" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 25 février 2017

La doctrine de Luther


Dans nos articles précédents, nous n’avons pas défini avec précision la doctrine de Luther. Nous avons décrit sa personnalité, sa manière d’agir et des faits historiques. Grâce à cette étude, nous avons identifié les raisons de sa révolte, compris le développement de sa pensée et montré ses conséquences funestes. Cette approche est utile pour déceler tous ses aspects nuisibles et sa dangerosité. Ainsi pouvons-nous démontrer la fausseté de sa doctrine dans un but apologétique. Or cette approche peut paraître insuffisante. Il faut aussi déceler les erreurs pour les dénoncer et les réfuter. 

Dans nos différents articles, nous avons présenté certains principes de sa doctrine, qu’il a décrits et répétés dans ses nombreux ouvrages. Nous avons déjà apporté de solides arguments montrant leurs contradictions, leur dangerosité et leurs conséquences néfastes. Cela ne suffit pas. Il faut poursuivre notre étude. Mais rapidement, nous nous heurtons à une véritable difficulté. Il est en effet bien difficile de décrire avec précision sa doctrine puisqu’il n’a publié aucune synthèse. Cela ne nous surprend pas. Cela reflète sa « manière d’agir ». Elle s’exprime dans toutes ses œuvres. En outre, comme nous l’avons déjà noté, elle évolue en fonction des résistances qu’il rencontre. Sa pensée demeure donc mouvante. Les contradictions sont donc inévitables, les imprécisions aussi, sans oublier l’inconséquence d’une parole dite trop hâtivement. Néanmoins se dégage une conception religieuse que nous allons décrire…

À la recherche de la pensée de Luther

Souvent, on décrit la doctrine de Luther à partir de la confession d’Augsbourg. Ce document a été écrit par Melanchthon en 1530. Il semble que Luther l’ait approuvée mais il a vite refusé la tendance conciliatrice qui s’en dégage. En effet, en quête de réconciliation, Melanchthon s’est efforcé d’atténuer certaines thèses de son maître et en a passé d’autres sous silence. Il faut en effet la replacer dans son contexte. La confession d‘Augsbourg a été écrite dans le cadre des négociations entre l’empereur Charles Quint et les princes protestants afin d’arriver à un accord. Melanchthon veut montrer que la doctrine qu’ils professent est conforme à la Sainte Écriture, à l’Église catholique et à l’enseignement des Pères. Elle n’est donc pas véritablement fidèle à la doctrine de Luther. Sa pensée se trouve plus sûrement dans ses deux catéchismes, dans des différents traités sur la Liberté du Chrétien, sur le Serf Arbitre, sur la Messe, sur les vœux monastiques.

Remarquons que la doctrine de Luther sur Dieu et sur le Christ reste orthodoxe. Elle est fidèle à la foi des conciles de Nicée et de Chalcédoine. Certains réformateurs, dont d’anciens catholiques, ne montreront pas une telle loyauté. La doctrine de Luther commence à s’opposer à l’enseignement de l’Église catholique quand elle traite des relations entre Dieu et l’homme, de la nature de l’Église et des sources de la foi.

Sola fides

Avant toute chose, il faut préciser que la foi au sens de Luther est différente de la foi au sens catholique. Il est même difficile de définir ce qu’elle signifie. Cependant, nous pouvons dire qu’elle ne consiste pas à se soumettre à l’enseignement de l’Église, à l’adhésion de notre esprit aux vérités qu’elle nous donne comme révélées. Elle est plutôt comprise dans le sens de confiance que Dieu nous justifie, qu’il ne nous impute plus nos péchés en raison des mérites du Christ rédempteur. Elle est encore la certitude qu’il peut pardonner ses péchés au nom du Christ, ou bien la conviction que le simple fait de posséder cette foi est en soi garantie de salut. Elle se rapproche donc plus de la notion de confiance que d’adhésion à des vérités. Elle est donc d’ordre psychologique et non intellectuel.

La doctrine de Luther s’appuie sur une conviction : l’homme est corrompu par le péché originel et il le demeure. Il est tellement vicié dans ses facultés qu’il ne peut ni discerner le bien ni en faire. Sa raison ne sait plus reconnaître ce qui le sauverait. Sa volonté est même incapable d’accomplir à elle-seule le bien. Ainsi l’homme est privé du libre arbitre. Sa volonté est radicalement incapable de le mener au salut. Ses actions, bonnes ou mauvaises, perdent alors toute valeur morale. Il n’y a plus ni mérite ni démérite. Le terme de « mérite » n’a plus de signification. Par conséquent, les bonnes œuvres sont inutiles pour le salut.

Cependant, sur la question des « bonnes œuvres », sa pensée est imprécise. Il a enseigné qu’un acte n’est ni bon ni mauvais, sa seule valeur dépendant de la foi de qui l’accomplit. Il a aussi enseigné que les bonnes œuvres sont la conséquence de la foi mais en refusant tout caractère méritoire.

À quoi servent alors les commandements que nous donne l’Ancien Testament ? Luther donne trois raisons. Ils ne sont là que pour nous montrer notre impuissance et notre indignité. Dieu nous donne un idéal sans les moyens de nous y conformer. Nous sommes donc incapables de les suivre. La réponse n’est donc pas en nous mais en Notre Seigneur Jésus-Christ. Les commandements servent aussi à renforcer notre confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ, c’est-à-dire la foi. C’est pourquoi la foi contient tous les commandements. Elle est donc supérieure à toutes les œuvres. Le Nouveau Testament nous donne donc la liberté quand l’Ancien Testament nous laissait dans la servitude. La foi fait donc l’homme libre. Le chrétien justifié par la foi, c’est l’homme libre. « La foi suffit à un chrétien, il n’a besoin d‘aucune œuvre pour se justifier. S’il n’a plus besoin d’aucune œuvre, il est certainement délié de tous les commandements et de toutes les lois ; s’il en délié, il est certainement libre. Telle est la liberté chrétienne, c’est la foi seule qui la crée »[1].

L’homme intérieur et l’homme extérieur



Dans son traité sur la Liberté du Chrétien, Luther veut résoudre une contradiction dans les paroles de Saint Paul, qui évoque aussi bien la liberté du chrétien que sa servitude. Il veut prouver la valeur de la foi dans la justification et l’inutilité des œuvres dans le salut. 

Luther distingue par l’âme l’homme intérieur et par le corps l’homme extérieur. Le Christ a conféré au premier la liberté, et par là lui a fait deux dons : la royauté et le sacerdoce, alors que le second est prisonnier de ses servitudes, incapable d’acquérir par lui-même des mérites. Il y a une sorte d’indépendance entre les deux hommes. En effet, nous dit-il, les choses qui affectent l’homme extérieur ne touchent pas l’homme intérieur. « Aucune de ces choses ne pénètre jusqu’à l’âme pour la libérer ou la réduire en servitude, la rendre juste ou mauvaise. »[2] Il prend comme exemple le port d’un habit religieux. « L’âme n’en tire aucun profit », nous dit-il. Les actes de l’homme extérieur n’apportent donc rien à l’homme intérieur. Or le salut concerne l’homme intérieur. Donc les œuvres ne servent à rien au salut. Cependant Luther précise que l’homme doit mener de bonnes œuvres pour observer une certaine discipline et par charité envers son prochain.

