Les
relations entre l’Église et l’État ne peuvent être étudiés sans prendre en
compte le contexte dans lequel ils évoluent et se côtoient. Ils se fondent aussi
sur des vérités et sur des rapports de force. L’homme est capable de modifier,
voire de transformer, le monde afin qu’il corresponde aux grands principes qui
doivent le régir et ainsi réaliser les desseins de Dieu. La réalité impose
aussi ses lois qu’il faut considérer pour que la pensée ne s‘égare pas dans de
futiles et dangereuses illusions. Tout en considérant le monde dans laquelle
elle demeure, l’Église a néanmoins édicté des principes sur les liens entre les
pouvoirs spirituel et temporel, ou encore sur les relations qu’elle doit
établir avec l’État. Depuis sa fondation, elle a énoncé quelques vérités et affirmé des principes
dans de nombreux écrits, et en particulier dans le Nouveau Testament, bien
avant le IVe siècle.
Distinction
des pouvoirs spirituel et temporel
Revenons au temps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Des
Pharisiens veulent Le confondre. Ils veulent le
prendre en défaut dans ses paroles et dans son enseignement. Ils envoient quelques-uns
de leurs disciples pour lui tendre un piège. Ils ne veulent plus en effet
intervenir directement. Leur précédente intervention a été un échec cuisant.
Ils envoient donc de jeunes étudiants qui suivent leurs leçons.
Comme leurs maîtres, ils répugnent à payer un tribut à des princes étrangers,
surtout infidèles. C’est une violation des droits de Dieu, le seul souverain
légitime du peuple juif. Ils sont accompagnés, nous dit Saint Matthieu,
d’Hérodiens, c’est-à-dire de Juifs dévoués à la famille d’Hérode et favorables
à la politique romaine. Ainsi Notre Seigneur Jésus-Christ a devant lui des
Juifs aux intérêts opposés. Et ces Juifs veulent qu’Il prenne position sur un
point qui intéresse la politique, mêlé à l’honneur de Dieu. Leurs paroles
enrobées de flatteries, ils feignent un vif désir de le voir trancher un cas de
conscience embarrassant : « Maître,
nous savons que vous êtes vrais, et que vous enseignez la voie de Dieu dans la
vérité, sans souci de personne ; car vous ne regardez pas à l’apparence de
hommes. Dites-nous ce qui vous semble : est-il permis, ou non, de
payer le tribut à César ? » (Évangile selon Matthieu, XXII, 16-17)
Est-il
bien ou mal, pour un Juif, de payer l’impôt qu'exige l’occupant romain ? Si Notre Seigneur Jésus-Christ refuse le paiement de l'impôt, sa condamnation sera considérée comme un appel à la sédition et à la révolte. Les Hérodiens pourront alors Le dénoncer aux Romains comme un rebelle à leur autorité. S'Il l'approuve, son approbation sera vue comme un reniement de la souveraineté de Dieu sur son
peuple et donc Le discréditerait aux yeux des bons Juifs qui voit le Messie
comme un libérateur. Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas dupe du piège qui
lui est tendu. Il connaît leur malice. Le but de leur question n’est pas de
savoir s’il faut payer ou non le tribut à Rome mais de le condamner soit par
l’autorité politique, soit par le peuple juif.
« Hypocrites », leur dit-Il. Pourquoi
Le tenter ? Notre Seigneur Jésus-Christ sait qu’Il est mis à l’épreuve. Il
leur demande alors d’apporter un denier. C’est une pièce de monnaie frappée à
l’effigie de César. Ses interlocuteurs acceptent donc la monnaie de l’occupant,
qui sert effectivement à payer le tribut. Or, accepter la monnaie d’un
souverain revient à reconnaître son autorité selon les Pharisiens eux-mêmes. Sur
la pièce est représentée l’effigie de l’empereur. En dépit de cette
représentation presqu’idolâtrique, ils n’hésitent pas à s’en servir. « Hypocrite », en effet !
