" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 11 janvier 2020

La morale antique (2) : la philosophie morale



Surmontant parfois nos temples de la justice ou trônant dans nos tribunaux, se dresse une femme à l’air grave, au genou dénudé et les yeux bandés, tenant d’une main le glaive et de l’autre une balance. C’est Thémis, fille des titans Ouranos et Gaïa, épouse de Zeus comme tant d’autres. Elle est la déesse de la Justice et de l’ordre établi. Elle préside à l’ordre universel, aux serments et à la justice. À Olympe, elle veille au bon rapport des dieux entre eux. Elle a aussi un pouvoir de divination. Nul ne peut donc échapper à son jugement. Par le glaive qu’elle porte, elle châtie. Par la balance, elle recherche l’équilibre. Elle ne voit pas pour garder l’impartialité dans ses jugements. Elle est clémente comme le manifeste le genou dénudé. Sous l’appellation de Thémis Soteira, elle apporte la protection aux hommes justes et punit sévèrement les coupables de délits à la loi divine. Sous l’autre nom de Thémis Eubolos, elle apporte des conseils aux hommes qui font appel à elle. D’autres dieux et déesses apparaissent moins sympathiques et inspirent davantage de crainte. Les Parques frappent les criminels alors qu’Horcos est l’ennemi des parjures.

Nous nous interrogeons devant cette gardienne des lois divines présider une justice que règlent des lois humaines. Nous pourrions alors répondre, et avec vérité, qu’elle n’est qu’une représentation de la justice telle qu’elle doit être exercée. Elle prône l’impartialité, l’équité, la clémence et bien sûr la justice morale qui doit sanctionner. Nous parlons en effet de morale. Thémis applique la loi et la morale qui viennent des dieux. Tout est clair. Mais le juge de qui tire-t-il sa morale ? De lui-même ? Sa justice devient alors subjective. Son impartialité, sa clémence et son équité pourraient être considérées comme des signes de faiblesses et des sources d‘erreurs. Pourtant, de son jugement sort un coupable ou un innocent. De sa voix tranchante, une lame brisera une vie, voire une âme. Une telle puissance aux mains d’un homme !

« La justice s'indigne et frémit partout où elle se voit entraînée par ces hommes, dévorateurs de présents, qui rendent de criminels arrêts. »[1] Nous entendons encore Hésiode s’écrier contre les jugements injustes et les juges corrompus de son époque, apportant malheurs aux hommes et aux cités. Ils n’ont pas jugé avec droiture, nous dit-il. Il en appelle à la bonté et à la justice de Zeus qui saura les châtier. La justice ne peut pas être sans morale.

Homme lui-même, le juge agit selon la raison et sa conscience, c’est-à-dire selon des règles et des principes, en fonction de ce qu’il entend et voit, c’est-à-dire selon une morale. Certes, à ses côtés, se trouve l’imposant code pénal mais ce n’est pas ce livre qui agit, c’est bien un homme qui juge et tranche derrière un tribunal. La morale dépasse donc la justice des tribunaux. Mais d’où vient-elle encore ? Comment doit-il exercer la justice ? Doit-il être implacable, supprimant en lui tout ce qui est humain, ou cherche-t-il dans les faits qui se présentent à lui ou dans les témoignages qu’il entend une certaine humanité, atténuant les responsabilités du coupable ?

La morale, source de questionnement


« Comment dois-je vivre ? » - « Comment vivre ? ». Ces questions sont sans aucun doute les plus essentielles que nous nous posons. Nous pouvons certes les ignorer et les évacuer de notre champ de réflexion mais elles reviennent inlassablement à notre esprit quand nous devons prendre une décision et agir, quand nous devons juger ou juger notre semblable. Un chef d’État, un chef militaire ou encore un chef d’entreprise, responsables d’autres hommes, peut-il se permettre d’ignorer cette question ? Ne pas y répondre est déjà une réponse.


Nous pouvons aussi rejeter toute idée de devoir ou d’obligation, vivant selon notre bon plaisir, comme si cette question n’en était pas une. Mais là aussi, dans notre vie quotidienne, nous y apportons des réponses. Il est interdit d’interdire, quelle plus grande règle que celle-là ! C’est en fait le propre de l’homme de s’interroger avant d’agir, surtout quand l’objet est d’une si grande importance. Il a besoin de principes pour se diriger dans sa vie et pour choisir parmi les voies qui se présentent à lui celle qu’il prendra. Car quoique nous puissions dire et penser, nous sommes obligés de faire des choix dans notre vie. Un non-choix est aussi un choix…

C’est aussi vrai pour toute société quelle que soit sa dimension. La famille, l’association, l’entreprise, l’État, l’Église et toute autre société ne peuvent en effet durer sans règles qui établissent et régissent les relations entre ses différents membres. Par conséquent, notre comportement social s’inscrit dans un environnement régi par des règles, que nous l’acceptions ou le rejetions en partie ou totalement. Les règles qui nous sont imposées ou auxquelles nous adhérons plus ou moins consciemment ne peuvent nous laisser indifférents. Nous nous interrogeons sur leur légitimité comme nous pouvons être interrogés sur notre manière d’agir avec autrui.

