" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 29 septembre 2018

Le conciliarisme, une doctrine contre la suprématie pontificale [1]. Est-il né du Grand-Schisme ?


Lorsqu’un homme, une organisation ou une société sont en danger, ils peuvent réagir de manière surprenante et accomplir des actions qu’ils n’auraient point imaginées ou tolérées en situation normale. Tout devient alors faisable, y compris dans le domaine de la pensée. L’Église réagit de même. Ainsi lorsqu’une crise la frappe durement, elle ouvre des portes que peu d’aventuriers osent ouvrir. Des chemins peu empruntés se découvrent et apparaissent moins ténébreux. Des voix autrefois alertes et prudentes demeurent aussi silencieuses, voire complices, ou se perdent dans l’indifférence. La pensée confrontée à une terrible réalité et à la pratique se trouve alors plus vigoureuse, plus audacieuse. Elle est comme un fugitif en danger qui cherche à tout prix une issue sans même chercher à voir ce qu’il se trame derrière la moindre porte libératrice. Plus l’abîme est proche, plus les pas se font rapides, l’esprit alerte, moins exigeant…


Le Grand Schisme d’Occident a tourné les regards et les esprits vers un sujet qui, autrefois, n’intéressait peu de monde et n’offrait aucune contestation. À partir du XIVe siècle, le gouvernement de l’Église devient en effet l’objet de nombreux discours, études et ouvrages. Il est vrai néanmoins que les divergences entre un pape et un prince, empereur ou roi, comme celles qui ont opposé Boniface VIII et le roi de France Philippe le Bel[1], ont déjà éveillé certains esprits à ce sujet. Des canonistes et des légistes ont été fortement sollicités. Lors de notre étude, nous avons rencontré sur nos routes Marsile de Padoue et Jean de Jandun dans la querelle qui oppose Louis de Bavière aux papes[2]. Mais le problème est différent. Il ne s’agit plus de définir les rapports qui doivent exister entre le pape et un souverain, ou de justifier une primauté de l’un sur l’autre en matière d’autorité. Désormais, la question de l’autorité du pape au sein de l’Église est l’enjeu des débats. Le gouvernement de l’Église est alors étudié avec soin, voire remis en question. Puisque des « papes »[3] l’ont placée par leur obstination dans une situation tragique qui dure, et qu’aucune solution ne peut provenir d’eux, l’idée qu’il puisse exister une autorité supérieure à celle des papes s’affirme de plus en plus. En un mot, le Grand Schisme conduit à une remise en cause de la monarchie pontificale. Des commentateurs modernes parlent d’« absolutisme pontificale »[4] qu’il faut corriger. Ce n’est pas un hasard si le Grand Schisme revient sur la scène littéraire lors du concile de Vatican II.

L’autorité conciliaire s’impose…

Comme nous l’avons constaté dans l’article précédent, le Grand Schisme d’Occident révèle la faiblesse d’un personnage qui a acquis de l’importance et joue un rôle considérable dans l’Église. Nous parlons du cardinal. Or dans cette affaire, non seulement les cardinaux se sont montrés incapables de trouver une réponse adéquate au schisme mais en plus, ils l’ont aggravé, se révélant finalement  irresponsables et peu soucieux du bien de l’Église. Leurs actes de désobéissance ont affaibli l’autorité pontificale et amoindri leur propre crédibilité. Ainsi l’oligarchie qu’aurait pu représenter le Sacré-Collège apparaît comme un moyen de gouvernement de l’Église peu fiable

Reste alors une solution, celle du concile. Malgré l’échec de l’assemblée de Pise[5], elle remporte un véritable succès au concile de Constance. Celui-ci met fin au schisme et donne à la Chrétienté un seul pape dont la légitimité n’est pas remise en cause. Cela signifie-t-il que le gouvernement « parlementaire » ou « démocratique » de l’Église est la solution ? Pour cela, faut-il encore montrer que l’autorité du concile est vraiment supérieure à celle du pape.

Le conciliarisme, une solution qui s’impose…

Que faire en effet quand plusieurs « papes » obstinés et soutenus par des États se disputent le trône pontifical ? Que faire puisque le pape est le seul chef de l’Église ? Une idée s’est alors imposée au cours des années de la crise. Elle s’affirme et s’impose clairement au concile de Constance. C’est l’idée selon laquelle l’autorité du concile est supérieure à celle du pape. C’est en effet par ce principe que le concile de Constance condamne puis dépose Jean XXII. Le « concile de Pise » l’a aussi défendue pour destituer les deux « papes douteux » de Rome et d’Avignon afin d’élire un « pape certain ». La forte représentativité du concile leur donne une certaine force et légitimité.  

Le concile de Constance déclare en effet qu’il tient « son pouvoir directement du Christ ». C’est pourquoi « tout homme, quel que soit son état ou sa dignité, cette dernière fût-elle papale, est tenu de lui obéir pour tout ce qui touche à la fin et à l’extirpation du schisme susdit »[6]. Fort de cette autorité, il condamne Jean XXII de nombreux crimes et le dépose de la papauté, défendant « à tous les chrétiens de donner désormais le nom de pape à celui qui a été ainsi déposé de la papauté, ou de s’attacher à lui comme pape, ou de lui obéir de quelque manière. »[7] Usant de la même autorité, il destitue Benoît XIII. Seul Grégoire XII, que l’Église reconnaît aujourd’hui comme seul pape, démissionne après avoir convoqué le concile par ses représentants. C’est ainsi que le Grand Schisme s’éteint…

L’idée que semble défendre et affirmer le concile de Constance n’a pas subitement apparu dans la tête de certains esprits en quête de solution pour résoudre une crise devenue insoluble et insupportable. Elle vient d’une doctrine née bien avant le début du schisme et qui s’est répandue au cours des années. Le concile de Constance révèle en fait qu’elle s’est bien diffusée au sein de l’élite ecclésiastique et universitaire au point de s’imposer. Elle est en effet apparue comme une issue viable, voire inévitable, pour régler le schisme et donc acceptable par la majorité. Cette doctrine, c’est le conciliarisme

La doctrine de la suprématie pontificale dans l’Église

Au Ve siècle, en 495, Saint Gélase Ier affirme que si le pape peut se prononcer sur toutes les causes et que tous peuvent faire appel à lui, personne n’a le droit d’appeler de lui ou de modifier ses arrêts. Quelques années plus tard, en 501, lorsque le roi wisigoth demande à un concile de juger le pape Symmaque, l’assemblée réunie déclare son incompétence et se refuse alors à le juger : « la prééminence de Pierre a été attachée au siège de Rome ». De même, quand Charlemagne convoque un concile pour juger Léon III en l’an 800, les prélats refusent aussi d’obéir par l’intermédiaire d’un concile « car, d’après l’ancienne tradition, nous sommes tous jugés par lui, mais lui n’est jugé par personne ». Néanmoins, Léon III a bien voulu se justifier et a démontré son innocence. Quelques années plus tard, dans une lettre adressée à l’empereur grec Michel, écrite en 865, Nicolas Ier déclare que « le premier Siège ne sera jugé par personne. »[8] Enfin, le principe est aussi rappelé au Concile de Constantinople, en 869 : « il n’est permis à personne, patriarche ou autre prélat, de porter une sentence au sujet du pontife du premier siège, à moins que lui-même n’en ait donné préalablement l’autorisation. »[9] L’initiative doit donc venir du pape lui-même.