Hypocrite, leur cas de conscience ! Qu’ils rendent la pièce aux
Romains puisque ce sont les Romains qui l’ont procurée par l’autorité de César, comme les Juifs bénéficient aussi des biens qu’elle leur procure. « Rendez à César ce qui est à César »
(Évangile selon Matthieu,
XXII, 22). Mais Notre Seigneur Jésus-Christ leur rappelle ce qu’ils doivent
aussi à Dieu. « Rendez à Dieu ce qui
est à Dieu. » Il est donc possible d’obéir à l’autorité occupante tout
en demeurant fidèle à Dieu. Il n’y a donc pas d’opposition entre les droits
réels du pouvoir politique et les droits divins. Notre Seigneur Jésus-Christ nous
demande de satisfaire aux exigences des uns et des autres. Il nous donne ainsi un principe : rendre à l’autorité politique et à Dieu ce qui leur est dû.
Ainsi dépassant la malice de ses interlocuteurs, Notre Seigneur Jésus-Christ
pose la distinction entre deux pouvoirs, le pouvoir temporel et le pouvoir
spirituel ainsi que le principe moral qui règle
leurs rapports.
Par
cette réponse forte habile, Notre Seigneur Jésus-Christ ne veut point
intervenir dans les affaires politiques qui divisent les Juifs et opposent notamment les
Pharisiens et les Hérodiens. Il réussit de nouveau à déjouer le piège
tendu par ses adversaires. Une réponse si lumineuse et si prudente remplit
d’admiration la foule.
Distinction
des pouvoirs religieux et temporel
Ainsi
dès l’origine du christianisme, reprenant fidèlement la leçon de Notre Seigneur
Jésus-Christ, les Chrétiens ont reconnu la distinction entre les pouvoirs
spirituel et temporel contrairement aux États païens et aux Juifs.
Effectivement,
au temps du paganisme, il n’y a pas de distinction entre ces pouvoirs. Le même
personnel assure les affaires de la cité et les relations avec ses dieux
protecteurs. L’Empereur réunit en sa personne tous les pouvoirs. Il est aussi
bien le maître des destinées politiques de l’Empire et le pontife suprême, chef
de la religion romaine. Il finit même par être l’objet d’un véritable culte.
Fils d’un être divinisé, il est lui-même candidat à la divinisation, être
directement inspiré par les dieux. Tout refus du culte impérial est donc
considéré comme une trahison envers Rome. Il y a donc une association forte
entre la piété et le loyalisme envers l’autorité politique. L’impiété ou
l’athéisme au sens de cette époque équivaut à un crime contre l’Empereur. Ainsi,
refusant de participer au culte de l’Empereur, les Chrétiens sont condamnés et
accusés d’impiété, d’intolérance et d’athéisme[1]. Ce sont
« des ennemis de la société »[2]. En
affirmant la distinction des deux pouvoirs, les Chrétiens remettent en cause la
religion impériale et les fondements de la civilisation païenne. L’Empereur et
l’État perdent leur pouvoir religieux.
Ainsi,
dans les premiers siècles, plus ou moins conscient du danger, l’État s’oppose naturellement
et violemment à l’Église, la religion étant viscéralement attachée aux
fonctions régaliennes.
Loyauté
à l’égard de l’autorité temporelle
En
dépit des persécutions, les Chrétiens témoignent pourtant une fidélité à
l’égard de l’Empereur et des lois de l’Empire au nom de Dieu tant que cette
fidélité ne contredit pas à leur foi. Loyaux serviteurs de l’État, ils prient
pour lui. Les apologistes insistent sur leur civisme. Ils montrent à leurs persécuteurs que les
Chrétiens sont de bons et fidèles sujets. « Vous trouverez en nous les amis et les partisans les plus zélés de la
paix »[3].
