Homère ; Leloir, Jean-Baptiste Auguste, 1841 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) |
La morale antique ne se réduit pas à un
système philosophique et à des subtilités spéculatives. Elle n’est pas en effet seulement pensée ou raisonnement,
elle est vécue et elle n’a raison d’être que dans son application dans la vie. Elle est davantage action qu’objet de
raison. Elle porte sur des choses essentielles, sur la vie même. Si les
philosophies antiques nous apportent des connaissances bien utiles sur la
morale telle qu’elle était pensée à cette époque, elle ne peut nous apporter un véritable éclairage sur la morale antique.
Or,
elle nous serait bien utile aujourd’hui de saisir
ce passé dans sa réalité. Certains contemporains s’appuient en effet sur
l’antiquité pour justifier et autoriser des comportements alors que la morale
chrétienne les juge mauvais. S’ils étaient considérés bons hier avant l’ère du
christianisme, pourquoi ne le seraient-ils pas encore dans une société qui
refuse désormais toute référence à Dieu et à ses commandements ? Cette
connaissance du passé nous permettra donc de répondre à leurs arguments mais
également d’identifier les apports de la morale chrétienne. Y a-t-il eu finalement progrès ou
régression de la morale par la christianisation de la société ?
Revenons
donc dans ce monde si lointain qu’est la Grèce et la Rome antique afin de mieux
comprendre ce qu’était la morale d’une civilisation aujourd’hui disparue et
dont nous sommes en partie héritiers…
Une
vie soumise sans espérance
La caída de Faetón
Jan Carel van Eyck
|
Que
vaut alors la vie dans de telles conditions ? Elle ne vaut pas grand-chose. L’espérance reste au fond de la boîte
de Pandore. Le pessimisme d’Hésiode ne peut que nous frapper. Il n’est pas le
seul à regretter le temps de l’âge d’or où tout était si facile pour l’homme,
sans peine ni souffrance. Un des sages de Delphes peut même inscrire pour la
postérité que pour l’homme, le plus grand bonheur, c’est de n’être jamais né. « Mieux vaut pour l'homme n'être point né ; et
s'il est né, de rentrer le plus vite possible dans le royaume de la Nuit. »[7] Le
grand Solon en vient à vanter la vie courte, voyant dans la mort en pleine
jeunesse une preuve de l’affection divine.
Pour
les deux poètes, Homère et Hésiode, la
valeur d’une action se mesure selon ses conséquences et leur impact soit dans
la cité, soit dans la vie individuelle. Que l’homme agisse pour une bonne
ou une mauvaise cause est sans importance. Les intentions ne comptent pour rien.
Qu’un désastre soit causé par une maladresse ou par une action délibérée, cela
ne change rien à sa valeur. Puisque l’individu n’a pas su se maîtriser, il est
fautif. Qu’il soit menteur et fourbe, comme Ulysse, importe peu tant qu’il
réussit et rapporte sa réussite aux dieux, restant ainsi à sa place.
L’accomplissement
du devoir
Eschyle (v. 525-456 av. J.C.) |
Devoir
morale, une notion étrangère à la moralité grecque ?
Hippias,
sophiste du Ve siècle avant Jésus-Christ, distingue deux types de lois, celle
de la cité et les lois non écrites, universelles. Parmi ces dernières, il cite « honorer les dieux », « respecter ses parents », « interdire l’inceste », « rendre un bienfait que l’on a reçu ».
Dans Antigone,
Sophocle rajoute l’obligation de donner une sépulture aux défunts. Il précise
que c’est une loi non écrite donnée par les dieux. Le châtiment est alors réservé
à ceux qui la transgressent. La loi se
présente donc comme une obligation divine accompagnée d’une sanction de même
origine en cas de violation.
Antigone donnant la sépulture à Polynice
Norblin de la Gourdaine (1796-1884)
|
Cependant, une telle vision de la morale grecque nous étonne. Elle n’explique pas en effet le cas d’Antigone, qui, quoique nous puissions dire, évoque le combat de la conscience entre deux lois. En outre, dès Pythagore, l’examen de conscience est établi, notamment dans un poème intitulé les Vers d’or, une sorte de manuel pour les pythagoriciens, bien antérieur au christianisme. Ce poème établit des devoirs à l’égard des dieux, envers les hommes, envers nous-mêmes. Un de ses préceptes demande de ne jamais laisser « tes paupières céder au sommeil avant d’avoir soumis à ta raison toutes tes actions de la journée. En quoi ai-je manqué ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je omis de faire ce qui est ordonné ? Ayant jugé la première de tes actions, prends-les toutes ainsi l’une après l’autre. Si tu as commis des fautes, sois-en mortifié ; si tu as bien fait, réjouis-toi »[11] Est-ce simplement un exercice de mémoire comme parfois ces préceptes ont été compris, par exemple par Cicéron et Diodore de Sicle ? Ou est-ce plutôt un exercice de conscience ?