C’est donc tout naturellement que la morale fait l’œuvre de nombreux discours depuis bien des siècles. D’où vient-elle ? D’où vient sa force ? Les règles qui la constituent sont-elles fondées et légitimes ? Inévitablement, elle fait l’objet de nombreuses études philosophiques. Elle est même à l’origine de la philosophie puisque celle-ci est la science de la sagesse. Or, qu’est-ce que la sagesse si ce n’est vivre sagement ? En comparant la morale avec l’éthique, la déontologie ou encore le droit, nous avons déjà soulevé bien des questions[2].

La morale, une nécessité sociale et politique

Un des premiers grands philosophes à traiter de la morale serait probablement Protagoras, philosophe et surtout précepteur du Ve siècle avant Jésus-Christ (490-vers 420). Il est connu au travers d’auteurs anciens, souvent critiques, notamment de Platon.

Dans un dialogue transmis par Platon, Socrate rencontre Protagoras et lui demande la finalité de son enseignement. Protagoras lui répond qu’il enseigne « l'art de prendre des décisions dans les affaires privées comme dans les affaires publiques, c'est-à-dire de savoir comment gérer au mieux sa maison et comment être le plus apte à diriger la cité par les actes et la parole. »[3] Il s’agit de former de bons chefs de famille et de bons citoyens. Socrate doute que son art soit enseignable, prétextant les dispositions naturelles de l’homme. Il oppose ainsi l’art, qui est l’acquisition d’une compétence en termes technique, à la vertu, qui est plutôt une excellence.

Pour répondre à son interlocuteur sceptique, Protagoras raconte le mythe de Prométhée selon lequel les hommes ont reçu des dieux l’ensemble de leurs capacités sauf l’art politique. Or, Zeus fait un terrible constat : les hommes ne peuvent pas vivre durablement en cité. Certes, ils se rassemblent pour se défendre contre les mêmes prédateurs et ennemis mais le danger passé, ils se lèsent réciproquement, finissant par se disperser et périr. De nouveau, ils deviennent la proie de leurs adversaires. Craignant la disparition de l’espèce humaine, Zeus envoie Hermès auprès des hommes pour leur apporter la pudeur et la règle, ou encore le respect et la justice selon les traductions[4], afin que groupés en cités, ils ne se querellent plus. C’est ainsi qu’ils acquièrent des liens d’amitiés et des principes d’ordre.

La morale est ainsi présentée comme des règles régulant les rapports entre les hommes au sein de la société et entre les cités afin de garantir leur coexistence et finalement l’existence de toutes. Elle est donc nécessaire pour une vie en société ou une vie politique. Selon Polycrate, la morale est donc utilitaire. Sans l’intervention divine ni vertu, les hommes seraient asociaux, la société, un enfer. L’identité des intérêts en commun ne suffit pas pour les unir. Ils ont besoins de règles plus contraignantes. Cela nous renvoie aux maximes des sept sages de Delphes[5], qui définissent des principes qui proviennent de leur expérience en tant que législateurs.

Nous constatons aussi que la morale se répartissent en deux catégories, l’une sous forme de pudeur, de respect, d’amitié, c’est-à-dire de manière positive et sous forme relationnelles, l’autre sous forme de règles, de contraintes, de sanctions. L’une relève plutôt du devoir, l’autre du droit.

Toujours selon Protagoras, la morale provient de deux manières, par les dieux comme l’évoque le mythe de Prométhée, par la nature de l’homme. Celui-ci se signale en effet par une prédisposition morale. Néanmoins, les qualités morales sont aussi inculquées de manière positive et au travers des châtiments, par la nourrice, les parents, les précepteurs et les différents maîtres. L’aptitude morale des hommes est enfin acquise par l’éducation, de manière soit formelle, soit implicite par les relations avec autrui ou par la vie en commun, selon les capacités de chacun.

La morale, une qualité d’âme

Héraclite 

Johannes Moreelse (vers 1630)
Héraclite a une conception de la morale différente. Philosophe de la fin du VIe siècle avant Jésus-Christ, né vers 544-541 et mort vers 480, sa pensée est surtout connue par des fragments, donc difficilement saisissable.

Deux points semblent caractériser sa conception de la morale. Elle ne se réduit pas à des rapports sociaux. Il s’interroge plutôt sur les relations entre connaissance et sagesse. Il nous renvoie alors à la fameuse maxime « Connais-toi toi-même ». Sa morale est plus tournée vers l’individu en lui-même. Héraclite considère en effet que ce n’est pas la société qui est l’objet de la morale mais l’être. Il s’agit en effet pour l’homme d’acquérir de la sagesse considérée comme une vertu. La morale se présente donc comme une qualité d’âme.

La morale d’Héraclite consiste à obéir à la nature. « La plus haute vertu, c’est la sagesse ; et la sagesse, c’est de dire et de faire des vérités selon la nature en écoutant sa voix. »[6] Or, « c’est aussi obéir à la loi que d’obéir à la volonté de l’Un. »[7] La sagesse consiste donc en l’obéissance à la loi naturelle qui elle-même se ramène à l’obéissance à l’Un, c’est-à-dire à la loi fondamentale, le principe de toute chose, « lui qui seul est sage »[8], ce qui nous renvoie à une certaine idée de Dieu. La morale est donc d’abord obéissance à des exigences d’origine divine inscrites dans la nature.

