" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 24 mars 2018

Église et État aux premiers siècles du christianisme sous l'empire romain païen


Les relations entre l’Église et l’État ne peuvent être étudiés sans prendre en compte le contexte dans lequel ils évoluent et se côtoient. Ils se fondent aussi sur des vérités et sur des rapports de force. L’homme est capable de modifier, voire de transformer, le monde afin qu’il corresponde aux grands principes qui doivent le régir et ainsi réaliser les desseins de Dieu. La réalité impose aussi ses lois qu’il faut considérer pour que la pensée ne s‘égare pas dans de futiles et dangereuses illusions. Tout en considérant le monde dans laquelle elle demeure, l’Église a néanmoins édicté des principes sur les liens entre les pouvoirs spirituel et temporel, ou encore sur les relations qu’elle doit établir avec l’État. Depuis sa fondation, elle a énoncé quelques vérités et affirmé des principes dans de nombreux écrits, et en particulier dans le Nouveau Testament, bien avant le IVe siècle. 

Distinction des pouvoirs spirituel et temporel

Revenons au temps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Des Pharisiens veulent Le confondre. Ils veulent le prendre en défaut dans ses paroles et dans son enseignement. Ils envoient quelques-uns de leurs disciples pour lui tendre un piège. Ils ne veulent plus en effet intervenir directement. Leur précédente intervention a été un échec cuisant. Ils envoient donc de jeunes étudiants qui suivent leurs leçons. Comme leurs maîtres, ils répugnent à payer un tribut à des princes étrangers, surtout infidèles. C’est une violation des droits de Dieu, le seul souverain légitime du peuple juif. Ils sont accompagnés, nous dit Saint Matthieu, d’Hérodiens, c’est-à-dire de Juifs dévoués à la famille d’Hérode et favorables à la politique romaine. Ainsi Notre Seigneur Jésus-Christ a devant lui des Juifs aux intérêts opposés. Et ces Juifs veulent qu’Il prenne position sur un point qui intéresse la politique, mêlé à l’honneur de Dieu. Leurs paroles enrobées de flatteries, ils feignent un vif désir de le voir trancher un cas de conscience embarrassant : « Maître, nous savons que vous êtes vrais, et que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans souci de personne ; car vous ne regardez pas à l’apparence de hommes. Dites-nous ce qui vous semble : est-il permis, ou non, de payer le tribut à César ? » (Évangile selon Matthieu, XXII, 16-17)

Est-il bien ou mal, pour un Juif, de payer l’impôt qu'exige l’occupant romain ? Si Notre Seigneur Jésus-Christ refuse le paiement de l'impôt, sa condamnation sera considérée comme un appel à la sédition et à la révolte. Les Hérodiens pourront alors Le dénoncer aux Romains comme un rebelle à leur autorité. S'Il l'approuve, son approbation sera vue comme un reniement de la souveraineté de Dieu sur son peuple et donc Le discréditerait aux yeux des bons Juifs qui voit le Messie comme un libérateur. Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas dupe du piège qui lui est tendu. Il connaît leur malice. Le but de leur question n’est pas de savoir s’il faut payer ou non le tribut à Rome mais de le condamner soit par l’autorité politique, soit par le peuple juif.

« Hypocrites », leur dit-Il. Pourquoi Le tenter ? Notre Seigneur Jésus-Christ sait qu’Il est mis à l’épreuve. Il leur demande alors d’apporter un denier. C’est une pièce de monnaie frappée à l’effigie de César. Ses interlocuteurs acceptent donc la monnaie de l’occupant, qui sert effectivement à payer le tribut. Or, accepter la monnaie d’un souverain revient à reconnaître son autorité selon les Pharisiens eux-mêmes. Sur la pièce est représentée l’effigie de l’empereur. En dépit de cette représentation presqu’idolâtrique, ils n’hésitent pas à s’en servir. « Hypocrite », en effet ! Hypocrite, leur cas de conscience ! Qu’ils rendent la pièce aux Romains puisque ce sont les Romains qui l’ont procurée par l’autorité de César, comme les Juifs bénéficient aussi des biens qu’elle leur procure. « Rendez à César ce qui est à César » (Évangile selon Matthieu, XXII, 22). Mais Notre Seigneur Jésus-Christ leur rappelle ce qu’ils doivent aussi à Dieu. « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu. » Il est donc possible d’obéir à l’autorité occupante tout en demeurant fidèle à Dieu. Il n’y a donc pas d’opposition entre les droits réels du pouvoir politique et les droits divins. Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande de satisfaire aux exigences des uns et des autres. Il nous donne ainsi un principe : rendre à l’autorité politique et à Dieu ce qui leur est dû. Ainsi dépassant la malice de ses interlocuteurs, Notre Seigneur Jésus-Christ pose la distinction entre deux pouvoirs, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ainsi que le principe moral qui règle leurs rapports.

Par cette réponse forte habile, Notre Seigneur Jésus-Christ ne veut point intervenir dans les affaires politiques qui divisent les Juifs et opposent notamment les Pharisiens et les Hérodiens. Il réussit de nouveau à déjouer le piège tendu par ses adversaires. Une réponse si lumineuse et si prudente remplit d’admiration la foule.

Distinction des pouvoirs religieux et temporel

Ainsi dès l’origine du christianisme, reprenant fidèlement la leçon de Notre Seigneur Jésus-Christ, les Chrétiens ont reconnu la distinction entre les pouvoirs spirituel et temporel contrairement aux États païens et aux Juifs.

