" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 29 décembre 2019

Morale, éthique, déontologie, droit

À la chambre des députés, Ferdinand Buisson nous rappelle que « les fondateurs de l’école laïque » ont «  posé ce grand principe nouveau d'une instruction laïque et d'une morale laïque »[1]. Revenons sur la « morale laïque ». Dans un article de l’Aurore, il affirme que : « la morale se passera de l’Église et elle n'en vaudra que plus. »[2] Il prétend que cette morale sera supérieure à celle de toute religion. Il va encore plus loin dans ses écrits. Il accuse en effet la religion chrétienne ou encore l’Église de s’être emparée de la morale et de l’avoir altérée. Libérée ainsi de ses entraves ou de sa tutelle, la morale deviendrait parfaite. Finalement, Ferdinand Buisson ne défend pas une moralité laïque parmi tant d’autres. Pour lui, elle ne peut être que laïque, c’est-à-dire indépendante de toute religion. Elle est donc autonome et suffisante par elle-même. Il donne alors la mission à l’école laïque de la transmettre aux enfants.


Les propos de Ferdinand Buisson soulèvent de nombreuses questions fondamentales sur la morale, questions qui demeurent encore d’actualité. La morale est-elle en effet indépendante de toute religion, c’est-à-dire suffisante en elle-même ? La morale qu’enseigne l’Église est-elle vraiment imparfaite et donc inutile de suivre ? Mais si elle est vraiment autonome, d’où vient-elle ? Pourquoi doit-elle diriger notre conscience et donc nos actions, notre vie ? Allons encore plus loin dans nos interrogations. A-t-elle vraiment un sens pour nous ? Ou dit plus brutalement, existe-elle vraiment ? Nous sentons bien que ces questions sont essentielles pour nous. Elles engagent notre vie concrète, dépassant les concepts et les diverses théories, surtout de nos jours où la morale est au cœur de nombreux débats.

En outre, les réponses que nous pourrions donner à ces questions légitimes peuvent remettre en cause l’idée même de religion. Que deviendrait en effet l’Église si la morale qu’elle enseigne était en fait imparfaite, erronée ou corrompue ? Les vérités qu’elle enseigne sur Dieu et le culte qu’elle donne ne nous importeraient peu si elle était incapable de nous guider correctement dans notre vie et de nous conduire vers le bonheur. Nous comprenons donc tout l’enjeu de ces questions. Notre article a pour but de revenir sur la notion de morale. 

Qu’est-ce que la morale ?

Selon notre habitude, nous allons commencer par l’étude étymologique. Le terme de « morale » vient de « mos », « mores » et de « moralis », qui signifie « mœurs ». Il désigne ce qui a trait aux mœurs selon deux approches. Il peut s’agir de « l’ensemble des façons de vivre habituelles à un groupe humain ou à un individu »[3], ou encore « les règles de vie, modèles de conduite plus ou moins imposés par une société à ses membres »[4]. Il peut aussi désigner « les habitudes naturelles ou acquises au point de vue de la conscience. »[5] Selon ces définitions, la morale est soit une façon habituelle de vivre, soit des règles de vieNotons néanmoins qu'elles sont plus ou moins précises et imprégnées d’une certaine influence philosophique. 

La morale sans règle apparaît vide de sens comme une règle sans obligation. Elle est en effet intimement liée à une notion de devoir et de sanction. Mais ces règles, sur quel objet se porte-t-elle ? Il existe des règles pour écrire, calculer, dessiner, jouer… La morale comporte des règles pour vivre et agir. Elle touche donc l’individu, non dans son intelligence, mais dans sa volonté.

Constatons aussi que les définitions que donnent les dictionnaires ne sont pas tous identiques. La morale est présentée comme un ensemble de règles absolues ou relatives, de normes imposées par la société ou que l’individu s’impose à lui-même. Elle a aussi une finalité. Elle est en effet pensée avant d’être formulée. Enfin, elle implique une connaissance. Elle ne peut en effet être suivie sans qu’elle ne soit connue et acquise.