Luther développe aussi l’idée d’une certaine union mystique entre la Parole de Dieu et l’âme, union qui se réalise par la foi. Elle-seule établit le lien entre l’homme et Dieu. Par cette union, le Christ donne à l’homme les mêmes privilèges que Lui. Comme Lui, il est donc roi et prêtre. En tant que roi, le chrétien est maître du monde. Aucun des biens ne peut donc ni le nuire ni le mener à la perdition. Il est affranchi de la loi, du péché, du diable et de la mort. Certes, il doit être détaché du monde mais il ne doit ni le fuir ni le craindre. Cela justifie aussi le sacerdoce universel puisque tout Chrétien est prêtre.

Sola gratia

Mais comment l’homme peut-il obtenir la foi s’il est totalement indigne, si ses œuvres les meilleures sont dérisoires pour son salut ? Par la grâce seule. Si l’homme est indigne de l’amour de Dieu, cet amour le sauve cependant sans aucune condition. C’est un pur don divin. La grâce opère le bien en lui d’une manière irrésistible. Elle-seule peut donc le mener au salut et de façon irrésistible.

Si tout ce que l’homme peut faire est vain, comment peut-il la mériter ? En fait, au sens propre des mots, il n’obtient pas la grâce, il n’obtient pas le salut. Dieu l’accorde ou la refuse selon des raisons qui échappe à l’homme. C’est la prédestination. Il est vrai que Luther n’insiste pas sur la prédestination. Il en voit la conséquence logique de ses pensées. Il s’en effraie. « La pensée de la prédestination est un feu inextinguible : plus on tourne et retourne, plus elle nous désespère. »[3]

La justification luthérienne

En dépit de la justification par la foi seule, l’homme reste encore pécheur. Le baptême n’efface pas le péché. Il n’est pas non plus transformé intérieurement. Elle est toute extérieure comme un manteau recouvrant les péchés sans toutefois les effacer. Le salut de l’homme ne dépend pas donc de ce qu’il fait mais de ce que Dieu est et de qu’Il a fait. Elle est en-dehors de nous, nous dit Luther. Il aimera répéter qu’il faut se garder d’attacher à ses actes la moindre signification religieuse. Il faut donc faire appel à l’amour de Dieu, à cet amour qui se donne librement.

L’homme ne se sauve donc pas par ses efforts, par ses propres forces. Il est donc inutile de vouloir se mortifier pour se sauver. Par la foi seule, l’homme accède à Dieu. Et celui qui vit par la foi accomplit le bien. « Nous ne sommes pas rendus justes en faisant des œuvres justes, mais, rendus justes, alors nous accomplissions des œuvres justes. »[4] La foi met l’homme dans des dispositions telles qu’avant toutes choses il désire complaire à Dieu. Seules ont donc quelques valeurs les œuvres des hommes qui possèdent la foi.

Sola Scriptura

Sur qui l’homme s’appuie-t-il pour posséder la foi ? De quoi procède-t-elle ? Selon Luther, la règle de foi est uniquement la Sainte Écriture. Elle est au-dessus de toute norme, fût-elle proclamée par un Pape ou un Concile. Il convient donc d’obéir à la Bible seule. Quand les autorités catholiques lui demandent de se rétracter, Luther leur répond de prouver par la Sainte Écriture qu’il se trompe afin de se rétracter. Les insurgés rebelles feront la même réponse aux seigneurs et aux princes…



En outre, Luther conteste l’interprétation traditionnelle de la Sainte Écriture, c’est-à-dire l’enseignement de l’Église catholique. Il récuse tout rôle aux autorités ecclésiastiques. L’homme doit être en relation directe avec Dieu. De la Sainte Écriture, il doit tirer ses règles de vie sans intervention de l’Église. Le Saint Esprit le guidera. Selon la théorie du libre examen, tout lecteur est en effet capable de la lire et d’y trouver la Parole de Dieu sans aucun intermédiaire. Cela signifie que la Sainte Écriture s’interprète elle-même par sa clarté. Il n’a pas besoin du Magistère pour être interprétée de manière authentique. « Elle est par elle-même tout-à-fait certaine, facile à comprendre, entièrement accessible, [elle est] son propre interprète, examinant tout et jugeant de tout, discernant et éclairant »[5]. Luther « restreint cette clarté aux affirmations centrales de la foi, relatives à l’incarnation, à la croix et à la résurrection du Christ et à notre salut. »[6] Cependant, il distingue la clarté extérieure, qui concerne sur ce qu’il faut savoir sur Dieu et sur le salut, et la clarté intérieure qui nécessité le recours au Saint Esprit. Cependant le Saint Esprit vient à travers la Sainte Écriture et non pas directement.

Luther veut naturellement que la Bible soit accessible aux fidèles. C’est pourquoi il la traduit en allemand.  « C’est à la mère dans la maison qu’il faut s’adresser, aux enfants dans la rue, à l’homme du commun au marché »[7]. En effet, il prône la libre accessibilité de la Sainte Écriture. Ainsi tend-il à simplifier la traduction, sans hésiter à l’adapter à sa doctrine. Ainsi dans le passage célèbre de Saint Paul, où il dit que « l’homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la Loi » (Rom., III, 28), il rajoute « par la foi seule » afin de fonder sa doctrine de la justification par la foi seule.

Précisons que Luther écarte tous les livres deutérocanoniques de l’Ancien Testament. Il rejette aussi l’épître aux Hébreux, les épîtres de Saint Jacques et de Saint Jude, et enfin l’Apocalypse.

Solus Christus

Au cœur de sa doctrine, se trouve Notre Jésus-Christ comme il est au centre de la Sainte Écriture. Il y a une certitude d’être personnellement rattaché à Lui. Pour Luther, il n’est donc pas question d’avoir entre l’homme et Dieu des intercesseurs, des intermédiaires, des médiateurs. Il considère qu’Il est le seul intermédiaire entre Dieu et nous. Il est donc inutile d’invoquer les saints ou d’implorer leur secours. Ils ne peuvent qu’être proposés en exemple. La doctrine de l’indulgence perd aussi toute signification.

Au nom de cette relation directe avec Dieu, toute idée d’hiérarchie est abandonnée. La théorie du sacerdoce universelle selon laquelle les Chrétiens sont égaux, tous étant prêtres et rois, la rend encore caduque. Ils ne se distinguent que par leurs fonctions.