Ainsi, au moins depuis le Ve siècle, l’autorité du pape ne peut être remise en cause dans l’Église par aucune autre autorité, y compris par celle des conciles. Tel est l’enseignement de l’Église. Et nul ne conteste cette primauté dans l’Église jusqu’au XIVe siècle. L’effort principal des papes est surtout porté vers l’affirmation de leur primauté à l’égard des rois et des princes afin de garantir la liberté de l’Église.

Des entorses à la primauté pontificale

Saint Colomban,
abbaye de Bobbio
Pourtant, tirés de la grande Histoire, des exemples anciens semblent contredire la primauté du pape. Au début du VIIe siècle, le pape Boniface IV (608-615) fait l’objet de rumeurs malveillantes. Dans une lettre écrite vers 613 au pape, après avoir protesté de ses sentiments de vénération pour la personne du pape et de sa fidélité au siège de Rome, Saint Colomban rappelle le chef de l’Église à ses devoirs. Car le pape donne à douter de sa foi, semant ainsi un trouble dans les esprits. Il précise néanmoins que s’il s’est écarté de la foi, des fidèles « qui ont toujours gardé la foi orthodoxe » le jugeront, « quels qu’ils soient, même s’ils paraissent au-dessous de vous »[10]. En cas de déviation doctrinal, Saint Colomban précise que les fidèles sont tenus de lui désobéir. Cet exemple est souvent suivi pour relativiser l’enseignement de l’Église. Mais ce n’est qu’un argument fallacieux. Car, pour celui qui veut bien l’entendre, il ne limite en rien la doctrine. Saint Colomban n’évoque aucune procédure juridique. Dans sa lettre, il n’est question que d’une résistance passive des fidèles ou encore d’un verdict moral. Il ne s’agit pas de mettre en place un tribunal pour juger puis déposer le pape ou encore de le soumettre à une autorité supérieure.

Saint Colomban demande alors à Boniface IV d’attester sa foi et d’établir son innocence devant un concile afin de faire tomber toutes les suspicions, de se laver des reproches qui lui sont imputées et qui ont compromis sa réputation. C’est bien au pape de prendre l’initiative de convoquer le concile pour qu’il puisse se justifier et remédier aux troubles. Il ne s’agit pas de faire un procès mais bien de s’expliquer.

Ainsi, contrairement à certains commentateurs, qui voient dans la lettre de Saint Colomban une remise en cause de la primauté pontificale dans l’Église, nous y voyons plutôt une confirmation de cette primauté. Pour être convaincu de cette doctrine, il suffit d’entendre la déclaration des légats pontificaux au Concile de Constantinople : « tout en invitant le pape, en certains circonstances graves, à se défendre devant le concile, on professait, au contraire, sans restriction l’adage : Prima sedes non iudicatur a quoquam. »[11]

Le célèbre décret de Gratien, une référence pour tout adversaire de la suprématie pontificale

Mais au XIIe siècle, la primauté pontificale semble être écornée au moment même où les papes défendent leur autorité face aux puissances temporelles. En effet, dans une collection de textes juridiques, qui deviendra une référence dans le droit canonique, nous pouvons lire le décret suivant : « aucun mortel ne s’attribue de juger des coules du pape, car lui qui juge tout le monde, ne peut être jugé par personne, sauf s’il est trouvé déviant de la foi »[12]. Il donne clairement une exception à la primauté pontificale. En outre, il suggère qu’un pape puisse être hérétique. C’est pourquoi les adversaires du Saint-Siège l’ont souvent utilisé pour affaiblir la position du pape, en particulier lors des conflits qui l’ont opposé à l’empereur ou à un roi.

Décret de Gratien 
accompagné des gloses ordinaires 
de Barthélemy de Brescia. 

Manuscrits, Abbaye de Saint-Bertin

Probablement moine à Bologne[13], maître Gratien a rédigé au XIIe siècle une œuvre juridique importante sur lequel s’est ensuite fondé le droit de l’Église jusqu’à la publication du Code de droit canonique de 1917. Elle porte le titre de Concordia discordantium canonum, c’est-à-dire « concorde des canons discordants ». Elle est une compilation d’un ensemble de textes de nature et d’autorité diverses jusqu’au deuxième concile de Latran (1139) : canons dits apostoliques, textes patristiques, décrétales pontificales, décrets conciliaires, lois romaines et franques, etc. S’inspirant de nombreuses collections antérieures, il les rassemble et les unifie afin de résoudre les contradictions entre les canons anciens. Il apporte aussi des commentaires. L’œuvre de Gratien est ainsi devenue une référence canonique, en particulier dans les Universités de droit dont la plus réputée est celle de Bologne. Elle fait à son tour l’objet de nombreuses gloses, commentaires et interprétations.

Le fameux décret Distinction XL, canon 6 est tiré des Gesta Bonifacii. Gratien l’aurait récupéré dans les recueils d’Yves de Chartres (v. 1040-v. 1116), évêque et spécialiste du droit canonique.

Un décret très commenté

Dans les Universités, les canonistes sont conduits à commenter le décret de Gratien. Les principaux points d’explication concernent les motifs de jugement. Il faut en effet préciser que l’expression « dévier de la foi » n’est pas aussi précise au Moyen-âge qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Au XIIe siècle, le canoniste Rufin limite les possibilités de jugement. Il doit y avoir obstination du pape dans l’erreur et préjudice à toute l’Église. L’interprétation est plus large pour Huguccio ou Jean le Teutonique. Ils y incluent tout crime scandaleux comme la fornication, la simonie, le vol, etc. « Pour mon compte, je crois qu’il en va de même que pour l’hérésie : le pape peut être accusé et jugé pour tout crime notoire si, dûment admonesté, il refuse de s’amender. […] Scandaliser ainsi l’Église, n’est-ce pas l’équivalent d’une hérésie ?»[14] Un Jean de Paris (v.1255-1306) demeure partisan d’une plus large interprétation. Il inclue la dilapidation des biens de l’Église comme motif de jugement et de déposition. Mais, de manière générale, les canonistes se tiennent au cas d’hérésie proprement dit. « Si le pape est catholique, personne ne peut le juger […] Il n’y a qu’un seul crime pour lequel l’accusation soit admise, celui d’hérésie »[15], écrit Hostiensis (v.1200-1271), grand spécialiste du droit canon.

