Une Chrétienté divisée |
De
1378 à 1417, un drame déchire la Chrétienté en Occident : deux puis trois prélats
élus par des cardinaux et couronnés se disent « pape », chacun à sa mort se voyant succéder par un autre,
perpétuant ainsi le schisme. À Rome, Urbain VI[1]
(1378-1389) est le premier sur la liste. À sa mort, succéderont Boniface IX
(1389-1404) puis Innocent VII (1404-1406) et enfin Grégoire XII (1406-1417). Rejetant
l’élection d’Urbain VI, des cardinaux élisent Clément VII (1378-1394), qui
s’installe à Avignon, puis Benoît XIII (1394-1417). Enfin, croyant trouver une
solution, des cardinaux élèvent en 1409 Alexandre V à la dignité épiscopale au
cours du concile de Pise, et, comme les autres, il aura un successeur à sa
mort : Jean XXIII. Le Grand Schisme
d’Occident, tel est le nom qu’on donne à cette division de la Chrétienté,
précèdent une période particulière de la papauté.
Depuis
Clément V et pendant soixante-quinze ans, le pape ne siégeait pas à Rome mais à
Avignon, ville impériale, hors du royaume de France. Ce séjour est sans-doute
un des effets lointains de l’attentat d’Anagni[2]. Le pape
Boniface VIII y a été profondément humilié ; il en est mort. Au cours de
cette période, la papauté s’est
particulièrement affermie dans la Chrétienté. Pour répondre aux besoins de
l’Église sans cesse croissants avec des revenus insuffisants, elle a mis en
place une administration centralisée et a développé de manière considérable sa
fiscalité[3] à
l’image des États modernes. Et lorsque les « papes » se sont doublés, ce gouvernement modernisé s’est aussi
doublé, chacun ayant sa propre obédience, aux limites indécises et changeantes.
Nous pouvons alors comprendre ou du moins saisir toute la gravité de la
situation. L’autorité pontificale en
elle-même perd nécessairement de la crédibilité. Les conséquences de ce
schisme sont désastreuses. La division des Chrétiens au XVIe siècle par la
révolution protestante en est probablement une des causes indirectes.
Comment
en sommes-nous arrivés à ce drame ? À partir de différentes sources[4], nous
allons décrire le récit qui a conduit à une telle catastrophe…
Dans
une Rome fortement tumultueuse
À la
mort de Grégoire XI, le 27 mars 1378, les cardinaux présents à Rome se
réunissent rapidement au Palais de Vatican pour élire un successeur sans
attendre l’arrivée de leurs collègues éloignés de la ville. Le Sacré-Collège
n’est pas en effet complet. Il manque sept cardinaux. Cette hâte est certes contraire
aux règles définies par le concile de Latran III mais demeure conforme à celles
en vigueur depuis que Grégoire XI les a assouplies avant de mourir. Il a aussi
décidé que l’élection sera acquise à la simple majorité des voix. Elle peut se
faire à Rome ou hors de la ville[5]. Ces
modifications s’expliquent par le contexte tumultueux dans lequel se termine le
pontificat. La situation à Rome est en
effet explosive.
Grégoire XI entrant à Rome |
Pourtant,
le 17 janvier 1377, le pape est enfin de
retour à Rome après soixante-huit ans d’absence. À son entrée, les Romains
lui font une ovation et au soir, des millions de cierges illuminent la place
Saint Pierre. Ils ont très mal vécu cette période qu’il considère comme un véritable
exil. Mais l’installation n’est pas sans conditions. Grégoire XI veut notamment
qu’on lui restitue ce qu’il appartenait à la papauté avant son exil, biens et
terres, que des villes ont confisqués. Florence est l’une de ces cités. Elle
est alors particulièrement active pour entraver les projets du pape. Elle
exacerbe les passions et sème le trouble, en particulier à Rome.