Craignant Dieu et sachant que rien ne lui est caché, comment peuvent-ils être
sources de nuisance, commettre des crimes et ainsi encourir le supplice
éternel ? « Nous n’adorons donc
que Dieu seul, nous dit Saint Justin à l’Empereur dans son apologie qui lui est
adressée, mais pour le reste, nous vous obéissons volontiers, vous
reconnaissant pour les maîtres et les chefs des peuples, et nous demandons à
Dieu qu’avec la puissance souveraine, on voie en vous la sagesse et la raison. » [4] Même
persécutés, les Chrétiens ne remettent pas en cause l’ordre politique ou la
légitimité du pouvoir politique.
Obéir à toute autorité car
elle vient de Dieu
« Car, nous dit Saint Paul, il n’y a point d’autorité qui ne vienne de
Dieu, et celles qui existent ont été instituées par lui. C’est pourquoi celui
qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui
résistent attireront sur eux-mêmes une condamnation. » (Épître aux Romains,
XIII, 1-2) Saint Paul nous rappelle la réponse que Notre Seigneur Jésus-Christ a
faite à Ponce Pilate quand, surpris de son silence à ses questions, il lui a
affirmé qu’il avait le pouvoir de Le sauver. « Ignores-tu que j’ai le pouvoir de te crucifier, et le pouvoir de te
délivrer ? » La réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ est nette, précise. « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s‘il ne
t’avait donné d’en haut. » (Évangile selon Saint Jean, XIX, 10-11) Ainsi doit-on leur obéir car « le prince est
ministre de Dieu » (Épître aux Romains, XIII, 4).
Mais
précise-t-il, « les magistrats sont
des ministres de Dieu, en s’acquittant exactement de cette fonction »
(Épître aux Romains, XIII, 6) Ils sont donc à obéir, à craindre, à honorer dans leurs fonctions. Les
autorités temporelles portent l’épée, nous dit encore Saint Paul, « pour tirer vengeance de celui qui fait le
mal et le punir. » (Épître aux Romains, XIII, 5) Elles ont donc un
pouvoir de justice et de coercition afin de promouvoir le bien et réprimer le
mal. « Il est donc nécessaire d’être
soumis, non seulement à cause des châtiments, mais aussi à cause de la
conscience. » (Épître aux Romains, XIII, 6)
Saint
Pierre nous demande aussi de nous soumettre à toute institution
humaine « à cause du Seigneur, soit au roi, soit au souverain, soit aux
gouverneurs comme envoyés par lui pour faire justice des malfaiteurs et
approuver les gens de bien. » (1 ère épître de Saint Pierre, II, 13) Ainsi
faut-il craindre Dieu et « honorer
le roi. » (1 ère épître de Saint Pierre, II, 17)
Saint
Pierre et Saint Paul proclament donc un principe cher à l’Église, à savoir que
le Chrétien doit obéir aux justes lois de son pays et dans le respect des
autorités civiles. Les Pères de l’Église reprennent dans leurs ouvrages ce
principe qui fonde leur soumission à toute autorité politique. Théophile
d’Antioche nous rappelle encore que Dieu a confié au prince la charge de
gouverner selon la justice[5].
La
légitimité de l’État
S’opposant
au gnosticisme qui voit dans l’établissement des États l’œuvre des démons,
Saint Irénée, évêque de Lyon, reprend l’enseignement des Apôtres. Il nous
rappelle aussi que « le Verbe dit
par la bouche de Salomon : C’est par moi que les rois règnent et que les
puissants gardent la justice ; c’est par moi que les princes sont exaltés
et que les chefs régissent la terre. »[6]
L’autorité terrestre est nécessaire, rajoute-t-il, afin que « les païens
vivent en paix », que « les
hommes ne s’entre-dévorent pas », « mais refrènent par l’établissement des lois la grande injustice des
païens. » [7]
Dieu a donc établi les États afin que « soumis à une autorité humaine et éduqués par les lois, ils parviennent
à une certaine justice et usent de modération les uns envers les autres,
craignant le glaive placé ostensiblement devant leurs yeux » [8] Ainsi ne
peuvent-ils être l’œuvre du diable qui « ne saurait accepter que même les païens vivent en paix » [9].