La destitution du pape : l’appel au concile

Le décret soulève une grande difficulté en raison de la suprématie pontificale dans l’Église, que le recueil souligne par ailleurs. Et tous les canonistes restent fidèles à la suprématie pontificale. Comment peuvent-ils alors résoudre une telle contradiction ? Certains d’entre eux précisent qu’en tombant dans l’hérésie, le pape déchoit de son rang et cesse donc d’être pape puisqu’en tant que chef de l’Église, il représente l’Église qui ne peut perdre la foi. Telle est en particulier l’explication du théologien Pierre Olieu (v.1248-1298), dit aussi Olivi[16]. Ils distinguent la fonction du pape et celui qui l’exerce.

Le décret soulève alors une interrogation sans apporter de réponses. Qui peut juger un pape ? Le concile apparaît comme l’instance indiscutable, même si certains, comme Hortiensis, répugnent à le convoquer. Le tribunal peut être, selon Jean de Paris, le Sacré-Collège à défaut de concile. Concile ou Sacré-Collège ?

Mais si en cas d’hérésie, le pape cesse d’être pape et donc le siège de Rome devient vacant, et puisque le concile est compétent pour le juger, il s’avère qu’il est aussi compétent pour déclarer la légitimité du pape ou encore la légalité des élections pontificales. C’est par cet argument qu’en 1297, les cardinaux Colonna font appel au concile pour se prononcer sur l’élection de Boniface VIII et sur les crimes qui lui sont imputés. En 1303, dans la querelle qui l’oppose au roi Philippe le Bel, Nogaret fait aussi appel au concile en s’appuyant sur cet argument. Il est soutenu par maître Guillaume de Plaisans : « Je soutiens que ledit Boniface est hérétique manifeste, coupable de plusieurs formes d’hérésies qui seront précisées en temps et en lieu […] De ce fait, il n’appartient plus au corps de saint Église. »[17] Étant hors de l’Église, tout fidèle peut donc le juger, ce que font les ministres du roi, ce qui conduira au funeste attentat d’Anagni[18].  

En 1324, par le manifeste de Sachsenhausen, Louis de Bavière demande aussi la convocation d’un concile général afin de juger Jean XXII considéré comme hérétique notoire dans le cadre de l’affaire de la pauvreté évangélique. Il est notable de constater qu’il reprend le discours de Philippe le Bel, protestant contre Boniface VIII. « Le rapprochement des deux textes ne laisse aucune ombre de doute sur leur parenté. Il y a même plus qu'une dépendance : un plagiat sans vergogne. »[19] Néanmoins, Louis de Bavière innove. Comme l’« hérésie » de Jean XXII est notoire, il est ipso facto excommunié, c’est-à-dire exclu de l’Église sans qu’il n’y ait une déclaration d’une autorité religieuse. Il n’y a donc pas besoin de jugement ou de tribunal. Il se passe donc volontiers du concile. Tout fidèle peut rompre avec Jean XXII. Le protestantisme n’est pas très loin…

Ainsi au XIVe siècle, l’appel au concile pour destituer un pape n’est plus rare. Il n’est pas un moyen pour le juger mais pour entériner ce que les rois ou l’empereur proclament. Si Philippe le Bel a encore besoin d’un concile pour condamner Boniface VIII, Louis de Bavière déclare s’en passer.

Conclusion

Au XIIe siècle, au moment même où les papes affermissent leur autorité devant les puissances temporelles pour garantir la liberté de l’Église, maître Gratien lui donne un recueil de textes canoniques destiné à devenir un corpus juridique de référence dont l’un des décrets encadre et délimite l’autorité pontificale. Avec le développement du droit canonique, ce décret est commenté, interprété, glosé dans les Universités. Tout ce travail n’est pas vain. Quand le roi Philippe le Bel doit affronter le pape, ses légistes emploient toute cette érudition pour s’opposer à l’autorité pontificale au point de s’ériger en juge. Ainsi des questions uniquement débattues au niveau des Universités voient leur application concrète dans les rapports de force entre les pouvoirs. Les travaux des experts et leurs conclusions ne sont plus livrés aux seuls étudiants. Ils débordent au-delà des murs des salles de cours. Le Grand Schisme en est peut-être le point ultime de cette tendance. La crise nécessitera des solutions. Et l’Université de Paris présentera les différentes voies dont la voie conciliaire. Au moment où les papes perdent leur légitimité aux yeux de leurs contemporains, tous les regards se tournent vers les canonistes. L’Université de Paris jouera un rôle important dans cette crise. Mais à quel prix ? Une remise en question du gouvernement de l’Église…  

Pourtant, prenons du recul. Que vaut le décret de Gratien devant la Sainte Écriture et la Tradition ? Car ce fameux décret ne provient pas d’un texte révélé, d’un Père de l’Église ou d’un enseignement pontifical. Cela ressemble fort à un abus ou à usurpation de pouvoir de la part du droit ou plutôt de ses maîtres ou experts comme nous le connaissons aujourd’hui dans d’autres domaines…