Les sacrements selon Luther

Si la foi seule justifie, les sacrements n’ont pas de valeur en tant que tels. Pour Luther, ce ne sont que des signes qui attestent que nous avons confiance d’être justifiés par les mérites du Christ. S’ils sont efficaces en eux-mêmes, ils ne produisent aucune grâce. Ils sont en fait à comprendre comme promesse de grâce reçue par la foi et non plus comme un acte opérant par lui-même le salut. Sans valeur objective, ils n’opèrent qu’en proportion de la foi de celui qui les reçoit. 

En s’appuyant sur la Sainte Écriture, Luther ne retient que trois puis deux sacrements : le baptême et l’eucharistie. Il a d’abord accepté la pénitence mais rapidement, elle a perdu toute valeur dans un système où les œuvres n’ont aucune valeur. Il considère que la satisfaction ne constitue qu’une injure aux mérites du Christ qui seuls satisfont la Justice divine. Ils considèrent les autres comme n’étant pas d’institution divine. Comme le mariage n’est plus un sacrement, le divorce est autorisé.




Considérant que le sacrifice de la croix a été accompli une fois pour toutes, la « messe » ne peut être considérée comme sacrifice renouvelé offert par les prêtres pour le salut des vivants et des morts. Pour démarquer de la conception catholique, Luther parle de « cène ». Cependant, s’il rejette la transsubstantiation, il croit en la présence réelle du Christ, dans et avec le pain. On parle d’impanation et de consubstantiation. En outre, si la promesse de grâce est constitutive du sacrement, il faut que la communion soit précédée d’une prédication clairement entendue par les fidèles. L’office doit donc être en langue vulgaire compréhensible. Luther prône la communion sous les deux espèces. Enfin, la « cène » n’a de sens qu’en présence de fidèles.

Conclusion

À partir du principe de la justification par la foi seule, Luther a développé sa doctrine en voulant appliquer une logique irréparable. Il a ainsi conçu une conception totalement différente de l’Église catholique. De cette prémisse est né un nouveau christianisme, écartant tout ce que quinze siècles de foi avaient enraciné dans les traditions chrétiennes. Il pensait probablement revenir aux sources du christianisme. Il l’a en tout cas affirmé. Il a combattu contre les signes de la Papauté et des traditions ou coutumes. Nous pouvons légitimement protester contre cette atteinte au christianisme, à son patrimoine et à son histoire. Mais il ne faut pas se tromper de combat.

Le combat contre le luthéranisme ne consiste pas à refuser un retour aux sources ou à défendre des usages dont l’Église connaît parfaitement le sens et la portée. L’essentiel n’est pas de cet ordre. C’est bien un combat contre une hérésie. Cinq points majeurs séparent radicalement la doctrine de Luther avec l’enseignement de l’Église catholique :
- sa conception du péché tout-puissant et sa majoration, et donc de la dignité de l’homme; 
- la déviation du rôle de la foi ; 
- un nouvelle conception des sacrements ; 
- son rejet enfin de toute autorité de l’Église.

Tout part en fait d’un principe qui résulte de son expérience personnelle : la question de l’homme face à Dieu. S’il est seul devant Dieu, l’imposante majesté du Tout-Puissant ne peut que l’écraser et à juste titre, tout devient dérisoire devant la gloire éternelle. Aucune de ses œuvres ne peut être méritoire. Le salut ne venant pas de l’homme, rien ne sert à la gagner. Ce serait même une offense à Dieu. L’aide mutuelle par la prière et les sacrifices sont aussi inutiles. Ce contact direct avec Dieu explique aussi le libre examen. Il n’a besoin de personne pour entendre la Parole qui s’exprime par la Sainte Écriture. Finalement, l’homme n’a besoin ni de hiérarchie ecclésiastique, ni de sacrement, encore moins de vie monastique, de pénitence, d’indulgences, etc. pour son salut. Il n'y a finalement plus d'Eglise visible. A-t-elle même encore un sens ?  L’homme est terriblement seul devant Dieu, tel est le fondement de la conception religieuse de Luther, une conception individualiste de la religion. Seul compte finalement son expérience intérieure avec Dieu. La religion devient donc une affaire strictement personnelle, voire subjective. La foi est confiance. Luther défend l’idée de l’individualité religieuse qui doit s’épanouir en toute liberté. Nous ne sommes pas loin de la conception religieuse qui domine notre époque.

Dans un tel système, l’Église catholique n’a plus de sens. C’est pourquoi la doctrine de Luther est avant tout une remise en question profonde de l’Église. Luther n’a toujours reconnu l’Église que l’Église invisible, c’est-à-dire l’ensemble des chrétiens sauvés ou dit autrement une somme d’individualités.

Après avoir rapidement présenté la doctrine de Luther, nous allons désormais proposer de la réfuter...



Notes et références


[1] Luther, La liberté du Chrétien, dans Luther, les grands écrits réformateurs, Flammarion, 1992.
[2] Luther, La liberté du Chrétien, dans Luther, les grands écrits réformateurs, Flammarion, 1992.
[3]Luther dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.
[4] Luther, Œuvres, volume 1 dans andregounelle.fr/protestantisme/cours-1998-9-la-grâce-et-la-foi.
[5] Luther, WA 7, 97, 23 dans Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[6] Marc Lienhard, Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Labor et fides, 1991.
[7] Luther dans L’art de la traduction selon Martin Luther ou lorsque le traducteur se fait missionnaire, Artois presses université, 2000, enseignement-latin.hypothèses.org.

vendredi 17 février 2017

La victoire des luthériens : "cujus regio ejus religio", le seigneur, pape dans son État dans un Empire divisé

Luther à la diète de Worms
Avant même que n'éclate la révolte religieuse de Luther, des princes et des magistrats du Saint Empire germanique ont adhéré à ses idées. Par nécessité, ils ont pris une place importante dans la défense et la diffusion du luthéranisme au point qu’il est devenu une force politique. Cela n’est guère nouveau dans l’histoire du christianisme. Néanmoins, il s'est produit une véritable rupture avec l’esprit authentique du christianisme par la mise en place de véritables églises étatiques. Le véritable drame de cette histoire – ou encore l’une des fautes de Luther – est alors d’avoir tellement lié le succès de sa doctrine à leurs intérêts que le retour de l’Unité des Chrétiens est en fait devenu impossible. Pour le comprendre, nous allons décrire les événements qui vont conduire à l’irréparable…  

Les premières concessions

Par la bulle Exsurge Domine, le Pape Léon X excommunie Luther en 1520. Conformément aux lois de l’époque, il comparait en 1521 devant la diète[1] de Worms. Il risque de subir la peine de mort. Néanmoins, il est protégé par des seigneurs qui menacent de prendre les armes si leur maître est en danger. Le 25 avril, Charles Quint le condamne tout en le laissant partir. Par ruse, le duc Frédéric III de Saxe (1463-1525) le met aussitôt en lieu sûr. Le 26 mai, un édit impérial le met au ban de l’empire.

