" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 25 janvier 2020

La morale chrétienne : révolution morale dans la Rome antique

Pouvons-nous imaginer les premiers chrétiens à Corinthe, à Rome et dans d’autres cités de l’empire romain au temps du paganisme avant que l’empire ne devienne chrétien ? Aujourd’hui, en dépit des siècles qui nous séparent d’eux, nous chrétiens, nous pouvons peut-être éprouver les ressentiments qu’ils ont dû connaître. Comme eux, nous vivons dans une société bien étrangère à la morale chrétienne. Chaque jour paraît comme une épreuve, comme une douleur renouvelée. La croix a surtout dû être lourde pour ceux qui servaient des maîtres païens. Quel regard portaient-ils sur leur société et leurs contemporains après avoir été convertis ? Pouvons-nous aussi imaginer leurs difficultés à vivre selon les commandements de Dieu dans un monde qui l’ignorait ? Nous pouvons aussi nous poser les mêmes questions sur ceux qui ont vécu parmi les barbares païens ou en un temps peu propice à la morale chrétienne.

Aujourd’hui, il est bien commode de mépriser la morale chrétienne et de l’accuser de tous les maux.  C’est oublier notre passé avec ses malheurs, ses déclins, ses misères. C’est aussi ignorer la part de responsabilité de l’homme dans les souffrances qu’il supporte ou fait endurer. C’est surtout croire que notre société est née de nulle part. Généralement, ce ne sont pas les plus malheureux qui réclament une plus grande libération des mœurs. Ils savent trop bien le prix de la vie. Ils n’en ont pas non plus les moyens de vivre dans l’excès et la luxure. Souvent, ce mépris à l’égard de la morale chrétienne cache des motifs bien peu avouables. Nous allons donc revenir au temps des premiers chrétiens, non pour égrener les plaies et les ressentiments mais pour sentir, peser, saisir la force de la morale chrétienne.

La conversion, transformation des mœurs

Revenons donc aux chrétiens des trois premiers siècles de notre ère. Face aux menaces qui pèsent sur eux en raison de leur foi, ils connaissent aussi le prix de la vie. Ils vivent dans une société dirigée par une autre moralité que la leur. Sans-doute, aujourd’hui, nous avons bien des difficultés pour imaginer l’esprit qui y règne en dépit des connaissances que nous pouvons avoir sur cette époque. C’est un temps où les esclaves ne sont que des objets, où le sort de l’enfant à naître ou qui vient de naître n’est pas non plus enviable, où les pratiques sexuelles expriment plutôt la domination sociale au sein de la population.

Comme aujourd’hui, les chrétiens sont en minorité au sein d’une population bigarrée aux multiples confessions. À cette époque, l’homme devient chrétien plutôt à l’âge d’adulte après une conversion. En raison de ses conséquences, ce choix n’est ni simple ni hasardeux.  Il ne peut qu’être mûrement volontaire. Les conversions sont nombreuses. Quelques communautés chrétiennes se développent dans de nombreuses villes de l’empire romain et au-delà, en Orient et en Occident. Le christianisme touche toutes les catégories sociales, les esclaves, les affranchis, les hommes libres, les nobles, y compris dans l’entourage de l’empereur.

Selon les témoignages les plus anciens, les chrétiens « ne distinguent pas des autres hommes ni par le pays, ni par la langue, ni par les usages… »[1] Ce n’est ni par les vêtements ni par un signe distinctif qu’ils se séparent des autres hommes. Ils ne se retranchent pas non plus dans des ghettos. Ils ne fuient pas leur cité pour en bâtir une autre. Pourtant, ils sont différents des autres. Leurs différences portent sur leur conduite ou plutôt sur une transformation de leurs mœurs. Leur comportement est tel que le païen est étonné et réagit, par le mépris, la persécution ou au contraire par l’acquiescement et finalement par la conversion.

Le terme même de chrétien désigne une transformation de mœurs radicale comme nous l’apprend Tertullien. « Cette femme comme elle était libre, comme elle était galante ! Ce jeune homme, comme il était joueur, comme il était débauché ! Les voilà devenus chrétiens. »[2] Leur conversion les a éloignés de leur ancienne vie de galanterie, d’insouciance et de débauche. Ceux qui étaient naguère libertins et malhonnêtes sont devenus irréprochables en étant chrétiens. Dans son discours apologétique, Tertullien nous donne d’autres exemples de changement radical après une conversion. Un fils dont le père supportait la vie dissolue est devenu plus docile et ordonné en embrassant la religion chrétienne. Un esclave converti est plus fidèle à son maître depuis sa conversion. Dans sa première apologie, Saint Justin montre aussi le changement qu’apporte la conversion au christianisme. « Autrefois, nous prenions plaisir à la débauche, aujourd’hui la chasteté fait tous ses délices. Nous nous livrions à la magie, nous nous consacrons au Dieu bon et non engendré. Nous aimions et nous recherchions plus que tout l’argent et les domaines ; aujourd’hui, nous mettons en commun ce que nous avons, nous le partageons avec les pauvres. »[3] Le christianisme change donc la vie de manière radicale en lui donnant une nouvelle direction qui ne peut être réprouvée par les païens.

Une volonté ferme

Un autre point frappe les païens. C’est la résistance des chrétiens à toute forme de pression, de calomnie ou de tortures dont ils sont victimes pour qu’ils abjurent leur foi. Ils  préfèrent plutôt les supplices et finalement la mort. Précisons qu’ils ne la recherchent pas. Non seulement, ils refusent tout suicide mais ilis ne se jettent pas non plus dans les bras de leurs bourreaux. Ils les laissent œuvrer avec dignité. « Il en est qui déclarent que c’est pure démence de préférer l’entêtement au salut, quand nous pouvons sacrifier au moment même et partir sains et saufs, tout en conservant intérieurement nos opinions. »[4] Ils préfèrent mourir que de trahir leur conscience par des actes contraires à leur foi. Ils appliquent finalement ce que Socrate demandait, c’est-à-dire la cohérence entre la pensée et l’acte. Mais quel philosophe antique l’a-t-il observée avec une telle force et respect ?...