Notes et références
[1] Voir notamment Émeraude, juillet 2018, articles"Boniface VIII et Philippe le Bel, des démêlés révélateurs", août 2018, "Boniface VII et Philippe le Bel : l'affaire Bernard Saisset".
[2] Voir Émeraude, mars 2018, article "Marsile de Padoue : de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel".
[3] Comme nous l’avons déjà signalé dans les précédents articles, par simplicité, nous désignons par « papes » ceux qui se disaient papes lors du Grand Schisme. Néanmoins, comme l’Église nous le demande, nous ne reconnaissons comme véritable pape que les papes de Rome, les autres n’étant finalement que des antipapes.
[4] Francis Rapp, L’Église et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-âge, chap. II, 3, a, Presses universitaires de France, 1980.
[5] Comme le « concile de Pise » n’est pas reconnu par l’Église, il faut plutôt parler d’« assemblée de Pise » pour le désigner.
[6] Concile de Constance, 5e session, décret Haec Sancta Synodus, 6 avril 1545, Mansi, XXVII, 585 BC et 590 D, cité dans Constance et Bâle-Florence, Joseph Gill, S. J., Textes, II, éditions de l’Orante, 1965. Ce décret fera l’objet d’une étude dans les prochains articles. Il est en effet l’objet de nombreux débats.
[7] Concile de Constance, 12e session, 29 mai 1415, Mansi, XXVII, 715, E-716 C, dans Constance et Bâle-Florence, Joseph Gill, S. J., Textes, IV Déposition du Pape Jean XXIII.
[8] Nicolas Ier, lettre Proposueramus quidem à l’empereur Michel, 28 septembre 865, Denzinger  638.
[9] Mansi, Ampliss. Collectio., tome XVI dans Comment s’est formé la doctrine de la supériorité du concile sur le Pape, Mgr Martin Victor, Revue des sciences religieuses, tome 17, fascicule 2, 1937, www.persee.fr.
[10] Migne, Patrol. Lat., tome LXXX, dans Comment s’est formé la doctrine de la supériorité du concile sur le Pape, Revue des sciences religieuses, Mgr Victor Martin, tome 17, fascicule 2
[11] Jean Rivière, Saint Colomban et le jugement du pape hérétique,  dans Revue des Sciences religieuses, tome 3, fascicule 3, 1923, www.persee.fr.
[12] Decretum, Gratien, 1ère partie, Distinction XL, canon 6.
[13] Pendant des siècles, Gratien a été considéré comme un moine, puis comme un camaldule du monastère des saints Félix et Nabor à Bologne. À partir du XVIIe siècle,  son appartenance à cet ordre religieux a été remise en cause par des historiens du droit canonique. Cela reste néanmoins une hypothèse vraisemblable. Un canoniste américain de l’Université de Californie, M.John T. Noonan a rédigé un article en 1980 sur ce que nous pouvions savoir de Gratien : « Gratian slept here : the changing Identity of the Father of the sytemati Study of Canon law ».
[14] Huguccio dans F. Schulte, Die Stellung der Concilien, Päpste und Bichöfe, 1871, dans Comment s’est formé la doctrine de la supériorité du concile sur le Pape, Revue des sciences religieuses, Mgr Victor Martin
[15] Huguccio dans F. Schulte, Die Stellung der Concilien, Päpste und Bichöfe, 1871, dans Comment s’est formé la doctrine de la supériorité du concile sur le Pape, Revue des sciences religieuses, Mgr Victor Martin
[16] Rappelons que la doctrine d’Olivi sur la pauvreté religieuse a fait l’objet d’une condamnation du concile de Vienne (1311-1312).
[17] Guillaume, dans Histoire du différend d’entre le pape Boniface VIII et Philippes le Bel, P. Dupuy, Preuves.
[18] Voir Émeraude, juillet 2018, article "L'attentat d'Anagni, un pape humilié, une Église meurtrie".
[19] Mgr Martin Victor, Comment s’est formé la doctrine de la supériorité du concile sur le Pape.

samedi 22 septembre 2018

Les leçons du Grand-Schisme : papes et cardinaux, attitudes irresponsables au sommet de l'Eglise


De 1378 à 1417, la Chrétienté est profondément divisée entre deux puis trois « papes ». Dans nos précédents articles, nous avons longuement décrit cette longue et tragique histoire intitulée « le Grand Schisme d’Occident ». Il mérite en effet le titre de « Grand », moins pour la durée que pour ses conséquences tant il a profondément bouleversé l’Église, la société et les mentalités. Il est sans aucun doute un des chocs de l’histoire qui, par ses impacts et ses remous, provoquent à son tour de grands événements, dont les soubresauts continuent encore de se faire sentir aujourd’hui. Pendant de longues années, il a été suffisamment fort et prégnant pour perturber les esprits et permettre à des idées d’abord esseulées et marginales de se développer et de s’imposer. Il est ainsi une des causes lointaines de la révolution religieuse qu’a déclenchée Luther en 1517. Le deuxième concile de Vatican lui est probablement redevable.

Notre but n’est pas de désigner et de condamner les responsables de ce drame comme si nous présidions le tribunal de l’histoire. Nous n’avons pas cette prétention, même s’il nous est bien difficile de ne pas porter un jugement. Notre intention est plutôt d’identifier les germes du protestantisme dans cette tragédie et de suivre les doctrines comme les acteurs qui ont influencé les relations entre les pouvoirs religieux et temporel jusqu’à nos jours. Notre but est de saisir ce que cet événement porte en lui. L’histoire est, pensons-nous, un livre qui recueille de nombreuses leçons riches et utiles. N’est-ce pas la main de Providence qui l’a écrite en quelques sortes ?

La question de la vérité

Faut-il condamner ceux qui se disaient pape parce qu’ils n’ont pas renoncé à leur titre pour l’unité et la paix de l’Église ? Étaient-ils si peu soucieux des biens des âmes comme de véritables pasteurs à l’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ ? Ce serait si simple de les considérer comme des ambitieux avides de leurs pouvoirs. Mais ce serait aussi vite oublier qu’ils étaient sûrs de leurs droits et de leur légitimité. Leur abdication aurait signifié une certaine trahison à l’égard de la dignité pontificale dont chacun se sentait profondément gardien. Pourquoi « le pape de Pise » se serait-il en effet considéré illégitime puisque sa légitimité repose sur le « concile de Pise » ? Évitons donc tout jugement téméraire. Lorsque nous sommes sûrs de nos droits, il est bien difficile de ne pas les défendre et de les laisser violenter impunément. Ce serait remettre en cause le droit en lui-même. Il y a en effet une certaine personnification du droit. Celui qui porte une fonction a tendance à confondre ses intérêts avec ce qu’il représente. Soucieux de défendre ce qui leur apparaissait être la vérité, certains « papes » ont confondu leur intérêt à celui de l’Église sans qu’il n’y ait nécessairement une volonté de lucre ou d’ambitions de leur part. Cela explique en partie l’obstination de Boniface IX qui a refusé, jusqu’à la mort, concession et accommodement…

La véritable question que soulève cette histoire est de savoir si la vérité mérite un tel drame. Il est clair que les témoignages, les enquêtes, les documents de l’époque n’ont pas permis, et ne permettent pas encore, de connaître clairement la vérité. Il est en effet bien difficile de savoir si les cardinaux ont été suffisamment libres pour choisir Urbain VI. Laissons cela au jugement divin. Ne sachant pas répondre clairement à cette question, il a paru évident que la nécessité de l’union et de la paix de l’Église a prévalu sur la question de la légitimité des « papes ».

Lorsque cette nécessité a emporté l’adhésion des principaux acteurs, la solution a été rendue possible. L’absence d’unanimité au temps du « concile de Pise » a été la cause de son échec. La volonté de ne pas désigner le pape légitime n’a pas impliqué une remise en cause de sa légitimité. C’est une question laissée en suspens. Mais il a fallu du temps pour que cette nécessité fût comprise, que cette adhésion se fît et fût agissante. Dans ces événements dramatiques et difficiles, le temps est un facteur essentiel à prendre en compte afin que se dégage clairement une hiérarchie des biens parmi les biens communs et particuliers et qu’ainsi les remèdes les plus efficaces soient trouvés et appliqués.