Pourtant,
le précepte de Pythagore répond à la maxime « connais-toi toi-même » ou encore à la philosophie de Socrate
demandant d’assurer une cohérence entre la pensée et l’action. Nous la
retrouvons surtout chez Sénèque. « Il faut raffermir, endurcir tous nos
sens ; la nature les a formés pour souffrir ; c'est notre âme qui les
corrompt : aussi faut-il chaque jour lui demander compte de ses œuvres.
Ainsi faisait Sextius : à la fin du jour, recueilli dans sa couche, il
interrogeait son âme : "De quel défaut t'es-tu purgée
aujourd'hui ? quel mauvais penchant as-tu surmonté ? en quoi es-tu
devenue meilleure ? »[12] Sénèque a reçu
cette coutume d’un maître pythagoricien appelé Sextius. Un autre stoïcien,
Épictète, nous apprend qu’il la pratique aussi et la recommande dans ses Entretiens. Il en appelle alors à Pythagore aux Vers d'or.
La
conscience morale
Antigone condannata a morte da Creonte (1845)
Giuseppe Diotti,
|
Cependant,
ce sont les stoïciens romains qui emploie le terme de conscience comme guide moral intérieur qui approuve ou
condamne la conduite. Cette loi intérieure, connue par la raison, est
capable d’orienter moralement nos
actions. « Oui, Lucilius, un
esprit saint réside en nous, qui observe nos vices et veille sur nos vertus,
qui agit envers nous comme nous envers lui […] Dans chaque âme vertueuse, il
habite. » nos bonnes et
mauvaises actions »[14]. La
conscience révèle en fait la présence divine
en nous. C’est elle qui nous avertit de la valeur de nos actions. « Je vais te dire une chose qui peut te faire
juger de nos mœurs : à peine trouveras-tu un homme qui voulût vivre portes
ouvertes. C’est la conscience plutôt que l’orgueil qui se retrancher derrière
un portier. […] Mais que sert de
chercher les ténèbres, de fuir les yeux et les oreilles d’autrui ? Une
bonne conscience défierait un public ; une mauvaise emporte jusqu’en la
solitude ses angoisses et ses alarmes. Si tes actions sont honnêtes, qu’elles
soient sues de tous ; déshonorantes, qu’importe que nul ne les connaisse.
Que je te plains, si tu ne tiens pas compte de ce témoin-là ! »[15]
Morale
rationnelle et morale religieuse
Sacrifice à Jupiter, N. Coypel
©musée du château de Versailles
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Le
motif de cette exclusion est en fait ailleurs. La notion d’obligation ou de devoir moral nous renvoie à l’idée de
culte, de religion. Antigone évoque la loi de Zeus lorsqu’elle définit la
loi non écrite. Dans sa recherche philosophique de la morale, Socrate exclut le
domaine religieux car ce dernier n’est pas rationnel. Pour Platon, les lois
religieuses n’apparaissent que sous la forme tantôt d’interdictions tantôt
d’obligations. Finalement, se distinguent deux formes de morales : la
morale de raison et la morale religieuse. Nous pourrions aussi y rajouter la
morale politique, constituée des lois de la citée. Ainsi la philosophie antique exclut dans son périmètre le devoir moral puisque
ce dernier ne relève pas de l’ordre de la raison. Cela ne signifie pas que
le devoir moral est inconnu des grecques. Ce serait notamment confondre la philosophie morale et la
morale en elle-même. C’est ainsi que Spinoza en vient à dire que « la nature n’a appris à personne qu’il
doive à Dieu quelques obéissance, personne
même ne peut arriver à cette idée par la raison »[16].
Heureusement, et notre expérience personnelle comme l’histoire nous l’ont
appris, la vie ne se réduit pas au
domaine de la raison…
Une
morale d’élite, inaccessible aux communs
Constatons
aussi que, dans la philosophie grecque,
la morale rationnelle, la plus élevée, n’est possible que pour une minorité d’individus,
c’est-à-dire pour une élite. La connaissance du bien, la contemplation de
l’Idée du bien ou encore l’accès à l’excellence par les vertus ne sont en effet
possibles qu’à un nombre réduit de personnes. Pour le reste de la population, la morale se résume à la morale
politique, c’est-à-dire à l’obéissance aux lois sociales et politiques, et à la morale religieuse. Cette
dernière est même la morale la plus appropriée au vulgaire. Certes, il ne
s’agit pas d’opposer morale rationnelle et morale religieuse mais de constater
une distinction bien réelle au sein des philosophes, distinction qui révèle un
trait caractéristique de la morale antique…
Constatons
aussi que le monde homérique n’est habité que par des dieux et les élites. Le
peuple en est bien absent comme il est aussi écarté de la meilleure part dans
les philosophies. Il ne peut ni connaître ni raisonner suffisamment pour
atteindre le bonheur par leurs propres moyens.