Certes, les chrétiens pourraient mentir et simuler une piété telle que le souhaitent les païens pour être tranquilles et poursuivre leur existence sans difficulté. Ils pourraient nier lorsqu’ils sont interrogés. Ces faux-semblants suffiraient pour les satisfaire. Mais « nous ne voulons pas acheter la vie au prix du mensonge. »[5] Ils ne peuvent offrir des sacrifices à leurs dieux tout en n’y croyant pas. Il y a donc une volonté ferme de coïncider ce qu’ils croient avec ce qu’ils font, refusant tout simulacre et hypocrisie mais aussi vains discours. L’unité de pensée et d’action est ainsi réalisée en dépit de ses conséquences qui peuvent conduire à la souffrance et à la mort.

Une vie consciente et responsable

Toutefois, les chrétiens ne sont pas calomniés et maltraités dans le silence, ni dans l’indifférence ni dans un certain fatalisme. Ils refusent ce qu’ils subissent. Ils dénoncent les offenses qui les frappent et se défendent contre les maux qui les accablent. Ils refusent l’injustice dont ils sont victimes, mais sans violence ni haine.
Devant les accusations que les païens leur porte, ils n’hésitent pas à se défendre, à protester, à écrire. S’ils acceptent de souffrir pour leur foi, ils ne veulent point en effet mourir sans se faire entendre, sans proclamer leur innocence. Au mépris même du danger que représentent leurs initiatives, des apologistes, comme Saint Justin ou Tertullien, demandent à leurs accusateurs de ne pas les juger selon les préjugés, les ragots et les infamies mas selon la justice. Il demande en outre de ne pas juger de leur foi mais de leurs actes. « S’il y a erreur, c’est notre affaire et non celle d’un autre, tant que nous ne serons pas convaincus de crime. »[6] En outre, « il faut dire la vérité »[7], nous dit Saint Justin.

En entendant leur plaidoirie, leurs accusateurs n’agissent pas par ignorance mais en connaissance de cause. « Si, une fois éclairés, vous n’observez pas la justice, vous serez désormais sans excuse devant Dieu. »[8] Au contraire, s’ils les laissaient dans l’ignorance, les chrétiens se jugeraient responsables de leurs fautes. « À nous d’exposer aux yeux de tous notre vie et nos enseignements, de peur que, pour n’être pas fait connaître de vous, nous ne soyons pas responsables devant notre conscience. »[9] Ainsi, les chrétiens mettent en exergue le sens des responsabilités. Nul ne peut agir sans assumer ses actes…

Loyauté et fidélité



En dépit des souffrances qu’ils supportent de la part de l’empire, les chrétiens restent fidèles à l’empereur tant que leur fidélité ne s’oppose pas à celle qu’ils vouent à Dieu. Une telle loyauté ne peut que nous surprendre aujourd’hui ! Ils prient même pour lui. Leur prière n’est ni flatterie ni mensonge. « Hommes d’une religion sincère », les chrétiens « célèbrent les fêtes des empereurs dans l’intérieur »[10], c’est-à-dire dans la vérité. En un mot, ils sont loyaux. Le loyalisme se manifeste, nous dit encore Tertullien, « par la conduite que la divinité nous commande de tenir envers l’empereur aussi sincèrement qu’envers tous les hommes. »[11] Les chrétiens refusent donc de se révolter et de se battre pour se défendre. Ils ne cherchent pas d’excuses, qui pourtant pourraient être légitimes, pour s’abstenir d’obéir aux lois impériales. Ils font donc la distinction entre les autorités temporelle et religieuse. Pourtant, comme l’évoque encore Tertullien, ils sont devenus puissants et innombrables, formant une force non négligeable. Ils vivent donc loyalement selon les lois et les règles de la citée tant qu’elles ne s’opposent pas à leur foi. L’esclave demeure esclave, mieux encore, un meilleur esclave.
Un comportement égal envers tous

 « Nous faisons le bien sans acception de personnes »[12]. À l’égard de l’empereur, du citoyen romain ou de l’esclave, les chrétiens agissent de la même façon tout en prenant soin du respect dû à leur rang. Cela est encore vrai à l’égard de leurs ennemis. Or, cette manière de penser et d’agir est une véritable révolution. La société antique se fonde en effet sur des rapports de force et donc sur des distinctions qui induisent domination pour les uns, soumission pour les autres.

Les chrétiens n’agissent pas ainsi par faiblesse ou par un vain sentiment d’humanité ou d’altruisme. Ils le font pour eux-mêmes par égard à Dieu. « Nous faisons le bien sans acception de personnes  parce que nous le faisons pour nous-mêmes, car ce n’est pas d’un homme que nous attendons d’être payés par des louanges ni par une récompense, mais de Dieu, juge et rémunérateur d’une bienveillance qui ne fait pas aucune distinction. »[13] Les chrétiens agissent donc sous le regard de Dieu. Ne nous trompons pas. Ils vivent mieux non pour se prévaloir devant les hommes ou par humanisme mais par obéissance et par amour à l’égard de Celui qui leur a demandé de vivre ainsi.

Une morale par la peur et les récompenses ?

Les chrétiens agissent de la même façon à l’égard de tous car comme le souligne Tertullien, ils seront jugés par Dieu sur leur comportement ici-bas. Leur regard est en effet fixé sur leur salut. Toutes leurs pensées et leurs actions sont dirigées selon ce motif, selon le souci du salut éternel. Ainsi, les maux de cette vie, les souffrances qu’ils doivent endurer pour leur foi, leur misère ne sont rien devant cette préoccupation constante. Cela explique aussi leur obéissance à l’égard de la loi civile. Tant qu’elle ne remet pas en cause leur salut, les chrétiens se montrent fidèles et obéissants.

