" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 29 décembre 2019

Morale, éthique, déontologie, droit

À la chambre des députés, Ferdinand Buisson nous rappelle que « les fondateurs de l’école laïque » ont «  posé ce grand principe nouveau d'une instruction laïque et d'une morale laïque »[1]. Revenons sur la « morale laïque ». Dans un article de l’Aurore, il affirme que : « la morale se passera de l’Église et elle n'en vaudra que plus. »[2] Il prétend que cette morale sera supérieure à celle de toute religion. Il va encore plus loin dans ses écrits. Il accuse en effet la religion chrétienne ou encore l’Église de s’être emparée de la morale et de l’avoir altérée. Libérée ainsi de ses entraves ou de sa tutelle, la morale deviendrait parfaite. Finalement, Ferdinand Buisson ne défend pas une moralité laïque parmi tant d’autres. Pour lui, elle ne peut être que laïque, c’est-à-dire indépendante de toute religion. Elle est donc autonome et suffisante par elle-même. Il donne alors la mission à l’école laïque de la transmettre aux enfants.


Les propos de Ferdinand Buisson soulèvent de nombreuses questions fondamentales sur la morale, questions qui demeurent encore d’actualité. La morale est-elle en effet indépendante de toute religion, c’est-à-dire suffisante en elle-même ? La morale qu’enseigne l’Église est-elle vraiment imparfaite et donc inutile de suivre ? Mais si elle est vraiment autonome, d’où vient-elle ? Pourquoi doit-elle diriger notre conscience et donc nos actions, notre vie ? Allons encore plus loin dans nos interrogations. A-t-elle vraiment un sens pour nous ? Ou dit plus brutalement, existe-elle vraiment ? Nous sentons bien que ces questions sont essentielles pour nous. Elles engagent notre vie concrète, dépassant les concepts et les diverses théories, surtout de nos jours où la morale est au cœur de nombreux débats.

En outre, les réponses que nous pourrions donner à ces questions légitimes peuvent remettre en cause l’idée même de religion. Que deviendrait en effet l’Église si la morale qu’elle enseigne était en fait imparfaite, erronée ou corrompue ? Les vérités qu’elle enseigne sur Dieu et le culte qu’elle donne ne nous importeraient peu si elle était incapable de nous guider correctement dans notre vie et de nous conduire vers le bonheur. Nous comprenons donc tout l’enjeu de ces questions. Notre article a pour but de revenir sur la notion de morale. 

Qu’est-ce que la morale ?

Selon notre habitude, nous allons commencer par l’étude étymologique. Le terme de « morale » vient de « mos », « mores » et de « moralis », qui signifie « mœurs ». Il désigne ce qui a trait aux mœurs selon deux approches. Il peut s’agir de « l’ensemble des façons de vivre habituelles à un groupe humain ou à un individu »[3], ou encore « les règles de vie, modèles de conduite plus ou moins imposés par une société à ses membres »[4]. Il peut aussi désigner « les habitudes naturelles ou acquises au point de vue de la conscience. »[5] Selon ces définitions, la morale est soit une façon habituelle de vivre, soit des règles de vieNotons néanmoins qu'elles sont plus ou moins précises et imprégnées d’une certaine influence philosophique. 

La morale sans règle apparaît vide de sens comme une règle sans obligation. Elle est en effet intimement liée à une notion de devoir et de sanction. Mais ces règles, sur quel objet se porte-t-elle ? Il existe des règles pour écrire, calculer, dessiner, jouer… La morale comporte des règles pour vivre et agir. Elle touche donc l’individu, non dans son intelligence, mais dans sa volonté.

Constatons aussi que les définitions que donnent les dictionnaires ne sont pas tous identiques. La morale est présentée comme un ensemble de règles absolues ou relatives, de normes imposées par la société ou que l’individu s’impose à lui-même. Elle a aussi une finalité. Elle est en effet pensée avant d’être formulée. Enfin, elle implique une connaissance. Elle ne peut en effet être suivie sans qu’elle ne soit connue et acquise.

Dans son traité du destin, intitulé De fato, Cicéron appelle « la morale » ce que les Grecs nomment « ta ètihica »,  qui peut lui-même être traduit par « doctrine des mœurs »[6]. Il rajoute qu’il désigne une partie de la philosophie, que nous appelons aujourd’hui la philosophie morale. Elle se fonde sur la raison. Ainsi, la morale peut se présenter sous une forme rationnelle.

La morale en tant que doctrine est aussi une partie de la théologie catholique, appelée théologie morale. Elle se fonde sur la raison et sur la Révélation. Elle a donc aussi un aspect religieux.

Enfin de manière plus générale, quand nous traitons de la morale, nous parlons du bien et du mal. Elle désigne alors l’ensemble des règles de comportement relatives au bien et au mal, au juste et à l’injuste, en usage dans une société. La morale porte donc une valeur et une finalité.

Tentons une définition, la plus simple et la plus large possible. La morale pourrait désigner l’ensemble des règles qui guident nos actions, dirigent notre vie et notre agir.

Morale ou éthique  ?

Un autre mot, très en vogue de nos jours, semble concurrencer celui de la « morale » au point d’apporter de la confusion dans les discours. Il s’agit du terme d'« éthique ». Il est vrai que les deux mots ont la même source grecque.

Le terme d’« éthique » n’est pas récent. Le terme français apparaît dès le XIIIe siècle[7]. Il désigne une partie de la philosophie morale. En ce sens, il est très ancien puisque de nombreux ouvrages philosophiques portent le nom d’éthique. Nous pouvons citer notamment les ouvrages d’Aristote, ou d’Abélard.