Effectivement, au temps du paganisme, il n’y a pas de distinction entre ces pouvoirs. Le même personnel assure les affaires de la cité et les relations avec ses dieux protecteurs. L’Empereur réunit en sa personne tous les pouvoirs. Il est aussi bien le maître des destinées politiques de l’Empire et le pontife suprême, chef de la religion romaine. Il finit même par être l’objet d’un véritable culte. Fils d’un être divinisé, il est lui-même candidat à la divinisation, être directement inspiré par les dieux. Tout refus du culte impérial est donc considéré comme une trahison envers Rome. Il y a donc une association forte entre la piété et le loyalisme envers l’autorité politique. L’impiété ou l’athéisme au sens de cette époque équivaut à un crime contre l’Empereur. Ainsi, refusant de participer au culte de l’Empereur, les Chrétiens sont condamnés et accusés d’impiété, d’intolérance et d’athéisme[1]. Ce sont « des ennemis de la société »[2]. En affirmant la distinction des deux pouvoirs, les Chrétiens remettent en cause la religion impériale et les fondements de la civilisation païenne. L’Empereur et l’État perdent leur pouvoir religieux.

Ainsi, dans les premiers siècles, plus ou moins conscient du danger, l’État s’oppose naturellement et violemment à l’Église, la religion étant viscéralement attachée aux fonctions régaliennes.

Loyauté à l’égard de l’autorité temporelle

En dépit des persécutions, les Chrétiens témoignent pourtant une fidélité à l’égard de l’Empereur et des lois de l’Empire au nom de Dieu tant que cette fidélité ne contredit pas à leur foi. Loyaux serviteurs de l’État, ils prient pour lui. Les apologistes insistent sur leur civisme. Ils montrent à leurs persécuteurs que les Chrétiens sont de bons et fidèles sujets. « Vous trouverez en nous les amis et les partisans les plus zélés de la paix »[3]. Craignant Dieu et sachant que rien ne lui est caché, comment peuvent-ils être sources de nuisance, commettre des crimes et ainsi encourir le supplice éternel ? « Nous n’adorons donc que Dieu seul, nous dit Saint Justin à l’Empereur dans son apologie qui lui est adressée, mais pour le reste, nous vous obéissons volontiers, vous reconnaissant pour les maîtres et les chefs des peuples, et nous demandons à Dieu qu’avec la puissance souveraine, on voie en vous la sagesse et la raison. » [4] Même persécutés, les Chrétiens ne remettent pas en cause l’ordre politique ou la légitimité du pouvoir politique.

Obéir à toute autorité car elle vient de Dieu

« Car, nous dit Saint Paul, il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par lui. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront sur eux-mêmes une condamnation. » (Épître aux Romains, XIII, 1-2) Saint Paul nous rappelle la réponse que Notre Seigneur Jésus-Christ a faite à Ponce Pilate quand, surpris de son silence à ses questions, il lui a affirmé qu’il avait le pouvoir de Le sauver. « Ignores-tu que j’ai le pouvoir de te crucifier, et le pouvoir de te délivrer ? » La réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ est nette, précise. « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s‘il ne t’avait donné d’en haut. » (Évangile selon Saint Jean, XIX, 10-11) Ainsi doit-on leur obéir car « le prince est ministre de Dieu » (Épître aux Romains, XIII, 4).

Mais précise-t-il, « les magistrats sont des ministres de Dieu, en s’acquittant exactement de cette fonction » (Épître aux Romains, XIII, 6) Ils sont donc à obéir, à craindre, à honorer dans leurs fonctions. Les autorités temporelles portent l’épée, nous dit encore Saint Paul, « pour tirer vengeance de celui qui fait le mal et le punir. » (Épître aux Romains, XIII, 5) Elles ont donc un pouvoir de justice et de coercition afin de promouvoir le bien et réprimer le mal. « Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement à cause des châtiments, mais aussi à cause de la conscience. » (Épître aux Romains, XIII, 6)

Saint Pierre nous demande aussi de nous soumettre à toute institution humaine « à cause du Seigneur, soit au roi, soit au souverain, soit aux gouverneurs comme envoyés par lui pour faire justice des malfaiteurs et approuver les gens de bien. » (1 ère épître de Saint Pierre, II, 13) Ainsi faut-il craindre Dieu et « honorer le roi. » (1 ère épître de Saint Pierre, II, 17)

Saint Pierre et Saint Paul proclament donc un principe cher à l’Église, à savoir que le Chrétien doit obéir aux justes lois de son pays et dans le respect des autorités civiles. Les Pères de l’Église reprennent dans leurs ouvrages ce principe qui fonde leur soumission à toute autorité politique. Théophile d’Antioche nous rappelle encore que Dieu a confié au prince la charge de gouverner selon la justice[5].

La légitimité de l’État

S’opposant au gnosticisme qui voit dans l’établissement des États l’œuvre des démons, Saint Irénée, évêque de Lyon, reprend l’enseignement des Apôtres. Il nous rappelle aussi que « le Verbe dit par la bouche de Salomon : C’est par moi que les rois règnent et que les puissants gardent la justice ; c’est par moi que les princes sont exaltés et que les chefs régissent la terre. »[6] L’autorité terrestre est nécessaire, rajoute-t-il, afin que « les païens vivent en paix », que « les hommes ne s’entre-dévorent pas », « mais refrènent par l’établissement des lois la grande injustice des païens. » [7] Dieu a donc établi les États afin que « soumis à une autorité humaine et éduqués par les lois, ils parviennent à une certaine justice et usent de modération les uns envers les autres, craignant le glaive placé ostensiblement devant leurs yeux » [8] Ainsi ne peuvent-ils être l’œuvre du diable qui « ne saurait accepter que même les païens vivent en paix » [9].