Le luthéranisme se développe rapidement avec la complicité des seigneurs. Aux deux premières diètes de Nuremberg, en 1522 et 1524, les délégués du Pape dénoncent vainement les effets de la propagande luthérienne et demandent l’exécution de l’édit de Worms. En guise de réponse, les princes souhaitent la convocation d’un concile pour examiner les griefs de la nation allemande. Enfin, ils veulent que les doctrines de Luther soient soumises à un nouvel examen, ce qui revient à remettre en cause l’autorité du Pape et de l’empereur.

Plus tard, en juin 1526, à la première diète de Spire, les seigneurs luthériens profitent de la situation délicate de Charles Quint pour obtenir des concessions. L’Empereur a en effet besoin d’eux pour combattre les Turcs qui le menacent à ses frontières. Il est décidé que chaque État réglerait les affaires religieuses à son gré et exécuterait ou non le décret de Worms en attendant la convocation d’un concile. De telles concessions font naître une réelle crainte chez les princes et seigneurs catholiques. Ils concluent alors une alliance entre eux, se prêtant mutuellement défense. À leur tour, pour répondre à la constitution de cette alliance, les princes luthériens se réunissent dans la ligue de défense à Dessau par laquelle ils se promettent aussi de s’aider mutuellement contre les attaques de l’empereur ou des catholiques. Deux camps de dressent l'un contre l'autre...

Charles Quint à la recherche de l’unité religieuse

La seconde diète de Spire
À partir de 1528, Charles Quint est plus libre pour combattre les luthériens qui menacent son autorité et rétablir l’unité religieuse. Il cherche d’abord à figer la situation en attendant la convocation d’un concile qui pourrait régler la situation. Lors de la diète de Spire (1529), il est ainsi décidé que le luthéranisme sera toléré là où il est désormais établi tout en interdisant sa diffusion dans les États où il n’est pas encore introduit. Cependant, la tolérance est sous réserve de n’empêcher personne de célébrer la messe ou d’y assister, de n’inquiéter personne pour sa foi. Les princes et les villes luthériens refusent ce décret, alléguant qu’il est impossible d’avoir deux sortes de messes dans une paroisse et que la messe catholique est idolâtrique. Ils rédigent alors contre le décret une protestation formelle et l’adressent à l’empereur. De ce refus est né le nom de protestants donnés aux partisans de la « réforme ». Remarquons que le nom de "protestant" qu'on attribue aux partisans de Luther puis de tous les "réformateurs" est caractéristique. C'est un terme qui désigne un acte politique.

L’empereur Charles Quint ne désespère pas. Il veut rétablir l’union entre les catholiques et les protestants. Il réunit alors les différents chefs de mouvement pour arriver à un accord qui pourrait les satisfaire. Pour représenter les partis de la « réforme », Melanchthon, fidèle disciple de Luther, le remplace. Ce dernier ne peut en effet être présent puisqu’il est banni de l’Empire. Lors de la diète d’Augsbourg (1530), il livre une confession, dite « confession d’Augsbourg ». Elle comprend des articles qui concernent les dogmes et les abus à combattre. Pour les luthériens, elle est un texte fondateur et normatif.

Cependant, dans la confession d’Augsbourg, Melanchthon relativise la doctrine de Luther ou passe certaines de ses idées sous silence. Habile et conciliant, il tente de montrer que les doctrines nouvelles demeurent fidèles à la Sainte Écriture, à l’Église catholique et à l’enseignement des Pères. Mais une commission de vingt théologiens catholiques la rejette. Elle montre qu’elle est remplie de contradictions, d’erreurs et d’hérésies. Une nouvelle commission comprenant des catholiques et des protestants se réunit de nouveau. Melanchthon est encore prêt à faire des concessions. Il accepte la juridiction des évêques et va même à consentir à reconnaître la primauté du Pape. Mais Luther intervient et s’y oppose formellement. C’est finalement l’échec des négociations. L’empereur remet alors en vigueur le décret de Worms. Il demande le rétablissement de l’autorité épiscopale dans ses droits, la suppression des livres hérétiques et la remise des biens confisqués au clergé. Il demande enfin aux protestants de se soumettre à Rome.

L’échec de Charles Quint

Les protestants n’acceptent pas la décision de l’Empereur. Elle est en effet lourde de conséquence. Ils devraient alors restituer les biens sécularisés, c’est-à-dire les biens qu'ils ont confisqués, et ne plus participer ou favoriser le développement de la « réforme ». La révolte armée est inévitable. Mais, certains ont des scrupules pour entrer en guerre contre l’empereur. Le prince Jean de Saxe consulte alors Luther sur la question de savoir s’il est permis aux princes de résister à leur souverain. Luther lui répond dans deux ouvrages : Avertissement à mes bien-aimés Allemand au sujet du recez d’Augsbourg et Gloses sur le prétendu édit de l’Empereur. Dans le premier, il déclare que le recez est un juste sujet de révolte et dans le second, il déverse tout son venin contre la papauté. Rassurés, les princes luthériens concluent la ligue de Smalkalde le 29 mars 1531.

Or Charles Quint est de nouveau menacé par les Turcs qui viennent d’envahir la Hongrie. Les princes protestants refusent toute aide si les décisions d’Augsbourg ne sont pas annulées. L’empereur doit alors signer la paix dite de Nuremberg le 23 juillet 1532. C’est une victoire pour le clan protestant. Les seigneurs protestants obtiennent le droit de culte dans leurs États. Cela ne signifie pas que tout chrétien a droit de suivre le culte de sa foi. Cela signifie simplement que le seigneur peut imposer le culte catholique ou luthérien dans son État. Chaque État doit en effet s’en tenir à sa croyance religieuse. Il est interdit de s’attaquer pour des motifs de religion. Les procès en cours devant le tribunal ecclésiastique à cause de la confiscation des biens confisqués doivent être suspendus. Or, contrairement aux clauses du traité, le luthéranisme progresse et gagne d’autres États, parfois par à la force.

L’échec du Pape

En 1533, une nouvelle tentative, venant cette fois-ci de Rome, est lancée pour parvenir à une solution. Le Pape Clément VII autorise l’empereur à proposer aux protestants la réunion d’un concile sous deux conditions, dont la soumission de ses membres à ses décisions. Réunis à Smalkalde, les seigneurs protestants ne veulent se soumettre qu’à la Sainte Écriture et demandent la convocation du concile dans une ville allemande. La liberté du concile est confirmée par le Pape Paul III, soucieux aussi de parvenir à un accord. Il choisit cependant la ville italienne de Mantoue.