Quand nous évoquons la volonté des chrétiens de se sauver, nous entendons parfois surgir moquerie et mépris. Les beaux esprits se gaussent avec joie. Quelle morale ! Les chrétiens n’agissent que par crainte de l’enfer ou pour gagner une récompense comme un âne avançant, cherchant à croquer une carotte qui lui est pourtant inaccessible. Nous entendons leurs rires. Il est vrai que ces mobiles paraissent bien peu élevés. Cependant, ils ne sont pas non plus mauvais. Faut-il en effet condamner une personne qui agit bien en raison de la peur de sa damnation ou font-ils plutôt le laisser commettre un mal ? Croire aussi que l’homme ne peut que faire du bien et éviter le mal pour le plaisir du bien, c’est bien méconnaître la nature profonde de l’homme et sa diversité. Parfois, elle-seule suffit pour empêcher l’irréparable tant nous sommes faibles devant certains plaisirs. Une loi sans sanction est déjà bien difficile à faire appliquer dans le domaine de la vie naturelle. Nous le savons trop bien. Certains ont besoin de la peur du gendarme pour rester sur le droit chemin. Mais, au fur et à mesure de son apprentissage dans le bien, le chrétien apprendra à agir moins par crainte et plus par amour.

Il est vrai qu’une morale désintéressée nous paraît très noble mais est-elle possible ou n’est-ce qu’une idée bien abstraite sans ancrage dans la réalité ? Elle n’est possible que pour des hommes fictifs sans chair ni âme. Elle n’a aucune emprise sur les passions et les drames qui nous heurtent et qui nous bousculent. Elle ne sert donc à rien pour l’homme réel tel que nous le sommes, en proie aux doutes et aux dangers qui le menacent. Elle est bien inutile pour nous aider à surmonter les obstacles qui ralentissent nos pas et nous font bien hésiter. Elle nous renvoie aux morales des philosophes antiques bien impuissantes à faire changer le monde et les hommes. La morale n’est pas pure idéale, elle doit être bien humaine pour être efficace. Et comme un enfant tâtant le monde, faisant ces premiers pas, il a besoin parfois de la crainte pour éviter les chemins périlleux comme de l’espoir d’une récompense pour aller de l’avant. Devons-nous être comme ces hommes antiques voués à une sorte de fatalisme, et donc au pessimisme et finalement nous dire au fond de nous-mêmes : « Mieux vaut pour l'homme n'être point né ; et s'il est né, de rentrer le plus vite possible dans le royaume de la Nuit  »[14] ?

Des mobiles d’action bien plus hauts

Faut-il aussi croire que la crainte de l’enfer ou la recherche de récompenses célestes ne sont que les seuls motifs d’action des chrétiens ? Ce ne serait finalement qu’une morale de l’intérêt, qui donne que pour recevoir, qui agit par pur égoïsme. Mais que vaut cette crainte par rapport à la peur réelle des premiers chrétiens devant les bûchers prêts à les consumer ? Est-elle suffisante pour faire taire le cri de la chair et l’effroyable souffrance de l’âme ? Certains ont défailli, les plus nombreux ont résisté. Et mieux encore ! Parmi ceux qui ont succombé, certains se sont relevée et sont revenus devant leurs bourreaux pour connaître le sort qu’ils ont refusé. L’homme a besoin d’une autre force, celle de l’espérance et de la foi.

La crainte des peines de l’enfer et l’espoir d’une récompense comme seuls mobiles d’action pour les chrétiens n’expliquent guère leurs attitudes au cours des siècles et encore moins leurs œuvres qui font l’admiration de tous. Lorsque nous entrons dans une de ses petites chapelles qui peuplent nos campagnes ou la cathédrale de Chartres, nous éprouvons tous un profond émerveillement. Or cet étonnement qui nous élève peut-il naître de la crainte de l’enfer ou de l’espoir d’une récompense céleste ? Non. De tels mobiles d’action sont bien insuffisants pour expliquer la réalité.

Une exigence morale élevée

De tels sentiments nous semblent en effet bien peu efficaces pour expliquer les nombreux renoncements que les chrétiens acceptent. Leur morale ne se limite pas à des gestes, à une attitude, à des paroles. « Vouloir du mal, faire du mal à qui que ce soit, dire du mal, penser du mal de qui que ce soit nous est également défendu. »[15] L’intention d’un acte, la pensée même font l’objet de toute leur attention.

De nos jours, cela nous paraît évident. Or, la morale qui se dégage des récits homériques ou des textes antiques est bien différente comme nous l’avons déjà évoqué dans un article précédent[16]. L’acte en lui-même a toute son importance pour la société antique. Le bien est de réaliser son destin quels que soient les moyens utilisés. La fin a plus d’importance que les moyens. La morale chrétienne est bien différente. Le chrétien voit déjà le bien et le mal en lui-même avant qu’ils ne se manifestent en des actes bons ou mauvais. C’est bien l’homme intérieur qui est objet de jugement et non tel qu’il apparaît ou veut apparaître. Mais comment cela est-il possible  d’accéder à cette intimité ?

Ne nous méprenons pas dans nos paroles. Le chrétien ne juge pas son prochain. Il juge bien ses actes. Ce qu’il juge, c’est son propre intérieur, là où aucun homme ne peut accéder.

Justice et miséricorde



Nos pensées les plus secrètes sont inaccessibles à nos tribunaux et à ceux qui osent nous juger. Les chrétiens ont « pour juge un Dieu qui scrute toutes choses »[17] et savent que rien ne peut Lui être cachés. Pourquoi donc mentir et se mentir ? « Nul ne peut échapper à Dieu »[18], « ni l’action, ni même l’intention »[19]. Or ils connaissent le prix de la désobéissance ou celui de l’amour. Leur regard est donc tourné vers Dieu, là où s’amasse leur trésor mais aussi vers l’avenir qui ne se termine point. « Nous désirons la vie éternelle et incorruptible. Nous préférons vivre avec Dieu, le père et le créateur de l’univers. »[20]

Il est donc inutile de tricher et de tromper. Au contraire, devant un Juge qui accède à notre conscience et porte un jugement toujours droit, nous n’avons pas besoin de jouer un rôle, de nous cacher ou de nous protéger. Nous n’avons plus peur d’être et d’agir comme nous l’entendons puisque nous sommes et agissons devant Dieu.