Selon
toujours Saint Irénée, l’État a donc pour fonction l’ordre public, qui est gage
de paix. Tant que les magistrats agiront selon la justice et la légalité, tels
« des ministres de Dieu »,
ils n’auront rien à craindre du juste jugement de Dieu. Le pouvoir politique
est donc limité et ne peut agir de manière arbitraire. « Les magistrats eux-mêmes, […] ne seront pas interrogés pour ce qu’ils
auront fait de juste et de conforme aux lois ; en revanche, pour tout ce
qu’ils auront accompli au détriment de la justice, en agissant de façon inique,
illégale et tyrannique, ils périront : car le juste jugement de Dieu
atteint pareillement tous les hommes et ne connaît nulle défaillance. » [10]
Les
Pères de l’Église rappellent dans leurs ouvrages le rôle des autorités
politiques. Elles doivent ordonnées aux biens de la Cité, nous dit encore Tertullien
qui nomme l’Empereur, « Père de la
Patrie ». C’est par leurs décisions que prospère la Cité, déclare
Saint Clément d’Alexandrie. Le souverain doit être l’artisan et le défenseur de
la paix, de l’ordre et de la justice.
Ainsi
les Chrétiens sont-ils des serviteurs loyaux et dévoués. Et comme l’atteste la
liturgie, ils prient pour le prince et la chose publique. Ainsi prie le Pape
Saint Clément : « Donne-nous la
concorde et la paix, à nous et à tous les habitants de la terre, comme tu les
as données à nos pères lorsqu’ils invoquaient ton nom dans la foi et la vérité.
Et pour cela rends-nous soumis à ton nom tout-puissant et très saint, ainsi
qu’à ceux qui nous gouvernent et nous diriger sur la terre. »[11]
Mais si
les charges publiques imposent des obligations incompatibles à la foi, ils ne
peuvent les exercer. Cela explique l’éloignement des Chrétiens aux fonctions
publiques qui exigeaient l’accomplissement du culte impérial.
Les
limites du pouvoir de l’État
C’est
pourquoi l’obéissance de Chrétiens à l’égard du pouvoir temporel connaît une
limite. S’ils sont en effet bien conscients de l’origine divine de toute
autorité, s’efforçant de vivre dans le respect de l’ordre défini par la loi de
la Cité, ils refusent les lois qui s’opposent à celles de Dieu. Origène nous
explique que le pouvoir politique a été donné pour qu’il en fasse bon usage.
Par son origine et son intention, le pouvoir est et demeure bon. Mais il peut
aussi être mal exercé pour commettre le mal, notamment persécuter les
Chrétiens, plier la foi à ses intérêts et détruire la foi chrétienne. Origène
distingue deux types de lois, la loi de la nature dont l’auteur est Dieu et
celle écrite par les hommes pour gouverner les sociétés. « Il est juste que, tant que la loi écrite
n’est point contraire à la loi de Dieu, elle soit observée par ceux qui
composent la société, et qu’ils s’en éloignent pas […] Mais lorsque la loi de la nature,
c’est-à-dire la loi de Dieu, ordonne des choses contraires à la loi écrite,
voyez si la raison ne veut pas que l’on méprise les lois écrites et leurs
auteurs, pour ne reconnaître de législateur que Dieu, et pour vivre
conformément à sa volonté »[12]. Ce
n’est pas seulement un acte de foi qui exige la désobéissance mais la raison
elle-même. Est-il raisonnable en effet de se soumettre aux lois d’un État pour
plaire à Dieu et de suivre en même temps des lois iniques qui s’opposent à la
loi de Dieu ?