Finalement, les seigneurs protestants refusent toute participation de protestants au concile. Ils déclarent qu’ils n’ont pas besoin de concile et mettent en doute la liberté de ses membres. Pour répondre à l’offre du Pape, Jean-Frédéric de Saxe demande à Luther de rédiger un mémoire afin qu’il précise les points sur lesquels les protestants doivent rester fermes. Contrairement à Melanchthon, Luther accentue les divergences avec l’enseignement de l’Église catholique dans les 23 articles de Smalkalde. Ce document fait partie de la confession de foi du luthéranisme.

En 1538, face aux progrès et à l’intransigeance de la Ligue de Smalkalde, les princes catholiques concluent une nouvelle alliance, la Sainte Alliance. 

L’échec des conférences

En 1539, Charles Quint met en place des conférences religieuses en vue d’un accord. Des réunions ont eu lieu à Haguenau et à Worms en 1540 puis à Ratisbonne en 1541.

Les conférences réunissent des théologiens protestants et catholiques. Ils s’entendent sur les questions de la foi, du péché originel et de la justification mais ils buttent sur l’Église et l’eucharistie, sur la confession et la satisfaction. Mais l’empereur se rend compte que les princes protestants, soutenus notamment par la France, sont opposés au rétablissement de l’unité religieuse. En maintenant la division, la France veut  en effet affaiblir la puissance impériale qui la menace. Quant aux princes protestants, ils sont attachés à une doctrine qui leur permet notamment de séculariser, c’est-à-dire de confisquer les biens ecclésiastiques. En outre, Charles Quint ne peut guère s’attarder sur des négociations qui n’aboutissent pas. Il doit en effet combattre une nouvelle invasion turque.
L'Intérim de Ratisbonne,
 l'échec d'un compromis

Le 25 juin 1541, l’empereur signe finalement un accord stipulant les conclusions de la conférence et les articles sur lesquels les théologiens se sont mis d’accord. Cet accord est appelé l’Intérim de Ratisbonne. Les deux partis s’engagent à accepter ces articles, d’observer la paix de Nuremberg et de s’abstenir de détruire des couvents. Mais, devant le mécontentement des princes protestants, Charles Quint les autorise à supprimer finalement les monastères situés sur leur territoire. Toujours à l’affût, Luther réclame des catholiques une rétractation formelle de leur doctrine sur la justification.

En dépit de l’Intérim de Ratisbonne, les protestants prennent le diocèse de Naumbourg-Zeitz en 1542, en imposant un évêque luthérien. Pendant que le duc Henri de Brinswck-Wolfenbuttel envoie des renforts à l’empereur pour sa guerre contre les Turcs, la ligue de Smalkalde envahit son territoire, le chasse et commet toutes sortes d’excès et de destruction. Les protestants s’implantent dans d’autres territoires en gagnant à leur cause des comtes et des villes.

Il ne faut pas oublier que ce ne sont pas les habitants qui réclament le luthéranisme mais bien le prince ou le comité municipal. Leur conversion implique la mise en œuvre systématique du programme luthérien et par conséquent l’obligation pour les habitants de se soumettre à la foi nouvelle. Mais parfois, ce principe n’est pas respecté. En Westphalie, lorsque l’évêque François de Waldeck entre dans la ligue de Smalkalde, ses sujets le forcent à abdiquer. Quand le duc Guillaume de Juliers-Clèves veut réformer son territoire, son projet est arrêté par l’empereur.

Le recours aux armes

Charles Quint à la bataille de Mühlberg
En 1544, le Pape Paul III annonce qu'un concile général s’ouvrira à Trente en 1545. Il y convoque les protestants. Mais réunis à Worms, ces derniers déclinent l’invitation sous prétexte qu’un concile dirigé par le Pape ne peut pas être libre. Ils réclament un « concile chrétien en Allemagne ». Un nouveau colloque religieux se tient aussi à Ratisbonne en 1546. La conférence ne donne aucun résultat. À partir de cet échec, l’issue paraît évidente. Les armes vont désormais parler. Charles Quint attaque les États qui ont fait acte d’adhésion à la Ligue de Smalkalde. Il veut mettre fin à la rébellion politique sans se préoccuper de la question religieuse.

Rapidement, la Ligue de Smalkalde est anéantie. Toujours soucieux de rétablir l’unité religieuse, Charles Quint fait élaborer un texte qui doit régler la division. C’est l’Intérim d’Augsbourg, le 30 juin 1548. Il doit faire force de loi jusqu’aux décisions du concile de Trente. Les points essentiels du dogme catholique sont respectés, parfois en des termes vagues. Sur le plan disciplinaire, il accorde aux protestants la communion sous les deux espèces, le mariage des prêtres et le droit de garder les biens ecclésiastiques déjà sécularisés. Mais l’Intérim n’est approuvé ni par les catholiques ni par les protestants. Les catholiques le refusent, faute d’approbation du Pape. Les protestants trouvent les concessions excessives. Un nouveau texte est élaboré : l’Intérim de Leipzig. Nouvel échec… L’empereur laisse finalement le Concile de Trente régler le problème de l’unité religieuse. Il persuade certains princes protestants à y envoyer des délégués.…

 « cujus regio, ejus religio »

Mais Charles Quint est l’objet d’une odieuse trahison. Maurice de Saxe, pourtant son allié, l’attaque par surprise à Innsbruck avec le soutien de la France. Malade et impuissant à surmonter son attaque, Charles Quint entame des négociations. C’est le traité de Passau. Puis, le 25 septembre 1555, à la paix d’Augsbourg, la division religieuse est entérinée.

Le traité d’Augsbourg reconnaît l’existence des deux confessions, celles des catholiques et des protestants qui adhèrent à la Confession d’Augsbourg. Ils sont libres de professer leur doctrine et de célébrer leur culte sans être inquiétés. Mais en fait, ce droit de culte est accordé aux princes selon le « jus reformandi », c’est-à-dire le droit d’imposer ou non la « réforme » dans leur État sans aucune condition. La religion du prince est la religion de l’État et s’impose à tous ses sujets. En suivant ce principe, le Palatinat change quatre fois de confession en quarante ans. La liberté individuelle de religion n’est finalement qu'accordée au prince. Les biens déjà sécularisés restent en possession des princes protestants. Mais, désormais, toute conversion d’un prélat ou bénéficier catholique à la confession d’Augsbourg implique la renonciation à leur dignité et à leur bénéfice. C’est la réserve ecclésiastique. Cette décision va freiner considérablement les conversions...

Les catholiques se plaignent de la perte de leurs biens. Le Pape juge la décision funeste et l’invalide. Les protestants se plaignent de la clause de la réserve ecclésiastique qui leur enlève un moyen de progresser. Cependant, ils obtiennent des avantages considérables. Mais en divisant l’Allemagne en deux camps, l’avenir paraît ténébreux…

Conclusion

Le Pape François a raison lorsqu’il affirme que la division des Chrétiens entre protestants et catholiques a été « historiquement perpétuée plus par des hommes de pouvoir de ce monde que par la volonté du peuple fidèle »[2] mais il faudrait ajouter que non seulement des hommes de pouvoir, tel Charles Quint, ont cherché à les réunir mais que cette volonté de division est inhérente à la politique menée par Luther qui a lié sa cause à celles des princes et seigneurs. Sans leur soutien, aurait-il pu imposer sa doctrine ? Luther a tout fait pour éviter le retour de l'unité religieuse. Il est l'homme de la division...

