Il
est difficile de comprendre la situation qui agite l’Église au XVIe siècle sans
connaître la division qu’elle a connue à son sommet pendant trente-neuf ans au
XIVe siècle, de 1378 à 1417. Deux puis trois « papes » se disputent en effet la dignité pontificale. Cette
division porte un nom : le Grand Schisme d’Occident. Un siècle après la
fin de ce drame, Luther affichera ses fameuses thèses et déclenchera sa
révolution. Ce n’est sans-doute pas un hasard. C'est certes une épisode peu glorieuse de
l’histoire de l’Église mais si instructive pour notre temps si troublé. Elle
nous éclaire en effet sur les limites de l’autorité pontificale en cas de
défaillance.
Un
schisme particulier
Ce
n’est pas la première fois qu’un pape se voit concurrencer par un autre.
Généralement, on appelle « antipape »
celui qui se dresse devant le pape légitime et revendique le trône pontifical. Depuis
le début du IIIe siècle jusqu’au XIVe siècle, l’Église en a connu de nombreux. Certains se sont autoproclamés et même sacrés « papes »[1], d'autres ont été suscités par des Empereurs romains ou germaniques[2]. Lors du
conflit entre l’Empire et la Papauté au XIIe siècle, les antipapes ont été particulièrement
nombreux. Mais, le Grand Schisme ne ressemble guère à ces schismes.
Le terme même d' « antipapes » n'est pas souvent employé pour désigner ceux qui finalement ne seront pas reconnus par l'Église. Jean Favier écarte ce mot dans son ouvrage sur les Papes d'Avignon, considérant que cette appellation « implique un jugement qui n'appartient pas à l'histoire et qu'elle est anachronique »[19]. Dans nos articles, nous désignons « ceux qui se disent papes » par le terme de pape mais en usant de guillemets, ou encore par les expressions de « pape d'Avignon », « pape de Rome » ou « pape de Pise » par simple facilité, même si nous reconnaissons les « papes » d'Avignon ou de Pise comme des antipapes, et les « papes de Rome » comme les papes légitimes.
Le
Grand Schisme d’Occident est d’abord le plus long des schismes occidentaux et, contrairement
aux autres schismes, touche toute la Chrétienté. Les schismes précédents sont
généralement de courte durée et limités à Rome, à l’Italie, voire aux terres
impériales. En outre, depuis le Concile de Latran III, en 1179, les élections
pontificales ont été bien définies. Il est donc plus facile de reconnaître la
légitimité d’une élection et donc d’un pape. Ainsi, à partir de ce concile, un
antipape a une existence plutôt brève et de portée limitée.
Or,
au cours du Grand Schisme, la moitié de la Chrétienté est opposée à l’autre. Les
empereurs, les rois, les universités, etc. se rangent sous l’obédience d’un des « papes » autant par intérêt politique que par conviction religieuse. La
division atteint aussi les Ordres religieux, les diocèses, les familles… Nous
pouvons imaginer le désordre que cela génère et les scandales qui en résultent.
Des évêques et des abbés d’obédience différente se disputent un évêché ou une
abbaye. Les saints sont aussi divisés. Saint Catherine de Suède et Sainte
Catherine de Sienne ne reconnaissent pas le même pape que Saint Vincent Ferrier
ou Sainte Colette.
Enfin,
le Grand Schisme n’a pas été suscité par un empereur, un roi ou par un rival en
opposition à un pape déjà élu, comme au XIIe siècle par exemple, mais par les cardinaux
eux-mêmes, c’est-à-dire par les électeurs légitime du pape et en conformité, au
moins en apparence, avec les règles électorales. La question de la légitimité
soulève alors bien des difficultés.
La
véritable question
Au
début du Grand Schisme d’Occident, deux papes s’affrontent : Urbain VI et
Clément VII. C’est pourquoi leurs partisans portent le nom d’« urbanistes » ou de « clémentistes ». À la mort d’Urbain
VI et de Clément VII, des cardinaux élisent leur successeur selon les règles
pontificales, faisant ainsi perdurer le schisme.
Tout
commence par l’élection d’Urbain VI en 1378. Elle se déroule à Rome sous la pression et la menace d’une population romaine en
colère. Les Romains exigent un pape romain, voire italien. Le problème tourne alors
autour d’une question : les cardinaux ont-ils eu la liberté suffisante
pour que l’élection d’Urbain VI soit valide ? Ou dit autrement, l’ont-ils
élu sous la crainte ou par l’effet de la crainte ? L’élection est en fait
un véritable imbroglio où il est bien difficile de juger de la régularité des
élections et donc d’évaluer la légitimité de ceux qui se disent papes.
