" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 20 novembre 2022

L'origine du culte des saints

Selon l’enseignement de l’Église, la dévotion et l’invocation des saints ne détournent pas le fidèle de l’honneur dû à Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est et reste le seul Médiateur entre Dieu et les hommes, notre seul unique Sauveur. En raison de la charité qui règne entre les membres de l’Église, vivants et morts, et de leur solidarité au sein de cette société parfaite, qu’illustre la communion des saints, ceux qui règnent avec Lui dans le ciel intercèdent pour les autres fidèles en offrant à Dieu leurs prières. Il est donc bon et utile d’invoquer leurs intercessions puisque Dieu entend leurs sollicitations. Nous honorons ainsi les saints d’un culte véritable à cause des avantages que Dieu leur a conférés. Le culte des anges retourne finalement à Dieu, qui seul les a rendus dignes de vénérations par ses grâces. Dans ce culte, il n’y a donc ni adoration ni détournement du culte que nous devons à Dieu comme ne l’a pas cessé d’enseigner l’Église. Les accusations des différents mouvements protestants ne sont donc ni fondées ni recevables, en dépit des abus qui ont pu survenir au cours de l’histoire. Néanmoins, pour faire taire leurs reproches, il nous reste à déterminer l’origine de cette dévotion, que les protestants présentent comme relevant de l’imagination humaine ou de la superstition.

Des explications peu satisfaisantes

Parfois, pour expliquer l’origine du culte des saints, certains discours nous proposent une raison simple, celle d’un héritage du paganisme. Ils nous demandent en effet de chercher sa cause dans le culte des divinités et dans les diverses dévotions païennes qui se sont mêlés au christianisme, comme le suggérait déjà Gibbon à l’ère des Lumières ou encore Lucius ou Saintyves au début du XXe siècle. Les saints ne seraient, dans l'imagination humaine, que les héritiers des puissances de la mythologie qui se trouvent dans une zone intermédiaire entre les dieux et les hommes. Ce serait aussi les « successeurs des dieux »[1]. L’Église aurait ainsi restauré le polythéisme pour encadrer un peuple plus nombreux et plus disparate. Ces discours se fondent sur les ressemblances des saints avec les dieux, de leur rôle ou sur de probables intentions des clercs. Ils en viennent à oublier ou à négliger la fonction de sainteté qui est propre au christianisme, pourtant « une des créations les plus originales du christianisme.»[2] C’est aussi oublier la rupture qu’a conduit le christianisme en matière d’anthropologie religieuse. Une telle raison fait alors preuve d’une grande ignorance…

Il est vrai qu’au Ve siècle, le culte des saints a conduit à des abus, comme le trafic des reliques ou la pratique des banquets sur les tombes, qui ressemblent fortement à du paganisme avec néanmoins une religiosité différente, abus que l’Église a vivement condamnés et combattus.

L’autre réponse proposée est d’expliquer le culte des Saints par les relations sociales qui règlent la société terrestre : le rôle d’intercesseur du saint ne serait que la transposition du pouvoir médiateur assuré par le « patronus » humain pour ses clients. Une telle explication oublie que ce culte fait partie intégrante du christianisme vécu de l’Antiquité, d’un christianisme aussi persécuté par la société elle-même. « L’apparition du saint comme un élément propre à la religiosité chrétienne n’autorise pas à considérer qu’il est un type indépendant de tout l’ensemble. »[3]

La discrétion de la Sainte Écriture

Dans l’Ancien Testament, le culte des saints n’est guère présent. Cela ne nous surprend guère lorsque nous songeons à la pédagogie divine. Environné de peuples païens et porté lui-même à l’idolâtrie, le peuple de Dieu devait surtout grandir dans le culte unique d’adoration. Nous devons aussi nous rappeler que leur conception de la vie après la mort reste encore floue. 

Cependant, certains passages bibliques nous apportent quelques éléments sur un culte des saints. L’auteur de l’Ecclésiastique nous apprend que le corps des patriarches et des pères du peuple hébreux « ont été ensevelis en paix, et leur nom vit dans toutes les générations », et « que les peuples racontent leur sagesse et que l’assemblée publie leur louange. » (Ecclésiastique, XLIV, 14-15) Il demande de louer ces « hommes glorieux, et qui sont nos pères » (Ecclésiastique, XLIV, 1), que sont notamment Hénoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph. Certes, ces éloges ne forment pas à eux-seuls un culte et n’indiquent pas non plus qu’ils détiennent un pouvoir d’intercession, mais ils font l’objet de louange publique. Le deuxième livre des Macchabées est plus explicite. Dans une vision, Macchabée vit «qu’Osias, qui avait été grand-prêtre, homme de bien et bienveillant, […], tendant les mains, priait pour tout le peuple des Juifs » (II, Macchabées, XV, 12-13), puis, qu’à ses côtés, le prophète Jérémie, lui-aussi mort depuis longtemps, prie également pour tout le peuple et pour la ville sainte. Mais, il est difficile d’évoquer ces livres sacrés aux protestants qui ne les reconnaissent pas comme canoniques.