Les seigneurs protestants ont joué un rôle fondamental dans la diffusion et le succès de la doctrine de Luther. Le landgrave Philippe de Hesse, qui est le véritable auteur de la paix de Nuremberg, a certainement fait plus pour le luthéranisme que les livres de Luther. Sans la protection des princes, sans la trahison de l’un des leurs, que serait devenue la doctrine de Luther ? Ils avaient beaucoup à perdre dans le retour à l’unité religieuse. Luther aussi…

Remarquons enfin que parmi les textes fondateurs du luthéranisme se trouvent la Confession d’Augsbourg et les 23 articles de Smalkalde, œuvres de circonstances qui ont été écrites en fonction du catholicisme. Le premier cherche la conciliation quand le second accentue la séparation. Étrange mélange aux intérêts peu concordants. Ce sont des œuvres qui ont pour but non de décrire en soi ce que croit un disciple de Luther mais de les présenter en fonction de la doctrine de l’Église catholique. Œuvres d’un temps, œuvres bien humaines, œuvres parfaitement intéressées …












Notes et références
[1] La diète est une assemblée composée des différents souverains (princes-électeurs, princes ecclésiastiques et laïcs, ville libre) que compte le Saint Empire germanique. Elle est chargée de veiller sur les affaires générales de l’Empire et de régler les différends entre les différents États qui le composent. Elle se réunit à des lieux différents : Nuremberg, Augsbourg, Spire et Ratisbonne.
[2] Pape François, Homélie, prière œcuménique commune dans la cathédrale luthérienne de Lund, 31 octobre 2016, w2.vatican.va.

[3] Détenteur d'un bénéfice ecclésiastique, c'est-à-dire d'un ensemble de biens destinés à financer un office ecclésiastiques. Théoriquement, ils doivent permettre au détenteur de remplir les tâches associées à l'office.

samedi 11 février 2017

Luther : une Église soumise aux princes

Luther se présente comme le prophète des temps modernes. On n’hésite pas à le comparer à un Saint Paul ou à Saint Augustin. Pour la célébration des 500 de l’affichage de ses thèses contre la doctrine des indulgences, on va certainement l’applaudir et louer son ouvrage, oubliant vite les effets dévastateurs de sa doctrine et de ses discours. Qui pourrait oublier son intolérance et sa haine féroce envers tous ceux qui ont osé s’opposer à sa doctrine ? Qui pourrait ne pas voir en lui un des principaux responsables de l’anarchie sociale et religieuse qui a tant bouleversé et déchiré l’Europe au XVIème siècle ? De la division des Chrétiens, que nous déplorons aujourd’hui, il est en grande partie responsable. Des âmes éprises d’un véritable esprit de justice ne peuvent l’oublier. Les mains de Luther sont pleines de sang et de larmes…

Certes, Luther n’a certainement voulu ni la violence ni les divisions qui ont mis à feu et à sang l’Europe. Certains pourraient diluer ses responsabilités en accusant le contexte historique. D’autres en appelleront à la faiblesse humaine ou encore à de terribles circonstances. Mais des faits historiques nous éclairent sur sa part de responsabilité. Il a commis des erreurs mais il a surtout commis des fautes, lourdes de conséquences. En liant sa cause à celles des autorités temporelles, il a trahi le Maître qu’il voulait servi. Lâcheté, vain calcul ou encore impuissance ?...

Le scandale du "mariage turc" de Philippe de Hesse



Le landgrave Philippe Hesse (1504-1567) est l'un des principaux chefs des seigneurs protestants. Il est l'un des acteurs majeurs de la "réforme". Il est marié à la fille du puissant duc George de Saxe. De leur union sont nés sept enfants. Or, c’est un homme de nature passionnée, débordant d’énergie. Il ne vit guère dans la continence et dans la fidélité conjugale. Un jour, il s’éprend sérieusement d’une jeune fille de 17 ans, Marguerite de la Saale. Elle est d’une famille de bonne noblesse. Or il ne peut vivre en concubinage avec elle – sa lignage ne le permet pas - comme il ne peut pas divorcer. Il souhaite donc se marier une deuxième fois. Les prétextes ne manquent pas ! À cause de nombreux déplacements que nécessitent ses devoirs, il est souvent seul. Il ne peut en effet emmener son épouse avec lui en raison des dépenses que cela pourrait occasionner. Or sa forte constitution ne le permet pas non plus de demeurer fidèle à sa femme. La Sainte Écriture lui vient même apporter un secours inattendu. Abraham, Jacob, David et Salomon n’ont-ils pas eu plusieurs épouses ? Pourquoi pas lui ? Fort de ses raisons, il demande donc à Luther et à deux autres « réformateurs », Melanchthon et Bucer, l’approbation de son projet.

La demande de Philippe de Hesse embarrasse Luther et ses partisans. S’il refuse d’approuver le second mariage, ils risquent de perdre un appui considérable. Philippe de Hesse pourrait se rapprocher de l’empereur et unir ses forces aux princes catholiques pour vaincre les protestants. En outre, il est un des meilleurs soutiens de la « réforme ». Depuis 1526, il en est même le meneur politique. En 1532, il a obtenu la paix de Nuremberg aux conditions fortement avantageuses pour les protestants. Dénué de scrupule et doué de grands talents, il a fait plus à la nouvelle foi que cent livres de Luther, dit-on. Mais s’ils approuvent le mariage, les protestants eux-mêmes comme les catholiques seront scandalisés. En décembre 1539, Luther choisit une voie moyenne. Il déclare que le second mariage est officiellement interdit mais vu les services rendus par l’intéressé à la cause de l’Évangile, il lui accorde la dispense et l’autorise à épouser « pour le salut de son corps et de son âme et pour la gloire de Dieu » la seconde femme qu’il convoite, mais le mariage et l’approbation doivent demeurer secrets.

Ainsi, le 4 mai 1540, Denys Mélandre, prédicateur luthérien de la cour de Hesse, marie une seconde fois Philippe de Hesse avec Marguerite de Saale en présence de Melanchthon et de Bucer. Cependant, se mariage ne restera pas secret ainsi que l’approbation des « réformateurs ». Ils provoquent une vague d’indignation, y compris dans le camp protestant. Pour se défendre, Luther déclare que « ce qui était un oui secret ne pouvait se muer en oui public, autrement, secret et public se confondraient en une même chose. Le oui secret devrait donc demeurer un non public et inversement. »[1] Il dira même que « le mensonge est une vérité, quand on l’emploie contre la rage du diable, pour l’avantage du diable. »[2] Dans cette réponse symptomatique, refusant d’admettre son erreur, Luther dépasse certainement les subtilités des scolastiques, subtilités qu’il condamne pourtant avec rage et violence.