Les
avis et les témoignages divergent. Les « urbanistes » tentent de démontrer qu’en dépit de la crainte,
certes réelle mais néanmoins toute relative, les règles canoniques ont été
respectées alors que les « clémentistes »
cherchent surtout à souligner le contexte pressant de l’élection et à justifier
le comportement des cardinaux.
Le
document de référence des « urbanistes »
est le Factum, une sorte de mémoire qui relate les faits de son
élection. Il a été écrit par Urbain VI lui-même et adressé aux princes. Leurs
adversaires s’appuient plutôt sur la Déclaration des douze cardinaux électeurs
de Clément VII, publié à Anagni le 2août 1378.
De
nombreuses sources mais à manier avec précaution
Pour
justifier des positions ou mieux éclairer des choix, des enquêtes ont été
menées de 1378 à 1386 à la demande des premiers « papes » du Grand Schisme (Urbain VI, Clément VII) ou à la
demande des rois (Portugal en 1379, Castille en 1381, Aragon en 1386). Elles
aboutissent à des conclusions contradictoires. De ces enquêtes, il nous reste
encore cinq recueils qui contiennent les dépositions des témoins[3]. La
masse des documents encore disponibles est ainsi impressionnante.
Mais
dans ces nombreux recueils, il est bien difficile de discerner le vrai du faux.
Il est encore plus difficile, voire impossible, d’apprécier la sincérité et la
valeur des votes et des témoignages des cardinaux et des hommes qu’ils ont
rendus à Urbain VI non seulement le jour de son élection mais également les
trois mois décisifs qui l’ont suivie. « Les
témoins les mieux instruits étaient aussi les plus suspects ; nul ne
pouvait mieux que les cardinaux renseigner sur leurs propres actes, sur leurs
propres dispositions d’esprit. Mais nul aussi n’avaient plus qu’eux intérêt à
travestir les faits dont pouvait résulter leur propre condamnation. »[4] En
raison de son importance et de ses conséquences, notamment religieuses et
politiques, cet événement ne laisse guère les personnes indifférentes. Dans les
témoignages ou les rapports, il y a sans aucun doute des exagérations, des
réticences, des inexactitudes plus ou moins volontaires ou conscientes. Les questions
d’intérêt se mêlent aussi aux questions de droit et de notoriété. « De saçvoir qui a meilleure raison, il est
trop difficile aux hommes, et Dieu seul le cognoit. »[5]
Les
historiens disposent donc de nombreuses informations, en particulier sur
l’élection d’Urbain VI et des mois qui l’ont suivie. Au temps du schisme, des
chroniqueurs ont relaté la crise dans leurs récits. Au XVIIe siècle, Étienne
Baluze (1360-1718), bibliothécaire de Colbert et important éditeur de sources conciliaires et
auteur de bibliographie des papes d’Avignon, a écrit le premier ouvrage de
référence sur le schisme. Nous pouvons aussi citer une première Histoire
du Grand Schisme d’Occident par le jésuite Louis Maimbourg (1610-1686). Écrits dans
une période où sont difficiles les relations entre Louis XIV et la Papauté, ces
ouvrages tentent de montrer le rôle bénéfique du royaume de France dans cette crise et défendent
les papes installés à Avignon. Ils s'opposent généralement aux propos du cardinal Baronius (1538-1607) et de l'oratorien Odorici Raynaldi (1595-1671) dans les Annales ecclésiastiques.
À
partir de la fin du XIX siècle, le Grand Schisme fait l’objet de nouvelles
publications. L’ouverture des archives vaticanes, l’essor des études historiques
et le contexte politique en France et en Italie expliquent probablement ce
regain d’intérêt. Il donne lieu à un ouvrage de Louis Gayet [6] mais
surtout à un livre de Noël Valois (1855-1915), une véritable somme qui fait encore autorité
de nos jours, La France et le Grand Schisme d'Occident [20].