Mais, de nos jours, le terme d‘éthique n’est pas seulement employé dans un sens philosophique. Selon le dictionnaire de poche Larousse, il désigne « les règles morales choisies par quelqu’un pour guider ses actes, sa vie. »[8] Selon Obin, ancien inspecteur générale de l’Éducation nationale, l’éthique répond à la question « comment vivre ? » alors que la morale apporte des réponses à une autre question : « comment dois-je vivre ? » La morale désignerait alors un ensemble de lois et nous renvoie à des devoirs, c’est-à-dire à des obligations. L’éthique est plutôt associée à une recherche, à la réflexion. «  On obéit à la morale, avec l’éthique on réfléchit et on raisonne. »[9] L’éthique apparaît alors plutôt sous un aspect positif au contraire de la morale. Par ailleurs, le terme rime avec scientifique, ce qui conforte son caractère rationnel. Mais comment pouvons-nous alors distinguer la philosophie morale ou la morale théorique de l'éthique ?

Le sociologue Maffesoli apporte une autre distinction. Il définit plutôt la morale comme « universelle, applicable en tout lieu et en tout temps » alors que « l’éthique au contraire est particulière, parfois momentanée »[10]. En clair, l’éthique est plutôt employée pour désigner des règles de conduite personnelles ou contextuelles que l’individu ou un groupe se fixent eux-mêmes, alors que la morale est absolue et concerne toute la société et les individus. Cette approche oppose surtout la valeur absolue d’une règle de vie à la valeur subjective qu’elle peut avoir. Elle soulève aussi la question de l’obligation morale et de son fondement.

Finalement, dans les deux approches, l’éthique nous renvoie à un choix, la morale à une obligation

Morale ou déontologie ?

Le terme de « déontologie » est aussi souvent employé de nos jours, se substituant peu à peu à celui de « morale ». Le terme vient du grec « deon » et du suffixe « logie ». Le terme de « deon » signifie « devoir » et « avantage ». La déontologie désigne en effet soit l’« ensemble des règles morales qui régissent l’exercice d’une profession ou les rapports sociaux de ses membres »[11], soit « les obligations que des personnes sont tenus de respecter dans le travail. »[12] C’est donc la morale appliquée à une activité professionnelle.

Mais à l’origine, c’est-à-dire dans l’œuvre de son créateur Jérémie Bentham (1748-1832)[13], la déontologie signifie plutôt la science de « ce qu’il est convenable, ce qui convient »[14]. Elle serait aussi la science de la morale ou encore « la science de l’éthique privée », c’est-à-dire « une réflexion sur des règles, des devoirs, des obligations de comportement »[15]. Jérémie Bentham considère en fait la morale selon le seul principe de l’utilitarisme ou de l’utilité. La terme de « déontologie » exclut le mot « devoir » qu’évoque la morale.

Le terme de « déontologie » soulève à son tour une nouvelle question sur la finalité de la morale et aussi sur sa nature. Les règles morales sont-elles de droit naturel ou n’ont-elles de sens et de légitimité que selon leur utilité ?

Morale ou droit ?

Parfois, certains contemporains nous disent qu’ils peuvent agir puisque la loi leur autorise de le faire. La loi définit en effet des règles sur le comportement humain. Elle prescrit, autorise ou interdisent des actions. La morale et le droit sont-ils deux systèmes normatifs concurrents ? Effectivement, il est difficile de parler de morale ou de droit sans évoquer la notion de loi puis de justice.


Le droit est d’abord défini par des personnes bien identifiées selon une procédure elle-même définie. Il est fondé sur un pouvoir normalisé, aujourd’hui dit législatif et judiciaire. Ce sont des juges et des législateurs qui disent la loi. C’est par eux que les règles juridiques acquièrent de l’efficacité et de la légitimité. En outre, ils s’appuient sur le pouvoir exécutif pour qu’elle soit respectée et suivie. Ils donnent lieu à des sanctions bien réelles en cas de désobéissance, d’infraction ou de délit. Enfin, elle est, de manière générale, issue d’un consensus, d’une conciliation, d’un vote et peut être modifiée au gré des circonstances et du contexte.

Or l’élaboration de la morale est bien plus complexe et donne lieu à de nombreux débats. Elle ne s’appuie pas sur une force ou une contrainte extérieure mais plutôt intérieure. Malgré cela, elle est bien réelle, puissante et active. Pour être suivie, elle compte sur la seule volonté de l’individu, de la société ou de tout autre agent moral. Enfin, la morale ne cherche pas à concilier des avis différents. Elle s'impose. Le droit et la morale sont donc différents et ne peuvent pas être confondus. 

Toutefois, la morale et le droit partagent en commun des valeurs comme celle de la justice. Ils établissent aussi des règles pour réguler les rapports entre individus au sein de la société. Pourtant ils sont différents comme nous l’avons vu. Ils peuvent donc se contredire. Dans le cas d'une opposition,  qui emporte sur l’autre ?


Revenons sur la différence entre droit et morale, notamment dans la notion de justice. Pour la morale, il s’agit plutôt de définir le rapport de l’individu à l’égard de l’autre ou des autres. Elle s’adresse aussi à l’individu pour lui-même. Le droit s’intéresse plutôt sur le rapport entre les individus ou encore sur le contrat qui s’établit entre eux. Il s’applique ainsi sur les comportements entre eux. Il ne s’intéresse donc pas à l’individu ni de ce qu’il est en lui-même.