Mais qui est le vrai pape ?

L’assemblée de Pise et le concile de Constance n’ont pas statué sur la validité des élections pontificales. Remarquons néanmoins que seul le pape Grégoire XII se démet de sa dignité pontificale au cours du dernier concile et que celui-ci valide les mesures qu’il a prises si elles demeurent conformes au canon. Seuls ses adversaires ont été déposés. Retenons aussi que « le pape de Rome » a convoqué le concile de Constance avant de démissionner, même si le « pape de Pise » l’avait déjà convoqué.

Notons surtout qu’en 1523, le pape Jules de Médicis prend le nom de Clément VII, en 1724, le pape Pietro Francesco Orsini celui de Benoît XIII, et enfin en 1958, le pape Angelo Roncalli celui de Jean XXIII. En reprenant les noms des « papes d’Avignon » et d’un « pape de Pise », ils ont reconnu implicitement leur illégitimité et celle de leur lignée. Par conséquent, ils ont aussi implicitement reconnu la légitimité des « papes de Rome », c’est-à-dire Boniface IX, Innocent VII et Grégoire XII. Ainsi, ces derniers sont aujourd’hui reconnus par l’Église comme étant des papes, et les autres comme des antipapes. La question de légitimité ne se pose plus aujourd’hui dans l’Église, sauf peut-être pour ceux qui veulent ne point l’entendre et préfère se perdre dans des débats sans fin comme l’ont fait tant de canonistes et d’historiens…

Soulignons enfin qu’en déposant le « pape de Pise », mis en place par le « concile de Pise », et en acceptant la démission de Grégoire XII, le concile de Constance a remis en cause les décisions du « concile de Pise ». Mais, un concile ne peut-il pas défaire ce qu’un autre a fait selon le cardinal Pierre d’Ailly ?

Le doute au cœur du drame

Dans son ouvrage de référence[1], Noël Valois montre que Barthélemy Prignano, le futur Urbain VI, était parfaitement « palpable » et donne des éléments favorables à la validité de son élection. Cependant, il n’en conclut pas à la mauvaise foi des cardinaux qui l’ont élu. Ils ont en effet pu être sincères, nous dit-il. « N'est-il pas permis de croire qu'au sortir du conclave ils n'avaient pas eux-mêmes, pour la plupart, une vue bien nette de la réalité et que, dans leur esprit encore troublé, les souvenirs les plus contradictoires, les idées les plus opposées se heurtaient confusément ? Dans cet état de doute ou, si l'on veut, d'étourdissement moral, leur jugement devait vaciller comme la flamme exposée aux vents : de là l’incohérence de leurs paroles et de leurs actes»[2]

Quel est alors l’élément qui a déclenché en eux un doute suffisamment fort au point de remettre en cause une élection si cruciale ? Le comportement inquiétant d’Urbain V ?... « Que des scrupules se soient fait jour dans l’esprit de plusieurs d’entre eux, qu’avec le temps ces soupçons aient pris corps, de même que l’intention de suppléer par de nouveaux suffrages à ce qui manquait aux premiers, que peu à peu la nécessité d’une réélection ait apparu plus nettement à la plupart d’entre eux, puis qu’ils se soient pris à songer qu’un autre parti s’offrait à eux, que Barthélemy, en définitive, n’était guère digne de la tiare, et qu’il y avait mieux à faire que de lui en assurer la possession tant dans l’intérêt de l’Église que dans leur intérêt particulier : cette sorte d’évolution inconsciente et lente cadrerait mieux avec les actes, souvent contradictoires, dont le souvenir est venu jusqu’à nous ; elle serait, dans tous les cas, facilement explicable par l’impression qu’a dû produire la bizarre conduite d’Urbain. »[3]

Mais est-ce la seule raison ? Les cardinaux n’ont-ils pas connu une autre peur que celle qu’ils ont connue le jour du conclave ? Ils ont sans-doute vite compris qu’ils allaient perdre leurs privilèges et voir leur autorité rabaissée au profit d’un pape italien qui n’avait pas appartenu au Sacré-Collège et avait supporté leur arrogance et leur conduite à Avignon lorsqu’il travaillait à la Curie…

Attitude irresponsable chez les « papes »

Antipape Benoît XIII
Si tous les commentateurs conviennent que les questions de légitimité est inextricablement complexe au temps du Grand Schisme, nous ne pouvons pas cependant oublier l’attitude ambiguë des « papes », leurs multiples tergiversations, leurs langages vagues et volontairement imprécis ainsi que leur revirement brutal… Pouvons-nous parler de duperie ou de lâcheté ? L’attitude de Benoît XIII est la plus caractéristique. Il est « passé maître, d'ailleurs, dans l'art de jouer avec le temps, de piétiner sur place, en feignant d'avancer ; sachant donner le change et ne se faisant point scrupule d'annuler par des protestations secrètes ses plus solennels engagements ; cramponné, pour tout dire, à ce siège apostolique auquel il prétendait ne point tenir, et d'autant plus résolu à ne jamais l'abandonner qu'il possédait une puissance d'illusion peu commune »[4]. Quelle différence avec un Innocent III et un Grégoire XII, dont la faiblesse et l’indécision ont prolongé le schisme et maintenu leur adversaire dans leur obstination !

Pourtant, ce n’est pas leur personnalité qui retient surtout notre attention. Ce sont plutôt les moyens qu’ils ont employés pour accroître leur influence, maintenir ou renforcer leur obédience. Leurs libéralités et leurs complaisances à l’égard des rois et des princes ont appauvri l’Église et aliéné ses biens. Ils leur ont monnayé leur service, parfois à des prix exorbitants en raison de leurs positions de faiblesse. Puis usant au mieux la fiscalité mise en place par les « papes d’Avignon », ils l’ont encore développée et accrue pour répondre au mieux à leurs dépenses, ou à celles de leur soutien, contribuant ainsi à nourrir le mécontentement, voire la colère chez le clergé et les fidèles. L’administration centralisée a montré toute sa force mais aussi ses limites. Quelle manne alors pour les adversaires de l’Église !…

Au plus grand bénéfice des princes

Sigismond entrant à Strasbourg
La situation paraît cependant bien complexe, voire contradictoire. D’une part, les rois et les princes ont profité de la situation pour accroître leur autorité et leur richesse ainsi que le privilège de leur clergé au détriment de la papauté. D’autre part, le clergé a fait de plus en plus l’objet de taxation et de contraintes de la part des « papes » au point qu’il s’est de plus en plus détaché d’eux. Pourtant, dans les deux cas, les rois et les princes en sont sortis grandis. De nombreux décimes été certes été levées auprès du clergé mais au profit des puissances temporelles. Les relations entre les « papes » et les évêques n’ont pas cessé de s’éloigner au profit des seigneurs. L’exemple de la soustraction d’obédience est caractéristique. Le roi de France ordonne à ses sujets et à son clergé de ne plus obéir à Benoît XIII. Mais d’abord naïf, le clergé a rapidement constaté ce qui advenait quand la puissance pontificale n’était plus là pour le protéger contre les abus des seigneurs, leur rapacité et leurs ambitions ! Le clergé de France est revenu au temps précédant la réforme grégorienne ! Quel bond en arrière !...