Dans son traité du destin, intitulé De fato, Cicéron appelle « la morale » ce que les Grecs nomment « ta ètihica »,  qui peut lui-même être traduit par « doctrine des mœurs »[6]. Il rajoute qu’il désigne une partie de la philosophie, que nous appelons aujourd’hui la philosophie morale. Elle se fonde sur la raison. Ainsi, la morale peut se présenter sous une forme rationnelle.

La morale en tant que doctrine est aussi une partie de la théologie catholique, appelée théologie morale. Elle se fonde sur la raison et sur la Révélation. Elle a donc aussi un aspect religieux.

Enfin de manière plus générale, quand nous traitons de la morale, nous parlons du bien et du mal. Elle désigne alors l’ensemble des règles de comportement relatives au bien et au mal, au juste et à l’injuste, en usage dans une société. La morale porte donc une valeur et une finalité.

Tentons une définition, la plus simple et la plus large possible. La morale pourrait désigner l’ensemble des règles qui guident nos actions, dirigent notre vie et notre agir.

Morale ou éthique  ?

Un autre mot, très en vogue de nos jours, semble concurrencer celui de la « morale » au point d’apporter de la confusion dans les discours. Il s’agit du terme d'« éthique ». Il est vrai que les deux mots ont la même source grecque.

Le terme d’« éthique » n’est pas récent. Le terme français apparaît dès le XIIIe siècle[7]. Il désigne une partie de la philosophie morale. En ce sens, il est très ancien puisque de nombreux ouvrages philosophiques portent le nom d’éthique. Nous pouvons citer notamment les ouvrages d’Aristote, ou d’Abélard.

Mais, de nos jours, le terme d‘éthique n’est pas seulement employé dans un sens philosophique. Selon le dictionnaire de poche Larousse, il désigne « les règles morales choisies par quelqu’un pour guider ses actes, sa vie. »[8] Selon Obin, ancien inspecteur générale de l’Éducation nationale, l’éthique répond à la question « comment vivre ? » alors que la morale apporte des réponses à une autre question : « comment dois-je vivre ? » La morale désignerait alors un ensemble de lois et nous renvoie à des devoirs, c’est-à-dire à des obligations. L’éthique est plutôt associée à une recherche, à la réflexion. «  On obéit à la morale, avec l’éthique on réfléchit et on raisonne. »[9] L’éthique apparaît alors plutôt sous un aspect positif au contraire de la morale. Par ailleurs, le terme rime avec scientifique, ce qui conforte son caractère rationnel. Mais comment pouvons-nous alors distinguer la philosophie morale ou la morale théorique de l'éthique ?

Le sociologue Maffesoli apporte une autre distinction. Il définit plutôt la morale comme « universelle, applicable en tout lieu et en tout temps » alors que « l’éthique au contraire est particulière, parfois momentanée »[10]. En clair, l’éthique est plutôt employée pour désigner des règles de conduite personnelles ou contextuelles que l’individu ou un groupe se fixent eux-mêmes, alors que la morale est absolue et concerne toute la société et les individus. Cette approche oppose surtout la valeur absolue d’une règle de vie à la valeur subjective qu’elle peut avoir. Elle soulève aussi la question de l’obligation morale et de son fondement.

Finalement, dans les deux approches, l’éthique nous renvoie à un choix, la morale à une obligation

Morale ou déontologie ?

Le terme de « déontologie » est aussi souvent employé de nos jours, se substituant peu à peu à celui de « morale ». Le terme vient du grec « deon » et du suffixe « logie ». Le terme de « deon » signifie « devoir » et « avantage ». La déontologie désigne en effet soit l’« ensemble des règles morales qui régissent l’exercice d’une profession ou les rapports sociaux de ses membres »[11], soit « les obligations que des personnes sont tenus de respecter dans le travail. »[12] C’est donc la morale appliquée à une activité professionnelle.