Mais
la joie ne dure pas. Le calme n’est que précaire. Un mois après son arrivée,
sous la pression houleuse des Romains, le pape est en effet forcé de quitter
Rome et se réfugie à Anagni. En novembre, appelé par ses mêmes Romains, il est
de retour dans la Ville éternelle mais les factions romaines demeurent encore
en effervescence. Un complot contre lui est même déjoué. Dans un tel contexte, une élection pontificale risque d’être très
difficile et de générer une vacance dommageable pour l’Église. Prudent et
sentant l’orage éclaté, Grégoire XI modifie les règles de l’élection
pontificale tout en exhortant les cardinaux de rester unis et en paix.
Arrivée de Grégoire XII et ses cardinaux à Rome Girolamo di Benvenuto di Giovanni del Guasta (1470-1525) |
À la
mort de Grégoire XI, l’atmosphère reste pesante. Le peuple craint un retour du
pape à Avignon. Il supporterait mal cette trahison. À l’approche de la date du conclave, l’ambiance est difficilement
soutenable. La peur gagne les esprits. Dans la rue ou sur le parvis d’une
église, des cardinaux sont interpellés : « vote un Romain ou un Italien ». Les souhaits se transforment
vite en menaces discrètes mais audibles. Cependant, n’oublions pas que des
cardinaux sont suffisamment puissants pour se protéger. Certains disposent de troupes
aguerries de mercenaires à proximité de Rome. Enfin, les cardinaux peuvent se réfugier
au château de Saint-Angeau que gardent des hommes de confiance. Selon des adversaires
d’Urbain VI, ces propositions ont été rejetées en raison de l’optimisme du
Sacré Collège et de leur confiance en la population romaine. La crainte n’est-elle pas aussi insurmontable
qu’elle semble supposer ? Néanmoins, le château est en état de défense…
« Papa
romano volemo »
Mais
pourquoi une telle effervescence ? Depuis soixante-quinze ans, Rome n’a
plus connu d’élections pontificales. Depuis Avignon, tous les papes élus sont
d’origine française. Certes, ils ne proviennent pas tous du royaume de France. Ils
sont néanmoins souvent proches. Un Gascon ou un Quercynois n’est pas un
Limousin. Les Italiens sont très
minoritaires au Sacré Collège et dans la « curie romaine »[6]. En
1314, le Sacré-Collège compte sept Italiens, dix Gascons et six Français…
Les
Romains craignent alors que les cardinaux désignent un Souverain Pontife favorable
à un retour à Avignon. Pour conjurer cette menace, ils veulent un pape romain ou au pire italien.
Avant l’ouverture du conclave, des représentants de communautés et des
officiers municipaux ont clairement mené des démarches auprès de certains cardinaux
pour demander l’élection d’un pape romain ou italien selon les déclarations de
ces mêmes cardinaux.
Lorsque
les cardinaux entrent en conclave, le mercredi 7 avril, une foule nombreuse couvre
la place Saint-Pierre, le parvis et les degrés de la basilique, cerne le grand
palais du Vatican et réclame, commande à grand cris l’élection d’un pape
romain : « Papa romano
volemo o almanco Italiano »[7]. Le
lendemain, jour de l’élection, les cloches de Saint Pierre sonnent le tocsin. La foule crie encore de plus belle : « Romano lo volemo o almanco Italiano ».
Des
injures et des menaces se mêlent à ces hurlements comme le déclarent les « clémentistes » et des « urbanistes »[26].
Le
Sacré-Collège à la recherche d’un Pape
Revenons
aux cardinaux. Ils sont divisés entre trois partis : les Limousin[8] (sept
membres), les Français (cinq membres[9]) et les
Italiens (quatre membres). Certes le parti italien est encore minoritaire mais
les partis limousin et français ne s’apprécient guère. Au temps de la papauté d’Avignon,
des Limousins ont été élus papes ou ont obtenu d’eux de grandes faveurs et de
belles promotions. Cela a alors suscité de nombreuses jalousies chez les Français
qui préfèreraient alors se lier au parti italien.