Mêlant affaires religieuses et temporelles

En jouant avec les intérêts de certains princes contre d’autres, ou en les mêlant à leur sort, les « papes » n’ont pas vraiment simplifié le problème. La conquête du royaume de Naples est ainsi au cœur des intrigues. Appuyant certains seigneurs au détriment d’autres pour un même duché ou royaume, les « papes » ont fragilisé des trônes et facilité la division comme ils ont causé, encouragé et entretenu des guerres. Plus grave encore. Ils ont parfois usé des armes spirituelles, telles que les anathèmes et l’excommunication, à des fins temporelles. « Dans ces luttes, en réalité plus politiques que religieuses, l'argent des clercs était dépensé sans mesure, ainsi que les trésors spirituels de l'Église : des catholiques marchant contre des catholiques se voyaient concéder les indulgences que le Saint-Siège réservait d'ordinaire aux défenseurs de la chrétienté contre l'envahissement de l'islamisme. »[5] Tout cela n’a pu que discréditer davantage l’autorité pontificale et l’Église…

Une Église bien affaiblie

La Grand-Schisme d’Occident a profondément abîmé la dignité pontificale et fragilisé l’Église. Les « papes » ne sont guère montrés à la hauteur de leurs fonctions et des événements, quelle que soit leur légitimité. Leurs politiques bien trop humaines et temporelles ont causé un vif et profond mécontentement et une colère pleine d’aigreur. Or au même moment,  se développent des doctrines contraires à la souveraineté pontificale et favorables à la primauté des puissances temporelles sur celles des puissances religieuses, telles celles de Wyclif, de Guillaume d’Occam ou de Marsile de Padoue[6]. Et pire encore, sans être aussi radicales, elles ont été présentées et discutées à l’assemblée de Pise et au concile de Constance sans que cela n’ait provoqué de réactions d’hostilité ou de rejet de la part des prélats, montrant ainsi une certaine accoutumance…

Confrontation entre monarchie et oligarchie

Robert de Genève,
 alias Clément VII antipape
Mais revenons aux véritables causes du schisme ou plutôt aux principaux protagonistes. Passons en effet aux responsabilités des cardinaux. Car sans les cardinaux, il n’y aurait pas eu de schisme. Que de faiblesses, lâchetés, et funestes ambitions chez ces hommes !

Au début du drame, leur autorité s’est affirmé avec arrogance comme ces cardinaux rebelles défiant Urbain VI de manière révoltante, voire violente. Ce qui apparaît en premier est en effet une nette affirmation de leur autorité. Au cours du schisme, ils n’ont pas hésité à défier les « papes », y compris ceux de leur obédience, des « papes » qui, souvent, les ont créés et enrichis. Il est vrai que les cardinaux ont pris de l’importance dans le gouvernement de l’Église. Nommés à vie et électeurs du pape, à la tête de service important, ils sont apparus comme des hommes clés de la papauté, surtout au sein du consistoire, sorte de conseil auprès du pape. La crise résulte assurément d’une confrontation entre leurs pouvoirs et ceux du pape, entre une caste d’élite et un monarque. C’est pourquoi « le Grand Schisme d’Occident a été interprété dans les dernières décennies comme un moment exceptionnel de l’affrontement structurel entre absolutisme pontifical et tendances oligarchiques du Sacré Collège. »[7] Le drame pour l’Église est de voir de si grands pouvoirs entre les mains d’hommes inconséquents et nourris d’ambitions, bien peu désintéressés ou du moins préoccupés de la seule Église…

Un aveuglement terrible

Voyons d’abord l’attitude des cardinaux au moment du conclave qui a abouti au choix d’Urbain VI et les trois mois qui l’ont suivie. Ils ont employé un stratagème bien indigne pour duper les Romains au point de rendre illisible la régularité de l’élection. Certains d’entre eux, supportant mal la dureté et les emportements d’Urbain VI, l’ont trompé pour fuir à Lodi et pour comploter. Usons du terme exact de leur manœuvre. C’était bien un complot au sein de l’Église. Et, après s’être assurés de l’appui du roi de France, ils ont déclenché la révolte sans prendre conscience de ses conséquences. Croyaient-ils qu’Urbain VI allait se démettre ou que la Chrétienté toute entière allait les soutenir dans un contexte où elle était déjà divisée ? Ils l’ont condamné avec dédain et arrogance, le considérant comme un intrus et un usurpateur. Pourtant, n’oublions pas la prudence d’Urbain VI. Il s’était assuré auprès d’eux de la légalité des élections…. Auraient-ils agi de même si le pape leur avait prodigué des bénéfices et des faveurs, et s’ils n’avaient obtenu aucun appui de la part du roi de France ? Leur comportement révèle sans-doute le mal qui habitait le gouvernement de l’Église et finalement la blessait gravement...

Les cardinaux ne supportaient guère le caractère irascible d’Urbain VI. La situation leur apparaissait probablement dramatique. Qu’auraient-ils pu faire si ce n’était de supporter avec résignation les conséquences de leur choix ? Il est vrai que dans les règles de l’élection pontificale, rien ne prévoyait, et ne prévoit pas, la destitution d’un pape dément ou déséquilibré. Dès qu’un pape est élu, il demeure intangible si de lui-même il ne démissionne pas comme Benoît XVI. Ainsi, faute de solutions les autorisant à le déposer, les cardinaux ont trouvé dans les circonstances de son élection les prétextes qui, pensaient-ils, les ont habilité à le destituer.

