En
1327, Louis de Bavière se rend à Rome pour se couronner empereur en dépit de
l’opposition du Pape Jean XXII. Le Capitole est prévu être le théâtre où se
jouera la cérémonie du sacre. On placera sur son front le diadème que d’autres
empereurs ont porté avant lui. Il se souviendra peut-être de Charlemagne qui l’a
reçu du Pape Léon III un jour de Noël.
Louis
de Bavière ne se doute pas de son succès. Il sait que la population romaine
l’attend avec enthousiasme. Tout est déjà prêt pour le recevoir. Comme ses
prédécesseurs, il est prêt à manifester son autorité et à la défendre contre
ceux qui voudraient la remettre en cause, y compris le Souverain Pontife. Il ne
considère pas Jean XXII comme un redoutable obstacle. Il s’apprête déjà à user
des mêmes moyens que ceux de ses prédécesseurs. Il le fera juger puis le
déposera et enfin, il élira un autre, plus docile. Est-ce une reprise du
conflit dit du Sacerdoce et de l’Empire qui a opposé au XIIe siècle les
Empereurs et les Papes, chacun cherchant à défendre son autorité ? Tout semble
le faire croire. Mais c’est une autre guerre qui commence, une guerre qui entraînera
la fin de la Chrétienté. Elle conduira à une nouvelle conception de la société
…
Marsile
de Padoue et Jean de Jandun
Sur
le chemin qui le conduit en Italie, Louis de Bavière est accompagné de deux
chanoines, Marsile de Padoue et de Jean de Jandun. Ce sont deux esprits
brillants. Le premier est ancien recteur de l’Université de Paris et le second ancien
maître de théologie. En 1326, ils ont rejoint Louis de Bavière à Nuremberg pour
lui rendre hommage mais aussi pour l’inciter à traduire dans les faits les
théories qu’ils défendent. Avant de les présenter, essayons brièvement de
raconter leur passé…
Né
à Padoue, Marsilius Patavinus, dit Marsile (1275-1342), est le fils d’un
notaire de l’Université de Padoue. Sa famille est d’obédience guelfe. À cette
époque, l’Italie est divisée entre les Guelfes, partisans du Pape, et les Gibelins,
fidèles à l’Empereur. Ces deux partis s’affrontent, parfois violemment, depuis
le conflit qui les a opposés en Italie au XIIe siècle. Pourtant, Marsile
appartient au parti gibelin. Très tôt, il se met au service de l’Empereur. Puis
il se rend à Paris pour étudier le droit et la médecine. En 1313, il devient
recteur de l’Université de Paris. Chanoine de Padoue en 1316, il mène des
activités diplomatiques auprès du futur roi de France Charles pour l’inviter à
diriger la ligue gibeline. Il est donc un adversaire actif du Pape.
Originaire
des Ardennes, Jean de Jandun (v.1280-1328) a rencontré Marsile à Paris avec qui
il se lie d’amitié. En 1310, il devient maître ès arts de l’Université de Paris
puis du collège de Navarre et enseigne jusqu’en 1326. Il est déjà réputé pour
les ouvrages qu’il a publiés. Il commente les œuvres d’Aristote mais il est
surtout reconnu pour être un des plus brillants représentants de l’averroïsme.
Il est le « prince de l’Averroès »[1], dit-on.
Ses commentaires sont essentiellement constitués et étayés des textes
d’Averroès. En 1316, le Pape Jean XXII le nomme chanoine de Senlis. Mais, comme
le fait remarquer Etienne Gilson, « ses
œuvres sont moins intéressantes par le contenu même de son averroïsme que par
la nuance d’incrédulité religieuse qu’il lui donne. »[2]
Défenseur
de l’autorité d’Averroès, Jean de Jandun demande de se soumettre à la raison
tout en maintenant intacts les droits de la foi. Mais lorsque dans ses
démonstrations ou commentaires, il trouve des vérités de raison qui
contredisent celles de la foi, il cesse toute discussion avec une ironie
perceptible. « Je dis que Dieu peut
le faire ; comment je n’en sais rien ; Dieu le sait. » Ainsi,
selon Étienne Gilson, « il est donc
très probable que l’averroïsme de Jean de Jandun est une forme savante de l’incrédulité
religieuse et qu’on peut le considérer comme un ancêtre des libertins » [3].