Les
mystères païens
Mystère d'Éleusis, Table de Ninnion (IVe av. J.C.C)
Musée national archéologique d'Athènes.
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Le
succès des mystères dans les sociétés grecque et romaine est un signe de rejet
de la morale antique traditionnelle et de la philosophie morale. Selon les
commentateurs, ils répondent à un véritable besoin d’apaisement et de salut,
qu’elles ne peuvent satisfaire en raison de son pessimisme ou de son
abstraction. Ils promettent une vie au-delà de la mort et donnent sens aux
épreuves que l’homme endure ici-bas. Et contrairement aux philosophies morales,
les mystères ne s’adressent pas à la raison. « Rien ne manifeste plus l’impuissance relative de la philosophie, assez
clairvoyante pour découvrir certaines vérités, trop faible, quand elle est
seule, pour lui conquérir des vérités. »[17] Car
comme nous le Sénèque, « la
difficulté n’est pas d’énoncer des principes, mais de les mettre en
pratique. »
Mais
de nouveau, ils ne peuvent guère mouvoir la volonté. Ils excitent plutôt
l’imagination et le sentiment comme nous le constatons aujourd’hui dans
notre société imprégnée d’images et de sensations. C’est pourquoi Socrate
sourit devant le mystère d’Éleusis, refusant d’y être initié. Il a perçu le vide qui se cache derrière le mystère.
Conclusions
Les Romains de la décadence
Thomas Couture, 1847
Paris, Musée d'Orsay
|
La mort de Sénèque [suicide] Jean-Charles Niçaise |
Ainsi,
au lieu de chercher à justifier leurs comportements par des discours erronés et
mensongers, nos contemporains devraient mieux saisir la pensée antique et y
percevoir les insatisfactions. Les Grecs et les Romains avaient une notion du
bien de l’homme qui leur est bien supérieur. De nombreux signes montrent
néanmoins l’inefficacité de leurs discours et de leurs cultes religieux pour
répondre à leurs besoins moraux. Notre monde ne connait-il pas non plus ce
manque ?…
Notes et références
[1] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (2) : la philosophie morale ».
[1] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (2) : la philosophie morale ».
[2] Voir Émeraude, janvier 2020,
article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes -
Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la
connaissance des hommes ».
[3] Aubert Jean-Marie, La
voix de l'espérance dans l'âme grecque antique dans Bulletin de
l'Association Guillaume Budé, n°2, juin 1961, www.persee.fr.
[4] Voir Émeraude, janvier 2020,
article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes -
Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la
connaissance des hommes ».
[5] Hésiode, Les travaux et les jours, trad. Leconte de
Lisle, wikisource.
[6] Hésiode, Les travaux et les jours, trad. Leconte de
Lisle, wikisource.
[7] Théognis de Mégare (VIe
siècle avant Jésus-Christ), Élégies, 1ère livre, vers
425, dans Introduction à Théognis, Jean Carrière, Pallas,
18/1971, www.persee.fr.
[8] Eschyle, Agamemnon,
vers 174, trad. Mazon, dans Le Zeus d’Eschyle et ses sources
proche-orientales Duchemin Jacqueline, dans Revue de l'histoire
des religions, tome 197, n°1, 1980, www.persee.fr.
[9] Antigone,
Sophocle, trad. J. Bousquet et M. Vacquelin , 1897, Hatier.
[10] Victor Brochard, Études
de philosophie ancienne et de philosophie moderne, 1936, I.
[11] Poème Vers
d’or, attribué à Pythagore ou à Lysis, son disciples, dans Un
précepte de Pythagore, l’examen de conscience chez les anciens, Constant
Martha, Revue des deux mondes, t. 9, 1875, wikisource.org.
[12] Sénèque, De
ira, Livre III, chap. XXXVI, 1, M. Charpentier - F. Lemaistre, Les Œuvres de Sénèque le
Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860, modifié par Jean
Schumacher, http://bcs.fltr.ucl.ac.be.
[13] Démocrite, Fragment
B 297, édition Diels-Kranz, II, 206 dans Qu’est-ce qu’un chrétien aux Ier
et IIe siècles ? Identité ou conscience ? dans Annali
di storia dell’esegesi 27, 2010, academia.eu.
[14] Sénèque, Lettre
à Lucilius, Lettre XLI, trad. par Joseph Baillard, Hachette, 1914,
volume 2.
[15] Sénèque, Lettre
à Lucilius, Lettre XLIII.
[16] Spinoza, Traité
théologico-politique, chap. XVI.
[17] Paul Allard, Les
esclaves chrétiens, 1876, éditions Didier et Cie, https\\books.google.com.
[18] Sénèque, Lettre
à Lucilius, Lettre XLI, trad. par Joseph Baillard, Hachette, 1914,
volume 2.
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