Composé
de quatre tomes, publié entre 1896 et 1902, l’œuvre de Noël Valois représente
une « entreprise magistrale de
documentation du schisme d’un point de vue français » au point qu’il
« demeure, encore à ce jour, un
ouvrage de référence et une source de renseignements précieuse pour les
historiens du schisme. »[7] L’auteur
confronte les différentes déclarations et souligne en particulier les
témoignages favorables à l’un des « papes »
alors qu’ils sont donnés par ses adversaires. L’intention de Noël Valois est
surtout de relativiser le rôle de la France dans le grand schisme souvent
accusée d’en être un des grands responsables. La principale limite de cet
ouvrage est d’étudier le Grand Schisme dans une perspective française comme
l’indique clairement son titre.
Une thèse d’Édouard Perroy (1901-1975), publiée en 1933,
donne une vue sur l’Angleterre[8] et sur
sa politique pendant le schisme. Nous pouvons aussi citer la synthèse du
chanoine Louis-Joseph Salembier (1849-1913) qui apporte une vue catholique de
ce drame[9]. Elle a connu une grande diffusion. Enfin,
en 1962, le Grand Schisme fait l’objet d’un volume dans la collection Histoire
de l’Église, dirigée par Augustin Fliche et Victor Martin[10]. Il est
considéré par certains comme la synthèse la plus solide[11]. Il se
concentre davantage sur l’impact de l’événement sur la société de ce temps.
Les
Français ne sont pas les seuls à s’intéresser au Grand Schisme. Nous pouvons
citer les anglais Ullman, Smith,
l’allemand Seidlmayer ou encore l’espagnol Suarez Fernandez [12].
À
l’occasion du 600ème anniversaire du déclenchement du schisme, deux
colloques réunissent les spécialistes de la question et aborde les aspects
politiques, sociaux et culturels[13]. Les
ouvrages et les thèses traitent désormais davantage de l’histoire sociale du
schisme, ou s’en restreint à un aspect, par exemple au niveau de la curie
pontificale avignonnaise ou romane, d’un ordre religieux[14], ou
encore d’une région ou des diocèses afin d’en évaluer les impacts.
Des travaux
se poursuivent encore sur l’événement. Hélène Millet, directrice de recherche au CNRS,
est une des spécialistes actuels de l’histoire du Grand Schisme[15].
Enfin,
des ouvrages traitent indirectement du Grand Schisme dans le cadre d’étude sur
la théorie du conciliarisme comme Brian Terney[16].
Une
abondante documentation à étudier prudemment
Pour
bien utiliser l’extraordinaire masse d’archives dans cette affaire si
impénétrable, faut-il encore avoir le sens de la critique. Les premiers
ouvrages tentent d’argumenter en faveur d’un des « papes ». Avocats d’une des
obédiences, certains historiens ont fortement affirmé la légitimité des « papes » d’Avignon ou de Rome[17]. Les
plus insidieux sont ceux qui semblent garder une certaine neutralité tout en
donnant des remarques défavorables à Urbain VI. Ces prises de positions
contradictoires ne font qu’accroître les confusions, les incertitudes et les
discordes, et rendent inextricable ce qui paraît déjà bien difficile. Des
historiens, plus attachés à défendre une certaine conception des pouvoirs,
n’hésitent pas à louer le rôle des rois dans le Grand Schisme au détriment de
la Papauté. Ainsi,
cherchent-ils à montrer indirectement leur autorité dans l’Église, au moins
dans leur royaume, au détriment de celle du pape. Les ouvrages récents ne
prétendent plus justifier la légitimité d’un des « papes » ou une
conception du pouvoir mais d’en décrire tous les aspects…
Les
divergences ne sont pas sans explication. Elles peuvent être la cause
d’utilisation incomplète des sources d’informations, d’absence de critiques
rigoureuses, de manque d’impartialité, surtout quand l’historien se transforme
en juge. En outre, ils sont généralement écrits dans des contextes
particuliers. Le conflit qui oppose les ultramontains et les gallicans du XVIIe
siècle influence les différents ouvrages de l’époque. La passion a souvent
tendance à obscurcir le jugement. Il est clair que l’historien ne peut guère
jouer le rôle de juge ou d’avocat dans cette histoire.