Un scandale révélateur



Le « mariage turc » de Philippe de Hesse est significatif. D’abord, Luther est en parfaite contradiction avec ses discours. Il s’est opposé violemment aux annulations de mariage et aux dispenses que donneraient allègrement les Papes. Mais son autorisation est plus grave. Non seulement, il se permet d’aller à l’encontre d’un commandement divin mais il favorise encore le désordre moral. S’il est possible à un seigneur de se marier une deuxième fois, qu’est-ce qui empêche en effet un simple chrétien de le faire puisque tous les chrétiens sont égaux ? Cela ne peut que favoriser une décadence morale que Luther constate déjà avec amertume.

Mais les raisons politiques sont plus fortes que le bien et l’intérêt des fidèles. En effet, Luther ne peut se passer de la force des seigneurs. Il s’appuie fortement sur leur puissance et leur protection pour diffuser sa doctrine au point de trahir sa propre doctrine. Les cas de conscience qui lui empêchent d’obéir au Pape et à l’empereur ne lui empêchent pas de donner des dispenses. Le succès de sa doctrine est donc plus important que le bien de toutes les âmes. Enfin, fidèle à lui-même, il n’avoue pas ses erreurs et ses faiblesses, n’hésitant pas à mentir de manière grotesque.

Quelle est alors cette « réforme » qui n’hésite pas à se compromettre avec les puissances temporelles pour s’étendre au lieu de s’appuyer sur la seule force de Notre Seigneur Jésus-Christ pour soigner les âmes ? Comment pouvons-nous croire que la gloire de Dieu devant les hommes sort grandie de cette affaire ? Saint Augustin comme Saint Ambroise n’ont pas hésité à condamner les autorités politiques sans craindre leur colère. Au Vème concile de Latran, Gilles de Viterbe n’hésite pas non plus à condamner les abus que souffre l’Église devant le Pape et les cardinaux et à rappeler leurs responsabilités sans aller aux injures et à la violence.

Cette affaire nous renvoie à un autre cas de mariage qu’un autre puissant a voulu imposer à l’Église. En 1531, le Pape Clément VII refuse d’annuler le mariage du roi d’Angleterre, Henri VIII, pourtant un des piliers de la force catholique, le « Défenseur de la foi » [3]. Le Pape s’oppose aux volontés du roi tout en étant conscient des conséquences de son geste. En 1533, le Pape l‘excommunie pour s’être marié clandestinement. Face au puissant roi anglais, Saint Thomas More n’a pas hésité à démissionner de son rôle de chancelier avant de souffrir le martyre, Warham, archevêque de Cantorbéry de protester avant de mourir de chagrin. Lorsque nous comparons ces deux affaires, nous ne pouvons ne pas nous poser une question : qui a manqué de courage et de foi ?

Luther en appelle à l’autorité temporelle

L’attitude de Luther à l’égard des seigneurs et des princes ne nous étonne pas. Lui-même a longuement vécu sous leur protection. Appelé à Rome, il préfère se réfugier auprès du duc de Saxe. Il s’est aussi appuyé sur les seigneurs pour s’opposer au Pape, appelant à leur patriotisme. Lorsque les paysans insurgés massacrent et pillent au nom de ses propres principes, il demande aux pouvoirs de les exterminer sans pitié. Dans l’anarchie religieuse, il en appelle aussi à eux et légitime leur intervention : « le prince ne doit pas souffrir de division ni de désordre : il doit imposer la prédication d’une seule doctrine. »[4] Or que fait-il ? Il lie sa cause à celle des princes. Mais comment peut-il faire autrement puisqu’en s’opposant à toute hiérarchie ecclésiastique et en prônant l’égalité religieuse, il suscite la révolte et remet en question l’ordre établi ?

Après les désordres sociaux mêlés de revendications religieuses et les théories religieuses radicales, Luther comprend que son mouvement a besoin d’ordre. Certes il défend le principe selon lequel les Chrétiens seraient tous égaux devant l’Évangile et que par conséquent, l’Église chrétienne ne doit pas être hiérarchique, mais il prend vite conscience que la société a besoin d’une autorité. En outre, ses prétentions, celles d’être le seul guide de la nouvelle Église, ne résistent pas à la réalité. Il n’est pas en effet le seul chef réformiste et l’obéissance de ses disciples n’est pas garantie. La seule doctrine qui doit être enseignée ne peut qu’être la sienne. Ainsi il se tourne naturellement vers ceux qui détiennent un pouvoir, les seigneurs et les villes libres.

Luther justifie l’intervention des autorités temporelles dans les affaires religieuses

Luther légitime l’autorité temporelle par la nécessité du péché originel. Dieu l’a instituée pour garantir l’ordre public et assurer ainsi une conservation du monde. Le chrétien leur doit donc une soumission absolue sauf toutefois le cas où elle opprimerait la foi en sa doctrine et où il devrait lui opposer une résistance passive, c’est-à-dire par le martyr ou l’émigration. Luther légitime aussi la révolte d’un seigneur contre son maître s’il se montre injuste, ce qui a libéré le scrupule de certains seigneurs protestants avant qu’ils osent combattre l’empereur Charles Quint[5].

Si en 1523, Luther limite clairement leur pouvoir dans l’ordre terrestre, social et public, laissant la Parole de Dieu seule source de la foi sans aucune contrainte, rapidement, il s’avère que le périmètre de l’autorité temporel dans le domaine religieux ne va pas cesser de croître. Elle peut punir les blasphèmes publics et surveiller les cultes. Luther leur demande de veiller à la propagation de sa doctrine et la faire respecter dans toute l’étendue de leur territoire. Ceux qui refusent de se soumettre doivent alors le quitter.

Une religion attirante pour les chefs temporels

Luther ne rencontre aucune difficulté pour que les princes viennent le soutenir. Bien au contraire. Dès le début, la « réforme » ne peut que plaire aux seigneurs et aux villes libres. Comment peuvent-ils ne pas soutenir un homme, encore prêtre, qui s’attaque à la distinction des deux pouvoirs, spirituels et temporel, et à l’idée de toute suprématie de l’autorité religieuse sur l’autorité temporelle ? Il leur demande même d’intervenir dans les affaires de l’Église pour diriger et imposer la réforme. Avec Luther, le temporel remporte une victoire sur le religieux. Les princes comprennent vite l’intérêt de sa doctrine.