Avant
de se réunir en conclave, les cardinaux tentent vraisemblablement de
s’entendre. Il est sûr que des démarches sont entreprises pour nouer des
alliances. Voyant qu’ils ne pouvaient élire un des leurs, des cardinaux du
parti limousin portent leur choix sur un
étranger de Sacré-Collège, Barthélemy Prignano, archevêque de Bari du royaume
de Naples. Ce choix a notamment l’avantage de répondre aux vœux de la foule
romaine. Il a en outre suffisamment officié à la cour pontificale d’Avignon
pour plaire au parti limousin. Il a même été un des hommes les plus importants.
Le clergé napolitain a aussi les faveurs des Français. Enfin, il est
d’excellente réputation. Il dispose ainsi suffisamment
de crédits pour attirer les suffrages des trois partis. Selon l’aveu même
de certains « clémentistes »,
ce choix aurait eu l’approbation d’autres cardinaux. Si les cardinaux ne semblent
pas parvenir à s’entendre selon des chroniqueurs, il semblerait donc qu’une
majorité, voire les deux tiers requis, se montre disposer à l’élire au point
que des bruits et des indiscrétions courent sur son élection.
L’élection
de Barthélemy Prignano
Revenons
au jour de l’ouverture du conclave. Le 7 avril, une foule furieuse parvient à
envahir le rez-de-chaussée du palais du Vatican. Avant que le conclave ne soit
définitivement fermé selon les règles, des officiers municipaux puis des chefs
de quartiers viennent rappeler leurs réclamations auprès des cardinaux : « un pape romain, voire italien ». Le
8 avril, les cardinaux sont enfin enfermés dans la salle. Une foule furieuse
gronde autour du Palais. Avant de procéder au vote, ils suivent une messe mais
leur pensée est certainement ailleurs. Leur trouble est encore plus grand quand
ils entendent sonner le tocsin du Capitole ainsi que les cloches de
Saint-Pierre. Or le tocsin annonce normalement une émeute, une prise d’arme ou
une exécution…
Le
tumulte est grand. Le cardinal Pierre Orsini du parti italien estime qu’il ne
jouit pas de sa pleine indépendance pour choisir un pape. Il s’abstient alors de
voter. Deux ou trois cardinaux émettent aussi des réserves. Mais la grande majorité des cardinaux affirment
leur intention formelle d’élire Prignano. Trois à cinq cardinaux, selon les
déclarations, affirment nettement que leur choix est parfaitement libre. Ainsi,
après avoir étudié et comparé les différentes dépositions, Noël Valois
conclue : « en somme, il
semble bien qu’à peu d’exceptions près, les quinze cardinaux qui ont voté pour
l’archevêque de Bari, quelles que fussent d’ailleurs leurs préférences, ont
entendu faire une élection sérieuse. »[10] Dans
son bref récit, Jean Favier[11] donne
une autre impression. Tout sent la hâte, la précipitation, la peur.
Une
confirmation du choix
Pourtant,
chose curieuse, les cardinaux ajournent
la proclamation des résultats. Les témoignages divergent pour en expliquer
les raisons. Selon les « urbanistes »,
les cardinaux pensent que leur choix sera mal accueilli par les Romains et veulent
alors éviter une émeute puisqu’ils ont plutôt choisi un pape italien contrairement
à leur première volonté. Selon les « clémentistes »,
les cardinaux veulent simplement s’assurer du consentement de l’élu afin de
remplir toutes les formalités requises. Ils veulent aussi certainement soustraire
à un pillage inévitable de leur vaisselle et de leurs ornements comme le veut
la coutume romaine. Certains profiteront en effet du répit pour les cacher.