Un entêtement douloureux

Antipape Benoît XIII
La tragédie ne s’est pas arrêtée à cette première révolte. Étaient-ils vraiment conscients de leurs responsabilités quand, n’écoutant point les conseils des rois et des universitaires, ils ont perpétué le schisme en donnant à un « pape » défunt un successeur sur le trône pontifical ? Croyaient-ils sincèrement que le Saint Esprit ait été favorable à la poursuite de la division et aux intrigues ? Et quels « papes » ont-ils choisis ? Pour remplacer Clément VII, les cardinaux d’Avignon ont élu Pierre de Luna. Noël Valois le décrit ainsi : «  cette âme foncièrement ecclésiastique ne péchait que par l'excès de ses qualités mêmes ; l'habileté dégénérait parfois en astuce ; l'énergie inflexible devenait opiniâtre; la dignité personnelle, le goût de l'indépendance aboutissaient à un orgueil intraitable. »[8] Il était aussi présent lors des événements qui ont conduit au schisme. C’était lui qui avait poussé les cardinaux à ne pas entendre les rois et princes qui leur demandaient de ne point élire un nouveau « pape » après la mort de Clément VII  … Mais dans cette affaire, les choix sont significatifs. Ils symbolisent même le Grand-Schisme. Les cardinaux révoltés, qu’ont-ils choisi contre Urbain VI, partisan d’une réforme de l’Église ? Robert de Genève, l’exemple même du prélat princier, peu religieux et grand diplomate, la réputation déjà salie par une affaire de massacre.

Des cardinaux finalement irresponsables

 « Les cardinaux se montrent, à l'origine du schisme, chargés de la plus lourde responsabilité. Leur manque de prévoyance au lendemain de la mort de Grégoire XI, leur poltronnerie au milieu des scènes tumultueuses du conclave, plus sensible encore et moins pardonnable durant les semaines qui suivirent, puis, même en admettant la réalité de leurs scrupules et la sincérité d'une conviction qu'ils affirmèrent jusque devant la mort, la légèreté coupable avec laquelle ils procédèrent au choix d'un second pape et lancèrent étourdiment l'Église dans cette déplorable aventure, leur ont justement mérité les sarcasmes des contemporains, les reproches de la postérité. »[9]

Abandonné par ses cardinaux, Benoît XIII a stigmatisé avec justice « l’inconséquence des cardinaux, tour à tour si indifférents et si téméraires, si humbles dans leurs protestations de fidélité et si arrogants dans leurs déclarations de guerre »[10], changeant d’obédience selon les circonstances, ne se souciant guère de leurs contradictions.

Mais la légèreté et l’incohérence des cardinaux deviennent moins brumeuses quand nous songeons à leur attitude de dépendance à l’égard des États et des richesses de ce monde. Car, nous dit encore Noël Valois, « le XIVe siècle avait réalisé ce type de cardinal-courtisan […] : personnage déplaisant, dont le rôle devient odieux en cas de conflit du pouvoir civil et de l'Église, quand l'intérêt transforme ces conseillers nés du Saint-Siège en traîtres, en espions soudoyés par les adversaires du souverain pontife. »[11] Combien d’entre eux n’ont-ils écouté que les conseils du roi de France au détriment des intérêts de l’Église, notamment au cours de la soustraction d’obédience à l’égard de Benoît XIII ? De quel droit des cardinaux ont-ils si promptement obéi à un roi ? Cette servitude vient-elle du séjour des papes à Avignon ou encore des conséquences de l’inexorable attentat d’Anagni [12] ?

Une confusion regrettable

Antipape Clément VII et le duc d'Anjou


Mais allons encore plus loin dans la compréhension des événements. Qu’est-ce qui ont poussé des cardinaux à élire Clément VI contre Urbain VI puis à abandonner Jean XXIII après l’avoir élu ? Ce sont la personnalité de ces papes, leur caractère difficile et leur conduite qui les ont conduits à prendre de graves divisions et à se révolter, semant division et confusion au sein de l’Église. Ne supportant point leur tempérament et leur comportement, ils ont alors remis en cause la légitimité de leur élection et leur autorité. Nous pouvons alors noter en eux une confusion entre la fonction de pape et celui qui l’exerce. Comme celui-ci excite la révolte, c’est bien celle-là qui finit par faire l’objet de suspicion, de doute et de rejet. Aujourd’hui, le même phénomène se produit. Les discours du pape François et son attitude problématique génèrent un trouble certain et légitime chez des fidèles. Alors certains d’entre eux parlent de la vacance du siège pontifical comme au temps du Grand Schisme d’Occident...

Des causes bien plus lointaines ?

L’obstination des « papes » ou l’inconséquence des cardinaux auraient-ils permis à elles-seules la perpétuation du schisme ? Un tel scandale aurait-il été durable sans une réelle et profonde division de la Chrétienté ? La séparation des fidèles en deux obédiences équilibrées et fortes aurait-elle été possible sans le temps de la papauté à Avignon ?

La période d’Avignon est souvent regardée comme une des principales causes lointaines du Grand Schisme. Certes, il est habituel de la considérer comme un temps de déclin et d’abus. Cette image est bien trop caricaturale pour en être véridique. Les contemporains Italiens ont été les premiers à l’avoir favorisé et diffusée. Dans son ouvrage dédié aux Papes d’Avignon[13], Jean Favier relativise les méfaits de cette période.

Mais comme cet historien le montre encore, le gouvernement pontifical à Avignon s’est modernisé comme le faisaient aussi les États modernes, notamment le royaume de France. Avec Jean XXII, il s’est montré très performant à la hauteur de ses exigences. Après une longue période de pérégrination, la papauté s’est sédentarisée à Avignon avec des ressources moindres et des tâches plus nombreuses. Chef de l’Église, au centre de la Chrétienté, le pape et ses services ont dû aussi répondre à un besoin grandissant des fidèles et affermir sa place dans le concert des nations. Ce séjour a donc apporté des modifications importantes dans l’Église et dans son gouvernement. La centralisation de l’administration pontificale et de sa fiscalité en a été une conséquence. Elle existait aussi dans les royaumes de France et d’Angleterre. En fait, le pape était à la tête d’une puissance qui ressemblait fort à un État.



Une crise d’autorité ?

La papauté n’a pas cessé de s’affirmer et de se doter des moyens à la hauteur de ses ambitions au même titre qu’un État moderne et puissant de l’époque. Et dans cet effort, un personnage a pris de l’importance : le cardinal. Nommé à vie, électeur du pape qu’il conseille et assiste, chefs des services de l’administration pontificale, le cardinal est devenu un personnage clé du gouvernement de l’Église. Simples membres du clergé romain, ils étaient autrefois en charge de fonctions réduites à Rome. Réunis dans le Sacré Collège, en consistoire ou en conclave, les cardinaux sont dorénavant des personnages considérables et très influents que nul ne peut ignorer s’il veut obtenir un bénéfice, une aide ou une protection.

