vouloir même du Dieu Verbe »[19]
Comme le dit Saint Léon, « la
volonté inférieure céda à la supérieure. »[20]
Répétons-le. Le mystère de l’incarnation est bien une réalité concrète. « Chacune des deux formes [natures] accomplit
sa tâche propre en communion avec l’autre, le Verbe opérant ce qui est du Verbe,
la chair effectuant ce qui est de la chair. »[21]
Les lumières du mystère de
l’Incarnation
Et, de manière encore plus
concrète, dans sa vie ici-bas, Notre Seigneur Jésus-Christ a vécu humainement,
réalisant des actes humains, éprouvant des sentiments humains. Qui ne peut
alors comprendre qu’en assumant réellement notre chair, Notre Seigneur
Jésus-Christ a changé la signification du corps humain et de tous ce que nous
faisons par lui. « L’unité de
l’homme et la bonté radicale de toutes ses dimensions et composantes sont
soulignées par le fait que tout peut être mis en relation avec Jésus. […]
La plénitude de l’être humain est
essentiellement liée au Christ. »[22]
Par ce qu’Il a vécu, Notre Seigneur Jésus-Christ a en quelques sortes divinisé
tous les actes qu’Il a réalisés par sa nature humaine, tous les sentiments
qu’Il a éprouvés. « Je vis … mais ce
n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. La vie dont je vis
maintenant en la chair, est une vie dans la foi au Fils de Dieu »
(Paul, Épître aux Corinthiens, II, 20). Toute notre vie est ainsi élevée
par la grâce divine.
Le mystère de l’Incarnation
révèle alors le dessein de Dieu sur chacun d’entre nous, individuellement,
personnellement. Il nous montre ce que nous pouvons être pleinement si nous
suivons ses pas, si nous vivons de Lui, par Lui et en Lui. « Il s’est fait homme de notre race pour que
nous puissions être participants de la nature divine. »[23]
Conclusions
Créé à l’image de Dieu dans
son amitié, corps et âme, l’homme est destiné à vivre de Lui en Notre Seigneur
Jésus-Christ afin qu’au jour voulu, habité de la vie éternelle, il puisse
connaître et aimer pleinement Dieu, corps et âme, et de manière définitive. La
mort est une porte qui lui ouvre l’accès à cette vie sans fin. Mais séparé de
Lui, l’homme devient un être blessé, tronqué, déséquilibré, désorienté. Il est
comme un infirme, incapable d’épanouissement. Par le péché, il se sépare de
Dieu. Seul, il ne peut pas s’en sortir. Il a besoin d’être sauvé pour de
nouveau vivre de l’amitié de Dieu et devenir pleinement homme selon la
volonté même de Dieu…
Est-ce méprisant de dire
qu’un homme est malade et a besoin d’un médecin ? Est-ce méprisant pour le
corps de croire et d’enseigner le mystère de l’Incarnation ? L’Église,
peut-elle mépriser ce que Notre Seigneur Jésus-Christ a assumé ? C’est
méconnaître le mystère de l’Incarnation qu’elle n’a pas cessé de défendre et de
mieux nous faire connaître. Or cette vérité est le fondement de notre foi.
À la messe de Minuit, alors que
l’enfant est posé dans la crèche, nos lèvres entonnent avec une véritable joie
cette belle prière : « O Dieu,
par qui resplendit en cette nuit très sainte l’éclat de la vraie lumière,
faites qu’après avoir connu ici-bas le mystère de cette lumière, nous puissions
au Ciel en goûter aussi les joies ».
Notes et références
[1] Éric Stemmelen, La
religions des seigneurs. Histoire de l’essor du christianisme entre le 1er
et le VIe siècle, éditions Michalan, 2010, dans L’humanité, 15 novembre
2010, humanite.fr, lu le 29 janvier 2020.
[2] Michel Onfray Traité
d’athéologie, Le livre de poche, 2006.
[3] Nietzsche, Le
Crépuscule des idoles, La morale en tant que manifestation
contre-nature, trad. par Henri Albert, 1908, Œuvres complètes de Frédéric
Nietzsche, volume 12, Mercure de France. Un prochain article d’Émeraude
traitera des critiques que porte Nietzsche sur le christianisme au sujet du mépris
du corps.
[4] Saint Épiphane,
évêque de Salamine, Ancoratus, forme longue, 374, Denzinger 44.
[5] Voir Émeraude, mars
2015, article « Le docétisme ».
[6] Saint Cyrille d’Alexandrie dans Éphèse et Chalcédoine, 432 et 451, Pierre-Thomas Camelot, Histoire des conciles œcuméniques, tome II, Éphèse, Fayard, 2006.
[7] Saint Damase, Lettres
à des évêques d’Orient, vers 374, Denzinger 146.
[8] Proclus, dans Éphèse
et Chalcédoine, 432 et 451, Pierre-Thomas Camelot, Histoire des conciles œcuméniques, tome II, Éphèse, chapitre 2.
[9] Profession de foi,
Concile de Chalcédoine, 5ème session, 22 octobre 451, Denzinger
301-302.
[10] Saint Irénée de Lyon,
Contre
les hérésies, dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur,
V,1, 2, traduit par Adelin Rousseau, Sagesses chrétiennes, les éditions du
Cerf, 2001.
[11] Saint Grégoire de
Nazianze, épître 107 dans Éphèse et Chalcédoine, 432 et 451,
Pierre-Thomas Camelot, Histoire des
conciles œcuméniques, tome II, Éphèse, chapitre 1.
[12] Saint Athanase dans Histoire des conciles œcuméniques, Camelot, tome II, Éphèse,
[13] Saint Damase, Lettre
à des évêques d’Orient, vers 374, Denzinger 146.
[14] Saint Damase, Lettre
à des évêques d’Orient, vers 374, Denzinger 146.
[15] Saint Irénée, Contre
les hérésies, III, 19, 1.
[16] Saint Athanase, Sur
l’Incarnation du Verbe, 54, 3 dans Le Dieu du Salut, Bernard Sesboüé et
Joseph Wolinski, Histoire des Dogmes, tome I, Christologie et Sotériologie.
Éphèse et Chalcédoine, Bernard Sesboüé, chap. VII, I, 1, Desclée, 1994.
[17] Saint Augustin, La
Trinité, IV, 2, 4 dans Le Dieu du Salut, Bernard Sesboüé et
Joseph Wolinski.
[18] Apollinaire, Fragment
2, dans Le Dieu du Salut, Bernard Sesboüé et Joseph Wolinski, VIII, I,
3.
[19] Bernard Sesboüé Le
Dieu du Salut, I, 2.
[20] Saint Léon, sermon V
sur la passion, dans Sermons, Saint Léon Le Grand, 2ème édition, Les éditions du Cerf, 2008.
[21] Saint Léon, Lettre
à Flavien de Constantinople, 13 juin 449, Denzinger 294
[22] L. F. Ladaria, L’homme
et son salut, Histoire des dogmes, tome II,
chapitre II, L’homme créé à l’image de Dieu, 1, Desclée, 1995.
[23] Saint Léon, 5ème
sermon en la nativité du Seigneur, dans Sermons, Léon le Grand,
Tome I, traduction Dom René Dolle, 2ème édition, Les éditions du
Cerf, 2008.
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