Selon toujours Saint Irénée, l’État a donc pour fonction l’ordre public, qui est gage de paix. Tant que les magistrats agiront selon la justice et la légalité, tels « des ministres de Dieu », ils n’auront rien à craindre du juste jugement de Dieu. Le pouvoir politique est donc limité et ne peut agir de manière arbitraire. « Les magistrats eux-mêmes, […] ne seront pas interrogés pour ce qu’ils auront fait de juste et de conforme aux lois ; en revanche, pour tout ce qu’ils auront accompli au détriment de la justice, en agissant de façon inique, illégale et tyrannique, ils périront : car le juste jugement de Dieu atteint pareillement tous les hommes et ne connaît nulle défaillance. » [10]

Les Pères de l’Église rappellent dans leurs ouvrages le rôle des autorités politiques. Elles doivent ordonnées aux biens de la Cité, nous dit encore Tertullien qui nomme l’Empereur, « Père de la Patrie ». C’est par leurs décisions que prospère la Cité, déclare Saint Clément d’Alexandrie. Le souverain doit être l’artisan et le défenseur de la paix, de l’ordre et de la justice.

Ainsi les Chrétiens sont-ils des serviteurs loyaux et dévoués. Et comme l’atteste la liturgie, ils prient pour le prince et la chose publique. Ainsi prie le Pape Saint Clément : « Donne-nous la concorde et la paix, à nous et à tous les habitants de la terre, comme tu les as données à nos pères lorsqu’ils invoquaient ton nom dans la foi et la vérité. Et pour cela rends-nous soumis à ton nom tout-puissant et très saint, ainsi qu’à ceux qui nous gouvernent et nous diriger sur la terre. »[11] 

Mais si les charges publiques imposent des obligations incompatibles à la foi, ils ne peuvent les exercer. Cela explique l’éloignement des Chrétiens aux fonctions publiques qui exigeaient l’accomplissement du culte impérial.

Les limites du pouvoir de l’État

C’est pourquoi l’obéissance de Chrétiens à l’égard du pouvoir temporel connaît une limite. S’ils sont en effet bien conscients de l’origine divine de toute autorité, s’efforçant de vivre dans le respect de l’ordre défini par la loi de la Cité, ils refusent les lois qui s’opposent à celles de Dieu. Origène nous explique que le pouvoir politique a été donné pour qu’il en fasse bon usage. Par son origine et son intention, le pouvoir est et demeure bon. Mais il peut aussi être mal exercé pour commettre le mal, notamment persécuter les Chrétiens, plier la foi à ses intérêts et détruire la foi chrétienne. Origène distingue deux types de lois, la loi de la nature dont l’auteur est Dieu et celle écrite par les hommes pour gouverner les sociétés. « Il est juste que, tant que la loi écrite n’est point contraire à la loi de Dieu, elle soit observée par ceux qui composent la société, et qu’ils s’en éloignent pas […] Mais lorsque la loi de la nature, c’est-à-dire la loi de Dieu, ordonne des choses contraires à la loi écrite, voyez si la raison ne veut pas que l’on méprise les lois écrites et leurs auteurs, pour ne reconnaître de législateur que Dieu, et pour vivre conformément à sa volonté »[12]. Ce n’est pas seulement un acte de foi qui exige la désobéissance mais la raison elle-même. Est-il raisonnable en effet de se soumettre aux lois d’un État pour plaire à Dieu et de suivre en même temps des lois iniques qui s’opposent à la loi de Dieu ?

L’État demeure donc légitime tant qu’il répond aux desseins de Dieu. Il n’est pas légitime en lui-même. L’obéissance à l’égard de l’autorité temporelle a donc aussi une limite. « On doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » (Acte des Apôtres, V, 30) Cela revient à rappeler le fondement même de l’obéissance à l’égard des autorités politiques. Les Chrétiens se montrent ainsi intransigeants envers les autorités lorsqu’elles remettent en cause les droits même de Dieu, allant jusqu’au martyr. Les Chrétiens refusent donc l’État qui s’érige en pouvoir absolu et prétendent contraindre et asservir les consciences. Ils rappellent alors leur responsabilité devant le tribunal de Dieu. Le Tout-Puissant saura en effet les châtier.

Ainsi, conformément à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et les Apôtres, les Chrétiens distinguent les pouvoirs spirituel et temporel, chacun dans sa sphère de compétences, mais les exigences dues à Dieu priment sur celles dues à César. Le spirituel l’emporte donc sur le temporel, telle est la conviction profonde de l’Église dès ses premiers pas dans le siècle.

Le Royaume de Dieu

Les Chrétiens n’ont aucune prétention en politique. Contrairement à ce que pensaient certains Juifs, Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu ici-bas pour restaurer un royaume terrestre. Certes, Il est roi mais comme Il le déclare à Ponce Pilate, son royaume n’est pas de ce monde. « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : il est ici, ou il est là ; car le royaume de Dieu est au-dedans de vous. » (Évangile selon Saint Luc, XVII, 20-21)

Le royaume des Chrétiens n’est pas de ce monde, rappelle encore Saint Justin dans sa première apologie. Ne nous trompons pas. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas une réalité. Toute puissance Lui a été donnée sur la terre et au ciel. Il unit en Lui la totalité des pouvoirs. Il est donc véritablement roi comme il le proclame à Ponce Pilate. La royauté de Notre Seigneur Jésus-Christ s’exerce sur le monde et par conséquent sur l’État. Mais son royaume n’est donc pas de ce monde au sens où son origine et sa nature ne relèvent pas du monde. Il ne ressemble pas aux États. Il n’est pas un État. Saint Justin en déduit alors que l’Église n’est pas une rivale de l’État. L’Empereur n’a donc rien à craindre de Notre Seigneur Jésus-Christ tant que les droits de Dieu sont respectés dans son empire. Nous revenons donc à cette primauté du spirituel sur le temporel.