Le Nouveau Testament n’apporte pas non plus d’enseignement précis sur le culte des saints et sur leur invocation. Nous pouvons néanmoins retenir une parabole, celle de l’homme infidèle et de Lazare. Un homme riche, qui se retrouve en enfer à sa mort et qui voit le mendiant Lazare dans un lieu de paix, prie Abraham et le pauvre lui-même d’avoir pitié de lui et de prier pour lui et pour sa famille (cf. Luc, XVI, 22). Les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ ne soulèvent aucun reproche ni accusation, ce qui pourrait nous faire croire que les Juifs croyaient en l’intercession des saints. Son enseignement porte plutôt sur le Royaume des cieux, là où se trouvent Abraham, Isaac et Jacob (Matthieu, VIII, 11), là où nous devrons aussi prendre place. Les apôtres évoquent aussi les saints mais uniquement comme modèles moraux à suivre. Par exemple, dans son Épître aux Hébreux (XI), Saint Paul mentionne les patriarches et les grands hommes du peuple de Dieu comme exemples de foi.

Finalement, trop discrète sur le sujet, la Sainte Écriture n’est pas suffisante pour connaître l’origine du culte des saints. C'est pourquoi le concile de Trente précise, dans son décret dogmatique, que son enseignement s’appuie sur « l’usage de l’Église catholique et apostolique, reçu dès les premiers temps de la religion chrétienne »[4], c’est-à-dire sur la Sainte Tradition.

Avant de poursuivre, notons que dans les premiers temps, seuls les martyrs étaient considérés comme des saints. Il faut attendre le IVe siècle pour que l’Église compte parmi les saints des hommes et des femmes non martyrs. Le culte des saints s’est alors naturellement étendu à eux. Nous allons donc nous intéresser naturellement au culte des martyrs

Le témoignage des martyrs

Le premier témoignage sur le culte des saints se trouve dans le récit du martyre de Saint Polycarpe, mort en 155 ou en 156. Des chrétiens veulent récupérer le corps de l’évêque de Smyrne mais écoutant les suggestions des Juifs, Nicétès demande à son fils magistrat de ne point le leur livrer « pour qu’ils n’aillent pas abandonner le crucifié et se mettre à rendre un culte à celui-ci. » C’est pourquoi l’auteur des actes du martyr distingue clairement deux cultes afin d’éviter toute confusion. Notre Seigneur Jésus-Christ, « Lui, nous L’adorons, parce qu’il est le Fils de Dieu, quant aux martyrs, nous les aimons comme disciples et imitateurs du Seigneur, et c’est juste à cause de leur dévotion incomparable envers le roi et maître, puissions-nous, nous aussi, être leurs compagnons et condisciples. »[5] Le même auteur nous apprend ensuite qu’ils ont finalement réussi à récupérer des ossements, « plus précieux que des pierres de grand prix et plus précieux que l’or, pour les déposer en un lieu convenable. C’est là, autant que possible que le Seigneur nous donnera de nous réunir dans l’allégresse et la joie, pour célébrer l’anniversaire de son martyre, de sa naissance en mémoire de ceux qui ont combattu avant nous, et pour exercer et préparer ceux qui doivent combattre à l’avenir. »[6]

L’acte du martyr de Saint Polycarpe nous donne d’autres informations précieuses. La lettre est écrite peu de temps après la mort de l’évêque. Nous en déduisons donc que dès la moitié du IIe siècle, les chrétiens célébraient l’anniversaire des martyrs en se réunissant sur leur tombe [21]. Le jour de leur mort est appelé « dies natalis », c'est-à-dire le jour de leur naissance au ciel. Afin de ne pas les oublier, l’ensemble des fêtes de martyrs seront recensées dans des listes officielles appelés Depositium martyrum, nos futurs calendriers des saints. L’une des plus anciennes compilations de Rome date de 354. Mais elle reprend et complète un catalogue encore plus ancien. Notons que parmi ces saints recensés se trouvent des fidèles martyrisés en Afrique. La liste n’est donc pas dédiée aux seuls martyrs de Rome. Leur culte n’est donc pas local.