Les
cris « Romano lo volemo » se
font de plus en plus entendre, étouffant les quelques voix qui réclament encore
un pape italien ! Ils sont étourdissants. Ils perdent patience. Le cardinal Orsini
promet aux Romains qu’un pape italien ou romain sera pape. Ainsi peu à peu, les
cris s’apaisent. Un calme relatif gagne
le palais du Vatican. Les cardinaux en profitent pour dîner…
Après
le repas, profitant du grand calme régnant à présent, les cardinaux réaffirment leur choix. Selon les « urbanistes », ils procèdent
réellement à une nouvelle élection déclarant qu’ils lui donnent librement leurs
voix. Dans leurs témoignages, des « urbanistes »
et des « clémentistes » rapportent
cette nouvelle élection. Selon des chroniqueurs, il ne s’agirait pas d’une
réélection mais de la publication de l’élection, ce qui équivaut à une
réélection puisque la proclamation de l’élection contient en soi un nouvel
assentiment de l’élection. Mais les « urbanistes »
et les « clémentistes » ne
sont pas d’accord sur le nombre de cardinaux présents. Contrairement à leurs
adversaires, les « clémentistes »
précisent que les cardinaux ne sont pas en effet complets. Il en manquerait
trois. Le cardinal Orsini s’obstine dans son abstention. Ainsi au moins treize cardinaux sur seize auraient
choisi Barthélemy Prignano.
Une étrange
supercherie
Au
même moment, la foule semble se réveiller. Les cris reprennent. Elle veut
entrer dans le Palais. D’une fenêtre du conclave, la cardinal Orsini crie à la
foule : « Allez à Saint-Pierre »,
en sous-entendant que là sera proclamé le nom de l’élu. Mais la foule comprend
autrement. Elle pense que le cardinal François Tibaldeschi, archiprêtre de
Saint-Pierre, dit cardinal de Saint-Pierre, est le nouveau pape. Selon d’autres
historiens[12],
cette acclamation se serait produite au cours du vote avant le dîner et
expliquerait ainsi le retour du calme.
Une
partie des Romains court donc à la maison du cardinal Tibaldeschi pour la
piller comme veut l’usage abusif du droit de dépouille. Mais d’autres commencent
à comprendre que le nouveau pape n’est pas Romain. Furieux, ils parviennent à
pénétrer dans le conclave et l’envahissent. Pour détourner leur colère, un
clerc désigne clairement le cardinal Tibaldeschi comme nouveau Souverain
Pontife. Telle est la version de Noël Valois.
À
Saint-Pierre, des cardinaux et des clercs tentent alors d’introniser le cardinal
Tibaldeschi en dépit de sa résistance. Il refuse en effet de se prêter à cette intronisation factice qu’il juge
scandaleuse. Ils lui imposent finalement de force la mitre et la chape pontificale
puis l’assoient sur le trône. Mais le cardinal Tibaldeschi proteste et déclare
à la foule que le véritable pape est Barthélemy Prignano. Profitant de la
stupeur des Romains et du désordre, les cardinaux réussissent à fuir et à se
réfugier dans des châteaux hors de Rome ou dans leur maison.
Urbain
VI enfin intronisé
Le lendemain,
9 avril, des cardinaux s’empressent de revenir au Palais de Vatican. À ceux qui
demeurent encore au Château Saint-Ange, ils envoient une procuration pour
introniser le nouveau pape. Les cardinaux présents demandent à Barthélemy
Prignano de consentir à son élection en précisant qu’elle résulte d’un accord unanime. À la demande de l’heureux élu,
ils confirment la régularité de l’élection. Assuré, il accepte d’être le nouveau pape et prend le nom d’Urbain VI.
Notons que le cardinal Pierre de Luna, futur Benoît XIII, est le premier à lui enlever tout scrupule. Plus tard, pour
justifier son attitude et celle des cardinaux, il évoquera la crainte. Finalement,
après avoir tenu conseil, douze cardinaux procèdent à l’intronisation de
Barthélemy Prignano ...