Rapports entre l’Église et l’État

Avant le Ve siècle, les Chrétiens vivent dans un Empire qui les ignore ou les persécute. Ils dénoncent sa violence, sa cruauté, son orgueil. L’Empereur se prend pour un dieu et demande à être adoré, ce qu’ils ne peuvent admettre. Non possumus, répondent les martyrs à leur juge. Pourtant, ils ne se révoltent pas. Ils n’appellent ni à la révolte ni à la lutte armée contre un pouvoir qui les persécute. Ils ne lui opposent qu’un refus ferme, catégorique, laissant à Dieu le châtiment. Ils savent qu’ils seront victorieux dans ce combat en apparence aux forces inégales. En attendant la victoire, ils opposent à l’État un jugement moral. Ils demandent à l’autorité politique de s’exercer avec justice, selon le droit véritable.

Ainsi, les Chrétiens ne s’opposent pas à l’Empire romain mais contestent et résistent à toute forme d’abus liés à l’exercice du pouvoir. Ils lui demandent de leur accorder la liberté de professer leur foi. Leurs demandes sont empreintes d’un certain optimisme, certains diront plutôt d’une grande naïveté. Comment en effet l’État ne pourrait-il pas leur donner satisfaction puisqu’ils sont de loyaux sujets et d’un civisme sans reproche ? N’est-ce pas son rôle d’assurer l’ordre, l’unité et la paix comme le souhaitent ardemment les Chrétiens ? C’est même de leurs intérêts de leur consentir la liberté de pratiquer leur religion. Ils collaboreraient activement avec le pouvoir politique pour le bien commun.

Le christianisme n’est donc pas seulement inoffensif pour l’État et respectueux de l’ordre établi, il peut lui être aussi bénéfique puisque les Chrétiens travaillent pour être des hommes vertueux et donc pour donner les meilleurs sujets. Tel est le discours de Méliton de Sardes. Celui-ci énonce ainsi les principes d’une collaboration active des chrétiens au bénéfice des Empereurs et pour le bien de l’Empire.

L’Empire romain, conditions favorables pour le christianisme

Méliton de Sardes montre en outre que l’Église est née et se répand en un temps favorable, au moment même où cet Empire est né et se développe. « C'est une très grande preuve de son excellence que notre doctrine ait fleurie en même temps que l'heureux commencement de l'empire et que rien de mauvais ne soit arrivé depuis le règne d'Auguste, mais qu'au contraire tout ait été éclatant et glorieux, selon les prières de tous. »[13] La naissance de Notre Seigneur est aussi le point de départ de l’Empire nous dit Saint Hippolyte. Le développement simultané du christianisme et de l’Empire n’est pas un hasard.

L’Empire a donné les conditions pour favoriser la diffusion de l’Évangile. Selon Origène, « Dieu préparait les nations à recevoir son enseignement, en les soumettant toutes au seul empereur de Rome, et en empêchant que l’isolement des nations dû à la pluralité des royautés ne rendît plus difficile aux apôtres l’exécution de l’ordre du Christ »[14]. La paix romaine et l’unité des nations sont en effet, rajoute-il, un facteur important pour la diffusion du christianisme. Il est en effet nettement plus facile d’apporter la bonne parole en temps de paix, avec des infrastructures permettant aux hommes de circuler dans un Empire aussi vaste que celui de Rome. « L’existence de nombreux royaumes eût été un obstacle à la diffusion de l’enseignement de Jésus par toute la terre : non seulement pour la raison déjà dite, mais encore à cause de la contrainte imposée aux hommes de tous les lieux de prendre les armes et de faire la guerre pour défendre leurs patries… Comment donc cet enseignement pacifique, qui ne permet pas de tirer vengeance même des ennemis, eût-il pu triompher, si la situation de la terre, à l’avènement de Jésus, n’eût été partout changée en un état plus paisible ? » L’État permet donc de créer des conditions favorables pour que les hommes gagnent leur salut, œuvrant ainsi pour le développement de l’Église.

Conclusions

Dès ses origines, l’Église a reconnu et affirmé la distinction des pouvoirs spirituel et temporel tout en donnant la primauté au premier en cas de conflit. Les exigences dues à César et à Dieu ne sont donc pas de même niveau. Elles obéissent à une hiérarchisation. Tels sont les principes clairement défendus par l’Église. Ils ne sont pas sans conséquence pour les Chrétiens…

Alors qu’ils sont soumis à la persécution romaine, les Chrétiens défendent leur loyauté à l’égard de l’Empereur, même en temps de persécution, et n’appellent point à la révolte. Ils lui demandent d’appliquer les fins pour lesquelles l’Empire a été institué. Tout pouvoir provient de Dieu afin de répondre à ses desseins. L’État a ainsi pour fin l’ordre public, la justice et la paix. En dehors de sa sphère de compétence, il ne dispose plus de pouvoirs légitimes. Ainsi les Chrétiens dénoncent les abus qu’exerce l’État à leur encontre. Il est pourtant de son intérêt de cesser ces persécutions et de les prendre en considération puisqu’ils œuvrent aussi au bien commun. La collaboration est donc possible entre l’Église et l’État pour le bien de la société et de l’homme selon la volonté même de Dieu. Cela ne va pas à l’encontre de la distinction des pouvoirs. Distinction n’implique pas séparation.