La justice de Dieu paraît alors terrible. Elle l’est en effet. Une chute nous condamnerait. Un moment de faiblesse nous conduirait inévitablement au désespoir et donc au mal. C’est parce que certains ne voient aucune lumière devant eux qu’ils vivent dans la nuit et agissent comme des fauves blessées.

Mais Dieu est notre Père. Et nous connaissons le prix de son amour pour nous. Notre Seigneur Jésus-Christ nous a témoigné par sa vie et son exemple l’étendue de cet amour, un amour qui ne connaît aucune limite, un amour divin. Quel plus bel amour pouvons-nous alors espérer ? C’est même incompréhensible. Cela dépasse notre imagination et nos plus beaux rêves. Nous n’avons pourtant rien mérité. Au contraire, tout nous condamne. Nous ne sommes même que misère. Or, c’est bien Lui qui nous a aimés le premier. Dieu n’est donc pas seulement justice, Il est aussi miséricorde.

Les premiers chrétiens connaissent la miséricorde de Dieu. Il n’est pas besoin de l’avoir vue en réalité, d’être directement témoins des gestes de Notre Seigneur Jésus-Christ ou de le percevoir dans les pages admirables des Évangiles. Leur conversion est signe de la miséricorde divine. Elle la manifeste. Elle en est un témoignage que le converti ne peut oublier. Et quand les larmes abondent d’un cœur désireux de pardon, l’homme tombé peut en effet espérer le pardon de son Père. Si la justice divine est implacable dans sa droiture, elle est douce et miséricordieuse.

Qui peut finalement résister à une telle espérance quand le bonheur est le fruit d’un jugement et d’un amour sans faille ? « Notre espérance n’est pas de ce monde », nous dit encore Saint Justin. Pourquoi ? Parce que Dieu nous connaît et connaît notre misère. Notre Seigneur Jésus-Christ, son Fils bien-aimé, est venu parmi les hommes. Mieux encore. Le Verbe s’est fait chair. Il a connu notre existence, notre misère. Il nous a aimés jusqu’à souffrir la Croix et en mourir par l’injustice des hommes. Qu’un meilleur juge pouvons-nous avoir !

Un Juge vainqueur

Enfin, tout est déjà joué. Quand une armée est déjà assurée de sa victoire, elle ne craint plus son ennemi. Son ardeur est décuplée, sa fureur sans limite. Même des signes de défaillance n’affaiblissent pas son élan et ne détournent pas de son objectif. Notre Seigneur Jésus-Christ a vaincu du haut de sa Croix, apportant salut et donc espérance. L’avenir est donc désormais possible pour tous les hommes. Il n’est plus réservé à un peuple particulier. Il est accessible à tous, sans exception, riche et pauvre, maître et esclave, homme et femme.

Et puisque les promesses tant annoncées ont été réalisées, qui peut alors douter des récompenses ainsi que des châtiments promis ? Qui pourrait aussi douter des temps et du jugement dernier ? Quand nous savons que le mal sera puni et le bien récompensé, quelles que soient les apparences, notre vie prend une nouvelle tournure. Que la volonté de Dieu soit faite !

Quand un chrétien entend alors la sentence mortelle d’un juge païen, il ne cherche donc pas à fuir tant sa joie est grande. Certes, il peut craindre de défaillir devant les flammes ou dans la douleur, mais il sait qu’il n’est pas seul et que la victoire lui est assurée s’il demeure auprès de Notre Seigneur Jésus-Christ. Encore un peu de temps.

Notre Seigneur Jésus-Christ, un modèle efficace



Parfois, la morale chrétienne est décrite comme une imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ tel qu’Il est décrit dans les Saintes Écritures. Il est vrai que ce modèle est admirable. Nul ne peut le contester. Mais ce modèle n’est pas comme un héros de roman qu’on tente d’imiter. Il n’est pas seulement une référence. Notre Seigneur Jésus-Christ est un modèle efficace au sens où Il vit en nous et nous permet réellement d’être en Lui et donc d’agir comme Il le souhaite. Un condamné change d’attitude quand il obtient pardon et qu’il a une chance de devenir bon. La morale chrétienne tire donc son efficacité de la foi et des grâces que Dieu nous donne. Sans elles, elle est comme vidée de sa substance. Il est donc inconcevable de parler de la morale chrétienne sans tourner notre regard et notre âme vers Dieu.

C’est aussi une erreur de croire que la morale chrétienne ne se réduit qu’à son contenu, c’est-à-dire à des obligations et à des commandements. Les règles par elles-mêmes demeurent insuffisantes si elles ne sont pas animées par une force qui les dépasse. C’est pourquoi ce ne sont que « des maximes […] brèves et concises »[21]. Ce ne sont pas en effet de longs discours, encore moins des démonstrations. Elles ne sont ni secrètes ni livrées après de multiples initiations.

Conclusions

La vie des premiers chrétiens a radicalement changé après leur conversion puisqu’elle a pris un sens nouveau. Cela est encore vrai aujourd’hui. Nous en sommes témoins. Et ce changement a touché tous les hommes et les femmes, quelle que soit leur condition, pauvres ou riches, instruits ou ignorants, gouverneurs ou esclaves. Ce changement dépasse même leur propre personne. Progressivement, sans combattre ni violence, ils ont changé, transformé la société dans laquelle ils vivaient. Les martyrs, les vierges, les confesseurs, les ermites, les moines, les simples croyants, ce sont eux qui ont terrassé l’empire païen et ses mœurs. Leur témoignage est suffisamment clair pour montrer l’efficacité et la force de la morale chrétienne.
Toute critique à l’égard de la morale chrétienne ne peut donc ignorer les changements qu’elle a produits concrètement en nous et dans notre société. Elle ne peut faire fi de l’histoire. Les systèmes philosophiques, les sciences ou encore les discours rationnels ont remis en cause la morale chrétienne. Pourtant celle-ci dépasse la raison. Elle élève la raison.