Conclusions

Les mots « morale », « éthique » et « déontologie » semblent être des synonymes. Les politiques et les journalistes les utilisent de manière courante, privilégiant plutôt les deux derniers. Ils ne parlent guère de devoirs ou de lois morales applicables à tous. Or, quand nous les écoutons, nous pouvons penser à la morale et à ses exigences, ce qui peut provoquer des malentendus.

Pourtant, ces termes présentent des différences significatives en terme philosophique mais aussi pratique. Ces différences s'appliquent sur la nature, la valeur et l'origine des règles de comportement pour l’individu comme pour la société. Comportent-elles des obligations d’ordre absolu, qui s’imposent donc à tous sans exception, ou sont-elles relatives aux individus et à des circonstances particulières ? Sont-elles conçues par la société ou par l’État ? Si c’est le cas, ils ont donc toute légitimité pour les changer. Doivent-elles répondre à des principes d’utilité ? Pour l’individu ou pour la société ? Elles ne seront donc ni vertu ni principe. Elles peuvent être encore légitimement remises en question par la société et les individus.

Toutes ces questions ne sont pas anodines puisque les règles morales, éthiques ou déontologiques ont pour but de régir nos comportements ainsi que notre société. Ainsi, au lieu d’utiliser le terme de « morale » qui évoque plutôt l’idée d’absolu et de devoir, nos contemporains utilisent les mots d'« éthique » et surtout de « déontologie » pour insister davantage sur l’aspect subjectif des règles. Dans une émission, nous avons ainsi pu entendre que si la morale interdit l’euthanasie en raison du devoir de ne pas tuer, l’éthique l’autorise afin de répondre aux besoins des hommes en fin de vie ! Les mots sont importants. À force de les confondre, nous finissons par aussi confondre ce qu’ils désignent. Et notre existence s’en trouve profondément modifiée…

Enfin, le droit semble dans notre société s’imposer comme une obligation devant laquelle tout doit se plier, y compris la morale. Ainsi, par les lois votées dans l’assemblée, des comportements sont autorisés alors que la morale s’y oppose. Qu’importe ! La morale doit se plier aux exigences du législateur, nous dit-on. Mais concrètement, que cela signifie-t-il ? Qu’une chose moralement mauvaise puisse subsister et se répandre dans la société sans qu’elle ne connaisse d’obstacles ? Nous pouvons certes s'y opposer par la parole et la réflexion, quand la loi ne l’interdit pas ! L’individu doit-il alors à son tour modifier son comportement pour vivre selon des règles établies par des hommes ? Le droit s’écarte ainsi de son périmètre et enfreint le terrain de la morale. Finalement, une minorité d’individus impose à l’ensemble de la population des règles de vie. Heureusement, il arrive que, prise de courage, la majorité refuse la dictature de la loi, proteste, voire se soulève contre une telle oppression…




Notes et références
[1] Ferdinand Buisson, La morale laïque se suffit-elle ?, réponse à M. Combes, président du conseil, à la chambre des députés, séance du 26 janvier 1903, journal officiel du 27 janvier 1903, La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), 3e éd., Ferdinand Buisson, gallica.bnf.fr.
[2] Ferdinand Buisson, La libre pensée et la religion, II. Laïcisons la religion, Aurore, 22 août 1903, dans La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), Ferdinand Buisson.
[3] Définition fourni par centre national de ressources textuelles et lexicales, cnrtl.fr.
[4] cnrtl.fr.
[5] Chanoine L. E. Marcel, Dictionnaire de culture religieuse et catéchistique, mot « mœurs », imprimerie Jacques & Demontrond, 1938.
[6] Cicéron, De fato, traité du destin, œuvres complètes de Cicéron, traduit en français publiée sous la direction de M. Nisard de l’académie française, tome IV, chez Firmin Didot frères, fils et cie, libraires, 1854.
[7] Voir Dictionnaire étymologique et historique du français, Larousse, 1994.
[8] Dictionnaire de poche Larousse, 2009.
[9] Obin, Pour les professions de l’éducation nationale : morale, éthique ou déontologie ? dans Éducation et Devenir, n°33, 1994.
[10] Maffessoli, Au creux des apparences, Paris, 1990.
[11] cnrtl.fr.
[12] Qu’est-ce que la déontologie ? ethique.gouv.qc.ca.
[13] Bentham est un philosophe anglais et jurisconsulte. Il est considéré comme le père d l’utilitarisme avec John Stuart Mill.
[14] Le terme en anglais apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de Bentham, traduit en français en 1825 sous le titre Déontologie ou science de la morale.
[15] Marie-Anne Leomte, Déontologie, dans Les Concepts en sciences infirmière, 2012 , cairn.info.

samedi 21 décembre 2019

La morale chrétienne : nouveau sujet de préoccupation


Les critiques à l’égard du christianisme et de l’Église ne datent pas d’aujourd’hui. Certaines attaques peuvent nous apparaître nouvelles et même terriblement efficaces, cependant leur apparente nouveauté et leur force ne viennent souvent que de notre propre faiblesse, de notre manque de culture. Nos connaissances se réduisent parfois au catéchisme, à des discours surannés, à des revues. Notre temps est en effet marqué par une grande ignorance. Il est vrai qu’aujourd’hui, la lecture de livres sérieux n’est guère prisée. Nous préférons la navigation hâtive et hasardeuse sur Internet, surfer sur des articles qui nous réconfortent dans nos convictions, regarder des vidéos et écouter des podcasts. Tout cela demeure bien passif et peu productif. L’étude de la culture chrétienne est encore moins recherchée. Certains s’attristent de ne pas en avoir le temps ou sont bien trop fatigués pour de tels travaux. Mais en fait, et comme le disait Saint François de Salles, nous ne le faisons pas parce que nous ne le voulons pas tout simplement. Notre foi est sans-doute trop tiède. En attendant, les attaques contre l’Église peuvent se poursuivre, diffusant mensonges et calomnies parmi une population bien peu protégée.