L’État
demeure donc légitime tant qu’il répond aux desseins de Dieu. Il n’est pas
légitime en lui-même. L’obéissance à l’égard de l’autorité temporelle a donc aussi une limite. « On doit obéir à Dieu
plutôt qu’aux hommes. » (Acte des Apôtres, V, 30) Cela revient à
rappeler le fondement même de l’obéissance à l’égard des autorités politiques. Les
Chrétiens se montrent ainsi intransigeants envers les autorités lorsqu’elles
remettent en cause les droits même de Dieu, allant jusqu’au martyr. Les
Chrétiens refusent donc l’État qui s’érige en pouvoir absolu et prétendent
contraindre et asservir les consciences. Ils rappellent alors leur
responsabilité devant le tribunal de Dieu. Le Tout-Puissant saura en effet les
châtier.
Ainsi,
conformément à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et les Apôtres,
les Chrétiens distinguent les pouvoirs spirituel et temporel, chacun dans sa
sphère de compétences, mais les exigences dues à Dieu priment sur celles dues à
César. Le spirituel l’emporte donc sur le temporel, telle est la conviction
profonde de l’Église dès ses premiers pas dans le siècle.
Le
Royaume de Dieu
Les
Chrétiens n’ont aucune prétention en politique. Contrairement à ce que
pensaient certains Juifs, Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu ici-bas
pour restaurer un royaume terrestre. Certes, Il est roi mais comme Il le
déclare à Ponce Pilate, son royaume n’est pas de ce monde. « Le royaume de Dieu ne vient
pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : il est ici, ou il
est là ; car le royaume de Dieu est au-dedans de vous. » (Évangile selon Saint Luc,
XVII, 20-21)
Le
royaume des Chrétiens n’est pas de ce monde, rappelle encore Saint Justin dans
sa première apologie. Ne nous trompons pas. Cela ne signifie pas qu’il n’est
pas une réalité. Toute puissance Lui a été donnée sur la terre et au ciel. Il
unit en Lui la totalité des pouvoirs. Il est donc véritablement roi comme il le
proclame à Ponce Pilate. La royauté de Notre Seigneur Jésus-Christ s’exerce sur
le monde et par conséquent sur l’État. Mais son royaume n’est donc pas de ce
monde au sens où son origine et sa nature ne relèvent pas du monde. Il ne ressemble pas aux États. Il n’est pas un État. Saint Justin en déduit alors
que l’Église n’est pas une rivale de l’État. L’Empereur n’a donc rien à craindre
de Notre Seigneur Jésus-Christ tant que les droits de Dieu sont respectés dans
son empire. Nous revenons donc à cette primauté du spirituel sur le temporel.
Rapports
entre l’Église et l’État
Avant
le Ve siècle, les Chrétiens vivent dans un Empire qui les ignore ou les
persécute. Ils dénoncent sa violence, sa cruauté, son orgueil. L’Empereur se
prend pour un dieu et demande à être adoré, ce qu’ils ne peuvent admettre. Non
possumus, répondent les martyrs à leur juge. Pourtant, ils ne se
révoltent pas. Ils n’appellent ni à la révolte ni à la lutte armée contre
un pouvoir qui les persécute. Ils ne lui opposent qu’un refus ferme,
catégorique, laissant à Dieu le châtiment. Ils savent qu’ils seront victorieux
dans ce combat en apparence aux forces inégales. En attendant la victoire, ils
opposent à l’État un jugement moral. Ils demandent à l’autorité politique de
s’exercer avec justice, selon le droit véritable.