Ainsi
selon Noël Valois, « on le voit, à
ce moment décisif, pas un mot ne fut prononcé qui pût inspirer à Barthélemy des
doutes sur la réalité de son titre, pas un mot ne pût l’induire à refuser la
tiare, ou simplement à se regarder provisoirement comme non élu. Si les
cardinaux ont regretté que Prignano eût
consenti à une élection vicieuse, ils ne peuvent s’en prendre qu’à
eux-mêmes. »[13]
Le
jour de Pâques 1378, c’est-à-dire le 18 avril, Urbain VI est couronné avec les
cérémonies traditionnelles. Pendant près de trois mois, il reçoit tous les
honneurs accoutumés. Comme le démontre Noël Valois, rien dans l’attitude des cardinaux ou dans leur courrier[14]
ne permet de douter qu’Urbain VI ne soit reconnu par le Sacré Collège comme pape
légitime. « Ce qui me paraît le
plus étrange dans la conduite des cardinaux de Rome, c’est ce silence absolu
qu’ils auraient gardé les uns vis-à-vis des autres sur une question qui devrait
faire l’objet de toutes leurs préoccupations. Ils croient que la chaire de
Saint Pierre est usurpée par un intrus, et ils ne se communiquent pas leurs
inquiétudes au sujet de l’avenir de l’Église ! »[15]
La
rébellion contre le Pape Urbain VI
Qui
est Barthélémy Prignano ? Il est réputé pour son érudition, sa science et
son expérience des affaires. Évêque de Bari depuis quinze ans avant d’être élu
pape, il a aussi exercé les fonctions de
chancelier sous Grégoire XI, une des
fonctions les plus importantes du gouvernement pontifical. Il est aussi connu
pour être irréprochable au niveau moral.
Il porte un cilice, observe scrupuleusement les jeûnes et les pénitences
imposées par l’Église. Mais, il est aussi impérieux
et très volontaire. Or depuis son élection, ces deux traits de caractère
s’affirment de plus en plus. Ils sont en outre gâtés par une maladie d’estomac
qui le rend irritable. Enfin, il n’est
pas cardinal et ne sent donc pas solidaire du Sacré Collège…
Depuis
son élection, Urbain VI se montre raide et peu aimable avec son entourage,
voire vexant. Soucieux de réforme, il
veut l’imposer fermement, en particulier à la Curie romaine et au Sacré
Collège. Il déclare donc la guerre à tous les abus sans ménager les
évêques et surtout les cardinaux. Il s’attaque à la simonie, aux
inconduites, au luxe, à l’absentéisme des évêques, à la vie mondaine et
luxueuse des cardinaux. Mais il manque cruellement de prudence et de modération,
surtout à l’égard des cardinaux. Ses remarques sont virulentes, blessantes, de plus en plus humiliantes. Face aux
résistances, il s’en prend à la prépondérance des cardinaux « français » et lance des menaces…
Parmi
les cardinaux, Noël Valois souligne l’action de Jean de la Grange, « cardinal
d’Amiens » et bénédictin, homme influent du roi de France. Il est son
conseiller et confident intime. Il est même une des personnalités les plus importantes du Sacré Collège. Il
n’apprécie guère l’attitude du pape et ses remontrances. Il est un de ceux qui
contribuent activement à l’opposition des cardinaux. Est-il l’instigateur de la révolte qui s’annonce ?
Selon certains commentateurs, il n’apprécie guère que le pape ne soit pas
français. Il en vient à soulever la question de la légitimité du Pape[16]. Pourtant,
il était absent le jour de son élection. Il était retenu à Sarzana pour
négocier la paix entre le Saint Siège et Florence.
Sous
prétexte des chaleurs de l’été qu’ils jugent nuisible à leur santé, les
cardinaux français et le camerlingue de Rome obtiennent du pape la permission
de quitter Rome. Mais, en fait, ils s’en éloignent pour se retrouver à Anagni. Ils
sont treize. D’abord respectueux à l’égard d’Urbain VI, ils deviennent plus
arrogants surtout lorsqu’ils obtiennent l’appui
du roi de France, Charles V, qui assure leur protection par deux cents
lances gasconnes et navarraises. Ils finissent alors par contester ouvertement la légitimité du pape et parlent de procéder à une nouvelle élection. Leur
argumentation est simple : terrifiés par la foule romaine, les cardinaux
ont agi sous l’empire d’une peur incontrôlée. L’élection est donc sans valeur.
Il est donc nécessaire de la refaire dans des conditions satisfaisantes. Une
encyclique déclare ainsi sans valeur les
prétentions de l’archevêque de Bari et l’anathématise comme intrus.