Or, ne nous doutons, les chrétiens ne priaient pas pour les martyrs, ce qui était considéré comme une injure à leur égard, comme nous le rappelle Saint Augustin. À quoi serviraient en effet ces prières à ceux qui ont déjà reçu le prix de leur amour pour Dieu ? À l’autel, « nous célébrons leur mémoire d’une manière différente de celle dont nous célébrons la mémoire des autres fidèles qui reposent en paix. Nous ne prions pas pour eux, bien loin de là, nous leur demandons de prier pour nous, afin que nous marchions sur leurs traces ; car ils ont rempli la mesure de cet amour, dont Notre Seigneur a dit qu’il ne pouvait en exister de plus grand »[7]

Ainsi, dès le IIe siècle, les chrétiens célébraient en commun la mémoire des martyrs pour s’exciter à les imiter et être soutenus par leurs prières. Ce culte était rendu à Dieu Lui-même sur les tombes des martyrs. Au IVe siècle, Saint Augustin rappellera encore la finalité du culte et de la dévotion des saints : « le peuple chrétien célèbre en commun, avec une solennité religieuse, la mémoire des martyrs, tant pour s’exciter à les imiter que pour participer à leurs mérites et être soutenus par leurs prières, de telle manière cependant que nous n’élevons d’autel à aucun martyr, mais à Dieu seul. »[8]

L’enseignement des catacombes

Les catacombes illustrent aussi le pouvoir d’intercession des saints. Des images représentent des saints, surtout les apôtres, assister Notre Seigneur Jésus-Christ qui apparaît en tant que souverain juge, ou accueillir joyeusement les fidèles à l’entrée du paradis. Dans une catacombe romaine, sur une pierre tombale, est par exemple inscrite une prière adressée par des parents en faveur de leur enfant à Sainte Basilia, sans doute martyre du IIIe siècle[9]. Nombreuses sont les inscriptions qui implore l’intercession d’un saint comme Saint Hippolyte dans le cimetière qui porte son nom, ou Januarius, Agapitus et Félicissimus, martyrisés en 258, au cimetière de Prétextat. Une épitaphe du IVe siècle, trouvée à Saint-Laurent, appelle les martyrs comme des avocats pour rendre témoignage de la sainteté de la vie de Cyriaque devant le tribunal de Dieu et du Christ…

Notons que ces épitaphes révèlent de nouveau la distinction entre le culte dû à Dieu et celui rendu aux saints. Elles portent une acclamation qui souhaite au mort de vivre avec les saints (« vivas cum sanctis ») alors que lorsqu’elles parlent d’espérance ou de gloire, elles demandent de vivre en Dieu (« vivas in Deo ») ou de vivre dans le Christ (« vivas in Christo »). Les formules reprennent ainsi la distinction entre le Christ et les saints, entre le médiateur et les intercesseurs.

L’enseignement des Pères de l’Église

Vers le milieu du IIIe siècle, Origène atteste clairement l’invocation des saints pour obtenir leur intercession[10]. Dans son traité sur la prière, il précise que les saints prient par amour pour leurs frères qu’ils ont quittés. Demeurant désormais dans le ciel, aimant plus parfaitement, ils se soucient encore plus des âmes faibles[11]. Dans son Exhortation au martyr, Origène dit à son ami Ambroise que, s’il meurt pour la foi, il aura la consolation de prier dans le ciel avec plus d’efficacité pour ses fils[12]. Il précise aussi que nous pouvons aussi adresser nos prières aux saints, y compris les prières de demande afin qu’ils nous donnent leur assistance[13].

En Occident, nous retrouvons la même célébration de la mémoire des martyrs et leur évocation dans les écrits des Pères de l’Église comme l’atteste Saint Cyprien. « Leur mémoire est toujours, comme il est convenable, célébrée dans l’Église. »[14] Ses paroles nous révèlent que ce culte daterait bien avant le début du IIIe siècle. Dans une autre lettre, il écrit en 248 que les hommes vivant encore sur la terre sont aidés par les prières des saints qui règnent auprès de Dieu[15]. Dans une autre adressée à ses prêtres, il nous apprend que leur invocation aux saints sacrifices de la messe, le jour de leur fête, existait déjà en son temps, et que la liturgie était fixée. « Comme vous vous en souvenez, nous offrons toujours pour eux le sacrifice de la messe, chaque fois que nous célébrons les passions et les jours  des martyrs dans les fêtes de l’anniversaire. »[16] La messe pour les martyrs n’est pas seulement un acte de commémoration et d’actions de grâces. Elle est aussi une prière d’intercession qui associe les fidèles vivants aux mérites du martyr