L’étude ou la culture chrétienne sont-elles vraiment nécessaires pour constater les maux qui ravagent notre société ? Il suffit de regarder avec attention le monde pour en voir toute sa misère et ses contradictions. La course effrénée vers la jouissance éphémère des biens de ce monde épuise les ressources naturelles et ravage notre planète alors que des voix s’écrient de plus en plus contre les dangers qui menacent la planète en raison d'une consommation bien peu raisonnable. Il est vrai que la population dans sa grande majorité s’indigne rapidement, parfois un peu trop vite, devant un fait intolérable mais elle ne s’émeut guère devant des maux profonds qui remettent en cause sa propre existence. L’intolérance, la violence ou encore la haine  marquent de plus en plus nos sociétés pendant que la famille, lieu privilégiée de notre éducation, fait l’objet de plus en plus de mépris et de mesures qui l’affaiblissent. L’individualisme dénie toute forme d’autorité et écrase tout intérêt collectif. Le sacrifice, le renoncement ou encore l’oubli de soi, qui peut encore entendre ces mots quand tout semble exciter l’amour de soi au mépris de l’amour de l’autre ? Dieu a-t-il une place dans une âme qui ne pense finalement qu’à elle ?

Dernièrement, en pleine grève des transports parisiens, nous étions véritablement compressés dans un wagon comme des bétails conduisant à l’abattoir. Il est vrai que les bêtes sont très probablement mieux traitées que nous au cours de leur transport. Nous étions dans un corps à corps étouffant. Le tram s’arrête à une station. Les portes s’ouvrent. Une ou deux personnes parviennent à s’extirper de la voiture. Et dix autres tentent d’y entrer, poussant furieusement la masse humaine. Si elles pouvaient marcher sur les corps, elles le feraient certainement. « J’ai le droit d’y entrer », dit l’une d’entre elles. Et les corps se serrent encore plus, sans un cri ni révolte. Telle est une image concrète de notre société …

Pouvons-nous être si aveugles ou résignés pour accepter une telle situation ? Est-il en effet pensable de continuer à vivre ainsi ? Comment devons-nous finalement vivre et nous comporter ? La morale est au cœur de la crise dans laquelle nous vivons. Est-elle une de ses causes ou plutôt une conséquence ? Sans-doute les deux…

C’est alors que nous entendons des voix s’écrier contre la morale chrétienne, voire contre la morale en elle-même. Une minorité agissante se lève et prononce contre nous un violent anathème. Halte à la morale, s’écrient-elles ! Le fameux slogan « il est interdit d’interdire » revient même à la surface. Mais ce slogan, n’est-il pas déjà une règle morale qui impose une conduite ? Ces voix ne s’opposent pas en fait à la morale en elle-même mais plutôt à une morale contraignante, et plus précisément aux devoirs et aux obligations qu’elle peut contenir. Leur slogan serait plutôt « nous faisons ce qui nous plaît » tant que nous ne troublons pas évidemment à l'ordre public. Imaginons alors leur réaction si nous leur opposons la morale chrétienne. Nous pouvons aisément concevoir leur fureur…

Aujourd’hui, le chrétien n’est plus vraiment attaqué dans sa foi. Celle-ci fait plutôt l’objet d’indifférence, de neutralité ou de mépris. Elle est cloisonnée, enfermée, rendue silencieuse et invisible au gens du monde. Certes, de manière presque régulière, voire routinière, des articles remettent en question des vérités de la foi. Ainsi, Noël approchant, des revues parlent sans se lasser des incertitudes sur l’existence même de Notre Seigneur Jésus-Christ, appelant l’histoire à leur secours comme si elle avait encore des choses à dire, à prouver. L’intention est sans-doute purement commerciale. Mais il est vrai que de tels articles entretiennent le doute et les calomnies dans l’opinion. Cependant, nous sommes loin des attaques des deux derniers siècles. La société est-elle finalement encore intéressée par de telles disputes ?

L’œcuménisme ambiant n’aide guère à ranimer les âmes dans la recherche de la vérité. Si toutes les religions se valent et que la vérité réside dans chacune d’entre elle, à quoi bon discuter ? Lorsqu’une autorité de l'Église manifeste par ses gestes la légitimité d’une religion non chrétienne, il ne peut guère susciter un désir de foi. Le silence des hommes d’Église n’aide pas non plus les âmes à se réveiller. Une attitude bien condamnable qui a vidé nos églises et nos chapelles. Il n’est pas si lointain que cela le temps du courage, le temps où ils ne craignaient pas de s’opposer à l’opinion et de condamner des idées et des mœurs contraire à la foi…

Le principal sujet de préoccupations actuelles est donc d’ordre moral. Voyant les événements arrivés, le pape Jean-Paul II n’a pas cessé d’alerter sur des questions morale, étant imperturbable et intègre sur l’essentiel, délaissant en même temps l’intransigeance en matière de foi. Mais le temps de l’intolérance en matière de morale semble à son tour ne plus être d’actualité, y compris dans l’Église. Un pas de plus dans l’abandon ? La horde des médias et des minorités est-elle si puissante et menaçante pour faire taire la voix de l’Église ?...