Dans
notre article, nous nous appuyons fortement sur l’ouvrage de Noël Valois [20] sans
oublier les dernières études réalisées. Dans le cadre de notre projet
apologétique, notre but est de nous éclairer principalement sur trois
points : les relations entre les pouvoirs spirituel et temporel, les
doctrines relatives à l’autorité pontificale et les liens avec le
protestantisme. Dans ce passé qui peut nous sembler si lointain, nous pouvons
trouver quelques lueurs, quelques réponses pour notre présent, sans-doute une
meilleure compréhension de la crise dans laquelle se trouve l’Église depuis si
longtemps déjà. Ce n’est pas en effet un hasard si « la réflexion sur le Grand Schisme renaît à la fin des années 1960 et
dans les années 1970, au lendemain du concile Vatican II. »[18]
Notre
prochain article décrira les faits qui ont conduit à la division de la Chrétienté…
Notes et références
[2] L’empereur Constance
a imposé l’arien Felix II comme pape contre le pape Libère, ce qu’a confirmé un
concile régional (Sirmium) en 358. L’Empereur Henri IV a fait élire Guibert de
Parme comme Pape (Clément III) contre Saint Grégoire VII. Au début du XIIe
siècle, trois antipapes ont ainsi été élus (Théodoric, Albert, Sylvestre
IV). Louis VI de Bavière a aussi imposé un Pape Pietro Rainallucci (1328-1330)
sous le nom de Nicolas V contre Jean XXII. On compte environ une trentaine
d’antipapes…
[3] On compte 180
dépositions au total.
[4] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident,
tome I, Chap. I.
[5] Wassebourg, Les
antiquités de la Gaule Belgique, Verdun, 1549 dans La France et le Grand Schisme d'Occident, tome I, chap. I, N. Valois.
[6] Voir Le Grand Schisme
d’Occident d’après les documents contemporains déposés aux archives secrète du
Vatican. Les origines, L. Gayet, 1889. L’ouvrage est à manier avec précaution.
[7] Annick Brabant, Un pont entre les obédiences : expériences normandes du Grand
Schisme d’Occident (1378-1417), thèse de doctorat, Université de Montréal,
UFR, Université de Caen, septembre 2013.
[8] Voir Édouard PERROY, L’Angleterre
et le Grand Schisme d’Occident. Étude sur la politique religieuse de
l’Angleterre sous Richard II, Paris, Librairie J. Monnier, 1933.
[9] Voir Louis-Joseph
Salembier, 1900, Lecoffre, Paris.
[10] L’Église au temps du Grand
Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449), Délaruelle E., Lalande,
E.-R., Ourliac P., Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos temps,
tome XIV, 1962.
[11] L’Histoire
du Christianisme renouvelle l’entreprise de Fliche et Martin. Il inscrit
le Grand Schisme dans une période plus longue, un « temps
d’épreuves » de 1274 à 1449.
[12] Voir par exemple The Origins of the Great Schism. A Study in
Fourteenth Century Ecclesiastical History, Ullman W., Londres, 1948 ; Die
Anfänge des grossen abendländischen Schismas, Seidlmayer M., Münster, 1940 ; Castilla, el Cisma y la
crisis conciliar (1378-1440), Suarez Fernandez L., Madrid, 1940.
[13] Deux colloques :
l’un à Avignon en 1978, l’autre à Barcelon en 1979. Voir notamment les actes de
ce colloque : Genèse et débuts du Grand Schisme d’Occident, Avignon, 25-28
septembre 1978 : Colloque international tenu à Avignon 25-28 septembre 1978,
Paris, CNRS, 1980.
[14] Voir Hélène MILLET, « Les notables ecclésiastiques du diocèse de
Sées à la fin du Grand Schisme d’Occident : quelques aperçus biographiques »,
Bulletin de la Société Historique et archéologique de l’Orne, CXIX, 1-2
mars-juin 2000.
[15] Voir L’Église
du Grand Schisme, Hélène Millet, 1378-1417, Picard, 2009.
[16] Voir Brian Terney, Foudations of conciliar theory. The
Constitution of the Medieval Canonists from Gralian to the Great Schism,
1955, Cambridge University Press.
[17] Par exemple M. l'abbé
Louis Gayet, chapelain de Saint-Louis-des-Français, Le Grand Schisme ďOccident,
diaprés des documents contemporains déposés aux Archives secrètes du Vatican,
Les
Origines. Paris, Welter; Florence,
Loescheret Seeber-, Berlin, Calvary et Cie, 4889. In-8°, tome I.
[18] Brabant, Un pont entre les obédiences : expériences normandes du
Grand Schisme d’Occident (1378-1417).
[19] Jean Favier, Les Papes d'Avignon, Introduction, Fayard, 2006.
[20] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, Alphonse Picard et fils, 1896. Les quatre tomes sont accessible sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/).
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