La
consommation du Schisme
Clément VII et ses cardinaux |
De
manière surprenante, Urbain VI montre une grande modération. Il envoie à Anagni
trois cardinaux italiens pour ramener les Français à la raison, et en cas
d’échec leur proposer soit la réunion d’un concile général, soit l’arbitrage de
six délégués pour faire cesser la division. Mais la mission échoue. Les
cardinaux français rejettent la solution du concile général puisqu’il n’y a pas
de pape pour le convoquer. En outre, dans une lettre outrageante, ils le dénoncent
comme apostat et le somment d’abdiquer. Le 2 août 1378, ils diffusent une Déclaration,
faisant un récit de l’élection. Ils affirment qu’ils n’ont élu Barthélemy
Prignano que sous la pression de l’émeute et par crainte de la mort. Par
conséquent, ils déclarent l’élection
nulle et donc le Saint-Siège vacant.
Se
sentant encore trop proches de Rome, les cardinaux se réfugient à Fondi au
royaume de Naples, dont la reine Jeanne est acquise à leur cause, sans-doute en
raison de l’humeur intraitable d’Urbain VI. Les cardinaux voient alors leur
nombre croître par la venue de trois cardinaux italiens, ceux qui ont été
envoyés par Urbain VI pour mener les négociations. Ils sont donc désormais
seize.
Le roi de France Charles V les encourage dans
la résistance et leur garantit l’appui matériel dont ils ont besoin. Puis,
le 20 septembre, les cardinaux présents à Fondi se réunissent en conclave et
élisent Robert de Genève par douze voix. Les trois cardinaux italiens n’ont pas
participé au vote mais l’approuvent au moins implicitement.
Proclamé
pape le 24 septembre, Robert de Genève
est couronné le 31 octobre sous le nom de Clément VII. De haute lignée et apparenté aux familles princières, notamment du roi
de France, il est surtout connu pour ses talents de grands politiques. On
le cite aussi dans le massacre de Cesène. En tant que légat de Romagne, il a
fait appel à des mercenaires pour mater la révolte de la ville, et déjà connus
pour leur excès, ils ont fait une véritable boucherie. Ses ennemis l’accusent d’en
être responsable…
Le
rôle de Charles V
Charles V |
Sur
le rôle de Charles V dans les
événements, deux conceptions se sont imposées. Pour les uns, notamment les
cardinaux italiens et les Florentins, il est responsable du schisme ou a au
moins fortement influencé les cardinaux rebelles dans leurs décisions. Pour les
autres, en particulier les partisans du roi, il est plutôt décrit comme un roi
désintéressé et soucieux de la vérité en se conformant aux indications des
cardinaux et aux conseils du clergé de son royaume. Ces deux versions sont
reprises par les historiens, la première par Rinaldi, la seconde par Baluze.
Selon
les recherches de Noël Valois[17],
Charles V a reçus des cardinaux qui lui sont proches des messages alarmants,
lui demandant de ne pas ajouter foi au récit officiel de l’élection d’Urbain VI
et d’attendre des informations complémentaires avant de répondre à tout
courrier provenant de l’élu. Finalement, Noël Valois constate que seuls les adversaires d’Urbain VI ont pu
lui donner leur version des faits. « En un mot, il se vit peu à peu amené à résoudre une question dont la
plupart des éléments lui échappaient encore, et, le jour où il se prononça
contre le Pape de Rome, il ne fit guère autre chose que condamner un accusé
sans l’avoir entendu. »[18]
Charles
V finit par recevoir des informations des cardinaux réfugiés à Anagni par
l’intermédiaire de Jean de Guignicourt, ancien confesseur de la reine, vers le
mois d’août. « Confiant dans la
parole des princes de l’Église, qui seuls lui semblaient avoir qualité pour
l’instruire de l’avènement d’un Pape, il ne douta plus de l’intrusion de
l’archevêque de Bari. En même temps, désireux de garantir dans la mesure de ses
forces la sécurité du Sacré Collège, il s’empressa d’envoyer une « gran
finance » aux cardinaux et écrivit aux routers « gascons » ou
« bretons » d’Italie de se porter à leur secours. »[19] Charles
V demande aussi à la reine de Naples de les protéger. Enfin, deux jours avant l’élection de Clément VII,
il assure aux cardinaux son soutien dans la voie dans laquelle ils se sont
engagés.