Le
Defendis Pacis, la subordination du pouvoir sacerdotal au pouvoir temporel dans
la Cité
Revenons
aux idées que Marsile de Padoue et Jean de Jadun enseignent et veulent
appliquer. Elles sont présentées dans un ouvrage qu’ils ont écrit en commun avant
de rejoindre Louis de Bavière. Il est intitulé Defendis Pacis, c’est-à-dire
Défenseur
de la Paix [4].
Publié en 1324, il fait scandale. C’est pourquoi ils ont dû quitter Paris.
À
partir de la distinction classique des deux fins de l’homme, temporelle et
surnaturelle, les auteurs distinguent les deux modes de vie
correspondant : la vie temporelle que les princes règlent selon les
enseignements de la philosophie, et la vie éternelle, à laquelle les prêtres
conduisent l’homme à l’aide de la Révélation. Remarquons la distinction et la
séparation entre les vérités de raison et les vérités de foi. Elle est la
marque de l’averroïsme.
Les
prêtres ont aussi un rôle à jouer dans la Cité, mais la raison ne peut le
justifier. Les croyances sont aussi admises sans démonstration mais elles sont
fort utiles car elles incitent les citoyens à rester tranquilles et à respecter
les règles de la morale privée, au plus grand bénéfice de l’ordre social. Les
auteurs parlent ainsi des religions païennes. Ils ajoutent alors que toutes ces
sectes sont fausses sauf celles des Juifs et des Chrétiens. « Nous avons néanmoins parlé de leurs rites,
pour mieux montrer la différence avec le vrai sacerdoce, qui est celui des
Chrétiens, ainsi que la nécessité de la classe sacerdotale dans les
communautés. »[6]
Les
prêtres sont nécessaires pour enseigner l’Évangile, d’abord en vue du salut
éternel et, accessoirement, pour défendre l’ordre social. Dès que les prêtres
se mêlent du temporel, le sacerdoce ne poursuit plus sa fin propre. La société
est alors en proie au désordre. Le seul juge qui puisse contraindre est Notre
Seigneur Jésus-Christ. L’Église ne dispose d’aucune autorité pour intervenir
dans le temporel. La Cité s’administre elle-même selon l’art de ses artisans et
les conseils des philosophes. Les deux auteurs défendent donc l’indépendance de
chaque pouvoir dans son domaine de responsabilité. Mais existe-t-il une
hiérarchie entre ces deux pouvoirs ?
Or,
selon la doctrine enseignée par l’Église, le pouvoir sacerdotal est plus
noble que le pouvoir temporel. Par conséquent, le premier est nécessairement supérieur au
second selon le principe que celui dont l’action est plus noble ne peut être
soumis à celui dont l’action est moins noble. Mais, souligne le Defendis
Pacis, tout cela relève de la foi et non de la raison. Cette primauté
n’est donc pas démontrée…
Renversant
la doctrine traditionnelle de l’Église, Le Defendis Pacis défend alors l’idée
selon laquelle la paix ne peut être assurée que si le pouvoir spirituel est
subordonné au pouvoir temporel. En clair, dans le temporel, l’Empereur est
supérieur au Pape. Ils démontrent aussi que les prérogatives que ce dernier
défend ne sont que des usurpations.
La
souveraineté dans le peuple
L’autre
idée fondamentale du Defendis Pacis est de faire résider
la souveraineté dans le peuple. C’est lui qui détient tous les pouvoirs, lui
qui les délègue et les retire à son gré. En tant que représentant de son
peuple, l’Empereur a un pouvoir absolu. Ne soyons donc pas dupe. « Tout le système d'idées qui pivote autour de
la théorie du peuple souverain est renforcé et rendu cohérent, mais au profit
d'une souveraineté nationale, soucieuse en premier lieu de s'affranchir de
n'importe quelle ingérence étrangère. »[7]
Selon
toujours Defendis Pacis, l’Église est « l’ensemble des fidèles croyant et invoquant le nom du Christ. »
Ce n’est donc pas une société mais une association. Son autorité réside donc,
en principe, dans l’universalité des fidèles, et, en fait, dans le concile
général dont les membres sont les délégués par les clercs et les laïcs. Dans un
tel système, la hiérarchie ecclésiastique n’est pas d’institution divine.