Aucune doctrine sur les rapports entre l’Église et l’État n’a été élaborée de manière cohérente au cours des trois premiers siècles du christianisme. Le temps n’est en effet guère favorable. Tirée de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ, reprise par les Apôtres, elle demeure éparse dans de nombreux écrits des premiers Pères de l’Église. Elle est aussi insistante. Il est vrai que le temps est propice aux questions que soulèvent les rapports que doivent avoir concrètement les Chrétiens avec les autorités civiles. Comment est-il possible d’obéir à un pouvoir qui les ignore ou les fait souffrir pour leur foi tout en obéissant à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ ? Ils éprouvent dans leur chair toute la contradiction que semble contenir ce duo Église-État. La tentation est alors grande de voir dans la notion même de l’État une émanation du diable, idée que l’Église a combattue notamment contre les gnostiques. Mais armés d’espérance, ils sont convaincus de leur victoire. Ils voient même que l’ignorance ou la confrontation violente ne sont pas les seules solutions. La collaboration entre les deux pouvoirs leur apparaît en effet possible…




 
Enfin, les Chrétiens sont-ils conscients de la portée de ces principes et de leur nouveauté dans un Empire où les pouvoirs spirituel et temporel sont réunis dans des mêmes personnes, où les fonctions temporelles sont fortement associées aux fonctions religieuses ? Contre les prétentions de l’Empereur, doté des pouvoirs de plus en plus absolus, y compris de pouvoirs sacrés, ils opposent une autre manière d’exercer l’autorité politique, elle-même relevant de Dieu et par là subordonnés à des exigences spirituels et moraux dont le maître de l’Empire n’est pas maître. Son pouvoir n’est donc pas légitime en lui-même mais selon l’obéissance que lui-même doit à Dieu, c’est-à-dire selon l’exercice de son autorité. Nous comprenons alors le conflit sanglant que mène contre l’Église l’Empire romain païen, un État de plus en plus totalitaire. Il en va de sa survie. Or sans cette voix de l’Église, comment l’État peut-il comprendre qu’il ne peut pas tout faire ? La tentation est forte de se doter de tous les pouvoirs et de vouloir tout régir, comme les consciences. Notre époque montre encore tous les dangers d’un État livré à lui-même…


Notes et références
[1] L’athéisme, dans la langue juridique de Rome, consiste à refuser d’honorer les dieux d’Empire, de participer au culte public.
[2] Renan, Marc-Aurèle dans La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Chap. II, V, Pierre de Labriolle, Cerf, 2005.
[3] Justin, 1ère apologie, XI, rédigée entre 150 et 155, édition bilingue (grec, français), publié par Louis Pautigny, en 1904, www.patristique.org.
[4] Justin, 1ère apologie, XVII.
[5] Voir Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, I, 11.
[6] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24,1, Sagesses chrétiennes, Cerf, 2001.
[7] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[8] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[9] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[10] Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[11] Saint Clément, Épître de Saint Clément de Rome, LX, 4, trad. de sœur Suzanne-Dominique, dans les Écrits des Pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1962.
[12] Origène, Contre Celse, livre V, XXXVII, Migne, Paris, 1843.
[13] Méliton de Sardes, Sur la Pâque, cité par Eusèbe dans Histoire ecclésiastique, livre IV, XXVI, 11.
[14] Origène, Contre Celse, II, 3.

samedi 17 mars 2018

Les rapports entre l'Église et l'État

Depuis que nous étudions le protestantisme, ses origines et ses causes, depuis Ockham jusqu’à Calvin, nous découvrons le rôle essentiel qu’ont tenu l’Empereur et les princes dans une histoire qui aurait dû se réduire à une affaire purement religieuse. Certes, dans la chrétienté médiévale, l’intervention du politique dans les affaires de l’Église ne peut guère surprendre tant le christianisme imprégnait, innervait, vivifiait la société de ce temps. Mais, avant que n’éclate la révolution religieuse de Luther, nous voyons se produire lentement un bouleversement, ou plutôt une véritable rupture, qui, sans-doute, explique en partie cette révolution ou du moins l’a fortement favorisée. Que seraient devenu en effet Luther sans l’intervention des seigneurs allemands ? L’Eglise d’Angleterre, prélude à l’anglicanisme, n’est-elle pas l’œuvre des rois d’Angleterre ? Ainsi, il est temps pour nous de nous attarder davantage sur les relations entre l’Église et l’État.

Les différents rapports entre l'Église et l'État  

Les rapports entre l'Église et l'État ont soulevé et soulève encore de nombreux problèmes. "Il n'en est pas de plus ardu que les Chrétiens aient eu à résoudre et si aucune solution satisfaisante n'a jamais pu lui être trouvée, c'est sans-doute parce qu'il n'en existe point et qu'il est de la condition de l'homme qu'entre le spirituel et le temporel se maintienne une tension."[1] 

Depuis sa fondation, l'Église a connu diverses situations dans ses rapports avec l'État :  
- l'opposition, voire la persécution, pour des raisons religieuses, politiques ou idéologiques ;
- la neutralité ou l'indifférence, l'État ignorant les activités de l'Église ;
- la collaboration entre l'Église et l'État, avec plus ou moins de frictions entre les deux autorités lorsque l'une tente de soumettre l'autre.

Il peut ainsi exister différents types de relations entre l'Église et l'État, entre le Pape et le Prince, entre les pouvoirs spirituels et temporel, entre les prêtres et les seigneurs. Nous pouvons en discerner trois principales :
- l'indépendance ;
- la prééminence ;
- la domination.

L'Église et l'État, indépendants dans leur sphère de compétences ?