Nous allons revenir dans nos prochains articles sur la révolution morale qu’a produite le christianisme et dont nous sommes redevables. Mais comme le montre notre époque, les valeurs qu’il a réussi à inculquer aux hommes et à la société semblent disparaître par ignorance ou mépris. Devant une telle situation, les beaux esprits en appellent encore à une morale laïque, indépendante de toute Dieu ou notion religieuse. Mais notre temps montre toute la vanité et l’échec d’une telle morale ! Faut-il être bien aveugle et sourd pour ne point constater le niveau moral de notre société et en percevoir les causes ? …


Notes et références
[1] Épître à Diognètes
[2] Tertullien, Apologétique, III, 3.
[3] Saint Justin, Première apologie, XIV, 2, trad. par Louis Patigny, Textes et documents pour l’étude historique du christianisme publiés sous la direction de H. Hemmer et P. Lejay, Alphonse Picard & Fils, 1904, gallica2.bnf.fr.
[4] Tertullien, Apologétique, XXVII, 2.
[5] Saint Justin, Première apologie, VIII, 2.
[6] Saint Justin, Première apologie, IIX, 5.
[7] Saint Justin, Première apologie, V, 9.
[8] Saint Justin, Première apologie, IV, 4.
[9] Saint Justin, Première apologie, IV, 4.
[10] Tertullien, Apologétique, XXV, 5, trad. par Jean-Pierre Waltzing, 1929, collection des universités de France, société d’édition Les Belles Lettres.
[11] Tertullien, Apologétique, XXVI, 2.
[12] Tertullien, Apologétique, XXVI, 3.
[13] Tertullien, Apologétique, XXVI, 3.
[14] Théognis de Mégare (VIe siècle avant Jésus-Christ), Élégies, 1ère livre, vers 425, dans Introduction à Théognis, Jean Carrière, Pallas, 18/1971, www.persee.fr.
[15] Tertullien, Apologétique, XXVI, 4.
[16] Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[17] Tertullien, Apologétique, XLV, 5.
[18] Saint Justin, Première apologie, XII, 1.
[19] Saint Justin, Première apologie, XII, 3.
[20] Saint Justin, Première apologie, VIII, 3.
[21] Saint Justin, Première apologie, XIV, 5.

samedi 18 janvier 2020

La morale antique (3) : pessimisme et insatisfaction morale

Homère ; Leloir, Jean-Baptiste Auguste, 1841
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)
Socrate, Platon, Aristote sans oublier Épicure et les stoïciens ont traité de la morale dans leur philosophie au point que les derniers en font leur principal sujet de réflexion[1]. Tous recherchent le véritable bien, c’est-à-dire la plénitude du bonheur. Certains le voient dans la connaissance ou la contemplation, d’autres dans l’absence de troubles et de douleurs. Il varie et évolue en fonction des systèmes philosophiques au point que certains philosophes adhèrent au scepticisme ou au relativisme, qui s’avèrent pourtant difficiles à pratiquer dans la réalité. Dans la Grèce antique, les philosophies morales sont donc multiples.

La morale antique ne se réduit pas à un système philosophique et à des subtilités spéculatives. Elle n’est pas en effet seulement pensée ou raisonnement, elle est vécue et elle n’a raison d’être que dans son application dans la vie. Elle est davantage action qu’objet de raison. Elle porte sur des choses essentielles, sur la vie même. Si les philosophies antiques nous apportent des connaissances bien utiles sur la morale telle qu’elle était pensée à cette époque, elle ne peut nous apporter un véritable éclairage sur la morale antique.

Or, elle nous serait bien utile aujourd’hui de saisir ce passé dans sa réalité. Certains contemporains s’appuient en effet sur l’antiquité pour justifier et autoriser des comportements alors que la morale chrétienne les juge mauvais. S’ils étaient considérés bons hier avant l’ère du christianisme, pourquoi ne le seraient-ils pas encore dans une société qui refuse désormais toute référence à Dieu et à ses commandements ? Cette connaissance du passé nous permettra donc de répondre à leurs arguments mais également d’identifier les apports de la morale chrétienne. Y a-t-il eu finalement progrès ou régression de la morale par la christianisation de la société ?

Revenons donc dans ce monde si lointain qu’est la Grèce et la Rome antique afin de mieux comprendre ce qu’était la morale d’une civilisation aujourd’hui disparue et dont nous sommes en partie héritiers…

Une vie soumise sans espérance

La caída de Faetón
Jan Carel van Eyck
Dans l’univers d’Homère[2], la vie des personnages est décrite et perçue comme soumise aux dieux et à leurs caprices. Ils doivent agir selon leur bon vouloir sans même en connaître les raisons. « Il ne faut jamais perdre de vue que l' homme antique était un peu accablé sous le joug des dieux, dont les desseins lui demeuraient cachés »[3]. Cependant, sûrs de leur destinée, ils doivent également maîtriser leurs passions afin de garder leur lucidité et la plénitude de leurs moyens. La sagesse consiste donc pour eux à jouer pleinement leur rôle dans la limite de leurs conditions humaines. Plus proche de la terre, le monde d’Hésiode[4] n’est guère éloigné de celle d’Homère en dépit des apparences. Selon le poète, la vie humaine doit s’insérer dans l’ordre de la nature, c’est-à-dire dans l’obéissance aux lois divines. L’homme doit se comporter en tenant compte de sa dépendance et sa misère à l’égard des dieux en raison de leur toute-puissance. Ainsi, doit-il craindre de les déplaire. « Ce qu'envoient les dieux, les hommes malgré leur peine doivent le supporter, car les dieux sont bien plus forts que nous. »[5] Déméter résume en peu de mots le principe de la moralité antique. Une telle morale n’aspire ni à la joie ni à l’optimisme. Le monde apparaît d’une brutalité décourageante. Le joug des dieux est terrible. « Innombrables sont les malheurs des hommes. La terre est pleine de maux, et pleine aussi la mer. Les maladies nous assiègent, de jour, de nuit ; silencieuses, elles nous assaillent, porteuses d'infortune. Nul n'échappe au dessein de Zeus. »[6]  

Que vaut alors la vie dans de telles conditions ? Elle ne vaut pas grand-chose. L’espérance reste au fond de la boîte de Pandore. Le pessimisme d’Hésiode ne peut que nous frapper. Il n’est pas le seul à regretter le temps de l’âge d’or où tout était si facile pour l’homme, sans peine ni souffrance. Un des sages de Delphes peut même inscrire pour la postérité que pour l’homme, le plus grand bonheur, c’est de n’être jamais né. « Mieux vaut pour l'homme n'être point né ; et s'il est né, de rentrer le plus vite possible dans le royaume de la Nuit. »[7] Le grand Solon en vient à vanter la vie courte, voyant dans la mort en pleine jeunesse une preuve de l’affection divine.