Conclusions

Ainsi, avant le début du IIIe siècle, les martyrs sont déjà honorés dans l’Église sous la forme d’un culte solennel que les fidèles distinguent clairement du culte dû à Dieu. Si l’enseignement de l’Église paraît plus récent[17], ce culte aurait déjà commencé et aurait été encadré dès le temps apostolique. Les martyrs sont alors évoqués non seulement comme exemples à suivre mais aussi comme intercesseurs auprès de Notre Seigneur Jésus-Christ en faveur des vivants et des morts. Au IVe siècle, les saints ne se réduisent plus à des martyrs et le culte qui leur est dédié s’étend aussi aux saints non martyrs. Tel est donc l’enseignement de la Sainte Tradition, enseignement tiré des écrits des Pères de l’Église, de la liturgie et des usages antiques des chrétiens, enseignement que reprendront les conciles et les encycliques. C’est un exemple de dogmes que révèle la Sainte Tradition alors que la Sainte Écriture est plutôt discrète…

Les explications simplistes qui consistent à trouver l’origine du culte des saints dans le paganisme ou dans un besoin social ne tiennent pas devant ces faits qui se déroulent au moment même où les chrétiens sont persécutés et martyrisés parce qu’ils refusent justement le paganisme et le modèle de société qui leur est imposé. Elles révèlent non seulement une certaine ignorance du christianisme mais aussi des erreurs de jugements. Elles ne prennent pas en considération le christianisme dans sa totalité et la rupture qu’il a générée. Le culte des saints repose en particulier sur la conception chrétienne de la sainteté et de l’Église, deux notions complètement étrangers au paganisme et à la société antique. Le culte des saints se fonde sur la communion des saints, sur la notion même de l’Église, où les membres sont solidaires les uns des autres comme un corps dont la tête est Notre Seigneur Jésus-Christ. Les saints, c’est-à-dire ceux qui L’ont imité et sont devenus ses parfaits disciples, peuvent s’adresser à Lui et intercéder auprès de Lui en raison de leur place dans l’Église que Dieu leur a donnée. Le fait qu’ils soient placés sur l’autel, où est offerte la victime unique, révèle cette place privilégiée, place qui illustre leur récompense et en même temps assigne une valeur à leur sacrifice. Telle est l’explication d’Origène, reprise et complétée par d’autres Pères de l’Église.

Selon Saint Ambroise et Saint Augustin, un saint peut aussi intercéder auprès de Notre Seigneur Jésus-Christ puisqu’il est avant tout et comme nous un homme avec ses faiblesses. Ayant aimé Notre Seigneur Jésus-Christ jusqu’à devenir son parfait disciple et imitateur, obtenant ainsi sa récompense et sa gloire, il peut être entendu du Christ et être l’intercesseur de nos faiblesses et de nos péchés. En outre, le saint demeure encore proche de nous dans ses faiblesses. Il reste pour nous un modèle à imiter. Il « peut exalter l’espérance d’un salut dont Notre Seigneur Jésus-Christ assure l’économie. »[18] 

Les reproches de Luther et de Calvin se fondent sur des confusions et marquent une conception de la religion chrétienne bien étroite et différente de celle que portaient les Pères de l’Église et les premiers chrétiens. Elles confirment finalement leur rupture à l’égard du christianisme et leur volonté de prôner une autre religion fondée sur leurs propres conceptions …

Épilogue

Au Ve siècle, un prêtre gaulois, Vigilantius, s’offusque d’une coutume en Palestine qui mêle le culte des saints à une pratique idolâtrique. « Les coutumes des idolâtres se sont presque introduites dans l’Église sous prétexte de religion. »[19] Face à cet abus, il finit par rejeter le pouvoir d’intercession des saints puisque, selon son opinion, celui-ci semble remettre en cause le pouvoir rédempteur du Christ. Il « souhaite qu’on ne doit point honorer les sépulcres des martyrs ». Pour répondre à ses critiques, Saint Jérôme rédige un ouvrage intitulé Contre Vigilantius.