Le premier type de relations est l'indépendance : chaque autorité gouverne ce qui relève de sa sphère de compétences. Ainsi, le prince n’intervient que dans les affaires temporelles alors que le prêtre ne s’occupe que du domaine religieux ou surnaturel. Il y a donc indépendance entre l’État et l’Église, chacun restant dans son domaine de responsabilité. Cela implique une distinction nette et même entre les pouvoirs temporel et religieux, allant jusqu'à une séparation.

Mais une telle coexistence n’est guère simple ou plutôt elle implique une certaine conception de l’Église. Elle signifierait en effet que l’Église est seulement spirituelle et que la vie religieuse relève uniquement de la vie privée de l’individu, ce qui est contraire à l'enseignement de l'Église

C'est notamment oublier que l’Église est constituée de biens physiques pour pouvoir mener ses actions. Les bâtiments religieux, les dons des fidèles, les manifestations religieuses tels les pèlerinages sont des exemples qui montrent bien l’ancrage de l’Église dans la société. C’est aussi oublier l’histoire qui montre avec force et clarté les liens existants entre la société et la foi de ses membres. Les accords entre l’Église et les États, appelés concordats, sont une autre preuve encore plus concrète de la nécessité d’une relation entre eux. Elle démontre l’impossibilité pour eux de vivre dans des sphères complètement séparées comme si l’homme n’avait point ni histoire ni passé.

Le domaine de compétence de l’Église ne s’enferme pas non plus entre quatre murs. Elle intervient auprès des fidèles et des communautés, par sa doctrine et sa morale. Elle influence et motive les Chrétiens, leurs relations avec leurs contemporains et leurs actions au sein de la société. Les fidèles n’hésitent pas à manifester lorsque les lois s’opposent à l’enseignement de l’Église. La désobéissance peut être peu bruyante, peu visible, imperceptible à l’égard d’un État quand celui-ci foule aux pieds la morale chrétienne.

Enfin, il ne faut pas oublier que l’Église et l’État agissent sur les mêmes personnes et veulent chacun, au moins en principe, leur bonheur et répondre à leurs besoins. Comme l’État, l’Église a par exemple un devoir d’enseignement. Lorsque leur but diffère, lorsque le bonheur qu’ils proposent sont différents ou antagonistes, peuvent-ils vraiment s’ignorer ?

Finalement, contrairement à certaines pensées réductrices, l’Église ne limite pas son pouvoir et son action à la sphère privée du Chrétien ou aux fidèles eux-mêmes. Elle touche aussi la société, lui propose un modèle, l’assiste dans ses faiblesses, l’éclaire de sa lumière, se lève quand elle s’égare. Les deux pouvoirs, temporels et religieux, ne peuvent donc pas s’ignorer. Il y a bien une interdépendance entre eux. Par conséquent, il est faux de croire à une indépendance entre elles. Parlons plutôt d’une autonomie plus ou moins grande. La difficulté est alors de définir celui qui la garantit et les moyens de l’assurer.

L'Église et l'État, une relation de prééminence ?

L'Église et l'État exercent leur autorité dans leur sphère de compétences, préservant ainsi leur autonomie, mais que se passe-t-il en cas de conflit ou de litige ? Qui entre ces deux autorités exerce l’arbitrage rendu nécessaire ? Et lorsque dans une sphère de compétence, le désordre règne, quand l’une des deux autorités faiblit ou n’assure plus ses fonctions, qui peut intervenir pour la paix et l’ordre de la société ?

"La Papauté", illustration d'un ouvrage du XIIe siècle
Il existe un deuxième type de relations entre l’Église et l’État, qui permet de régler un différend ou d’intervenir en cas de déficience. Cette relation est celle de la prééminence. L’une des autorités est alors considérée comme étant supérieure à l’autre selon le principe de subsidiarité. Il n’y a ni indépendance ou autonomie de chaque autorité ni volonté de domination de l’une à l’égard de l’autre. Selon les pensées de certains précurseurs du protestantisme, comme Wiclef ou Jean Huss, si l’Église ne peut se réformer en un temps où la réforme devient nécessaire, l’État a alors pour mission de mener lui-même cette réforme. De nos jours, en France par exemple, c’est bien l’autorité politique qui détient cette prééminence. Au temps du Moyen-âge, après le XIe siècle, le Souverain Pontife pouvait déposer un prince en cas de faute.

L'Église et l'État, un rapport de domination

Empereur Otton III, enluminure du Xe siècle
Un dernier type de relations serait une domination d’une autorité sur un autre, ou de manière plus radicale de réunir dans les mêmes mains les deux pouvoirs spirituel et temporel. Le césaropapisme est un système qui cherche à exercer son pouvoir sur les affaires religieuses dans une volonté de tout dominer. L’Église n’est finalement qu’un auxiliaire pour le pouvoir politique, qu’un organe de gouvernement. La domination peut être telle qu’il n’hésite pas à légiférer dans le domaine religieux, à intervenir dans la doctrine, la liturgie, l’organisation ecclésiastique, comme dans l’Église d’Angleterre au temps de la reine Elizabeth. Imitant leurs prédécesseurs païens, des Empereurs romains ou germaniques se sont considérés comme de véritables chefs de l’Église, imposant leur volonté dans les querelles théologiques. Certes, profondément chrétiens, ils peuvent vouloir bien agir dans l’intérêt de la foi et du salut des fidèles mais entre leurs mains, se trouvent réunis les pouvoirs religieux et temporel. La théocratie, dans son acception moderne, est le système contraire. L’autorité religieuse soumet l’autorité politique, imposant ses règles dans la vie de l’État. La ville de Genève a connu une telle soumission au temps de Calvin. 