Ainsi, les règles de pudeur et de justice ne sont pas à appliquer parce qu’elles sont utiles aux cités et aux sociétés mais parce qu’elles viennent de la loi naturelle qui provient elle-même de Zeus. L’obéissance se fonde finalement sur leur origine divine parce que la morale s’inscrit dans l’ordre de la nature. Mais faut-il encore connaître la loi de la nature comme il faut aussi se connaître. Ainsi, selon Héraclite, la morale est d’abord connaissance avant d’être un ensemble de règles qu’il faut appliquer. La finalité est d’être conforme à la loi naturelle venant des dieux…

À la recherche de la paix intérieure

Démocrite

Antoine Coypel, musée du Louvre
Démocrite est né vers 460 et mort en 370 avant Jésus-Christ. Sa conception de la vie et de l’univers est très matérialiste. Pour lui, tout n’est que matières décomposables en atomes. Certes, il parle d’âme, mais il la décrit comme un assemblage d’atomes.

Démocrite s’interroge sur la nature des biens qu’il faut rechercher. Pour répondre à sa question, il hiérarchise les différents biens et en distingue deux sortes, les biens de l’âme et les biens du corps, la première étant supérieure à la seconde. « Rechercher les biens de l’âme, c’est rechercher des biens divins ; se contenter des biens du corps, c’est se contenter des biens humains. »[9]

Il explique cette distinction par un lien de causalité entre la morale et des idées religieuses. « Certains hommes ne savent pas que la nature mortelle se décompose. Parce qu’ils ont conscience d’avoir mal agi pendant leur vie, ils passent le temps de leur existence dans les terreurs et les craintes, forgeant des mythes erronés au sujet du temps qui suit la mort. »[10] Ainsi, pour apaiser leur conscience tourmentée par des comportements et actions qu’ils jugent mauvais, des hommes refusent de considérer la mortalité de l’homme et invente un au-delà dans lequel ils pourront faire l’objet d’un jugement et se faire pardonner. Parce que l’homme sent qu’il a mal agi, il invente des fables sur un au-delà. Les idées de sanction et de mérite qu’il éprouve en lui, ce que nous appelons remords ou scrupules, seraient à l’origine des idées religieuses.

La morale que Démocrite semble défendre est alors la recherche de la tranquillité intérieure, c’est-à-dire la fin des scrupules et des remords. Les idées religieuses ont pour but d’apaiser la conscience des hommes. Néanmoins, selon ses maximes, les efforts qu’il doit mener pour atteindre cette tranquillité ne doivent pas dépasser les limites humaines. L’homme doit se confier aux dieux

La philosophie de Démocrite manque de cohérence. D’une part, sa conception matérialiste ne peut concevoir un au-delà dans lequel l’homme recevrait les sanctions ou la repentance du mal qu’il a commis. Et d’autre part, il demande aux hommes de se confier aux dieux et de rechercher des biens divins ! L’idée même de Dieu n’est pas pensable dans sa conception matérialiste du monde et de l’homme telle qu’elle apparaît dans ses fragments.

La morale, des obligations d’origines humaines

D’autres philosophes suivent les pas de Démocrite mais de manière plus cohérente et encore plus étendue. Citons par exemple Critias d’Athènes. Il est né vers 460 et mort en 430 avant Jésus-Christ. Il considère en effet purement invention humaine la crainte des dieux, censée modifier l’homme en son intérieur, mais aussi la loi sociale, qui le change par rapport aux autres hommes. « Il y eu un temps où la vie des hommes était désordonnée et sauvage, et esclave de la force, alors qu’il n’y avait aucun récompense pour les bons, aucun châtiment pour les méchants. Et il me semble que c’est par la suite que les hommes ont établi des lois punitives, afin que la Justice devînt souveraine de tous, également, et s’asservit de la force. […] Ensuite, parce que les lois empêchaient bien de faire en public des actes de violence, mais qu’on en perpétrait en cachette, alors, me semble-t-il, un homme prudent et sage inventa pour les humains la crainte des dieux. »[11] La morale s’apparente donc comme un ensemble de contraintes intérieures et extérieures, qui, complémentaires, ont pour but d’assurer la paix et la justice aussi bien dans l’homme que dans la cité.

Antiphon
Mais si les lois qui s’imposent par la société ou les cultes religieux sont purement humaines et sont vécues comme des contraintes, ne sont-elles pas finalement contre-nature ? Telle est la conclusion d’Antiphon, né vers 480 et mort vers 411 avant Jésus-Christ. Certes, les lois sont utiles à l’homme lorsqu’il est en société mais lorsqu’il est seul, « son intérêt est d’obéir à la nature ».  Car « ce qui est de la loi est surajouté […]. Ce qui est de la loi est établi par convention et ne se produit pas de soi-même » alors que « ce qui est de la nature est nécessité. […] ce qui est de la nature ne résulte pas par convention et se produit de soi-même. » Or « l’utile, tel qu’il est fixé par les lois, est une chaîne pour la nature ; l’utile selon la nature est libre. »[25] Ainsi, Antiphon distingue la loi sociale et la loi naturelle auxquelles est soumis l’homme.

Mais de nature et de finalité différentes, ces deux lois sont-elles compatibles ? Un autre sophiste, Thrasymaque, né vers 459 avant Jésus-Christ, poursuit le raisonnement d’Antiphone. Il rajoute en effet que « la justice selon la nature n’est que l’utile du plus fort ; la justice selon la loi n’est que l’utile des plus faibles ». Et ainsi ce qui paraît juste au plus fort est finalement juste selon la nature. « Le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort »[12], c’est-à-dire à celui qui a le pouvoir dans une cité et la gouverne. Par conséquent, la loi est l’instrument des puissants.