Toujours
selon le Defendis Pacis, tous les membres du clergé, évêques et prêtres,
sont égaux. La primauté que revendique le Pape lui vient de l’ensemble des
fidèles, par l’intermédiaire du concile général. Lorsque le Pape a couronné
Charlemagne, il ne l’a fait qu’à titre mandataire du peuple. Vu qu’il est le
représentant du peuple, l’Empereur a donc le droit d’instituer le Pape, le
destituer, le corriger. Par conséquent, le Pape ne peut pas exiger de lui un
serment de fidélité ou le déposer, encore moins examiner son élection. Enfin,
tous les biens temporels de l’Église sous soumis à l’Empereur. Il peut en user
comme il l’entend. Finalement « l’Église,
c’est-à-dire tous les fidèles du Christ, doit se soumettre aux princes du
siècle. »
Marsile de Padoue et Jean de Jandun défendent donc :
- l’idée de la souveraineté du peuple;
- la suprématie de l’Empereur ;
- la supériorité du concile général sur le Pape.
La
fin d’une illusion
En
dépit de la hardiesse de leurs idées, les deux penseurs ont toute la confiance
de Louis de Bavière. Ils en sont mêmes ses conseillers. Confiant, l’Empereur se
dirige donc vers Rome pour recevoir des mains du peuple romain le diadème tant
désiré. Arrivé au pied du Capitole, une foule acclame le nouveau roi. Le 17
janvier 1328, deux évêques schismatiques le sacrent dans la basilique
Saint-Pierre, agissant au nom du peuple romain, et lui déposent la couronne sur
la tête.
Plus
tard, toujours conseillés par les deux compères, Louis de Bavière préside une
réunion dans l’atrium de Saint-Pierre, réunissant des clercs et des laïcs. Ces
derniers accusent le Pape d’hérésie et le défèrent à l’Empereur, juge suprême.
Jacques de Cahors, nom de Jean XXII, est déclaré coupable pour avoir nié la
pauvreté du Christ[8]
et avoir attaqué le pouvoir impérial. Il est déposé de sa dignité pontificale.
Le 12 mai, appliquant les idées de ses deux conseillers, Louis de Bavière fait
élire un nouveau Pape sous le nom de Nicolas V.
Jean
XXII n’est pas resté inactif. Il déclare Louis de Bavière « déchu de la couronne et de tous ses fiefs,
en particulier du duché de Bavière » et l’accuse d’hérésie pour le
soutien qu’il apporte aux Spirituels et aux auteurs de Defendis Pacis, qu’il excommunie et
dont les propositions sont censurées. Enfin, il déclare nul son couronnement,
en appelle à une croisade contre lui et demande aux princes allemands de
procéder à une nouvelle élection.
La
situation de Louis de Bavière se dégrade. Après l’avoir acclamé, les Romains se
retournent contre lui. À son tour, l’Empereur apprend à connaître la
versatilité du peuple. À l’appel du Pape, le roi de Naples forme une ligue avec
des villes italiennes et forme une forte armée. Fuyant Rome à coup de pierre,
il arrive à Pise, où, en février 1329, il fait de nouveau condamner le Pape et
fait brûler son effigie. Il quitte la ville et remonte vers le nord de
l’Italie. Mais au cours de sa fuite pitoyable, il constate que nombreuses
villes se sont réconciliées avec le Pape. Louis de Bavière est un peu seul,
avec ses conseillers. Son antipape ne dispose que de dix-huit évêques.
Rentré
à Munich avec ses partisans, il découvre que la plupart des princes est hostile
ou indifférent à l’égard de son Pape. Son influence s’est en fait considérablement
affaiblie en Allemagne. Il finit par chercher à se réconcilier avec le Pape
sous condition qu’il lui reconnaisse ses droits à l’empire. Mais Jean XXII persiste
fermement dans son refus. Le conflit entre l’Empereur et le Pape finit par s’étendre
sur les autres royaumes et par donner lieu à des combinaisons politiques. Cherchant
la réconciliation, surtout après la mort de Jean XXII, Louis de Bavière finit
par désavouer ses deux conseillers …
Defendis
Pacis et Ockham
Louis
de Bavière a ainsi tenté de suivre les idées que défendent Marsile de Padoue et
Jean de Jandun. Ils deviennent ses conseillers et influencent sa politique
jusqu’à ce que leur radicalité cause sa perte. Un autre homme en est aussi séduit. C’est
Guillaume Ockham [10].