Mais à l’origine, c’est-à-dire dans l’œuvre de son créateur Jérémie Bentham (1748-1832)[13], la déontologie signifie plutôt la science de « ce qu’il est convenable, ce qui convient »[14]. Elle serait aussi la science de la morale ou encore « la science de l’éthique privée », c’est-à-dire « une réflexion sur des règles, des devoirs, des obligations de comportement »[15]. Jérémie Bentham considère en fait la morale selon le seul principe de l’utilitarisme ou de l’utilité. La terme de « déontologie » exclut le mot « devoir » qu’évoque la morale.

Le terme de « déontologie » soulève à son tour une nouvelle question sur la finalité de la morale et aussi sur sa nature. Les règles morales sont-elles de droit naturel ou n’ont-elles de sens et de légitimité que selon leur utilité ?

Morale ou droit ?

Parfois, certains contemporains nous disent qu’ils peuvent agir puisque la loi leur autorise de le faire. La loi définit en effet des règles sur le comportement humain. Elle prescrit, autorise ou interdisent des actions. La morale et le droit sont-ils deux systèmes normatifs concurrents ? Effectivement, il est difficile de parler de morale ou de droit sans évoquer la notion de loi puis de justice.


Le droit est d’abord défini par des personnes bien identifiées selon une procédure elle-même définie. Il est fondé sur un pouvoir normalisé, aujourd’hui dit législatif et judiciaire. Ce sont des juges et des législateurs qui disent la loi. C’est par eux que les règles juridiques acquièrent de l’efficacité et de la légitimité. En outre, ils s’appuient sur le pouvoir exécutif pour qu’elle soit respectée et suivie. Ils donnent lieu à des sanctions bien réelles en cas de désobéissance, d’infraction ou de délit. Enfin, elle est, de manière générale, issue d’un consensus, d’une conciliation, d’un vote et peut être modifiée au gré des circonstances et du contexte.

Or l’élaboration de la morale est bien plus complexe et donne lieu à de nombreux débats. Elle ne s’appuie pas sur une force ou une contrainte extérieure mais plutôt intérieure. Malgré cela, elle est bien réelle, puissante et active. Pour être suivie, elle compte sur la seule volonté de l’individu, de la société ou de tout autre agent moral. Enfin, la morale ne cherche pas à concilier des avis différents. Elle s'impose. Le droit et la morale sont donc différents et ne peuvent pas être confondus. 

Toutefois, la morale et le droit partagent en commun des valeurs comme celle de la justice. Ils établissent aussi des règles pour réguler les rapports entre individus au sein de la société. Pourtant ils sont différents comme nous l’avons vu. Ils peuvent donc se contredire. Dans le cas d'une opposition,  qui emporte sur l’autre ?


Revenons sur la différence entre droit et morale, notamment dans la notion de justice. Pour la morale, il s’agit plutôt de définir le rapport de l’individu à l’égard de l’autre ou des autres. Elle s’adresse aussi à l’individu pour lui-même. Le droit s’intéresse plutôt sur le rapport entre les individus ou encore sur le contrat qui s’établit entre eux. Il s’applique ainsi sur les comportements entre eux. Il ne s’intéresse donc pas à l’individu ni de ce qu’il est en lui-même.

Conclusions

Les mots « morale », « éthique » et « déontologie » semblent être des synonymes. Les politiques et les journalistes les utilisent de manière courante, privilégiant plutôt les deux derniers. Ils ne parlent guère de devoirs ou de lois morales applicables à tous. Or, quand nous les écoutons, nous pouvons penser à la morale et à ses exigences, ce qui peut provoquer des malentendus.

Pourtant, ces termes présentent des différences significatives en terme philosophique mais aussi pratique. Ces différences s'appliquent sur la nature, la valeur et l'origine des règles de comportement pour l’individu comme pour la société. Comportent-elles des obligations d’ordre absolu, qui s’imposent donc à tous sans exception, ou sont-elles relatives aux individus et à des circonstances particulières ? Sont-elles conçues par la société ou par l’État ? Si c’est le cas, ils ont donc toute légitimité pour les changer. Doivent-elles répondre à des principes d’utilité ? Pour l’individu ou pour la société ? Elles ne seront donc ni vertu ni principe. Elles peuvent être encore légitimement remises en question par la société et les individus.