La morale : la vérité en vue du bonheur

Socrate est postérieur aux philosophes que nous venons de citer. Il est né vers 470/469 et mort en 399 avant Jésus-Christ. Il est reconnu comme le fondateur de la philosophie morale. Pour comprendre sa pensée, il est utile de revenir sur sa méthode. Elle consiste à poser de bonnes questions à son interlocuteur pour le mettre en contradiction. Par ce moyen, Socrate cherche en fait à montrer qu’il est nécessaire de rendre cohérente la pensée et de réaliser l’unité de la pensée et de l’action. C’est une sorte de principes de vie, donc de morale. Pour y parvenir, il est nécessaire de se connaître. La connaissance de soi est donc fondamentale. La dialectique, c’est-à-dire l’usage de la raison, en est le moyen.

Socrate assigne aussi une fin à la morale : le bonheur de soi. Les biens tant convoités par les hommes ne sont en effet que des moyens pour parvenir à cette fin ultime. Tout s’y rapporte en effet. La valeur qu’ils leur donnent n’est donc que relative ou apparente puisqu’ils tirent de la valeur du véritable bien auquel ils doivent servir. Socrate donne donc à la philosophie la mission de déterminer cette fin ultime qu’est le bonheur de soi. La raison est donc capable de définir la morale.

Est ainsi morale ce qui permet à l’homme d’atteindre son bonheur. Mais « nul ne fait le mal volontairement »[13], nous dit Socrate. L’homme ne recherche que ce qui lui apparaît comme un bien. Cela signifie que s’il agit mal, c’est par ignorance. Il attribue à des objets ou à des êtres une valeur de bien alors qu’ils n’en ont pas. La connaissance du véritable bien est donc la condition de toute morale. La vérité en est donc une condition nécessaire. La morale ne se réduit pas à une prise de conscience de ses actes ou encore à la volonté. Il s’agit d’assurer la cohérence entre les pensées et l’unité de pensée et d’action afin d’atteindre le bien ultime. La morale garantit finalement ces cohérences sans lesquelles il ne peut y avoir de bonheur. Elle n’est donc pas seulement transmission de règles que nous devons appliquer de manière machinale. Elle implique aussi la connaissance de soi et de ses actes ainsi que celle de notre finalité.

Toujours selon Socrate, le bonheur est conditionné par trois vertus que sont la sagesse, la tempérance et le courage. Il refuse d’inclure dans la philosophie la piété et la justice. La pitié est de rendre aux dieux le culte qui leur est dû alors que la justice est l’obéissance à la loi. Elles sont donc avant tout des obligations d’ordre social ou politique. Elles sont donc différentes selon les sociétés et les cités. Elles ne peuvent donc faire l’objet de la raison. Cela ne signifie pas qu’elles sont exclues de la morale. Socrate ne traite que de la partie rationnelle de la morale, c’est-à-dire ce qui est connaissable par la raison seule, qui l’objet même de la philosophie. Finalement, Socrate distingue deux sortes de morales, celle qui s’impose à l’homme par obligation religieuse et sociale et celle qui s’acquiert par la connaissance rationnelle du véritable bonheur.

La morale, la contemplation de bien

Platon et Aristote en conversation, 1437
marbre de Luca della Robbia
musée Dell'Opera Di Santa Maria Del Fiore à Florence
Platon est né en 428/427 et mort en 348 avant Jésus-Christ. Il reprend en partie les idées de Socrate. L’idée du bien est le soleil du monde de la pensée. Si nous étions que des êtres pensants, une fois que nous connaîtrions le véritable bien, nous l’accomplirions sans hésiter. La connaissance suffit donc pour que la vertu agisse et se réalise. La science du bien serait alors confondue avec la vertu. Mais notre corps auquel nous sommes liés génère en nous des passions capables de nous obscurcir l’idée du bien. Nous finissons alors par attribuer à nos passions le nom de bien. C’est donc en cédant à une idée fausse du bien que nous commettions le mal. Nul ne fait donc sciemment le mal conformément au principe de Socrate. La vertu est donc science. Le bien, c’est se conformer à la connaissance du véritable bien. C’est réaliser finalement l’unité de pensée et d’action. « Il n'est pas possible qu'un homme sachant qu'il y a des choses meilleures à faire que celle qu'il fait, et connaissant qu'il peut les faire, fasse pourtant les mauvaises et laisse là les bonnes qu'il est maître de choisir. Être inférieur à soi-même, ce n'est donc pas autre chose qu'être dans l'ignorance, et être supérieur à soi-même n'est autre chose qu'avoir la science. »[14] Nous constatons aussi que la liberté, c’est-à-dire la maîtrise des choix, ne garantit pas l’acquisition du véritable bien. L’ignorance est la cause du mauvais choix. Platon n’est donc guère éloigné des idées de Socrate.

Pour tendre vers le bien, il faut donc se détacher de son corps et fuir les passions. Le vrai bonheur réside donc dans la contemplation du bien et du beau. Nous retrouvons en fait le monde des idées cher à Platon. Celui-ci entrevoit en effet au-delà de la mort une vie meilleure, une ascension vers le ciel, loin de toute passion, là où demeurent les Idées, là où réside la pure contemplation du bien.