Cependant, l’Église ne se réduit pas à ses autorités. Des fidèles refusent et condamnent encore l’homosexualité, la théorie des genres, le mariage des homosexuels ou encore toutes les manipulations pour engendrer des enfants de manière non naturelle au sein de couples non naturels, sans oublier l’euthanasie ou le suicide assisté. C’est alors que la morale chrétienne est à son tour violemment attaquée.

Mieux encore. Les cas de pédophilie dans l’Église sont jetés à la face de l’Église pour qu’elle s’occupe de ses affaires et laisse la société vivre comme elle l’entend. Mais faut-il condamner l’école ou la médecine quand un médecin ou un professeur sont condamnés pour ce crime odieux ? Justement. C’est parce qu’il y a de tels cas dans de nombreuses sociétés, et le nombre semble croître selon nos journalistes supposés objectifs, que l’Église doit parler, éclairer et condamner. Ce n’est pas parce que le mal la touche qu’elle doit oublier l’enseignement qu’elle doit transmettre. Le médecin ne continue pas à exercer les soins même s’il est lui-même malade. Tout cela révèle de nouveau un véritable et profonde malaise qui touche en profondeur la société.

Notre avenir n’est guère radieux. Plus le temps passe, plus la société se délite. Est-ce le déclin d’une civilisation comme d’autres avant elle ont connu avant de sombrer dans des catastrophes ? La société romaine a-t-elle connu cette situation avant d’être submergé par le flot des barbares ?

La morale chrétienne est donc l’objet de nombreuses attaques. Ces attaques sont très anciennes. Elles ont surtout commencé à être virulentes au XIXe siècle au moment où la laïcité s'est imposée dans la société. Souvenons-nous par exemple de la morale laïque qu’a prêchée Ferdinand Buisson et que devait inculquer les instituteurs et institutrices de la république. Aujourd’hui, le combat est encore plus décisif. Les effets sont plus considérables car les murailles s’écroulent les unes après les autres. C’est un véritable tsunamis qui frappe notre société…

Les critiques peuvent toucher directement la morale chrétienne. Elle est par exemple considérée comme une invention des chrétiens. Elle apparaît donc illégitime dans une société laïque ou païenne. La morale chrétienne n’est pas universelle et doit se restreinte à la communauté chrétienne. Elle n’est qu’une éthique. L’Église n’a donc pas de leçon à donner aux hommes en matière de morale comme les hommes ne sont pas censés la suivre.

Des adversaires de l’Église voient même la morale comme des chaînes qu’elle a créées pour mieux maintenir son emprise sur les hommes. Elle est présentée comme un joug insupportable pour l’homme, un joug que nos contemporains ne doivent plus supporter. Il est vrai, et notre étude sur les rapports entre les pouvoirs temporels et religieux le confirme, que l’autorité morale a une force bien plus considérable que toute autre autorité, notamment de l’autorité politique.

Finalement, comme dans le domaine de la foi, on recherche à cloisonner la morale chrétienne et à l’exclure de la société, ne la tolérant qu’aux fidèles chrétiens tant qu’elle ne gène pas la population. Les discours tenus depuis le concile de Vatican II ne peuvent que renforcer le cloisonnement de l’Église. Tout naturellement, le pape est rappelé à l’ordre lorsqu’il ose condamner des pratiques et des comportements vicieux de la société.

D’autres critiques rejettent au contraire toute spécificité à la morale chrétienne et n’y voient qu’un emprunt à la civilisation antique, à la religion juive ou à d’autres influences. Ferdinand Buisson parlait même de corruption. La morale chrétienne est alors présentée comme peu différente de celle de l’antiquité, même si elles présentent quelques nuances. Elle ne serait finalement qu’une morale naturelle imprégnée de quelques particularités, voire corrompue. Il est vrai qu’à force de vouloir singulariser la morale chrétienne, elle finit par être discréditée. Il a bien existé une morale avant la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ. Cependant, après l'avoir présenté comme bien peu différente de la morale laïque, comme une de ses pâles copies, il est demandé de revenir à la morale naturelle et universelle, une morale soi-disant plus excellente que la morale chrétienne. Cela signifie surtout que la morale est indépendante du christianisme et de toute autre religion. La morale laïque a donc tout son sens.

Une autre série de critique s’attaque directement à la morale en elle-même, ne cherchant peut-être pas à atteindre la morale chrétienne. Néanmoins, cette dernière en sort nécessairement meurtrie. Selon ces critiques, la morale n’est que le produit de l’imagination des hommes pour diverses raisons, notamment pour ses aspects pratiques. La morale n’a qu’un rôle utilitaire. Certains pensent même qu’elle ne consiste qu’à satisfaire des intérêts. Elle ne serait finalement élaborée que par les hommes sous forme de lois. Mais comme l’homme l’a conçue un jour pour répondre à un besoin particulier, il a aussi toute légitimité pour la modifier ou la rejeter si ses besoins ont changé. En outre, si elle est purement humaine, elle peut être contre-nature…

Selon une critique plutôt récente, la morale évolue selon la maturité de l’homme. Elle est insérée dans un système évolutionniste, subissant la même loi. La morale s’améliore alors au fur et à mesure du temps selon l’évolution même de l’homme. Par conséquent, si la morale chrétienne était recevable hier, et elle mérite par là une large reconnaissance, elle ne l’est plus aujourd’hui. Obsolète, désuète, elle doit nécessairement évoluer.