Dans son ouvrage, Saint Jérôme rappelle d’abord avec force que, dans le culte des saints, on ne prend pas un homme pour un Dieu, on ne l’adore pas, on ne lui rend pas les honneurs dus à Dieu seul. Il revient donc sur la distinction fondamentale entre le culte rendu à Dieu et celui des saints. Dans le culte des saints, il réfute donc toute idée d’idolâtrie.

Dans un libelle, Vigilantius soutient aussi que « pendant notre vie, nous pouvons prier les uns pour les autres, mais qu’après notre mort, les prières que l’on fera l’un pour l’autre ne seront point écoutées. »[20] Saint Jérôme souligne alors la contradiction intolérable d’une telle affirmation. En effet, « si les apôtres et les martyrs, encore revêtus d’un corps et dans l’obligation de prendre soin de leur salut, peuvent prier pour les morts, à plus forte raison peuvent-ils le faire après avoir remporté la victoire et reçu la couronne ». Selon les propos de Vigilantius, Saint Paul, qui a sauvé ceux qui naviguaient avec lui, demeurerait silencieux depuis qu’il a été reçu dans le ciel ? La charité ne s’achève pas par la mort. Bien contraire, contrairement à la foi et l'espérance, elle-seul subsiste et demeure à jamais. Saint Jérôme défend ainsi la doctrine de la communion des saints sur laquelle s’appuie le pouvoir d’intercession des saints.


Notes et références

[1] P. Saintyves, Les saints successeurs des dieux, Paris, 1907.

[2] Qu’est-ce qu’un saint ?, Rives nord-méditerranéennes, 3|1999, mis en ligne le 20 juillet 2004, consulté le 1er novembre 2022, journals.openedition.

[3] Charles Pietri, L’évolution du culte des saints aux premiers siècles chrétiens, Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle), Actes du colloque de Rome, 27-29 octobre 1988, collection de l’École française de Rome, 149, Rome, 1991.

[4] Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes images, Concile de Trente, 3 décembre 1563, Denzinger n°1821.

[5] Le Martyre de Polycarpe, XVII, 2-3, lettre de l’Église de Smyrne, traduction de P.-Th Camelot dans Les écrits des pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1963. Saint Polycarpe, disciple de Sainte Jean et évêque de Smyrne, martyrisé en 155 ou 167. L’acte de son martyre est présenté sous forme de lettre de l’Église de Smyrne à l’Église de Philomelium en Grande Phrygie.

[6] Le Martyre de Polycarpe, XVIII, 2-3.

[7] Saint Augustin, Sur Saint Jean, traité sur l’Évangile selon Saint Jean, Livre LXXXIV, 1, dans Œuvres complètes, sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, 1864-1872, livres-mystiques.com.

[8] Saint Augustin, Contre Faustus, XX, 21.

[9] Voir La Théologie et le Symbolisme dans les catacombes de Rome, B. Aubdé, Revue des deux Mondes, tome 58, 1883. Voir aussi Dictionnaire des antiquités chrétiennes, Joseph Alexandre Martigny, article « Saints ». Sainte Basilia pourrait être la martyre décapitée à Rome en 257 avec Sainte Eugénie.

[10] Nous nous sommes appuyés sur un ouvrage intitulé L’enseignement d’Origène sur la prière, Daniel Genet, 1903, gallica.bnf.fr.

[11] Voir De la Prière, Origène, XI, 1 et 2.

[12] Voir Exhortation au martyr, Origène, XXXVIII.

[13] Voir De la Prière, Origène, chap. XIV.

[14] Saint Cyprien, Homélie III.

[15] Voir Épître LVII, Saint Cyprien.

[16] Saint Cyprien,  Lettre XII, 2 dans Les origines du culte des saints, Paul Monceaux, Journal des savants, 1915, n°5, ww.persee.fr.

[17] Voir Émeraude, novembre 2022, article « Intercession des saints ».

[18] Charles Pietri, L’évolution du culte des saints aux premiers siècles chrétiens.

[19] Saint Jérôme, Traité contre l’hérétique Vigilantius, ou réfutation de ses erreurs, 4, Imprimeur-éditeur Auguste Desrez, 1838.

[20] Saint Jérôme, Traité contre l’hérétique Vigilantius, ou réfutation de ses erreurs, 6. 