Cependant, cette élévation n’est pas accessible à tous. Elle n’appartient qu’à l’élite des sages. Pour les autres, le bonheur réside dans la justice, qui consiste à maintenir l’harmonie au sein de la cité par l’obéissance à ses règles, y compris par la contrainte. Nous retrouvons donc la distinction entre la morale individuelle et la morale sociale, distinction qui s’explique désormais par le niveau de capacité intellectuelle de l’individu.

La « loi de toute action », selon toujours Platon, est d’imiter l’idée du bien après l’avoir contemplée puis de reproduire le modèle divin par « amour ». Ce qui appelle « amour » est un intermédiaire entre l’homme et les dieux. C’est lui qui éduque les âmes et invente les lois de la cité. La contemplation de l’Idée du bien est ainsi féconde. C’est pour cela qu’il demande aux philosophes de gouverner la cité.

Le bonheur, c’est réaliser sa fin selon Aristote

Dans son ouvrage intitulé Éthique à Eudème, Aristote (384-322) définit aussi le bonheur comme l’objectif de la morale. Il souligne que l’homme moral se caractérise par le choix libre de sa fin et par l’accomplissement, toujours libre, de toutes ses actions selon cette fin. La liberté est donc indissociable à la morale. Pour faire ce choix en connaissance de cause, il faut savoir en quoi consiste le « bien vivre ». Aristote souligne en effet que l’important est de savoir « de quoi » sont faites les choses, et non de connaître leur définition. S’opposant ainsi à Socrate, il insiste sur la morale pratique. Il est en effet bien plus utile de prendre les moyens pour réaliser ce qu’il faut faire que d’en avoir uniquement la science. La connaissance du bien en soi est donc inutile. L’idée du Bien chère à Platon n’apporte aucun secours effectif dans la vie. Il veut plutôt chercher en quoi consiste le bonheur. Il relève donc de l’ordre de l’action, le définissant comme « le meilleur dans l’ordre de l’opérable »[15]. Finalement, Aristote conclue que l’homme tend, comme tout être, à un état où il réalise sa fin.

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote fonde la morale sur sa philosophie de la nature et sur sa métaphysique. Selon la première, toute nature tend vers une fin. Selon la seconde, l’être changeant tend à imiter l’être immuable. Or l’homme est une nature mobile. Ainsi, la nature humaine tend vers une fin qui ne pourrait être ni humaine ni purement naturelle.

En tant qu’elle est une nature, la nature humaine obéit à la loi de toute activité selon laquelle l’activité est déterminée et spécifiée par sa fin, et cette fin n’est autre chose que le bien de la nature considérée. La question est donc de savoir ce qu’est ce bien ou cette fin qui donne sens à l’activité de l’homme. Or, les hommes conçoivent différemment cette fin ou ce bien. Il y a en fait une multitude de biens puisqu’il y a une multitude de catégorie d’êtres. Il s’agit d’abord de distinguer dans chaque domaine les biens primaires, ceux qui sont une fin voulue pour elle-même, et les biens secondaires, qui ne sont voulus que comme moyens pour acquérir les biens premiers. Or pour être par soi, les biens primaires doivent être parfaits, suffisants et absolument préférables à tout le reste. Aristote demande donc quelle espèce de réalité peut vérifier ces trois conditions. En interrogeant sur l’activité humaine, il en vient à montrer que c’est dans une activité de la raison ou exercée par la raison que l’homme peut trouver sa fin. Le moyen nécessaire est la vertu, c’est-à-dire l’idée de qualité par quoi l’on excelle.

La morale : la recherche de l’équilibre …

Dans son Traité de la Vertu, en étudiant la nature humaine, Aristote distingue deux sortes de vertus : les vertus intellectuelles, qui intéressent la raison, et les vertus morales qui règlent les démarches de la partie animale de l’homme qui seule peut résister à la raison ou s’y soumettre. Il s’agit en fait d’éviter deux écueils : l’excès et le défaut. Ni trop, ni trop peu. Aristote définit ainsi le rôle de l’éducation qui doit permettre, par des récompenses et des châtiments, d’engendrer de bonnes habitudes. C’est aussi le rôle de la société d’habituer l’homme à maîtriser ses actes.

Pour Aristote, la vertu n’est ni émotion, où la passivité domine, ni puissance naturelle mais une habituation à l’acte digne d’éloge ou de blâme et provenant d’un choix réfléchi. Pour définir si elle est correcte, il faut revenir au principe : « ni trop ni trop peu », principe qui n’a de sens que par rapport aux besoins de chacun. C’est la recherche du milieu, de l’équilibre, que recherche l’homme prudent. « La vertu est donc une habituation à choisir, qui se tient dans un milieu relatif à chacun de nous, déterminé par la raison et tel que le prudent le déterminerait. »[16] Mais toujours porté par l’aspect pratique de la morale, Aristote sait bien que cela est bien difficile d’atteindre la juste mesure. Pour y arriver, l’homme doit s’examiner lui-même. S’il constate sa nature la nature l’emporte d’un côté plus violemment, il se portera vivement du côté opposé.

La nécessité de l’acte libre

Aristote précise ce qu’est un choix libre qu’est l’élément essentiel de la vertu et de l’acte vertueux. Le choix nécessite d’abord des actes volontaires, c’est-à-dire ceux venant de celui qui agit en tant qu’il prévoit les résultats auquel mène ses actes. Nous ne devons pas agir sous la contrainte. S’ajoute une délibération qui porte sur les moyens en tant qu’ils dépendent de nous.