En outre, la mise en place de la « réforme » conduit à la sécularisation des biens ecclésiastiques, c’est-à-dire à leur confiscation. Des seigneurs et des magistrats adhéreront rapidement au protestantisme pour acquérir la richesse des églises et des monastères de leur État. De nombreux bourgeois et seigneurs ont fait d’excellentes affaires en adhérant à la nouvelle foi. Ils combattront durement le catholicisme pour garder ces biens. La menace de se voir reprendre cette richesse a longtemps mobilisé les seigneurs protestants.

En légitimant la force contre les insurgés et contre leur empereur, les seigneurs protestants ont pu sans scrupule les attaquer et raffermir leur pouvoir.

De nombreux seigneurs ont donc défendu la cause de Luther. Ils ont uni leur force dans des alliances pour répandre la nouvelle foi et se défendre contre les seigneurs restés catholiques. Dans les diètes, ils sont intervenus pour valoir leurs droits. Menaçant l’empereur lorsqu’il était en situation délicate avec la France ou les Turcs, ils sont parvenus à faire progresser le pouvoir et les droits des protestants. En clair, le luthéranisme est rapidement devenu une affaire politique. Luther en devient même un pion quand à la demande des seigneurs protestants, il doit justifier leur refus de participer au concile de Trente.

La mise en place d’Églises d’État

De manière simple, nous pouvons distinguer deux modes de gouvernement de l’église luthérienne. Dans les villes libres, ce sont les conseils municipaux qui la dirigent. Ils nomment un prédicateur et imposent le respect de la doctrine luthérienne. Ailleurs, la direction est assurée par le prince.

En 1525, avec l’accord de Luther, Jean le Constant, électeur de Saxe, se désigne comme le chef religieux de son État. Il créé la chancelière princière, l’organe chargé de l’administration ecclésiastique de l’État, et le divise en circonscriptions que dirigent des surintendants, eux-mêmes soumis au prince. Il institue des visiteurs[6] pour les inspecter et imposer la même règle de foi, les mêmes pratiques cultuelles et la même prédication. En 1539, le premier consistoire de l’Électorat de Saxe se réunit. Il joue le rôle de tribunal ecclésiastique, propose de régler les questions en litige, particulièrement celles concernant le mariage. Plus tard, après la mort de Luther, en 1559, se crée le conseil ecclésiastique, de caractère administratif, qui semble être l’organe de gouvernement du prince en matière religieuse.

D’autres État suivront l’exemple de la Saxe. En 1526, par le synode de Homberg, la province de Hesse se dote d’une même organisation, puis le duché de Brunswick, … Des villes comme Brême, Magdebourg, Nuremberg… les imitent. Dans les États luthériens, les réformes de Luther y sont appliquées sans ménagement. Les Chrétiens doivent s’y soumettre à la religion de leur prince. C’est l’application du célèbre principe « cujus regio, ejus religio », telle territoire, telle religion.

Le recours aux inspections pour faire triompher le luthéranisme est appliqué en ville comme dans les campagnes. Imitant les évêques visitant les paroisses de leurs diocèses, les seigneurs ou les autorités civiles des villes libres recourent aux inspections. Ils désignent une commission constituée de visiteurs, formée de théologiens et de juristes, chargés d’examiner les pasteurs dans le domaine de la foi et des mœurs. Les curés papistes, les anabaptistes, les zwingliens sont déposés et chassés.

Autant de papes que de princes !

Nous arrivons alors à une véritable contradiction. Luther accuse le Pape d’avoir asservi l’Église et de la libérer mais il l’a en fait rendue captive des princes. Ses adversaires, y compris protestants, ont accusé Luther d’être trop indulgent, voire compromis, à l’égard des princes et des seigneurs.

Or, depuis sa fondation, l’Église s’est battue pour échapper à la domination temporelle. Elle s’est toujours opposée au césaropapisme et à la prétention des empereurs de vouloir la diriger. C’est aussi à cause de cela qu’elle connaît de graves scandales et souffre d’effroyables abus. Rappelons qu’une des causes de l’état déplorable de l’Église à la fin du XVIème siècle est justement l’insertion de l’Église dans les affaires temporelles, ou encore la confusion du temporel et du religieux. C’est parce que les seigneurs ont pris la direction des monastères que la discipline monastique s’est relâchée. C’est parce que les seigneurs ont considéré les bénéfices comme des droits qu’ils se sont arrogés des places dans la hiérarchie ecclésiastique. Le système des commendes et celui des bénéfices sont une des plaies de l’Église. La réforme catholique les supprimera.

Or Luther fait pire. Les seigneurs s’emparent des églises et des monastères. Ils contrôlent les pasteurs, imposent la foi, dictent les règles, corrigent les récalcitrants. Les empereurs de l’Empire romain et byzantin n’ont pas rêvé mieux ! Il soumet l’Église qu’il veut construire au pouvoir politique. Par conséquent, la réforme devient chose politique

Conclusion

« Poussés par les événements, [Luther] avait dû confier le sort de ses communautés chrétiennes libérées à l’autorité des princes, et constater que le succès de sa doctrine se trouvait désormais dépendre d’une politique, qu’il était obligé d’avaliser jusque dans les désordres et qui était ordinairement plus soucieuse d’intérêts pratiques que de libération spirituelle. »[7]

L’autorité des princes ne cessera pas de se renforcer dans le domaine religieux. Luther a prôné l’égalité religieuse et le libre examen, ce qui a donné lieu à l’anarchie tant sociale que religieuse. L’intervention des politiques a donc été inévitable dans l’ordre religieux. La force politique a en outre été indispensable pour défendre la doctrine de Luther et la répandre. Sans Philippe de Hesse et sans les ligues des seigneurs protestants, le luthéranisme n’aurait certainement pas survécu. Les différents princes se sont ligués contre l’empereur et les catholiques, contrecarrant leurs desseins et accentuant ainsi leur pouvoir sur la religion. La « réforme » lancée par Luther devient rapidement un mouvement politique. Elle s’est nécessairement liée aux ambitions des princes. Elle trouve alors en eux un facteur de développement. La réconciliation des Chrétiens devient alors impossible. Leur division devient aussi inéluctable, voire voulue. En prenant conscience de cette tragédie, qui pourrait encore féliciter Luther et le louer ?




Notes et références
[1] Luther dans Histoire Générale de l’Église, A. Boulanger, Tome III, les Temps modernes, volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère partie, La Réforme protestante, n°34,  librairie E. Vitte, 1938.
[2] Luther dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.
[3] Titre que Léon X a attribué au roi Henri VIII pour ses efforts dans la réfutation des thèses de Luther, notamment par un traité qu’il a écrit Assertio septem sacramentorum.
[4] Luther dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V.
[5] Voir Luther, Avertissement à mes bien-aimés Allemand au sujet du recez d’Augsbourg et Gloses sur le prétendu édit de l’Empereur.
[6] Une instruction est publiée en 1527 pour organiser les visites. Un manuel est publié pour les visiteurs.
[7] Daniel-Rops, L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. VII.