[21]  Sur les tombeaux des martyrs ou auprès de leur tombe, les chrétiens offraient des sacrifices d’action de grâces en l’honneur de Dieu. Encore aujourd’hui, reprenant cet usage antique des premiers temps chrétiens, les autels contiennent des reliques de saints.

dimanche 6 novembre 2022

L'intercession des Saints

Mère de Dieu, Sainte Marie l’est assurément, non pas parce que plusieurs conciles l’ont affirmé mais parce que telle est la vérité, vérité qu’ils ont justifiée, non inventée, pour dénoncer et combattre les erreurs qui la niaient. Ce titre si cher aux chrétiens depuis au moins le IIIe siècle n’est pas sans conséquence sur la dévotion que nous lui apportons et sur notre foi. Pouvons-nous en effet croire que la maternité divine laisserait Sainte Marie dans un rôle mineur dans notre vie chrétienne et dans notre salut ou comme tous les saints, elle resterait pour nous uniquement une voix parmi tant d'autres, voire simplement un exemple à suivre ici-bas ?

Des mouvements protestants contestent pourtant la place qu’elle occupe dans l’Église et dans nos prières, voyant par là un ombrage pour l’œuvre de son Fils. Il est vrai qu’ils refusent de croire à toute intercession de saints auprès de Dieu, sans contester leur valeur, puisque Notre Seigneur Jésus-Christ demeurerait pour nous le seul et unique intermédiaire, le seul qui nous sauve. Il serait donc inutile, voire dangereux, d’interposer des saints entre nous et Lui, y compris Sainte Marie. 

Avant de poursuivre notre étude sur la mariologie, nous allons nous pencher sur la doctrine du culte des saints. Si celle-ci est justifiée, il sera alors plus aisé de la défendre. Comme nous l’avons souvent montré, la doctrine et la dévotion chrétiennes forment un tout cohérent. Si nous en séparons un des principaux éléments, l’ensemble vacille et perd de la cohérence…

Un culte inutile ?

Tentons d’abord d’entendre les doctrines protestantes concernant les saints. Revenons à leurs fondateurs. Pour Luther, nous sommes justifiés par la foi et uniquement par la foi, et non par les œuvres. Nous sommes sauvés par la seule grâce de Dieu. Notre Seigneur Jésus-Christ est donc notre seul intercesseur. Un saint n’est finalement utile que par leur exemple et leur enseignement. C’est pourquoi il supprime la fête de la Toussaint parmi les fêtes chrétiennes et s’oppose aux canonisations. Il finit par condamner l’invocation des saints dans la Cène du Christ, puis dans l’Épître sur l’art de traduire et sur l’intercession des saints.

Pour Jean Calvin et Zwingli, notre salut se fonde sur la double prédestination : Dieu élit les uns pour être sauvés, les autres pour être damnés. Par conséquent, la doctrine du purgatoire et la prière pour les morts sont inutiles. De même, est inutile l’intercession des saints pour nous. Selon leurs doctrines, il n’existe aussi qu’un seul et unique médiateur, Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils comprennent alors que notre salut ne doit être entièrement et en totalité que son œuvre. La moindre dévotion à l’égard des saints, le moindre pouvoir d’intercession remettent en cause sa gloire et sa souveraineté.

Un culte impie et diabolique  ?

Selon les fondateurs des différents mouvements protestants, le culte des saints n’est pas seulement inutile, il est encore et surtout impie et dangereux puisque, toujours selon leurs écrits, celui qui cherche refuge dans l’intercession des saints dérobe au Christ l’honneur de la médiation[1], ou plus clairement, il n’illustrerait que la persistance d’un culte idolâtre ou d’une forme de superstition. Luther y voit un « abus introduit par l’Antéchrist »[2], qui détourne de l’honneur dû à Dieu. Calvin encore plus catégorique. « Nous rejetons l’intercession des Saints, comme une superstition inventée des hommes contre l’Écriture vu même qu’elle ne procède que de défiance que l’intercession de Jésus-Christ ne soit suffisante. »[3] Dans une autre proposition de confession de foi, Calvin insiste sur l’invention diabolique de l’intercession des saints, qui « n’est qu’abus et tromperie de Satan, pour faire dévoyer les hommes de la forme de bien prier. »[4]

La doctrine de la communion des saints

Qu’enseigne l’Église sur le pouvoir d’intercession des saints ? Prenons notre profession de foi et lisons le 9e article : « je crois en la communion des saints ». Cette croyance chrétienne est très ancienne. Le symbole le plus ancien qui nous demande de croire en la communion des saints date du Ve siècle[5].