Vers
la reconnaissance officielle de Clément VII
Clément VII |
Pourtant,
Charles VII ne semble pas encore avoir pris de décision. Le 8 septembre 1379,
il réunit une sorte de concile national, comprenant environ six archevêques,
trente évêques, plusieurs abbés, des docteurs en droit et en théologie, membres
des Universités de Paris, d’Angers et d’Orléans. « Le clergé du royaume jugeait qu’il n’avait pas encore assez de lumières
pour se prononcer en une matière si « haulte, périlleuse et
doubteuse ». Dans le doute, il conseillait au roi de s’abstenir, en
d’autres termes, de ne répondre ni par un acquiescement, ni par un refus, à la
demande du Sacré Collège. »[20] Dans
une lettre adressée aux cardinaux « clémentistes »,
Charles V reprend la réponse du clergé de France.
Puis,
dans une lettre datée du mois d’octobre et adressée au cardinal Robert de
Genève[21], il se
rallie à l’idée d’une nouvelle élection, reconnaissant par-là l’invalidité de
l’élection d’Urbain VI. À partir de ce moment-là, les « clémentistes » ont une confiance absolue dans la protection du roi
de France comme l’indique une bulle de Clément VII. Notons enfin que les
cardinaux d’Avignon voient clairement le roi de France comme l’arbitre de la
Chrétienté et espèrent un retour de la papauté sur les rives du Rhône.
Or
la bulle de Clément VII date du 10 novembre 1378, c’est-à-dire six jours avant
l’adhésion officielle de Charles VII à Clément VII lors de l’assemblée tenue au
Bois-de-Vincennes. C’est en effet au cours de cette assemblée que des
représentants de l’État et du clergé, moins nombreux que le 8 septembre, lui
conseillent de se déclarer pour Clément VII. Nous pouvons donc considérer que Charles
VII a pris sa décision au milieu du mois
d’octobre, c’est-à-dire à une époque où le clergé du royaume s’abstenait encore
de tout jugement. En novembre, est publiée une ordonnance reconnaissant
l’élection de Clément VII comme « pape
et souverain pasteur de l’Église de Dieu. »
Les
responsabilités du roi de France
Finalement,
Noël Valois reproche au roi sa docilité
à l’égard des cardinaux, docilité qu’il juge excessive et qui lui fait
négliger les autres sources d’informations, ainsi que sa hâte. Néanmoins, il
admet qu’il croît « sincèrement agir
au mieux des intérêts de l’Église et de son royaume tout à la fois. »[22] Pourtant,
le clergé lui a demandé de séjourner sa décision. Et lors de la seconde
assemblée du Bois-de-Vincennes, il a plutôt dicté sa décision à une assemblée
plus restreinte du clergé. Il a su enfin réduire les oppositions et fait taire
les débats, notamment à l’Université de Paris. « En somme, si Charles V n’est pas l’auteur du schisme, il est en grande
partie responsable du rôle que la France va jouer dans le conflit. »[23]
Conclusions
Le
Grand Schisme est désormais consommé. Deux hommes se disent papes. L’Empereur,
les rois et les princes choisiront l’un ou l’autre, selon leurs intérêts et
leurs convictions. La Chrétienté sera alors divisée en deux obédiences[24]. Le
même drame touche les diocèses, les ordres, les paroisses, les familles et les
âmes. Pour la première fois dans l’Église, un schisme naît de la rébellion du
Sacré Collège…
« Deux églises de forment au sein de l’Église
romaine. De part et d’autre on se figure possède seul la vérité : on se
menace, on s’excommunie, quand on ne combat pas. La division produit ses effets
ordinaires : les forces de la chrétienté s’énervent ; la discipline
fléchit ; la foi même périclite. Telle est l’épreuve qui attend l’Église,
affaiblie déjà par le schisme des Grecs ; tel est le Grand Schisme
d’Occident. »[25]
Notes et références
[1] Les partisans des
« Papes de Rome » sont appelés urbanistes, ceux des « Papes
d’Avignon », des clémentistes.