Ainsi, l’une des autorités, religieuse ou politique, se définit comme autorité suprême aussi bien dans les choses temporelles que religieuses, allant jusqu’à confondre ses deux pouvoirs ou reléguant l’autre à une autorité subalterne.

Autonomie, prééminence ou domination, telles sont les trois principaux rapports qui peuvent exister entre l'Église et l'État. Ils sont sources de conflits ou de confrontations ou peuvent être bénéfiques et féconds. Ils dépendent en fait de la séparation plus ou moins grandes des pouvoirs religieux et temporel. Distincts dans le christianisme, ils peuvent être confondus dans les mains d'une autorité religieuse ou politique, ou plus ou moins séparés, ou encore leur rapport hiérarchisé, l'un primant sur l'autre. 

Des doctrines sur les rapports entre l’Église et l’État

Il existe de nombreuses doctrines définissant les liens entre eux. L’augustinisme politique ou le laïcisme en sont des exemples les plus classiques. Marsile de Padoue et Ockham ont aussi élaboré un système donnant à chacun de ces pouvoirs un rôle et des limites dans la société. Le premier penseur tente de démontrer que l’autorité politique est supérieure à l’autorité spirituelle. Le second penseur, moins radical, cherche à cloisonner les autorités dans leur sphère de compétence tout en privilégiant la primauté du politique. Aujourd’hui, les discours politiques sont imprégnés de laïcité, voire de laïcisme. La laïcité professe la neutralité ou l’impartialité dans le domaine religieux alors que le laïcisme, « radicalisation de la laïcité », professe l’exclusion de la religion dans les institutions publiques, voire dans l’espace publique, pour la remplacer par elle-même. Elles défendent fermement la séparation dans l’Etat de la société civile et de la société religieuse. Néanmoins, l’État applique son autorité si l’ordre est menacé dans la société, ce qui revient à affirmer sa primauté sur l’Église.

Urbain II en présence du roi de France Philippe 1er
L’Église a élaboré et suivi aussi des doctrines dans ses rapports avec les autorités politiques. L’augustinisme politique donne à l’Eglise un devoir de surveillance sur l’État puisqu’elle est gardienne de la justice et de la charité, et à l’État le devoir de la protéger et de la défendre. L’Église a aussi le droit de l’appeler à son secours pour l’appuyer et la protéger comme elle affirme aussi le devoir d’obéissance au pouvoir puisqu’il vient de Dieu. Dans sa conception radicale, elle justifie la primauté de l’autorité spirituelle sur l’autorité temporelle, allant jusqu’à confondre les deux pouvoirs. La théorie des deux glaives est plus précise. Selon sa forme définitive, Dieu remet tout pouvoir au Pape, ce dernier étant son vicaire. Le Souverain Pontife exerce directement le pouvoir spirituel et dispose indirectement du pouvoir temporel par l’intermédiaire des princes. Ainsi il existe bien deux glaives distincts, un glaive spirituel et un glaive temporel, symbole de deux autorités. Cela signifie clairement la primauté du Pape sur les princes et seigneurs qu’il investit et peut déposer.

Mais, les doctrines viennent souvent en réaction à un état existant ou pour répondre à un besoin particulier. Marsile de Padoue construit son système en appui auprès de l’empereur Louis de Bavière en lutte contre le Pape afin de remettre en cause la prééminence du Souverain Pontife sur l’Empereur. Dans ses Dictatatus papae, Saint Grégoire VII définit notamment la primauté du Pape sur l’Empereur dans le cadre de la réforme qu’il entreprend pour combattre les abus et scandales qui affligent l’Église. L’abus de pouvoir des seigneurs est en effet une des causes de la décadence qu’elle connaît.

L’importance des circonstances et du contexte


Réconciliation entre le Pape Alexandre III
et l'Empereur Barberousse

Il est parfois difficile, voire impossible, de séparer les deux sphères religieux et temporel. Cela n’est guère possible que dans certains esprits. C’est faire fi de la réalité historique. L’Eglise est née dans une certaine société, à une époque précise, où l’Empereur était chef de la religion. Le contexte peut expliquer les rapports entre l’Église et l’État. Si une même personne endosse les pouvoirs religieux et temporel, il est alors bien difficile de les séparer et de les distinguer. Comment au temps de la féodalité, l’évêque peut-il ne pas s’intéresser aux choses temporelles tant il est inséré au monde temporel par des liens vassaliques ? Comment le roi peut-il ne pas intervenir dans les affaires religieuses, par exemple dans la désignation des évêques, puisque ceux-ci exercent des fonctions de gouvernement ? Dans le Saint Empire germanique, l’autorité de l’Empereur dépend fortement de la fidélité des évêques. Ainsi les rapports entre les autorités religieuses et temporelles ne relèvent pas simplement de questions doctrinales ou politiques, ils peuvent résulter d’une situation pratique ou d’événements.

L’histoire montre aussi que les rapports entre l’Église et l’État ont varié au cours du temps. Des empereurs ou des princes ont voulu contrôler la religion ou l’utiliser comme organe de gouvernement alors que les hommes d’Église ont aussi cherché à les diriger ou les orienter pour ses intérêts ou ceux des fidèles. De telles volontés plus ou moins fortes et affirmées ont conduit naturellement à une grande méfiance, à de l’indifférence, voire à une hostilité, plus ou moins grandes, à une confrontation, plus ou moins violente. L’histoire garde ainsi en mémoire la longue querelle entre les Papes et les Empereurs germaniques, du XI au XIIe siècle, chacun cherchant à préserver leur liberté d’action face à la tendance hégémonique de son adversaire.