Une dernière critique que nous pouvons retenir s’appuie plutôt sur un constat : la morale varie en fonction de la civilisation. La morale indienne n’est pas celle des occidentaux ou des tribus africaines. Par conséquent, la morale est relativiste. En un temps de mondialisation, elle ne peut donc s’affirmer comme absolue et donc exclusive. Mais que devient une morale si elle tolère une règle qu’elle interdit par ailleurs ? Elle n’a plus de sens. Nous retrouvons la remarque pertinente d’Edgard Quinet sur la religion. Si elle ne se prétend pas absolue et exclusive, la religion se vide de toute crédibilité, elle n’a plus raison d’être.

Conclusions

Nous venons d’énumérer les principales critiques qui touchent la morale Elles sont difficiles à les entendre toutes puisqu’elles se contredisent. Certains défendent une morale universelle et immuable quand d’autres considèrent la morale de manière relativiste ou évolutionniste. Les uns la définissent comme d’origine divine ou provenant des forces de la nature, d’autres ne la conçoivent que comme une œuvre humaine. La morale chrétienne subit aussi ces critiques. Elle en est aussi directement visée.

De telles attaques peuvent nous égarer de notre salut comme elles peuvent éloigner les hommes de Dieu et de l’Église. L’amour de Dieu et le salut de l’âme ne sont pas qu’une question de foi. Nous devons donc non seulement nous affermir dans la morale chrétienne mais également défendre ce qu’elle est afin d’éclairer les consciences de ceux qui l’ignorent ou en ont une mauvaise image. Elle est suffisamment lumineuse et solide pour attirer bien des âmes.

Mais de manière générale, qu’est-ce que la morale si ce n’est la recherche de notre bonheur ? Elle nous guide vers ce que nous recherchons tous. Ainsi, notre vie est bien différente selon la conception que nous avons de la morale. Que deviendrait-elle si la morale que nous suivons est erronée ou si celle qui nous est imposée nous détourne de notre voie ? Or la morale pénètre la législation et influence l’opinion comme celles-ci peuvent aussi se heurter à la morale. Les lois récentes sur l’homosexualité ou la bioéthique ne peuvent que soulever des questions morales. Or comment pouvons-nous y répondre sans aucune connaissance sur la morale elle-même ? Comment pouvons-nous agir si la morale nous est un sujet peu connu, voire étranger ?


samedi 14 décembre 2019

Laïcité : la suprématie de l'État mais l'échec d'un idéal


Nous revenons encore à la laïcité. Ce sera notre dernier article sur le sujet. La laïcité est, d’après la constitution, le principe de la république au même titre que l’indivisibilité de la nation et la démocratie. Elle est même supérieure à cette dernière. Ce mot est souvent brandi pour faire baisser les têtes et faire taire les esprits. La meilleure voie pour connaître un principe ou une pensée est de revenir à ses origines, ce que nous avons fait en étudiant les écrits et les discours des principaux fondateurs de la laïcité. Cela nous permet aussi de prendre du recul et de ne point nous laisser guider par l’événementiel et l’éphémère. Or, de cette étude ressort bien des contradictions et d’ambiguïtés. Il est donc difficile de comprendre en quoi la laïcité peut être un principe pour une nation…

La laïcité : neutralité religieuse ?

La laïcité tente d’être neutre en matière religieuse. Certes, la neutralité ne signifie pas indifférence. En effet, elle statue sur les religions elles-mêmes. Mais le fait d’interdire des membres de l’Église d’enseigner et de chasser les ordres religieux et les congrégations de la France peuvent-elles relever de la neutralité ? Comme nous l’avons montré, le but des pères de la laïcité est de supprimer l’autorité et l'influence de l’Église dans notre société et puis de s’opposer à toute autre domination d’une institution religieuse particulière. La laïcité accepte les religions tant qu’elles n’ont aucune influence déterminante dans la société ou sur l’individu.

Nous avons aussi pu constater l’ignorance religieuse à l’égard de l’Église de ceux qui imposent la séparation des Églises et de l’État. Mieux encore. Ils ne veulent point la connaître. Un tel mépris à l’égard des catholiques montre suffisamment l’intention qui les guide. Nous avons aussi été témoins de leurs mensonges et de leur calomnie, bien peu compatibles avec la liberté de conscience qu’ils vantent de défendre.

La réalité nous montre aussi que l’Église a résisté efficacement aux politiques de l’État et à leur prétention, car, contrairement à ce que nous pensons, la loi de 1905 instituant la séparation des Églises et de l’État n’a pas été appliquée comme les politiques le voulaient.

La laïcité : la liberté de conscience ?

La laïcité prône la liberté de conscience quand elle demande aux instituteurs d’être des éducateurs de conscience et d’inculquer à leurs élèves la foi et la morale laïque telle qu’elles sont conçues par le ministère de l’instruction publique.

L’enseignement laïc n’est pas, comme le souhaitait Condorcet, dédié à l’instruction et propre à transmettre les vérités. Un tel modèle exigerait l’indépendance de l’école à l’égard de l’État. Or, ce n’est pas ce modèle que Jules Ferry et Ferdinand Buisson ont choisi. D’une part, l’État dirige l’enseignement, intervient dans les programmes, définit ce qu’il faut croire et ce qu’il faut ne point dire. D’autre part, l’école est avant tout le lieu de formation du citoyen. L’instructeur est le nouveau missionnaire, l’ardent apôtre de la république. Le modèle est plutôt celui de Le Pelletier de Saint Fargeau.