Ainsi,
les Chrétiens ne s’opposent pas à l’Empire romain mais contestent et résistent
à toute forme d’abus liés à l’exercice du pouvoir. Ils lui demandent de leur accorder la liberté de professer leur foi. Leurs demandes sont empreintes d’un
certain optimisme, certains diront plutôt d’une grande naïveté. Comment en
effet l’État ne pourrait-il pas leur donner satisfaction puisqu’ils sont de
loyaux sujets et d’un civisme sans reproche ? N’est-ce pas son rôle
d’assurer l’ordre, l’unité et la paix comme le souhaitent ardemment les
Chrétiens ? C’est même de leurs intérêts de leur consentir la liberté de
pratiquer leur religion. Ils collaboreraient activement avec le pouvoir
politique pour le bien commun.
Le
christianisme n’est donc pas seulement inoffensif pour l’État et respectueux de
l’ordre établi, il peut lui être aussi bénéfique puisque les Chrétiens
travaillent pour être des hommes vertueux et donc pour donner les meilleurs
sujets. Tel est le discours de Méliton de Sardes. Celui-ci énonce ainsi les principes d’une collaboration active
des chrétiens au bénéfice des Empereurs et pour le bien de l’Empire.
L’Empire
romain, conditions favorables pour le christianisme
Méliton
de Sardes montre en outre que l’Église est née et se répand en un temps
favorable, au moment même où cet Empire est né et se développe. « C'est une très grande preuve de son
excellence que notre doctrine ait fleurie en même temps que l'heureux
commencement de l'empire et que rien de mauvais ne soit arrivé depuis le règne
d'Auguste, mais qu'au contraire tout ait été éclatant et glorieux, selon les
prières de tous. »[13] La
naissance de Notre Seigneur est aussi le point de départ de l’Empire nous dit
Saint Hippolyte. Le développement simultané du christianisme et de l’Empire
n’est pas un hasard.
L’Empire
a donné les conditions pour favoriser la diffusion de l’Évangile. Selon
Origène, « Dieu préparait les
nations à recevoir son enseignement, en les soumettant toutes au seul empereur
de Rome, et en empêchant que l’isolement des nations dû à la pluralité des
royautés ne rendît plus difficile aux apôtres l’exécution de l’ordre du Christ »[14]. La
paix romaine et l’unité des nations sont en effet, rajoute-il, un facteur
important pour la diffusion du christianisme. Il est en effet nettement plus
facile d’apporter la bonne parole en temps de paix, avec des infrastructures
permettant aux hommes de circuler dans un Empire aussi vaste que celui de Rome.
« L’existence de nombreux royaumes
eût été un obstacle à la diffusion de l’enseignement de Jésus par toute la
terre : non seulement pour la raison déjà dite, mais encore à cause de la
contrainte imposée aux hommes de tous les lieux de prendre les armes et de
faire la guerre pour défendre leurs patries… Comment donc cet enseignement
pacifique, qui ne permet pas de tirer vengeance même des ennemis, eût-il pu
triompher, si la situation de la terre, à l’avènement de Jésus, n’eût été
partout changée en un état plus paisible ? » L’État permet donc
de créer des conditions favorables pour que les hommes gagnent leur salut,
œuvrant ainsi pour le développement de l’Église.
Conclusions
Dès
ses origines, l’Église a reconnu et affirmé la distinction des pouvoirs
spirituel et temporel tout en donnant la primauté au premier en cas de conflit.
Les exigences dues à César et à Dieu ne sont donc pas de même niveau. Elles
obéissent à une hiérarchisation. Tels sont les principes clairement défendus
par l’Église. Ils ne sont pas sans conséquence pour les Chrétiens…
Alors
qu’ils sont soumis à la persécution romaine, les Chrétiens défendent leur
loyauté à l’égard de l’Empereur, même en temps de persécution, et n’appellent
point à la révolte. Ils lui demandent d’appliquer les fins pour lesquelles
l’Empire a été institué. Tout pouvoir provient de Dieu afin de répondre à ses
desseins. L’État a ainsi pour fin l’ordre public, la justice et la paix. En
dehors de sa sphère de compétence, il ne dispose plus de pouvoirs légitimes.