Toutes ces questions ne sont pas anodines puisque les règles morales, éthiques ou déontologiques ont pour but de régir nos comportements ainsi que notre société. Ainsi, au lieu d’utiliser le terme de « morale » qui évoque plutôt l’idée d’absolu et de devoir, nos contemporains utilisent les mots d'« éthique » et surtout de « déontologie » pour insister davantage sur l’aspect subjectif des règles. Dans une émission, nous avons ainsi pu entendre que si la morale interdit l’euthanasie en raison du devoir de ne pas tuer, l’éthique l’autorise afin de répondre aux besoins des hommes en fin de vie ! Les mots sont importants. À force de les confondre, nous finissons par aussi confondre ce qu’ils désignent. Et notre existence s’en trouve profondément modifiée…

Enfin, le droit semble dans notre société s’imposer comme une obligation devant laquelle tout doit se plier, y compris la morale. Ainsi, par les lois votées dans l’assemblée, des comportements sont autorisés alors que la morale s’y oppose. Qu’importe ! La morale doit se plier aux exigences du législateur, nous dit-on. Mais concrètement, que cela signifie-t-il ? Qu’une chose moralement mauvaise puisse subsister et se répandre dans la société sans qu’elle ne connaisse d’obstacles ? Nous pouvons certes s'y opposer par la parole et la réflexion, quand la loi ne l’interdit pas ! L’individu doit-il alors à son tour modifier son comportement pour vivre selon des règles établies par des hommes ? Le droit s’écarte ainsi de son périmètre et enfreint le terrain de la morale. Finalement, une minorité d’individus impose à l’ensemble de la population des règles de vie. Heureusement, il arrive que, prise de courage, la majorité refuse la dictature de la loi, proteste, voire se soulève contre une telle oppression…




Notes et références
[1] Ferdinand Buisson, La morale laïque se suffit-elle ?, réponse à M. Combes, président du conseil, à la chambre des députés, séance du 26 janvier 1903, journal officiel du 27 janvier 1903, La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), 3e éd., Ferdinand Buisson, gallica.bnf.fr.
[2] Ferdinand Buisson, La libre pensée et la religion, II. Laïcisons la religion, Aurore, 22 août 1903, dans La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), Ferdinand Buisson.
[3] Définition fourni par centre national de ressources textuelles et lexicales, cnrtl.fr.
[4] cnrtl.fr.
[5] Chanoine L. E. Marcel, Dictionnaire de culture religieuse et catéchistique, mot « mœurs », imprimerie Jacques & Demontrond, 1938.
[6] Cicéron, De fato, traité du destin, œuvres complètes de Cicéron, traduit en français publiée sous la direction de M. Nisard de l’académie française, tome IV, chez Firmin Didot frères, fils et cie, libraires, 1854.
[7] Voir Dictionnaire étymologique et historique du français, Larousse, 1994.
[8] Dictionnaire de poche Larousse, 2009.
[9] Obin, Pour les professions de l’éducation nationale : morale, éthique ou déontologie ? dans Éducation et Devenir, n°33, 1994.
[10] Maffessoli, Au creux des apparences, Paris, 1990.
[11] cnrtl.fr.
[12] Qu’est-ce que la déontologie ? ethique.gouv.qc.ca.
[13] Bentham est un philosophe anglais et jurisconsulte. Il est considéré comme le père d l’utilitarisme avec John Stuart Mill.
[14] Le terme en anglais apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de Bentham, traduit en français en 1825 sous le titre Déontologie ou science de la morale.
[15] Marie-Anne Leomte, Déontologie, dans Les Concepts en sciences infirmière, 2012 , cairn.info.

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