Ainsi nul ne commet sciemment le mal au sens que nul ne choisit que ce qu’il estime être bien pour lui. Cependant, les mêmes objets ne paraissent pas bons à des individus différents. Un objet conforme à la raison est bon réellement mais il ne paraît pas bon à une volonté vicieuse. Or c’est volontairement et librement que l’homme devient vicieux. Par conséquent, nous sommes nous-mêmes responsables de nos habituations et, une fois que nous sommes tels ou tels, nous nous proposons telle ou telle fin.

À la recherche de l’excellence

Le bonheur est donc une activité, souhaitable pour elle-même, conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire à la partie la plus excellente dans l’homme, c’est-à-dire à l’intelligence. Une telle vertu ne peut qu’être contemplative. Par conséquent, l’activité la plus élevée, agréable, suffisante ou indépendante, et la seule que nous puissions aimer est la contemplation. Celle-ci constitue le bonheur parfait, pourvu qu’elle dure pendant la vie complète. « Une telle vie serait sans-doute supérieure à ce qui est selon la nature de l’homme ; car, ce n’est pas en tant qu’homme qu’il vivra de cette façon, mais en tant que quelque chose de divin lui appartient. »[17] L’exercice contemplatif est donc seul à réaliser de manière pleine et entière la fin de la nature humaine.

La nécessité d’une cité juste

Aristote donnant une leçon particulière 

à Alexandre le Grand
Mais, une vie de pure contemplation était-elle réalisable pour l’homme ? Aristote s’oppose à l’idée selon laquelle le bonheur consisterait à ne désirer que ce qui est à la portée de l’homme et conforme à sa nature humaine. Il préconise plutôt de vivre autant que cela est possible selon la partie la plus excellente de nous-mêmes. En outre, il considère que cela n’est pas réalisable à l’individu isolé. Il a besoin du cadre de la cité juste sans laquelle nous ne pouvons exercer la vertu et la vie contemplative. Le bonheur de l’individu nécessite donc une cité juste.

La vie vertueuse s’acquiert dès la jeunesse avant que les habitudes mauvaises soient contractées et acquises et pour que les caractères puissent agir suivant des lois bonnes. C’est pourquoi des lois doivent être instituées pour régler avec fermeté la manière d’élever et d’occuper les jeunes, plus par la crainte des châtiments que par le sentiment du bien en raison du principe que la majorité se décide plus par la nécessité que par la raison. Selon Aristote, seule la loi possède à la fois le caractère nécessitant et celui de l’intelligence. Il s’agit donc de substituer à l’éducation familiale l’éducation sociale. Pour cela, le législateur doit être préparé par l’étude de la question. Ainsi la morale est l’objet de la politique, le seul moyen pratique pour la rendre concrète.

Le rejet de la philosophie spéculative au profit de la seule philosophie morale

La morale selon Socrate, Platon et Aristote n’est qu’une partie de leur philosophie. Elle est la conséquence de leur système philosophique, qui se préoccupe aussi de l’être, de l’âme, de la connaissance, etc.

Après Aristote, la philosophie semble vouloir rejeter la pure spéculation pour être plus pratique au point qu’elle ne devienne que pure morale. Elle cherche plus à affirmer qu’à démontrer. Cependant, elle n’abandonne pas la spéculation. En outre, elle ne semble pas non plus chercher à construire un système philosophique bien qu’ils soient soucieux de clartés.

Après Aristote, trois philosophies s’affirment : le scepticisme, l’épicurisme et le stoïcisme. Au temps d’Aristote, quelques tendances les annoncent déjà. Nous allons en retenir deux.

Selon l’école cyrénaïque, la sensation est le seul critère du vrai, même dans le domaine de l’action. Or le bien perceptible à la sensation est le plaisir. Par conséquence, l’école prône l’hédonisme. Il est même prudent de souffrir pour jouir. Cependant, il existe une hiérarchie de valeur entre les plaisirs. La règle est alors de dominer le plaisir pour ne pas se laisser dominer par lui.

L’école cynique rejette tout intellectualisme, ne cherchant qu’une seule vertu, celle qui consiste à se libérer des besoins. Cette liberté est par ailleurs le souverain bien. Elle méprise donc toute convention, toute loi.

Dans les deux cas, il y a refus de toute idée universelle. Il n’y a de réalité que de l’individu. Par conséquent, la morale prescrit d’être l’individu que l’on est, d’en manifester toutes les capacités, sans se fondre ni dans les plaisirs ni dans les conventions de la société.

La morale sceptique

Selon les sceptiques[18], il est impossible de savoir ce que les choses sont, ou encore si les choses sont telles qu’elles apparaissent. Car nous ne connaissons les choses que par leurs apparences et non selon leur réalité. Il y a bien une différence entre l’apparence et la réalité. Selon les multiples représentations, elles apparaissent différemment, ce qui explique les multiples disputes sur tout. En outre, considérant que ce qui est parfait n’est pas accessible, rien n’est concevable. L’ordre du monde n’est pas parfait donc il n’existe pas. Du fait que la vérité n’est pas facile à connaître, elle n’est pas connaissable. Puisque seule compte finalement l’apparence et donc la représentation que nous en avons, le sceptique vit sans dogme selon la commune pratique de la vie.