La laïcité n’est qu’une étape, sans-doute la plus aboutie, de la conquête de l’État sur la société et les individus. Elle reflète la volonté des politiques de détenir un pouvoir sans rival dans la société, imposant leurs lois sans qu’elles n’entendent une voix puissante et agissante s’opposer à leurs intérêts. Elle manifeste la victoire du pouvoir temporel sur le pouvoir religieux.

La laïcité : égalité religieuse ?

La laïcité défend l’égalité religieuse. Elle permet, dit-on, la tolérance religieuse. Mais cette égalité est un trompe-œil. Elle permet d’affaiblir les religions en les nivelant afin d’inculquer une autre religion qui les dépasse toute. Pour cela, il suffit de comprendre ce qu’est l’enseignement laïque.

La plus grande victoire de la laïcité réside dans l’enseignement. Par sa conquête, certes lente mais efficace et assurée, elle donne aux politiques le pouvoir de construire l’avenir, de former les consciences, de toucher aux âmes. Là se transmet surtout une nouvelle religion. Selon Vincent Peillon, « Ferdinand Buisson (1881-1932), grand artisan de la laïcité française, la conçoit comme une religion nouvelle, dont l’expression peut être à la fois philosophique et politique. Le républicanisme n’est pas seulement un ensemble d’institutions ou de dispositifs matériels, mais un certain esprit. L’école de la république est par conséquent la mise en œuvre d’un véritable pouvoir spirituel, portant et transmettant des valeurs et non pas seulement des connaissances »[1]. C’est donc par l’école que se diffuse et s'implante la nouvelle religion sans laquelle la république, telle qu’elle a été conçue au XIXe siècle, ne pourrait tenir.


Aucune société ne peut connaître l’ordre et la paix sans que les principes qui guident le politique ne soient conformes à ceux qui dirigent l’âme de la nation. Telle est une des leçons qu’Edgard Quinet a retenues des événements dont il a été témoin, voire acteur. Toujours selon ses leçons, une révolution politique ne peut donc réussir sans qu’il n’y ait auparavant changement de religion. Celui-ci est possible par l’éducation dans l’école. Telle est le véritable but de l’enseignement laïque.

Enfin, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans nos articles, en évacuant Dieu de l’école et de l’espace public, l’État habitue les individus à vivre sans Dieu et à se passer de Lui. Ils deviennent indifférents, voire athées. Cependant, le but des pères de la laïcité n’était pas de détruire la religion mais l’Église et toute institution l’imitant. Ils voulaient une religion sans dogme ni prêtre. Le résultat en est bien différent. C’est le relativisme, l’indifférentisme religieux et l’impiété.

La laïcité : légende ?

Les lois de 1880 qui mettent en place une école gratuite, obligatoire et laïque mettront plus de cinquante ans pour se réaliser dans les faits. Il est en outre bien difficile à des instituteurs de mener à bien leurs missions avec le dévouement que réclame Buisson quand nous songeons à leur maigre salaire et au peu de moyen dont ils disposent. Aujourd’hui encore, en dépit de leur importance pour notre avenir, ils ne sont pas les plus aisés de la république. Un député gagne probablement mieux sa vie que l’instituteur qui forme le futur électeur. 

Enfin, l’idéal d’une telle école demeure un idéal. Il fait partie de la légende républicaine avec ses « hussards noirs ». « Reste une mystique et une légende indéniables. La République a besoin de l’école… Celle-ci en est le temple où les vertus civiques sont honorées, où une égalité de droit est réalisée, puisqu’elle met chacun aux prises avec le savoir, où l’identité entre la nation française et l’universalisme des Droits de l’Homme est exaltée, où l’on pratique la laïcité comme religion civile. À se complaire toutefois dans ce miroir on oublie qu’il fut dès le début une idéalisation. C’est davantage le mythe de l’école que l’école réelle. »[2] Cela est encore bien vrai aujourd’hui. Il est demandé à l’école de former des citoyens et donc de faire la république mais aussi d’en être le miroir. L’école doit être le lieu où l’inégalité sociale doit être supprimée, où tous les élèves doivent être égaux devant le savoir. Le mot est lâché : égalité, telle est la valeur qui doit s’affirmer dans l’école…

La laïcité : égalité de l’éducation

En 1870, à la salle Molière, Jules Ferry prononce un célèbre discours sur l’égalité d’éducation. L’école doit poursuivre le combat qui a conduit à mettre fin aux privilèges, aux dernières distinctions. Il évoque les gains de la révolution. Il veut en finir avec une dernière inégalité, celle de l’éducation. « Je ne viens pas prêcher je ne sais quel nivellement absolu des conditions sociales [...]. Pour que la réforme démocratique se propage, la première condition c'est qu'une certaine éducation soit donnée à ce qu'on appelait autrefois un inférieur, à celui qu'on appelle encore un ouvrier, de façon à lui inspirer ou à lui rendre le sentiment de sa dignité »[3].