Ainsi les Chrétiens dénoncent les abus qu’exerce l’État à leur encontre. Il est
pourtant de son intérêt de cesser ces persécutions et de les prendre en
considération puisqu’ils œuvrent aussi au bien commun. La collaboration est
donc possible entre l’Église et l’État pour le bien de la société et de l’homme
selon la volonté même de Dieu. Cela ne va pas à l’encontre de la distinction
des pouvoirs. Distinction n’implique pas séparation.
Aucune
doctrine sur les rapports entre l’Église et l’État n’a été élaborée de manière
cohérente au cours des trois premiers siècles du christianisme. Le temps n’est
en effet guère favorable. Tirée de l’enseignement de Notre Seigneur
Jésus-Christ, reprise par les Apôtres, elle demeure éparse dans de nombreux écrits
des premiers Pères de l’Église. Elle est aussi insistante. Il est vrai que le
temps est propice aux questions que soulèvent les rapports que doivent avoir
concrètement les Chrétiens avec les autorités civiles. Comment est-il possible
d’obéir à un pouvoir qui les ignore ou les fait souffrir pour leur
foi tout en obéissant à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ ?
Ils éprouvent dans leur chair toute la contradiction que semble contenir ce duo
Église-État. La tentation est alors grande de voir dans la notion même de
l’État une émanation du diable, idée que l’Église a combattue notamment contre
les gnostiques. Mais armés d’espérance, ils sont convaincus de leur victoire.
Ils voient même que l’ignorance ou la confrontation violente ne sont pas les
seules solutions. La collaboration entre les deux pouvoirs leur apparaît en
effet possible…
Enfin,
les Chrétiens sont-ils conscients de la portée de ces principes et de leur
nouveauté dans un Empire où les pouvoirs spirituel et temporel sont réunis dans
des mêmes personnes, où les fonctions temporelles sont fortement associées aux
fonctions religieuses ? Contre les prétentions de l’Empereur, doté des
pouvoirs de plus en plus absolus, y compris de pouvoirs sacrés, ils opposent
une autre manière d’exercer l’autorité politique, elle-même relevant de Dieu et
par là subordonnés à des exigences spirituels et moraux dont le maître de
l’Empire n’est pas maître. Son pouvoir n’est donc pas légitime en lui-même mais
selon l’obéissance que lui-même doit à Dieu, c’est-à-dire selon l’exercice de
son autorité. Nous comprenons alors le conflit sanglant que mène contre
l’Église l’Empire romain païen, un État de plus en plus totalitaire. Il en va
de sa survie. Or sans cette voix de l’Église, comment l’État peut-il comprendre
qu’il ne peut pas tout faire ? La tentation est forte de se doter de tous
les pouvoirs et de vouloir tout régir, comme les consciences. Notre époque
montre encore tous les dangers d’un État livré à lui-même…
Notes et références
[2]
Renan, Marc-Aurèle dans La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne
du Ier au VIe siècle, Chap. II, V, Pierre de Labriolle, Cerf, 2005.
[3]
Justin, 1ère apologie, XI, rédigée entre 150 et 155, édition
bilingue (grec, français), publié par Louis Pautigny, en 1904, www.patristique.org.
[4]
Justin, 1ère apologie, XVII.
[5] Voir Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, I, 11.
[6]
Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24,1, Sagesses chrétiennes, Cerf, 2001.
[7]
Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[8]
Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[9]
Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[10]
Saint Irénée, Contre les hérésies, V, 24, 2.
[11]
Saint Clément, Épître de Saint Clément de Rome, LX, 4, trad. de sœur
Suzanne-Dominique, dans les Écrits des Pères apostoliques, Les
éditions du Cerf, 1962.
[12]
Origène, Contre Celse, livre V, XXXVII, Migne, Paris, 1843.
[13]
Méliton de Sardes, Sur la Pâque, cité par Eusèbe dans Histoire ecclésiastique,
livre IV, XXVI, 11.
[14]
Origène, Contre Celse, II, 3.
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