Pour les deux poètes, Homère et Hésiode, la valeur d’une action se mesure selon ses conséquences et leur impact soit dans la cité, soit dans la vie individuelle. Que l’homme agisse pour une bonne ou une mauvaise cause est sans importance. Les intentions ne comptent pour rien. Qu’un désastre soit causé par une maladresse ou par une action délibérée, cela ne change rien à sa valeur. Puisque l’individu n’a pas su se maîtriser, il est fautif. Qu’il soit menteur et fourbe, comme Ulysse, importe peu tant qu’il réussit et rapporte sa réussite aux dieux, restant ainsi à sa place.

L’accomplissement du devoir

Eschyle (v. 525-456 av. J.C.)
Pourtant, comme le demande Eschyle, il faut avoir confiance en Zeus. « L'homme qui, de toute son âme, célébrera le nom glorieux de Zeus aura la sagesse suprême. Il a ouvert aux hommes les voies de la prudence en leur donnant pour loi : apprends en souffrant. »[8] Comme les héros, il faut supporter les épreuves. La lutte qu’ils mènent leur permet d’accéder au sommet du bonheur. L’accomplissement du devoir en vient à devenir une loi de conscience en référence à une loi supérieure d’origine supérieure telle Antigone de Sophocle qui accepte de mourir pour remplir ses devoirs. « Ce n’était ni Zeus, ni la Justice, compagne des dieux infernaux, qui avaient publié une pareille loi. Et je ne pensais pas que les décrets eussent assez de force pour que les lois non écrites, mais immuables, émanées des dieux, dussent céder à un mortel. Car elles ne sont ni d’aujourd’hui ni d’hier ; elles sont éternelles et personne ne sait quand elles ont pris naissance. Je ne devais donc pas, par crainte de froisser l’orgueil d’un mortel, m’exposer à la vengeance des dieux pour les avoir transgressées. »[9] La « loi non écrite » est ainsi supérieure à celle de la Cité. C’est à elle qu’il faut se soumettre. L’acceptation de la souffrance et de la mort pour obéir à cette loi supérieure est alors vécue comme une victoire.

Devoir morale, une notion étrangère à la moralité grecque ?

Hippias, sophiste du Ve siècle avant Jésus-Christ, distingue deux types de lois, celle de la cité et les lois non écrites, universelles. Parmi ces dernières, il cite « honorer les dieux », « respecter ses parents », « interdire l’inceste », « rendre un bienfait que l’on a reçu ». Dans Antigone, Sophocle rajoute l’obligation de donner une sépulture aux défunts. Il précise que c’est une loi non écrite donnée par les dieux. Le châtiment est alors réservé à ceux qui la transgressent. La loi se présente donc comme une obligation divine accompagnée d’une sanction de même origine en cas de violation.

Antigone donnant la sépulture à Polynice

Norblin de la Gourdaine (1796-1884)
Mais faut-il alors parler de devoir moral ? Dans le cas d’Antigone, certains commentateurs plutôt modernes considèrent la « loi non écrite » comme un usage ou une coutume hérités des anciens et non une obligation morale en tant que telle. Ils refusent en fait à l’âme grecque l’idée de devoir moral. « Jamais les anciens n’ont conçu l’idéal morale sous la forme d’une loi ou d’un commandement. »[10] Le terme de « devoir » n’a pas en effet d’équivalent dans les langues grecques et latines. La morale apparaît plutôt comme un modèle à imiter. Par conséquent, il n’y aurait pas d’ordres prescrits par la conscience. Cela expliquerait l’absence de notion de responsabilité morale comme nous l’avons déjà évoqué. La préoccupation première est de réaliser le souverain bien, quelle que soit la définition qui lui est donnée.


Cependant, une telle vision de la morale grecque nous étonne. Elle n’explique pas en effet le cas d’Antigone, qui, quoique nous puissions dire, évoque le combat de la conscience entre deux lois. En outre, dès Pythagore, l’examen de conscience est établi, notamment dans un poème intitulé les Vers d’or, une sorte de manuel pour les pythagoriciens, bien antérieur au christianisme. Ce poème établit des devoirs à l’égard des dieux, envers les hommes, envers nous-mêmes. Un de ses préceptes demande de ne jamais laisser « tes paupières céder au sommeil avant d’avoir soumis à ta raison toutes tes actions de la journée. En quoi ai-je manqué ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je omis de faire ce qui est ordonné ? Ayant jugé la première de tes actions, prends-les toutes ainsi l’une après l’autre. Si tu as commis des fautes, sois-en mortifié ; si tu as bien fait, réjouis-toi »[11] Est-ce simplement un exercice de mémoire comme parfois ces préceptes ont été compris, par exemple par Cicéron et Diodore de Sicle ? Ou est-ce plutôt un exercice de conscience ?

Pourtant, le précepte de Pythagore répond à la maxime « connais-toi toi-même » ou encore à la philosophie de Socrate demandant d’assurer une cohérence entre la pensée et l’action. Nous la retrouvons surtout chez Sénèque. « Il faut raffermir, endurcir tous nos sens ; la nature les a formés pour souffrir ; c'est notre âme qui les corrompt : aussi faut-il chaque jour lui demander compte de ses œuvres. Ainsi faisait Sextius : à la fin du jour, recueilli dans sa couche, il interrogeait son âme : "De quel défaut t'es-tu purgée aujourd'hui ? quel mauvais penchant as-tu surmonté ? en quoi es-tu devenue meilleure ? »[12] Sénèque a reçu cette coutume d’un maître pythagoricien appelé Sextius. Un autre stoïcien, Épictète, nous apprend qu’il la pratique aussi et la recommande dans ses Entretiens. Il en appelle alors à Pythagore aux Vers d'or.