[2] Voir Émeraude, juillet 2018, article « L'attentat d'Agnani, un Pape humilié, une Église meurtrie".
[3] Voir Émeraude, août 2018, article CLa révolution religieuse, un problème de taxe, la fiscalité pontificale, une source de bien de mécontentements au XIVe siècle".
[4] Voir Émeraude, août 2018, article "Le Grand-Schisme d'Occident, un événement pour l'Église (1) : Introduction" .
[5] L’élection devait
obligatoirement se faire dans la ville où est mort le pape.
[6] La Curie est en effet
appelée « curie romaine » en dépit de son installation à Avignon.
Furieux, les Romains demandent par ailleurs qu’on l’appelle « curie
d’Avignon ».
[7] « Nous voulons un Pape romain ou tout au moins
un Pape italien. »
[8] Le parti limousin
comprend les Français du Midi.
[9] Le parti français
comprend quatre Français et un Espagnol, Pedro de Luna, le futur Benoît XIII.
[10] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. I, Picard et Fils, 1896-1902. L’édition
est accessible sur gallica.bnf.fr.
[11] Voir Les
Papes d’Avignon, Jean Favier, chap. XIX, Fayard, 2006. Le récit
contredit même les propos de Noël Valois. Le cardinal Orsini aurait voté contre
Prignano.
[12] Abbé Boulanger, Histoire
générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, Volume VI, De
Clément V à la Réforme 1306-1517, Chapitre III, II, n°66, librairie
Emmanuel Vitte, 1936.
[13] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. I
[14] En particulier dans
les lettres privées qu’ils écrivent pour annoncer l’élection et l’intronisation
d’Urbain VI.
[15] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. I.
[16] Selon certaines
déclarations reprises par des historiens, une sérieuse altercation entre Urbain
VI et le cardinal d’Amiens aurait été le fait déclencheur du schisme.
[17] Voir Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. II.
[18] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. II.
[19] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. II selon Les Grandes Chroniques de Baluze.
[20] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. II, IV.
[21] Le roi ignore encore
que Robert de Genève vient d’être élu Pape. Mais comme le remarque Noël Valois,
il est étrange qu’il lui écrive, ne faisant pas partie de ses destinataires
habituels. Le roi a-t-il pressenti son élection ?
[22] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. II, VII.
[23] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, chap. II, VII.
[24] Dans le camp des
« clémentistes » : la
France, l’Écosse, la Castille, l’Aragon. Dans le camp des « urbanistes » :
l’Angleterre, la Flandre, la Hongrie, la Pologne, les royaumes scandinaves.
Certains États changent de camp : le Portugal, le royaume de Naples.
L’Empire germanique se divise entre les deux obédiences. Mais cette répartition
entre obédience ne doit pas faire oublier qu’au sein même des royaumes, la
situation est en moins évidente et plus contrastée comme le montre la thèse de
doctorat d’Annick Brabant, Un pont entre les
obédiences : expériences normandes du Grand Schisme d’Occident (1378-1417), Université de
Montréal, UFR, Université de Caen, septembre 2013.
[25] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tomes I, Préface.
[26] On utilise le terme d'« urbanistes » pour désigner l'obédience d'Urbain VI et des "papes de Rome" et celui de « clémentistes » pour désigner l'obédience de Clément VII et des "papes d'Avignon".
[27] Comme nous l'avons indiqué dans l'article précédent, "Le Grand-Schisme d'Occident, un événement pour l'Église (1) : Introduction", août 2018, on utilise les termes de "pape" (entre parenthèse), "pape de Rome", "pape d'Avignon" pour désigner les papes et antipapes au cours de ce schisme. Nous considérons les "papes de Rome", c'est-à-dire Urbain VI et ses successeurs comme étant les seuls papes légitimes.
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