Au temps de la papauté d’Avignon, les cardinaux ont essayé de limiter le pouvoir pontificale à leur profit. En 1352, avant d’élire le successeur de Clément VI, ils ont défini des règles pour limiter le pouvoir pontifical, notamment dans la nomination des prélats, la levée des décimes ou encore dans la législation ecclésiastique. En un mot, le consistoire a voulu exercer une autorité au sein du gouvernement de l’Église. Mais à peine élu, Innocent VI a mis rapidement fin à leur tentative. Par la constitution Sollicitudo pastoralis du 6 juillet 1353, il a rappelé que le pape gouvernait seul l’Église, même s’il prenait volontiers conseil, et en premier lieu des cardinaux…

Revenons au Grand-Schisme. Il est né de la contestation des cardinaux de la validité de l’élection d’Urbain VI. Sans remettre en cause le doute qui habite en eux, il n’est peut-être qu’un paravent d’une véritable révolte intérieure avant d’être collective. Ce sont des cardinaux révoltés qui trompent le « pape » pour préparer leur sédition. Le comportement odieux du pape, ils ne le supportent plus comme ils ne peuvent que craindre la fin de leur place privilégiée.

Puis, après l’échec de la voie de convention entre Benoît XIII et Grégoire XII, des cardinaux de chaque obédience se sont révoltés de nouveau et, contre tous les usages, ils ont convoqué un "concile", celui de Pise, pour rétablir l’unité de l’Église. Dans une lettre qu’ils ont adressée à Grégoire XII, les cardinaux romains justifient leur désobéissance par l’état déplorable dans lequel se trouve l’Église. Ils se présentent en effet « comme des fils désobéissants mais comme les membres d'un corps soucieux du salut de leur tête »[14]. Ils étaient certains qu’ils étaient sur le bon chemin pour le bien de l’Église.





Nous retrouvons ce même acte de désobéissance lors de la soustraction d’obédience du royaume de France à l’égard de Benoît XIII puis dans une « neutralité » étrange. À aucun moment, sa légitimité n’a été récusée. Dans les faits, il s’agit de ne plus obéir à celui qu’il reconnaît pourtant comme le seul pape ! Cette solution a été défendue par un cardinal, Simon de Cramaud, patriarche d’Alexandrie, dans le traité De substractione obediencie écrit en 1396-1397. Il a notamment précisé qu’en favorisant la division de l’Église, les deux « papes » n’étaient pas seulement schismatiques mais aussi hérétiques puisqu’ils s’opposaient à l’unité de l’Église. L’assemblée de Pise et le concile de Constance s’en souviendront. Il a alors réclamé la désobéissance à l’égard d’un pape qui scandalisait notoirement l'Église, même s'il était véritable et légitime. Il a donc appelé les rois à secourir l’Église. Plus tard, dans un discours qu’il a adressé à l’assemblée du clergé, le 30 mai, il a aussi déclaré que le serment prêté par les évêques s’adressait d’abord à Dieu et à l’Église. Il relativisait ainsi leur devoir d’obéissance à l’égard du pape. Un cardinal et bien d’autres n’ont pas ainsi cessé de remettre en question l’autorité pontificale… 

Conclusions

Le Grand Schisme d’Occident est un moment de peine et de scandale, de souffrance aussi. Il manifeste clairement une crise profonde dans l’Église. Ce sont avant tout des hommes qui ont conduit à une division profonde de la Chrétienté, blessant profondément l’Église dont le supplice n’a pas cessé de croître. Qui aurait pu porter sa croix ? Abusant de leurs pouvoirs, mêlant trop leurs intérêts à ceux de l’Église, fermes ou insouciants, ils portent une responsabilité dans ce drame. Aujourd’hui encore, des comportements au plus niveau de l’Église peuvent blesser des âmes et envahir les fidèles de doutes, si propices à la division et aux querelles. Mais n’est-ce qu’une histoire de personnalités ?

Ce drame, d’où vient-il ? Comment s’est-il tant aggravé ? Par des actes de désobéissance au sein même de l’Église. La crainte, les ambitions, la naïveté peuvent expliquer la désobéissance de certains mais justifient-elles l’irresponsabilité, la duplicité, l’arrogance qui s’expriment si puissamment dans cette histoire tragique. Et aujourd’hui, ne voyons-nous pas encore des prêtres qui osent dire que le pape n’est point pape dans un monde qui lutte tant contre l’Église ? Ne voyons pas aussi de hautes autorités religieuses prendre des positions irresponsables ? Quelle aubaine pour ses adversaires !

Il est néanmoins vrai que le porteur de l’autorité pontificale en assume aussi une responsabilité dans ce schisme. Qu’il soit légitime ou non, il a discrédité la fonction qu’il exerce et l’a amoindrie au point de soulever l’indignation et la colère. Une telle perte d’autorité n’est pas sans profit pour d’autres pouvoirs qui veulent s’affirmer au détriment de celle du pape. Car nombreux sont en effet ceux qui veulent en profiter…



Notes et références

[1] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident en quatre tomes, accessible sur Gallica.
[2] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, tome II.
[3] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, tome I, chap. I.
[4] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, tomes IV, chap. V, I.
[5] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, tomes IV, chap. V, I.
[6] Voir Émeraude, par exemple février 2018, article "Wiclef, un précurseur de Luther", mars 2018, articles "Marsile de Padoue : de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel", et "Ockham contre l'autorité du pape".
[7] Armand Jamme, Renverser le pape. Droits, complots et conceptions politiques aux origines du Grand
Schisme d’Occident.,  Coups d’État à la fin du Moyen Âge ? Aux fondements du pouvoir politique en Europe occidentale dans F. Foronda, J.-P. Genet, J. M. Nieto Soria, Casa de Velazquez, hal.archives-ouvertes.fr. La thèse est notamment défendue par les historiens anglais Walter Ullmann et M. Souchon Die Papstwahlen in der Zeit des Grossen Schismas.
[8] Noël Valois (1855-1915), La France et le Grand Schisme d'Occident. Il cherche, non pas à réhabiliter le royaume de France, mais plutôt à réduire sa part de responsabilité dans ce drame et à lui donner des circonstances atténuantes. Nous pouvons aussi rajouter la thèse Édouard PERROY, L’Angleterre et le Grand Schisme d’Occident, Étude sur la politique religieuse de l’Angleterre sous Richard II, Paris, Librairie J. Monnier, 1933.
[9] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, tomes IV, chap. V, I.
[10] Benoît XIII, De novo Subscismate dans La France et le Grand Schisme d'Occident, Noël Valois, tomes IV, chap. II, II.
[11] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, tomes IV, chap. V, I.
[12] Voir Émeraude, juillet 2018, article "L'attentat d'Anagni, un Pape humilié, une Église meurtrie".
[13] Voir Les papes d’Avignon, Jean Favier.
[14] Millet Hélène, La représentativité, source de la légitimité du concile de Pise (1409) dans Théologie et droit dans la science politique de l'État moderne, actes de la table ronde de Rome (12-14 novembre 1987), École Française de Rome, 1991, publications de l'École française de Rome, 147, www.persee.fr.