La conscience morale

Antigone condannata a morte da Creonte (1845)
Giuseppe Diotti,
Le terme grec de « synéïdésis », qui se traduit en latin par « conscientia », est présent dans un fragment attribué à Démocrite : « ignorant la décomposition de leur nature mortelle, certains hommes, ayant la conscience des actions mauvaises dont leur existence est remplie, passent de manière misérable en troubles et en frayeurs le temps qui leur reste à vivre, imaginant des choses non vraies sur le temps après la mort. »[13] Le terme n’a pas le sens de « partager une connaissance » que nous trouvons chez Xénophon par exemple. Dans la phrase citée, il y a bien un jugement de valeurs morales et par conséquent un sentiment moral éprouvé par la conscience. C’est pourquoi Démocrite considère que le bonheur revient à réduire ses craintes. L’absence de troubles, que recherche Épicure, passe aussi par leur atténuation. Cela signifie donc que les hommes de leur époque ont « conscience des actions mauvaises », que cette conscience se fonde sur des erreurs ou sur la vérité. Démosthène traite aussi de la conscience individuelle. Il dénonce en effet l’amour du lucre et du plaisir qui endort la conscience. Dans son Discours sur la Couronne, il en appelle à la conscience de ses juges.

Cependant, ce sont les stoïciens romains qui emploie le terme de conscience comme guide moral intérieur qui approuve ou condamne la conduite. Cette loi intérieure, connue par la raison, est capable d’orienter moralement nos actions. « Oui, Lucilius, un esprit saint réside en nous, qui observe nos vices et veille sur nos vertus, qui agit envers nous comme nous envers lui […] Dans chaque âme vertueuse, il habite. » nos bonnes et mauvaises actions »[14]. La conscience révèle en fait la présence divine en nous. C’est elle qui nous avertit de la valeur de nos actions. « Je vais te dire une chose qui peut te faire juger de nos mœurs : à peine trouveras-tu un homme qui voulût vivre portes ouvertes. C’est la conscience plutôt que l’orgueil qui se retrancher derrière un portier. […] Mais que sert de chercher les ténèbres, de fuir les yeux et les oreilles d’autrui ? Une bonne conscience défierait un public ; une mauvaise emporte jusqu’en la solitude ses angoisses et ses alarmes. Si tes actions sont honnêtes, qu’elles soient sues de tous ; déshonorantes, qu’importe que nul ne les connaisse. Que je te plains, si tu ne tiens pas compte de ce témoin-là ! »[15]

Morale rationnelle et morale religieuse

Sacrifice à Jupiter, N. Coypel
©musée du château de Versailles
Il est donc étrange de vouloir exclure de la pensée grecque et plus largement de la pensée antique la notion de devoir ou d’obligation morale. Si c’était le cas, nous pourrions alors croire qu’effectivement, la loi de conscience ne serait pas universelle et serait finalement l’œuvre de la raison humaine ou d’une évolution morale de l’humanité. Kant en vient ainsi à démontrer que l’idée de devoir n’est pas ancienne et qu’elle s’est acquise au cours des siècles.

Le motif de cette exclusion est en fait ailleurs. La notion d’obligation ou de devoir moral nous renvoie à l’idée de culte, de religion. Antigone évoque la loi de Zeus lorsqu’elle définit la loi non écrite. Dans sa recherche philosophique de la morale, Socrate exclut le domaine religieux car ce dernier n’est pas rationnel. Pour Platon, les lois religieuses n’apparaissent que sous la forme tantôt d’interdictions tantôt d’obligations. Finalement, se distinguent deux formes de morales : la morale de raison et la morale religieuse. Nous pourrions aussi y rajouter la morale politique, constituée des lois de la citée. Ainsi la philosophie antique exclut dans son périmètre le devoir moral puisque ce dernier ne relève pas de l’ordre de la raison. Cela ne signifie pas que le devoir moral est inconnu des grecques. Ce serait notamment confondre la philosophie morale et la morale en elle-même. C’est ainsi que Spinoza en vient à dire que « la nature n’a appris à personne qu’il doive à Dieu quelques obéissance, personne même ne peut arriver à cette idée par la raison »[16]. Heureusement, et notre expérience personnelle comme l’histoire nous l’ont appris, la vie ne se réduit pas au domaine de la raison

Une morale d’élite, inaccessible aux communs

Constatons aussi que, dans la philosophie grecque, la morale rationnelle, la plus élevée, n’est possible que pour une minorité d’individus, c’est-à-dire pour une élite. La connaissance du bien, la contemplation de l’Idée du bien ou encore l’accès à l’excellence par les vertus ne sont en effet possibles qu’à un nombre réduit de personnes. Pour le reste de la population, la morale se résume à la morale politique, c’est-à-dire à l’obéissance aux lois sociales et politiques, et à la morale religieuse. Cette dernière est même la morale la plus appropriée au vulgaire. Certes, il ne s’agit pas d’opposer morale rationnelle et morale religieuse mais de constater une distinction bien réelle au sein des philosophes, distinction qui révèle un trait caractéristique de la morale antique…

Constatons aussi que le monde homérique n’est habité que par des dieux et les élites. Le peuple en est bien absent comme il est aussi écarté de la meilleure part dans les philosophies. Il ne peut ni connaître ni raisonner suffisamment pour atteindre le bonheur par leurs propres moyens.

Les mystères païens

Mystère d'Éleusis, Table de Ninnion (IVe av. J.C.C)
Musée national archéologique d'Athènes.
Ce n’est pas le cas des mystères qui se sont répandus en Grèce. D’origine orientale le plus souvent, le mystère est avant tout une fête religieuse qui représente l’aventure d’une divinité sous la forme de rites sacrés. Le but est de faire participer les initiés au sort de cette divinité et au salut réalisé en union avec elle. Les principaux mystères sont ceux d’Éleusis, de Dionysos ou d’Orphée. Le mystère n’est pas seulement des secrets à garder entre initiés. Il porte surtout une espérance, celle de la vie après la mort. C’est ainsi que la mort devient acceptable. Ces cultes imprègnent la moralité de ce temps.