Cependant, le scepticisme définit une ligne de conduite et donc un idéal à atteindre. « Nous disons que la fin du sceptique est l’imperturbabilité dans les choses qui touchent l’opinion et la modération dans les affections qui découlent d’une nécessité »[19]. Le but est finalement de ne point être troublé. Cette morale se fonde sur la suspension de jugement ou encore son abstention. « Celui qui est incertain sur la nature du bien et du mal ne fuit ni ne poursuit rien avec ardeur, et, pour cette raison, il est sans trouble. »[20]

Cependant, vivant nécessairement en société, les sceptiques se rendent compte que la suspension authentique du jugement est impossible. Ils se contentent alors du plausible ou du probable. Finalement, les nécessités même de l’action ou encore le contact avec le réel obligent les sceptiques à s’interroger sur les opinions reçues, c’est-à-dire là commençaient tous les philosophes antérieurs.

La morale épicurienne

Épicure
Pour Épicure (v. 342-270) l’absence de trouble ou l’imperturbabilité représente aussi le bonheur ou encore l’idéal du sage. Le plaisir demeure le seul moyen pour y parvenir. Il faut le rechercher et fuir la peine. Pour cela, il faut revenir à la nature et rejeter toutes les complications et les raffinements d’une civilisation dépravée. Mais ces plaisirs, il faut les mesurer d’après la peine qui les suit. C’est pourquoi il est nécessaire d’exercer son intelligence pour comparer les plaisirs et choisir ceux qui demandent le moins de peine. « Mais précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée »[21]

Le repos ou le calme est donc le bonheur à rechercher. Ils viennent de la privation ou de la suppression de la douleur. Cependant, en nous-mêmes, nous constatons diverses craintes, celle des dieux, de la mort et de la fatalité. Tant qu’elles subsistent, l’absence de trouble est vaine. Pour nous délivrer de ces craintes, nous devons avoir recours à la spéculation philosophique. C’est par la philosophie et donc par la connaissance qu’elles se dissiperont. Il en appelle à une conception matérialiste du monde et de l’homme, à une vision des dieux qui ne s’occupent pas de notre monde. C’est donc en bannissant tout motif de craintes que le sage jouit d’un plaisir stable, vivant finalement comme un dieu.

La morale stoïcienne

Zénon de Kition
Selon les stoïciens[22], la morale est la recherche de la vie harmonieuse, une vie régie selon la raison, conformément à la nature. Il faut fuir tout ce qui est irrationnel comme la passion et les émotions. Tout ce qui paraît excessif est considéré contraire à la nature. Il faut donc obéir à la loi naturelle qui est « l’arbitre du bien et du mal, du juste et de l’injuste […] Elle commande ce qui doit être fait et défend le contraire. »[23] La loi est la droite raison, applicable à tous. Dans tous les hommes, demeure la raison commune qui est la loi, une loi qui vient des dieux et nous unit à eux. Et c’est de cette loi qu’émane le droit, un droit fondé dans la nature, un droit divin. Nous revenons aux idées antérieures à Socrate.

Mais, qu’est-ce qui peut nous troubler ? « Ce qui tourmente les hommes, ce n'est pas la réalité mais les jugements qu'ils portent sur elle. »[24] Car le monde est harmonieux, correspondant à un ordre divin. Ce qui nous paraît mal en ce monde ne résulte que de nos impressions et de notre regard sur lui, et non de ce monde en lui-même. L’homme doit donc se mettre en accord avec l’ordre du cosmos, s’accorder avec l’harmonie qui y règne. Il faut donc accepter le monde tel qu’il est et accorder notre volonté avec la nature. Ainsi, il ne se trouble plus de désirs impossibles, apprenant à changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. Le bonheur consiste donc à mettre en harmonie nos désirs avec le réel. La morale est donc fataliste.

Conclusions

Mosaïque de l'Académie de Platon
1er siècle avant Jésus-Christ - Wikipédia
Dans la Grèce antique, la morale devient au fur du temps l’objet principal de la philosophie. Si au début, elle fait partie d’un système philosophique, elle finit par l’englober. L’agir ne résulte donc plus de la pensée.

Pour tous les philosophes, la finalité de la morale est bien la recherche d’un bien. L’homme n’agit pas au hasard. Mais de quel bien ? Si à l’origine, elle est pensée comme une nécessité sociale, c’est-à-dire convention sociale, voire contre-nature, les philosophes insistent ensuite surtout sur la morale individuelle. Est-elle purement spéculative, c’est-à-dire connaissance du bien, contemplative ou encore active ? Quittant le monde des Idées, Aristote concilie l’agir, qui est l’objet de la morale et l’être, qui en est la finalité. Après Aristote, le bien est décrit comme l’absence de trouble en soi. La morale consiste donc en supprimer tout motif d’inquiétude. Dans le système platonicien, aristotélicien, sceptique, épicurienne ou stoïcien, la morale est intimement liée à la connaissance. Le mal prend sa source dans l’ignorance. La morale se fonde aussi sur la droite raison. Il s’agit toujours pour l’homme de discerner le bien parmi tout ce qui peut saisir. Socrate a finalement vu juste. La question est d’ordre de la connaissance.