Qu’est-ce que la communion des saints ? Il s’agit de la communion ou de l’union des saints entre eux et leur commune participation aux biens spirituels ou aux choses de l’Église. Tel est en effet les deux significations de l’expression que nous donne l’actuel catéchisme catholique[6]. Retenons la première signification. Le terme de « saints » ne désigne pas seulement ceux qui sont déjà justifiés et possèdent la vie éternelle. Il désigne les fidèles encore vivants ici-bas, qui continuent leur pèlerinage sur la terre, et ceux, qui, ayant achevé leur vie se purifient encore, puis enfin ceux qui demeurent dans la gloire. Ce sont ceux qui appartiennent à l’Église, vivants et morts. Entre ces fidèles, il existe un lien qui les rattache les uns aux autres et grâce auquel ils participent aux mêmes intérêts et aux mêmes biens spirituels. Ou dit autrement, dans l’Église, sous ses trois états[7], comme toute société bien organisée, ses membres sont solidaires les uns des autres. Ils partagent les mêmes richesses, les joies et aussi les infortunes, les revers ainsi que les tristesses. L’ensemble de ces fidèles forment un seul corps uni à Notre Seigneur Jésus-Christ dont il est la tête. « La communion des saints n’est rien d’autre en effet […] qu’une communication mutuelle de secours, d’expiation, de prières, de bienfaits, entre fidèles qui sont soit déjà en possession de la patrie céleste, soit sont livrés encore au feu de l’expiation, soit encore en pèlerinage sur cette terre, et qui croissent ensemble pour former une seule cité dont la tête est le Christ et dont la forme est la charité. »[8]

Écoutons encore Léon XIII sur la réalité de la communion des saints. « Or cela est établi par la foi : même s’il n’est permis d’offrir l’auguste sacrifice qu’à Dieu seul, il peut cependant être célébré en l’honneur des saints qui règnent aux cieux avec Dieu qui les a couronnés, afin de nous concilier leur patronage et aussi, comme les apôtres l’ont enseigné, pour effacer la faute des frères qui, déjà morts dans le Seigneur, n’ont pas encore totalement expié… »[9]. Léon XIII distingue bien le culte que nous devons rendre à Dieu et celui que nous pouvons donner aux saints, culte qui se fonde notamment sur la communion des saints. Ce sont deux cultes de motif et de nature différents.

Le pouvoir d’intercession des saints selon l’Église

Dans sa volonté de préciser la doctrine chrétienne et donc les dogmes, le concile de Trente a défini et justifier le pouvoir d’intercession des saints et leur invocation. « Le saint concile enjoint à tous les évêques et à tous les autres ayant la charge et le devoir d’enseigner que, conformément à l’usage de l’Église catholique et apostolique, reçu dès les premiers temps de la religion chrétienne, et conformément au sentiment unanime des saints Pères et aux décrets des saints conciles, ils instruisent diligemment les fidèles, particulièrement sur l’intercession des saints et leur invocation, les honneurs dus aux reliques et le légitime usage des images. Aussi leur enseignent-ils que les saints qui règnent avec le Christ offrent à Dieu leurs prières pour les hommes : qu’il est bon et utile de les invoquer humblement et, pour obtenir de Dieu des bienfaits par son Fils Jésus-Christ notre Seigneur, qui est notre seul Rédempteur et Sauveur, de recourir à leurs prières, à leur aide et à leur assistance. »[10] Le concile décrit ainsi les relations entre les saints et les fidèles : les saints prient pour les fidèles sur la terre et ceux-ci les honorent et les invoquent. Il montre aussi que c’est bien par Notre Seigneur Jésus-Christ que Dieu accorde les bienfaits aux fidèles. Enfin, notons que le dogme se rapporte à la licéité et à l’utilité du culte des saints, et non à une obligation. L’Église n’enseigne pas que le culte des saints est nécessaire au salut. Ainsi, l’invocation et la dévotion aux saints ne s’opposent pas à l’honneur dû à Notre Seigneur Jésus-Christ puisque c’est par Lui que les saints nous obtiennent ses bienfaits.

Dans le cadre de cette mutuelle solidarité, les fidèles encore vivants ici-bas peuvent invoquer les saints, les prendre comme intercesseur auprès de Dieu, les charger de Lui offrir leurs prières et d’obtenir les secours dont ils ont besoin. C’est ainsi que l’actuel catéchisme définit l’intercession des saints en reprenant la constitution dogmatique Lumen Gentium [11] : « étant en effet plus intimement liés avec le Christ, les habitants du ciel contribuent à affermir plus solidement l’Église en sainteté […] Ils ne cessent d’intercéder pour nous auprès du Père, offrant les mérites qu’ils ont acquis sur terre par l’unique Médiateur de Dieu et des hommes, le Christ Jésus […] Ainsi leur sollicitude fraternelle est du plus grand secours pour notre infirmité. »[12] Le pouvoir d’intercession des saints n’enlève donc pas le rôle d’unique Médiateur qu’assume Notre Seigneur Jésus-Christ auprès de Dieu le Père.