Le succès des mystères dans les sociétés grecque et romaine est un signe de rejet de la morale antique traditionnelle et de la philosophie morale. Selon les commentateurs, ils répondent à un véritable besoin d’apaisement et de salut, qu’elles ne peuvent satisfaire en raison de son pessimisme ou de son abstraction. Ils promettent une vie au-delà de la mort et donnent sens aux épreuves que l’homme endure ici-bas. Et contrairement aux philosophies morales, les mystères ne s’adressent pas à la raison. « Rien ne manifeste plus l’impuissance relative de la philosophie, assez clairvoyante pour découvrir certaines vérités, trop faible, quand elle est seule, pour lui conquérir des vérités. »[17] Car comme nous le Sénèque, « la difficulté n’est pas d’énoncer des principes, mais de les mettre en pratique. »

Mais de nouveau, ils ne peuvent guère mouvoir la volonté. Ils excitent plutôt l’imagination et le sentiment comme nous le constatons aujourd’hui dans notre société imprégnée d’images et de sensations. C’est pourquoi Socrate sourit devant le mystère d’Éleusis, refusant d’y être initié. Il a perçu le vide qui se cache derrière le mystère.

Conclusions

Les Romains de la décadence

Thomas Couture, 1847

Paris, Musée d'Orsay
Au temps de la Grèce et de la Rome antique, la morale n’est pas réduite à des discours philosophiques à la recherche du bien, une morale qui relève non seulement de la raison mais d’une aristocratie de la pensée. Elle est aussi vécue par les hommes au sein de leur société. Dans les écrits de certains penseurs grecs, nous sentons le poids de leurs remords et leurs scrupules sur la valeur morale de leurs actions et de leurs comportements. Mais il n’y a point de remords sans devoir moral ni conscience morale. C’est ainsi qu’ils ne trouvent pas de réponses satisfaisantes dans les systèmes philosophiques et dans la religion de leurs ancêtres comme dans les cultes à mystère. Les stoïciens romains comme Sénèque sont sans-doute les premiers à écrire sur le sujet, sur la loi de conscience, loi intérieure, témoins de nos vices et de nos vertus comme de la présence divine en nous. Malheur à celui qui ignore cette voix ! C’est un poids terrible à porter. Comme nous le voyons chez Démosthène ou chez Antigone, il ne s’agit pas simplement du regard de l’autre et de la société.

La mort de Sénèque [suicide]
Jean-Charles Niçaise
Certes, chez Homère, le jugement morale porte sur les conséquences d’un acte et se traduit en termes d’honneur et de réputation. Il ne s’agit que d’accomplir son destin quelle que soit la manière d’agir. Sénèque dit aussi que le bien consiste à faire ce pour quoi nous sommes nés. « Le souverain bien pour l’homme est d’avoir atteint le but pour lequel il est né. »[18] Pour le premier, c’est la volonté des dieux, pour le second, celle de la nature. Antigone préfère mourir que de désobéir aux lois non écrites d’origine divine. Tout cela nous renvoie encore à la notion de devoir qui nous oblige moralement. L’homme ne peut pas agir selon son bon vouloir ni selon les lois de la Cité s’ils s’opposent à sa conscience. Il existe des lois supérieures aux désirs de l’homme, supérieures au législateur de la cité et encore aux normaux sociaux. Finalement, les philosophes ne disent pas autre chose, y compris Épicure.

Ainsi, au lieu de chercher à justifier leurs comportements par des discours erronés et mensongers, nos contemporains devraient mieux saisir la pensée antique et y percevoir les insatisfactions. Les Grecs et les Romains avaient une notion du bien de l’homme qui leur est bien supérieur. De nombreux signes montrent néanmoins l’inefficacité de leurs discours et de leurs cultes religieux pour répondre à leurs besoins moraux. Notre monde ne connait-il pas non plus ce manque ?…

Notes et références
[1] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (2) : la philosophie morale ».
[2] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[3] Aubert Jean-Marie, La voix de l'espérance dans l'âme grecque antique dans Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2, juin 1961, www.persee.fr.
[4] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[5] Hésiode, Les travaux et les jours, trad. Leconte de Lisle, wikisource.
[6] Hésiode, Les travaux et les jours, trad. Leconte de Lisle, wikisource.
[7] Théognis de Mégare (VIe siècle avant Jésus-Christ), Élégies, 1ère livre, vers 425, dans Introduction à Théognis, Jean Carrière, Pallas, 18/1971, www.persee.fr.
[8] Eschyle, Agamemnon, vers 174, trad. Mazon, dans Le Zeus d’Eschyle et ses sources proche-orientales Duchemin Jacqueline, dans Revue de l'histoire des religions, tome 197, n°1, 1980, www.persee.fr.
[9] Antigone, Sophocle, trad. J. Bousquet et M. Vacquelin , 1897, Hatier.
[10] Victor Brochard, Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, 1936, I.
[11] Poème Vers d’or, attribué à Pythagore ou à Lysis, son disciples, dans Un précepte de Pythagore, l’examen de conscience chez les anciens, Constant Martha, Revue des deux mondes, t. 9, 1875, wikisource.org.
[12] Sénèque, De ira, Livre III, chap. XXXVI, 1, M. Charpentier - F. LemaistreLes Œuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860, modifié par Jean Schumacher, http://bcs.fltr.ucl.ac.be.
[13] Démocrite, Fragment B 297, édition Diels-Kranz, II, 206 dans Qu’est-ce qu’un chrétien aux Ier et IIe siècles ? Identité ou conscience ? dans Annali di storia dell’esegesi 27, 2010, academia.eu.
[14] Sénèque, Lettre à Lucilius, Lettre XLI, trad. par Joseph Baillard, Hachette, 1914, volume 2.
[15] Sénèque, Lettre à Lucilius, Lettre XLIII.
[16] Spinoza, Traité théologico-politique, chap. XVI.
[17] Paul Allard, Les esclaves chrétiens, 1876, éditions Didier et Cie, https\\books.google.com.
[18] Sénèque, Lettre à Lucilius, Lettre XLI, trad. par Joseph Baillard, Hachette, 1914, volume 2.