Saint Loup, évêque de Troyes, devant Attila en 451
L’histoire nous révèle encore de véritables leçons sur notre sujet. Une autorité religieuse ou politique peut devenir prééminente ou imposer sa volonté sur l’autre par le simple fait de l’impuissance où celle-ci se trouve, voire son absence. Les difficultés de la Papauté lors du siècle obscur ou lors du Grand schisme, et la perte de crédibilité du Pape qu’elles impliquent, peuvent expliquer l’autorité prééminente de l’Empereur. Face aux désordres et à l’anarchie qu’ont provoqué les invasions barbares, les puissances politiques étant défaillantes, les évêques ont dû exercer des fonctions temporelles, conduisant sans aucune volonté de leur part à une confusion de pouvoirs. Au XIIe siècle, la puissance des Papes, servie par une administration compétente, moderne et centralisée, et par des ressources financières considérables, est telle qu’elle impose sa politique aux États. L’absence de l’un entraîne alors la supériorité de l’autre, la politique n’aimant guère le vide…

Mais les relations entre ces deux pouvoirs ne se réduisent pas uniquement à un rapport de force. L’autorité temporelle peut vouloir appliquer ce qu’elle croît, ce qu’enseigne l’Église, mener une politique conforme à la foi et à la morale chrétienne, ce qui implique alors une collaboration entre l’État et l’Église, chacun cherchant néanmoins à sauvegarder leur souveraineté dans leur sphère de compétence. Telle a été la situation dans le royaume de France au temps de Saint Louis. Cela devient plus difficile quand l’État veut mener une politique contre la morale chrétienne, entraînant nécessairement des frictions avec l’Église. La situation peut s’avérer encore plus tendue quand les intérêts de l’État s’opposent à ceux de l’Église. La chrétienté a disparu quand les intérêts particuliers ont dominé sur ceux de la chrétienté…

Enfin, les rapports peuvent s’avérer plus simple quand les membres qui composent l’État sont en très grande majorité des Chrétiens au point que le catholicisme peut être considéré, officiellement ou non, comme la religion d’État. Les autorités religieuses et temporelles peuvent alors mener une politique cohérente dans l’intérêt des fidèles qui sont eux-mêmes les sujets ou les citoyens de l’État. En fait, en considérant la France, jusqu’au XVIIIe siècle au moins, la société civile et la société chrétienne sont confondues. Il est alors difficile de vouloir les distinguer. La laïcité n’a aucun sens dans de telles conditions. Cela est différent quand la société est païenne, les autorités politiques anticléricales ou quand l’État se veut athée ou opposé à la religion chrétienne. Nécessairement, l’Église ne peut espérer une collaboration, encore moins une prééminence. L’indifférence, l’ignorance, voire la persécution, définissent alors les rapports qui les lient.

Ainsi, les rapports qui existent entre l’Église et l’État ne résultent pas nécessairement d’une doctrine. De nombreux facteurs peuvent les expliquer. Le point sans-doute le plus important est d’évaluer la différence qui sépare la société civile de la société chrétienne. Plus elles sont éloignées l’une de l’autre, plus les pouvoirs, spirituels et temporels, tendent à se séparer et à s’ignorer. Néanmoins, cela ne doit pas nous faire négliger l’importance et l’influence des différentes doctrines qui ont aussi guidé les autorités religieuses et politiques.

Conclusion

L’Église ne peut mener ses missions sans qu’elle intervienne dans le monde. Elle n’appartient pas au monde et ne vit pas selon l’esprit du monde. Mais elle demeure dans le monde dans l’intérêt des fidèles et de leur salut. Elle intervient nécessairement dans la société afin d’accomplir la fin que Notre Seigneur Jésus-Christ lui a fixée. L’État a aussi un rôle à jouer dans l’intérêt de ses membres. Ainsi, inévitablement, l’Église et l’État ont des relations entre eux.

Mais l’Église et l’État sont aussi deux autorités qui exercent des pouvoirs de nature différente, spirituel et temporel. L’histoire garde encore en mémoire des rapports conflictuels ou des collaborations fructueuses entre eux. Grande a été la tentation de confondre ses deux pouvoirs et de les réunir dans une seule personne. À de nombreuses reprises, l’une d’entre elles a défendu sa primauté sur l’autre, de manière pragmatique et en développant des doctrines justifiant son attitude. Chacune des autorités a aussi lutté pour préserver sa liberté d’action et combattu tout abus de pouvoir. Les circonstances ont souvent conduit l’Église ou l’État à réagir contre un empiétement de pouvoir. Il est en effet difficilement concevable de voir deux autorités s’exercer sur la société sans que l’une ne cherche à dominer l’autre. Aujourd’hui encore, dans un État laïc, le pouvoir temporel exerce une certaine primauté sur l’Église dans la société, l’enfermant dans une drôle d’existence, la confinant dans la vie privée des individus comme si l’Église se limitait à quatre murs !

Aujourd’hui encore, les relations entre l’Église et l’État demeurent un sujet d’actualité. La laïcisation de la société soulève bien des questions chez les Chrétiens qui constatent ces méfaits sur l’Église elle-même, sur sa lente et indifférente subordination à l’État. Avec la puissante montante de l’Islam en France, certains hommes politiques veulent remettre en cause les rapports entre l’État et toutes formes de religion. Dans le cadre de notre étude sur le protestantisme, nous voyons aussi l’importance de ce sujet. La nature des rapports implique en effet nécessairement une nouvelle forme de société et influence la vie religieuse de ses membres

En plusieurs articles, nous allons désormais approfondir ce sujet complexe...

Notes et référenes
[1] Daniel-Rops, L'Église de la Cathédrale et des Croisades, V, Fayard, 1952.