Dans
la première partie de ses Dialogus, Guillaume Ockham reprend
fidèlement les idées de Marsile de Padoue sans les condamner. Mais soucieux de
ne pas être suspecté d’hérésie, il finie par les rejeter dans sa troisième
partie, écrite bien plus tard. Ainsi « il
n'en sera que plus libre pour s'approprier ce qu'il considère comme fondé dans
les conclusions de Marsile »[9]. Il
évite ainsi d’être accusé de radicalité comme Marsile de Padoue tout en étant
marqué de ses idées. Cela lui permettra aussi de les répandre de manière
silencieuse et sans en être inquiété. Il sera ainsi beaucoup plus efficace que
Marsile de Padoue…
Conclusion
Le
Defendis
Pacis défend la souveraineté du peuple dans le but de libérer
l’autorité politique du pouvoir pontifical et de l’affranchir de l’intervention
du clergé dans ses affaires. La cité ne doit pas se préoccuper du salut ou de
la fin surnaturelle de l’homme. Ainsi l’autorité politique doit-elle
s’affranchir de ces questions. Le pouvoir spirituelle n’a donc pas de droit sur
le pouvoir temporel. Il est relégué à la sphère uniquement spirituelle,
s’arrêtant au for interne. Il ne peut donc avoir un rôle coercitif dans la
cité. Seul le pouvoir politique peut prétendre à un tel rôle. En outre, l’ouvrage
défend l’idée selon laquelle l’autorité de l’Empereur ne provient que de Dieu
seul. Il n’a donc de compte à rendre qu’à Lui seul.
Que
devient alors le pouvoir de l’Église ? Le Defendis Pacis définit
l’Église comme une institution humaine. Le Pape reçoit son autorité du concile
par délégation des membres de l’Église. Ils en viennent donc à démontrer la
primauté du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel.
Le
Defendis
Pacis est ainsi une profonde remise en cause de l’autorité de l’Église
au profit de celle des princes et plus précisément celle de l’État. Il annonce
les diatribes de Wiclef, puis de Jean Hus et enfin de Luther. Il annonce le
célèbre principe politique : « cujus
regio, cujus religio ». La révolution religieuse que Luther lancera consacrera
définitivement la victoire des autorités politiques sur le Pape et l’Église.
Mais
ce courant n’est pas né de la cour de Munich. Il ne s’enferme pas non plus dans
des hommes soucieux de répondre aux désirs de Louis de Bavière. Il est aussi
présent dans d’autres cours, dans d’autres esprits. Il manifeste l’émergence
des États dits modernes, principaux responsables de la fin de la Chrétienté…
Notes et références
[2] Etienne Gilson, La
philosophie au Moyen-âge, tome 2, 9, V, Du XIIIe siècle à la fin du XIVe
siècle, Payot.
[3] Etienne Gilson, La
philosophie au Moyen-âge, tome 2, 9, V, Du XIIIe siècle à la fin du XIVe
siècle, Payot.
[4] Généralement, on
présente Marsile de Padoue comme étant l’auteur principal de cet ouvrage.
[5] Aristote, Politique,
livre I, 1 dans Defendis Pacis, traduit par Jeannine Quillet, Paris, Vrin,
1968.
[6] Defendis pacis, I, 5,
13 dans La philosophie au Moyen-âge, Etienne Gilson.
[7] De Wulf Maurice, Les théories politiques du moyen âge
dans Revue
néo-scolastique de philosophie. 26ᵉ année, deuxième série, n°3, 1924, www.persee.fr.
[8] Voir Émeraude, févrie 2018, article "Une querelle autour de la pauvreté, lourde de conséquences".
[9] Lagarde Georges, Marsile de Padoue et Guillaume d'Ockham,
dans Revue
des Sciences Religieuses, tome 17, fascicule 2,1937, www.persee.fr.
[10] Voir Émeraude, mars 2018, article "Ockham : contre l'autorité du Pape".
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