Cependant, Jules Ferry ne veut pas que tous les enfants aient une éducation égale. Il laisse exister les écoles payantes dans lesquelles les familles aisées peuvent envoyer leurs enfants. Ce sont les classes élémentaires dans les établissements secondaires. Il les privilégie même. La gratuité n’est en effet valable que pour les écoles communales. Après avoir aidé ces écoles payantes, Jules Ferry peut naturellement se réjouir. « L'usage s'est établi partout d'annexer aux établissements secondaires des cours élémentaires destinés à préparer les très jeunes enfants mieux qu'ils ne pourraient l'être dans la plupart des écoles primaires aux études d'un ordre plus élevé auxquelles les destinent leurs familles. »[4]

En fait, se développent deux sortes de filières scolaires, l’une pour la population la moins aisée, constituée d’écoles primaires (élémentaires et supérieures), l’autre pour les enfants plus privilégiés, les écoles secondaires (classes élémentaires, collège et lycée). Ainsi, un enfant est élevé dans sa condition pour y rester. L’inégalité sociale demeure contrairement à la légende républicaine. Car on craint que l’école inspire aux enfants une ambition excessive qui risque de les « détourner des carrières où les engagerait soit l’hérédité soit le jeu naturel des forces sociales »[5]. L’école ne doit former le citoyen qu’à sa fonction sociale conformément à son rang. L’idée d’une école égalitaire ne voit le jour qu’au début de la cinquième république. Nous sommes bien loin des principes de l'école tenue par l'Église catholique...

Jules Ferry ne veut donc pas une égalité sociale ou dans l’instruction mais une égalité dans l’éducation. Car si l’État doit s’occuper des écoles, ce n’est pas seulement pour instruire les enfants mais pour « y maintenir une certaine morale d'État, certaines doctrines d'État qui importent à sa conservation. »[6]

La laïcité : gratuité et obligation



 
Certains pensent peut-être que la laïcité a permis à l’école d’être gratuite et obligatoire, et ainsi de développer l’instruction, de combattre l'ignorance. C’est oublier que ces deux principes, bons en soi, ne concernent que l’école primaire. En outre, c’est surtout ignorer que l’Église a institué la gratuité des écoles primaires dès la fin du XVIIe siècle en dépit du mépris et des calomnies des « philosophes des Lumières ». Les exemples de Charles Démia et surtout de l’institution des Frères chrétiens suffisent pour montrer le dévouement de l’Église pour éduquer et instruire les pauvres, les enfants des ouvriers, des artisans, des valets. Mieux encore. Ils ont su aussi développer une pédagogie moderne dont nous sommes bien redevables. Ces exemples ont été détruits une première fois par la révolution de 1789 puis une seconde fois par les lois de la république. Et des voix osent dire que l’Église est obscurantiste et opposée à la diffusion de la connaissance ?! Enfin, dès Louis XIV, l’école primaire était obligatoire pour tous, même si en pratique, cette obligation n’était pas toujours respectée.

Conclusions

La laïcité est définie comme un ensemble de valeurs mais elle ne les respecte pas. Elle n’est qu’une arme pour le pouvoir temporel de dominer la société et les individus en affaiblissant le pouvoir spirituel. Elle lui permet d’inculquer et de maintenir les principes qui lui permettent de garantir son autorité. C’est ainsi que l’État est devenu tout puissant. Des députés représentant une minorité de la population peuvent ainsi sans difficulté voter des lois contre les intérêts de la nation et de la population.

Mais la laïcité demeure un idéal, une légende au sens où elle n’est pas capable d’assurer les missions que ses fondateurs lui ont données, c’est-à-dire l’éducation des consciences. L’école est sans-doute le lieu où son ambition démesurée a échoué de manière frappante. Elle a voulu remplacer l’Église dans sa fonction enseignante. Or, une telle fonction nécessite dévouement et charité sans limite. Aucun règlement scolaire ne vaux les règles de l’institut des Frères des écoles chrétiennes. L’instituteur le plus dévoué ne rivalise pas avec le laïc religieux le plus dévoué.

Or, si l’école ne peut exercer ses missions, que deviennent les enfants puisque l’État a réduit l’influence de l’Église, l’autre pôle d’éducation. La liberté de conscience n’est donc plus qu’un rêve. L’enfant devenu grand ne dispose plus d’une conscience suffisamment formée pour s’opposer à la force de l’opinion et des faiseurs d’idéologie et de rêve. Plus de repère, plus d’ordre, plus de morale. L’homme contemporain est un être fragile qui se laisse conduire au gré des émotions et des sentiments, un être peu convaincu qui se laisse manipuler par toute sorte d’idéologie. C’est un être sans bagage...



Notes et références
[1] Vincent Peillon, entretien, Qu’est-ce que la morale laïque ?, Cité 2012/4, n°52, cairn.info.
[2] L. CORNU, J. Claude POMPOUGNAC, J. ROMAN, dans École — Citoyenneté — Laïcité dans: Spirale, revue de recherches en éducation, n°7, 1992, Instruction - Éducation civique, www.persee.fr.
[3] Jules Ferry dans Discours et Opinions de Jules Ferry, Paul Robiquet, tome I, Armand Colin, 1896.
[4] Jules Ferry dans Discours et Opinions de Jules Ferry, Paul Robiquet, tome I.
[5] Paul Lapie, L'École et les Écoliers. Le texte date de 1904, mais il est repris et publié chez Alcan en 1923 alors que Paul Lapie est directeur de l'enseignement primaire dans Jules Ferry : des repères brouillés, Lelièvre Claude, Communications, 72, 2002,  L'idéal éducatif, www.persee.fr.
[6] Discours de Ferry à la Chambre le 26 juin 1879, Discours et Opinions de Jules Ferry, Paul Robiquet, tome III.
[7] Cet article conclut les articles qui ont été écrits depuis août 2019. Il achève aussi l'étude sur les relations entre les pouvoirs temporel et religieux commencée en mars 2018.