Conclusions

Contrairement aux affirmations des protestants, le pouvoir d’intercession des saints, qui s’appuie sur le dogme de la communion des saints, ne porte aucun ombrage à Notre Seigneur Jésus-Christ, par lequel nous obtenons les grâces divines. Il reste et demeure le seul Médiateur auprès de Dieu le Père. Nous pouvons prier directement auprès de Lui sans aucune difficulté. L’Église nous enseigne simplement que les saints qui jouissent de la présence divine et règnent avec Notre Seigneur Jésus-Christ ne cessent pas de prier auprès de Lui pour notre salut et que leurs prières ne sont pas vaines. C’est pourquoi il est « bon et utile », et non nécessaire, de les invoquer et de leur demander d’intercéder auprès de Lui, comme tout membre d’une même société ferait à l’égard d’un autre. C’est sans-doute le plus bel exemple de la charité qui anime l’Église sur terre comme au ciel. Comme le dit Saint Dominique, mourant, à ses frères : « ne pleurez pas, je vous serai plus utile après ma mort et je vous aiderai plus efficacement que pendant ma vie. »[13]

Et contrairement aux injures des protestants, cette charité devrait faire frémir le diable, surtout quand le fidèle connaît l’abîme qui sépare le culte qu’il doit rendre à Dieu avec le culte par lequel il peut honorer ses saints, ses hommes et ses femmes qui ont su croire et aimer ici-bas Notre Seigneur Jésus-Christ…

Enfin, s’il a existé des abus dans le passé, abus qu’a condamnés l’Église et qu’elle a cherché à combattre comme le rapporte le concile de Trente, notamment par un meilleur enseignement des dogmes, ces abus ne justifient pas les propos condamnables des fondateurs des protestants, qui, au lieu d’approfondir le dogme et de l’éclairer, ont sans-doute choisi la solution la plus simple, celle de la condamnation. En outre, il est peut-être beaucoup plus simple pour eux de dénoncer un enseignement quand celui-ci remet en cause des principes qu’ils prétendent être des vérités. Selon un principe qui nous est cher, un abus d’un usage, même généralisé et scandaleux, ne doit pas remettre en cause cet usage même, mais bien au contraire, cet usage doit être davantage éclairé, justifié et encadré comme l’a toujours fait l’Église. C’est ainsi que parfois elle avance, prenant davantage conscience du trésor que Notre Seigneur Jésus-Christ lui a confié…

 

Notes et références

[1] Voir Institution de la religion chrétienne, Calvin, 1541.

[2] Luther, Articles sur Smalkalde, 1537.

[3] Confession de foi de 1537, projet de foi présenté par Calvin et Farel à l’église réformée de Genève, regard.eu.org.

[4] Confession de foi de 1559, nouveau projet présenté par Calvin aux églises réformées de France, qui deviendra la confession de foi dit de La Rochelle, dans Histoire de la Réforme protestante, Cottret, Paris, dans museeprotestant.org.

[5] Nous pouvons citer une explication d’un symbole par Nicetas, évêque de Remesiana, mort après 414, ou encore deux fragments d’un symbole gaulois cité par Fauste, évêque de Riez (450-480). Voir Denzinger n°19, 25-26.

[6] Voir Première partie, deuxième section, chapitre III, article 9, §5, La communion des saints, n° 948, Catéchisme de l’Église catholique, vatican.va.

[7] Église triomphante, que forment les saints qui ont gagné le ciel, Église souffrante, ceux qui souffrent au Purgatoire, et Église militante ou combattante, ceux qui sont encore sur la terre.

[8] Léon XIII, encyclique Mirae Caritatis, 28 mai 1902, Denzinger n°3363.

[9] Léon XIII, encyclique Mirae Caritatis, 28 mai 1902, Denzinger n°3363.

[10] Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes images, Concile de Trente, 3 décembre 1563, Denzinger n°1821.

[11] Constitution dogmatique Lumen Gentium, 5e session, 21 novembre 1964, 2ème Concile de Vatican, n°49.

[12] Première partie, deuxième section, chapitre III, article 9, §5, La communion des saints, n° 956.

[13] Saint Dominique, dans livre 93, Saint Jourdan de Saxe, dans Catéchisme de l’Église catholique, n°956.