La morale sociale n’y est pas oubliée. Mais contrairement au temps présocratique, la cité n’en est pas la finalité. Les philosophes justifient la pertinence des lois politiques et sociales au point de donner un rôle au pouvoir dans la recherche du bien individuel. La société a en effet pour rôle de donner aux hommes des règles de conduite conformes au bien pour les inculquer plus facilement ou les imposer. Seule la loi de la cité a en effet la force de les contraindre à agir bien. Ainsi, notamment pour Platon, le philosophe doit la diriger puisque lui-seul connaît le bien. Concernant l’origine de la morale, les avis sont divergents. Sont-elles humaines, naturelles ou divines ?

Mort de Socrate
Cependant, à force de s’appuyer sur la raison, de la construire de manière rationnelle, la morale se vide d’humanité. Car l’homme n’est-il que raison ? Elle n’est plus que raisonnement et subtilité. Elle finit par ne concerner qu’une élite ou une école. En clair, la majorité des hommes en est exclue. Certes, les philosophes en appellent à l’éducation et à la loi de la Cité, mais finalement, le bien n’est-il connaissable que pour des privilégiés au point que les hommes ordinaires puissent s’en désintéresser alors que tous les philosophes considèrent la morale comme universelle et nécessaire pour atteindre le bien, c’est-à-dire le bonheur ?

En effet, la morale s’impose par son universalité comme une sagesse inhérente à l’homme. Cependant, elle est fortement dépendante de la conception que le philosophe se fait de l’homme. Seules les conceptions matérialistes semblent lui dénier une nature universelle. Mais justement, c’est parce qu’elles s’appuient sur une vue étroite de la vie qu’elles ne peuvent accéder à l’universalité. Tournées vers le sol, comment peuvent-elles embrasser l’univers ?

De l’union de Zeus avec Thémis naît Diké, déesse des jugements. Contrairement à sa mère, Dikè s’occupe des hommes et plus précisément de leurs querelles, soit en leur donnant les moyens de conciliation et de paix, soit par des sanctions et la sévérité des peines. Elle constate en effet que les hommes sont peu propices à la recherche de paix par le consensus ou l’amiable. Ainsi, Diké finit par représenter la sévérité vengeresse et par symboliser finalement la justice, celle qui doit présider à l’ordre de la société. Parce que l’homme ne sait pas vivre ensemble que la justice s’applique sur lui, suppléant ou soutenant finalement la moralité. Car Dikè est fille de Thémis. Elle est aussi sœur d’Eunomia et d’Eréiné, symbolisant la bonne organisation et la paix…


Notes et références
[1] Hésiode, Les travaux et les jours, trad. Leconte de Lisle, wikisource.
[2] Voir Émeraude, décembre 2019, article « Morale, éthique, déontologie, droit ».
[3] Platon, Protagoras, trad. par Monique TREDE et Paul DEMONT, Livre de Poche, 1993 dans Le Paradigme de Protagoras, Antoine Bevort, Socio-logos, 2, 2007, mis en ligne le 29 mars 2007, http://journals.openedition.org.
[4] La version grecque utilise deux termes « aidôs » et « dikê ».  « Aidôs est cette tenue, à la fois bonne tenue et retenue, qui caractérise ce qu’on appelle parfois « les civilisations de la honte » provoquée par le respect pour le sentiment ou l’opinion des autres, le respect de l’opinion publique, et du coup le respect de soi (…) De même dikê, avant d’être la justice donc le procès et le« châtiment », c’est la règle, l’usage », la procédure. »
[5] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[6] Héraclite, Fragment 112 dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet, Beauchesne, 1960.
[7] Héraclite, Fragment 33 dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.
[8] Héraclite, Fragment 32 dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.
[9] Démocrite, Fragment 37  dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet..
[10] Démocrite, Fragment 297  dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.
[11] Critias d’Athènes, Fragment B, 88, 25,  Die Fragmenter der Vorsokratiker, II, Berlin, 1952  dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.
[12] Thrasymaque, selon Platon dans La République, I, 338c, traduit par Georges Leroux, Flammarion.
[13] Principe cher à Socrate que nous retrouvons dans les textes de Platon, Protagoras (38 cd), Gorgias (509e), Ménon (78ab), Lois (IX).
[14] Platon, Protagoras, chap. XXXV.
[15] Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, selon Aristote, Éthique à Eudème, chapitre VII.
[16] Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, selon Aristote, Éthique à Nicodème, chapitre II.
[17] Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, selon Aristote, Éthique à Nicomaque, X.
[18] Les principaux sceptiques grecs sont Pyrrhon (365-275) et Sextus Empiricus (v. 160-v.210). Aristoclès est un adversaire des sceptiques.
[19] Aristoclès, cité dans Préparation évangélique, Eusèbe de Césarée, XIV, 18, dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.
[20] Aristoclès, cité dans Préparation évangélique, Eusèbe de Césarée, XIV, 18, dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grent,.
[21] Épicure, Lettre à Ménécée, X, 129, trad. Octave Hamelin, Revue de Métaphysique et de Morale, 18, 1910, wikisource.
[22] Les principaux stoïciens : Zénon de Kition (332-262), Sénèque (v. 4 avant Jésus-Christ. – 65), Épictète (50-135).
[23] Chrisippe dans Denis, Histoire des doctrines morales de l'antiquité, t. I. 
[24] Arrien de Nicomédie (v.50-v.130), Manuel d’Épictète, V, version électronique, Les Échos du Maquis, janvier 2011.
[25] Antiphon le sophiste, Fragment, 87, B, Die Fragmenter der Vorsokratiker, II, Berlin, 1952 dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.

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